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GAZETTE
DES
BEAVX-ARTS
DIX-SEPTIEME ANNEE — DEUXIEME PERIODE
TOME DOUZIÈME
Tir
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SALON DE 1875'
PRÈS ces tableaux, plus importants
lus marquants, il y en a encore un
certain nombre qui rentrent dans ce
qu'on peut appeler les tableaux ou les figures d'étude et de fantaisie.
Le sujet d'Abel n'a pas manqué de peintres cette année. M. Bellan-
ger en a fait une bonne étude d'homme nu courbé à terre. Le tableau de
M. Ulmann est une composition d'après une bien belle légende arabe,
dans laquelle, pour fuir le remords, le meurtrier emporte toujours plus
loin le cadavre de sa victime; mais bientôt, épuisé de fatigue et d'an-
goisse, il tombe, impuissant à éloigner les oiseaux de proie acharnés à
sa poursuite. M. Bonnat avait débuté en 1861 par un remarquable et
curieux tableaux où, s'inspirant des lignes souples et des élégances
ambrées de l'École milanaise, il avait représenté Adam et Eve symé-
triquement debout aux côtés du cadavre de leur enfant. On voit qu'il
n'est pas de sujet, si rebattu qu'il paraisse, qui ne puisse être toujours
repris et renouvelé.
M. Lehoux n'a peut-être pas tenu les promesses de son Saint Laurent
du dernier Salon. C'était un tableau; le Samson n'est qu'une grande
li. Voir Gazelle des Beaux- Arls, 2" période, t. X[, p. 489.
6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
étude. 11 rompt ses liens, dit le livret ; à coup siàr, car il est en train de
jouer au petit palet avec les Philistins, qu'il envoie en l'air aussi facile-
ment que le ferait un géant; c'est un enchevêtrement oîi les jambes
dominent trop, mais dont la peinture et le dessin restent vigoureux.
Le Martyre de saint Sébastien est aussi l'un de ces motifs auxquels
on revient et l'on reviendra toujours, M. de Winter a représenté le saint
tombé à terre avec le bras encore attaché à l'arbre ; la pose du corps, qui
se présente en angle, est d'une étrangeté pleine d'accent, qui apporte
à cette étude quelque chose de nouveau et de bien personnel. M. Thirion
a fait une composition dans laquelle une jeune femme hésite à toucher
aux flèches du saint mort et attaché à une roche; une autre samte femme
agenouillée complète le groupe.
L'antiquité est naturellement le sujet de nombreux tableaux. M. Ma-
zerolle est l'un des rares peintres qui soient restés fidèles à la mytho-
logie, clans les deux grands panneaux décoratifs, tenus dans une gamme
très-claire, qu'il a peints pour le duc d'Aumale et qui représentent, l'un,
Vulcain donnant à Vénus les armes forgées par Énée, l'autre, Minerve et
Neptune se disputant l'honneur de donner un nom à la ville d'Athènes.
Mais l'histoire romaine a plus de partisans. M. Glaize nous montre des
conjurés buvant, pour se lier par un sei'ment terrible, le sang d'un
homme tué par eux; M. Silvestre, une Mort de Sénèque, d'une couleur
et d'une facture vraiment trop brutales; et M. Zier, Julia, la mère d'An-
toine qui, les bras étendus, d'un geste désespéré et superbe, arrête à l'en-
trée d'une porte les meurtriers qui, sur l'ordre du triumvir, venaient
pour tuer son frère. M. Clément et M. Penez sont moins tragiques, l'un
dans un enfant antique dessinant sur un mur la silhouette de son âne,
l'autre dans deux petits gamins grecs s' essayant à tirer des oiseaux à l'arc,
études serrées et délicates.
C'est une figure agréable que la Lesbie de M. James Bertrand. Elle
est debout, immobile et légèrement appuyée sur un mur à fond rougeâtre
relevé de légères arabesques pompéiennes et sur lequel se détache sa lon-
gue tunique blanche, qu'elle laisse traîner sur ses pieds. A côté d'elle, sur
le marbre d'une petite table, ronde portée sur trois minces pieds de bronze
décorés de sphinx assis, est étendu le corps du pauvre petit moineau :
Las, il est mort ; pleurez-le, damoiselles,
Le passereau de la jeune Maupas,
comme a traduit Clément Marot. Catulle n'aurait peut-être pas là le
tableau de son triclinium, mais M. Armand Barthet y aurait eu certaine-
ment celui de sa bibliothèque.
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8 GAZKTTE DES BEAUX-AKÏS.
M. Alma-Tadema, ce Hollandais à demi Anglais, le peintre de la curio-
sité archéologique à outrance et qui par là même est forcé de se renou-
veler incessamment et d'être toujours en quête de motifs et d'accessoires
nouveaux, nous transporte dans l'atelier d'un peintre romain. Cette fois,
comme ce sont des portraits, il y aurait mauvaise grâce à le chicaner
sur le capitonnage de l'étoffe qui recouvre le banc où sont assis ses per-
sonnages, et sur ce que le coussin, où la jeune femme pose ses pieds, est
fait d'un cairé de soie japonaise brodée, qui n'est pas arrivé en Europe
depuis bien longtemps. Un peintre de genre romain, Labeo ou Pyreicus,
s'étonnerait probablement à lire les inscriptions et à voir tant de ta-
bleaux accrochés à la muraille. Mais, comme c'est du moderne arrangé à
l'antique, il n'y a rien à dire, si ce n'est que quelques-uns des person-
nages ont l'air bien peu faits à leurs vêtements d'emprunt. Ils ne les
portent même pas à la façon des acteurs, mais comme des hommes du
monde qui viennent de les mettre pour la première fois et qui savent
qu'ils ne les remettront plus, si bien qu'ils ne paraissent pas habillés,
mais costumés, ce qui n'est pas la même chose. On retrouve, du reste,
dans ce tableau toutes les qualités de facture et de coloris qui font de
M. Alma-Tadema l'un des praticiens les plus habiles de notre temps.
M. Parrot s'est repris au thème éternellement charmant de la Source.
La sienne, qui serait tout à fait couchée si elle ne se dressait un peu sur
son coude, et qui tient une fleur de nénuphar à la main, est une bonne
étude de nu. En la citant, je réparerai l'oubli que j'ai fait d'un portrait
par le même auteur, d'une femme en demi-buste et en robe rose décol-
letée, et dont les cheveux bruns se détachent sur un fond rouge; il y a
là un heureux souvenir de certains portraits de Prudhon.
Nous retrouvons les grâces blondes de M. Chaplin. Roses de mai,
dans laquelle une jeune fille regarde sa poitrine dans un miroir, et la
Lyre brisée, où un petit Amour plane à côté de la pauvre désolée qu'il
consolera bientôt, ont toujours le même clair et léger sourire. Ce ne sont
que lis et que roses, et, malgré la pointe de poudre de riz, il y a là une
fraîcheur et une jeunesse réelles. L'innocence n'y est pas beaucoup plus
naïve que celle des jeunes filles de Greuze; c'est quelque chose d'aussi
fragile que la fleur et la poussière brillante de la robe du papillon,
d'aussi prêt à s'envoler que l'aile curieuse du jeune oiseau au moment
de quitter le nid ; mais il sort de toutes ces blancheurs rosées un charme
et un parfum légers qui ont lenr prix.
Est-il besoin de dire que M. Chaplin a son école et a ses imitateurs,
dont quelques-uns le serrent de bien près? Le plus habile de tous est
M. Besnard, qui expose un gracieux portrait de femme, costumée en
POKTIiAITS COM MANDES,
Tableau de M. Alma-Tadéma (dessin de l'auteur.)
XII — 2" PERIODE.
10 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bergère blanche comme dans une Florianerie contemporaine^ M. Besnard
prouve, du reste, qu'il sait peindre d'une autre façon ; dans le portrait d'un
jeune garçon, assez jeune pour qu'on n'ait pas encore coupé les longues
boucles de ses cheveux blonds, l'étoffe de la chaise, contre laquelle il
est appuyé et qui offre des raies mauves de deux couleurs parce que le
brillant satiné des unes s'alterne avec le velours étouffé des autres, est
d'une justesse et d'une franchise bien remarquables.
Malgré leurs titres, les tableaux dont je vais parler sont en réalité de
véritables portraits, comme quelques-uns, d'ailleurs, de ceux que je
viens de rappeler. La Cortigiana de M. Blanchard, dont le fond pourrait
être moins sombre, a grand air avec sa robe de velours en fourreau au-
quel se joint le damas rouge de ses manches. M. Salles a peint une Bre-
tonne de Plouaret, avec sa robe bi'odéé de ce vert fort et rompu en même
temps qui se retrouve en Orient et dans les loui'ds tabliers carrés des
Romaines. Quant à la Rêverie de M. Gasser, c'est le portrait d'une jeune
femme, plutôt rieuse, en robe blanche étroite du temps du Directoire,
accusé d'ailleurs par le canapé sur lequel elle est assise et les autres
détails de l'ameublement. C'est un costume un peu antérieur qui est le
motif de la grande figure en pied à laquelle M. Goupil a donné le titre
En i795, et qu'il a mise sur un fond sombre et neutre sans aucun détail.
La jupe est noire et le corsage d'un rougeâtre sombre et vineux, comme
aussi l'énorme pouf qui l'accompagne par derrière. Le chapeau à
plumes aurait de la peine à être plus large ; le costume est exact, bien des-
siné, peint certainement d'après nature, mais froid, raide et comme tout
neuf, sans la vie de ce qui est porté. Le masque est tragique, et il ressort
de l'ensemble, au moins pour moi, une impression de tristesse bien peu
compatible avec les extravagances de la mode qui ont accompagné la réac-
tion thermidorienne. Pendant la Terreur même, et je l'ai entendu dire
bien souvent à des contemporains, à ce moment où personne n'était sûr
d'avoir encore, quelques jours après, sa tète sur les épaules, on riait encore
et on s'amusait beaucoup, même dans les prisons. Mais combien plus
après thermidor! comme Béranger l'a dit de la Régence dans sa chanson
de M""" Grégoire : « la France était folle. » Malgré la coupe extravagante
de la robe et l'exubérance du chapeau, rien de moins fou que la Merveil-
leuse de M. Goupil. Il eût été plus juste de se servir de couleurs voyantes,
sans en craindre les batailles, et de donner à la tête plus de gaieté, sans
reculer devant un peu de coquinerie. Les plus honnêtes femmes avaient
les yeux hardis et le propos salé; c'est là le caractère général. M. Goupil
a préféré l'exception, ce qui ne l'empêche pas d'avoir montré beaucoup
de talent dans cette œuvre, dont on se souviendra, et que la gravure
L FLAMEIIO SCÙLP,
M™PASCA,
Gaî;cUe. des Beaux- Arlr.
LE MARCHE D ANVERS.
Dessin de M. Pille d'après son tableau.
12 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
rendra plus vivante et plus réelle, en la restreignant au dessin.
M. Jacquet avait exposé en 1872 une figure d'étude qui avait été
très-remarquée ; c'était une jeune fille portant une épée et vêtue d'une
robe de velours d'un gris doux, dont la couleur était d'une distinction
charmante. Sa toile de cette année dépasse les espérances que la première
faisait concevoir; c'est un morceau de peinture auprès duquel bien peu
d'autres toiles du Salon se pourraient mettre. Son titre de Rêverie n'est
guère justifié. Avec ces yeux profonds et ces cheveux d'un noir de jais,
la femme peut être tendre, passionnée, gaie, triste, violente, jamais
rêveuse; si elle était Génoise ou Bolonaise, ce qu'elle n'est pas, un coup
de couteau lui serait aussi naturel qu'un soufflet; ils seraient aussi vite
partis l'un que l'autre, et sans y penser. Mais il n'importe, et, comme elle
est assez bien peinte pour avoir un nom, je l'appellerais volontiers la
Femme en rouge. Elle est assise dans un fauteuil de tapisserie à dossier
droit et élevé, la tête portée sur un de ses bras, et complètement entou-
rée d'une longue robe fendue par devant, qu'elle serre contre le haut de
sa poitrine. Pas une pointe de soulier, pas un bout de linge au col ni de
vêtement de dessous; le bras est nu dans la manche étroite, si bien qu'elle
semble être nue sous cette robe, qui pourrait aussi bien être celle d'un
Florentin ou d'un Vénitien. Dans sa pose comme dans son geste il semble
que ce soit un modèle qui, à un moment de repos, ait passé cette robe
comme un peignoir pour couvrir son corps et se soit assise dans ce fau-
teuil, en s'y pelotonnant un peu avec un léger sentiment de froid. La
tête plongée dans l'ombre pourrait être moins éclipsée par l'avant-bras
nu qui reçoit le coup de la lumière, mais toute la valeur est dans la robe,
dont le rouge franc chante avec un éclat tranquille, et vibre avec une
égalité et une sûreté singulières. On aimerait à revoir, bien isolée au
centre d'un panneau, cette belle étude qui est un tableau, et je sais quel-
qu'un qui, s'il pouvait emporter ce qui lai plaît le plus au Salon, choi-
sirait sans hésitation le portrait de M"'" Pasca, la Chloé et la Femme en
rouge.
V.
Est-il besoin de dire que les tableaux de genre sont nombreux et
qu'ils se rajîportent à toutes les époques? M. Motte, l'auteur du curieux
Cheval de Troie qu'on n'a pas oublié, nous fait descendre dans les pro-
fondeurs de la caverne de la Pythie; mais ce haut trépied au-dessus des
vapeurs sulfureuses étonne plus qu'il ne plaît. La colonne de bronze,
formée de serpents enlacés, qui s'élève encore sur la place de l'Atméidan,
SALON DE 1875. 13
à Constantinople, paraît bien avoir été la base du trépied de Delphes,
dont les pieds portaient sur les trois têtes des serpents maintenant bri-
sés ; mais on ne songerait pas à ce souvenir archéologique si le tableau
ne tournait au bizarre, ce qu'on recherche trop dans le moment et ce
qu'il serait meilleur d'éviter. M. Gustave Boulanger, un talent bien fm et
bien distingué, est resté fidèle au vrai goût de l'antiquité dans son Gyné-
cée; c'est, dans un petit cadre, une grande composition où de nombreux
groupes de femmes et d'enfants se jouent au milieu d'une riche architec-
ture. La couleur, d'ailleurs claire, est d'une précision un peu sèche, mais
la gravure donnerait toute sa valeur à cette élégante restitution.
L'Hugo Van der Goes, de M. Wauters, 1482, nous fait repasser
dans le camp des coloristes. Le vieux peintre, dont on calme la folie
en lui faisant de la musique, est assis dans une haute chaise; un
religieux le regarde avec intérêt pendant que quatre enfants de chœur et
deux grands garçons, très-bien groupés, chantent un motet en parties. Les
personnages sont simples, naturels, tous bien dans leur rôle, et il faut faire
honneur au Gouvernement belge de s'être assuré cette belle toile, qui
fera bonne figure dans le musée où elle entrera. M. Steinheil le fils a
choisi une scène d'une bien autre tristesse. Des juges impassibles pro-
cèdent, dans une salle sombre, à l'interrogatoire d'un pauvre diable qui
a des pierres suspendues aux pieds et auquel le bourreau fait subir la
question par estrapade. C'est un peu sec, un peu noir, mais très-con-
sciencieux et très-précis. C'est aussi au xvc siècle que se rapporte la
toile où M. Alfred Cluysenaar a groupé les figures des prédécesseurs de
la Réforme et des grands hommes de la Renaissance, et qui est une œuvre
d'une portée vraiment sérieuse. L'exécution est un peu crayeuse et
sommaire, mais ce n'est que l'indication, et pour une partie seulement,
d'une peinture exécutée à fresque dans le grand escalier du palais de
l'Université à Gand. Dans ces conditions doublement réduites , il est
difficile d'avoir une idée complète d'un ensemble qui doit être un travail
aussi considérable que l'Hémicycle de Delaroche ; mais l'ordonnance
paraît heureuse et habilement pondérée , ce qui est la première valeur
de ces compositions, nombreuses en personnages et toujours un peu
factices, où l'on réunit des figures de temps et de pays différents.
Dans le xvn'' siècle, il faut signaler les compositions très-soignées de
M. Giuseppe Castiglione, les Soldats de Cromivell et le châtelain roya-
liste dans le jardin du manoir d'IIaddon-IIall, et la Visite chez l'oncle
cardinal, qui se passe sur la terrasse d'un jardin de Frascati. Quoique
ce ne soit qu'une seule figure, n'oublions pas, de M. Vetter, le Raffiné
en pourpoint et en culotte rouges qui, avant de sortir, essaye la pointe
U GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
d'une épée de la façon indifférente qu'il regarderait si son col ne tourne
pas ou si la plume de son chapeau est à la bonne place. L'eau-forte de
M. Lerat nous dispense de décrire le cabaret où M. Ludovico Marchetti,
le plus jeune et l'un des plus habiles élèves de Fortuny, a mis en scène
des reîtres Après le combat, tant le graveur a bien rendu le martelage
brillant et spii'ituel de la couleur. Mais le tableau le plus important en
ce genre est celui de M. Louis Leloir, la Fête du grand-père ; le vieil-
lard, }\ahïl\ék\a, vieille mode de Sully, embrasse sapetite-fille; les jeunes
femmes sont jolies, les serviteurs amusants. Il y a là plus que de l'exé-
cution; l'esprit n'est pas seulement dans la touche, et le pinceau est au
service d'une composition véritable. Parmi les jeunes peintres, M. Leloir
est l'un de ceux sur lesquels on peut le plus sérieusement compter.
Il y a trop de petits tableaux avec le cost:ime du xviii^ siècle pour
ne faire même que les énumérer. Je citerai seulement le gi'and tableau
où M. Fichel a représenté le Départ du coche dans une cour pleine de
monde, plus arrangé, plus spirituel, mais moins sincère et moins natu-
rel que l'arrivée de la diligence de Louis Boilly; celui où M. Adanapeint
un dernier jour de vente au bas de la rampe en fer forgé de l'escalier
d'un grand hôtel; et surtout la Première fable, de M. Attiho Simonetti,.
peinture très-claire et un peu papillotante, comme, au reste, toute la suite
romaine et espagnole de Fortuny. Le père et la mère sont habillés comme
à la fin du dernier siècle, mais les anachronismes ne manquent pas. Le
coussin est japonais ; il y a un bananier et un bégonia dans un de ces vases
de cuivre repoussé qui datent d'une dizaine d'années, et le bébé a dans
le dos un de ces larges nœuds triomphants qui trottinent par centaines
aux Tuileries toutes les fois que le temps est beau. Mais l'exécution est
bien habile, et, en particulier, la broderie en soie de l'habit de l'homme
est vraiment étonnante.
Il est encore plus impossible de détailler les scènes et les figures
empruntées aux costumes de la vie féminine contemporaine, dont les pre-
miers tableaux de M. Stevens ont donné un moment la note la plus juste
et la plus distinguée. Que dire de nouveau de M. Plassan, de M. de Jonghe,
deM. Saintin?Qui a vu dix tableaux du genre en a vu cent, et l'on hésite-
rait à affirmer qu'on n'a pas vu ce qui vient de quitter le chevalet.
M. Firmin Girard, une nouvelle recrue de ce bataillon, se préoccupe
davantage de composer une scène et de lui donner un sujet et une
expression. Dans les Premières caresses, l'enfant, tenu par la nourrice
sur un banc de jardin, se lance avec ces gestes absurdement charmants
de la première enfance vers sa jeune mère, en robe violette avec beau-
coup de volants. Dans le Jardin de la marraine, la mère est aussi en
16 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
violet, et la marraine cueille des chrysanthèmes pom- les olïrir à la petite
fille, dont la toilette avec ses différences de soie, de fourrures, de feutre
et même de cuir verni, chante une bien fine et bien jolie chanson toute
blanche, que la plume de Théophile Gautier aurait seule été capable
de noter. Mais M. Girard ne se préoccupe pas assez de réunir le fond
et les personnages; ils sont comme mis l'un sur l'autre, ils ne sont pas
solidaires et ne se tiennent pas assez ; peut-être aussi les fleurs qu'il
Y prodigue sont-elles trop nombreuses, et y aurait-il avantage à ce que
les points de leurs touches colorées fussent moins visibles et prissent
moins d'importance.
J'aurais voulu parler plus longuement des scènes de la vie paysanne
et populaire, en réalité plus variées, à cause de la diversité des costumes
et des pays, des Bretonnes dansant autour du feu de la Saint-Jean, par
M. Emile Breton, et des scènes alsaciennes de MM. Pabst, Jundt et Weisz,
et du Marché d'Anvers de M. Pille, une composition spirituelle et habile-
ment condensée, ainsi qu'on peut le voir dans le croquis ci-contre. M. Pille
a, du reste, cette année, une exposition fort remarquable. La place
commence à me manquer, mais je ne peux pas ne pas m'attarder encore
un peu en Hollande, en Espagne et en Italie. Pour la première, la Jour-
née d'hiver, de M. Kaemmerer, a repris à la moderne, et presque avec les
élégances parisiennes du Lac, le thème des trahieaux sur la glace dont
Breughel a peint si souvent le mouvement, soit qu'il changeât le canal
en rue ou en route, soit qu'il y réunît le bruit et la gaieté d'une course
ou d'une fête. Pour la seconde, M. Pio Joris a peint la cour d'un curé
antiquaire avec toutes les adresses de l'école de Fortuny, à laquelle
M. Worms, si Espagnol qu'il soit, fait bien de ne pas passer; il y perdrait
ce qu'il y a de personnalité et d'expérience dans son talent. Sa Nouvelle
à sensation est dite sur une place par le tambour de ville, et les curieux
paraissent aux fenêtres et aux portes, même à celle du barbier. Dans la
Vocation, une fillette, tenant sa petite jupe, s'essaye à danser pendant
que sa mère pince sa guitare et que le père frappe des mains en mesure.
C'est juste, simple et prestement spirituel. Plusieurs scènes italiennes,
qui ont naturellement plus de style, sont aussi traitées sans recherche,
et cette noblesse traditionnelle s'accommode mieux d'une certaine gravité
simple. Schnetz aurait été content des Maccaroni di sposalizio, le repas
des fiançailles chez un paysan de Gapri, par M. Sain, et du groupe de
paysans, de moines et de femmes, tous vus de dos, par M. Sautai, qui
lisent sur la muraille d'tme rue de Rome Vavviso imprimé qui annonce
pour le lendemain une exécution capitale.
SALON DE 1875. ' . 17'
VI.
De plus en plus les tableaux militaires tournent au genre. La grande
toile en hauteur de M. Roll, où l'on voit l'engagement corps à corps
d'un jeune cuirassier français avec un éclaireur prussien, cherche
cependant à conserver la grandeur du style; ce serait même un tableau
tout à fait remarquable et qui rappellerait Géricault, si la couleur était à
la hauteur de l'agencement. En réalité., les tableaux qui dispensent de
citer les autres sont ceux de M. Berne-Bellecour et de M. de Neuville.
Dans le tableau du premier, les Tirailleurs de la Seine au combat de la
Malmaison, les camarades artistes que le peintre y a réunis, et qui, hélas !
ne sont pas tous revenus, tiraillent en s' abritant dans les vignes, en face
d'un coteau éloigné parsemé de petites maisons blanches. Peut-être les
personnages sont-ils juxtaposés plutôt qu'éparpillés, et trop détaillés, avec
l'immobilité et les exagérations des parties en avant qu'on devrait bien
laisser à la photographie. M. de Neuville est plus souple, plus vivant,
plus compositeur. Sa Surprise aux environs de Metz en iSlO, où quel-
ques Français se précipitent sur des Prussiens, frappe par le contraste
entre cet engagement meurtrier et l'aspect de cette petite maison de
campagne à persiennes blanches, devant le perron de laquelle on s'at-
tendrait plutôt à voir une grand'mère en cheveux blancs, surveillant son
enfant qui joue sur le sable, que la fumée du combat. L'Attaque, à la
fin de la journée de Villersexel, d'une maison occupée par les Prussiens,
a une bien autre valeur. Pour avoir raison du bâtiment barricadé et cré-
nelé où les Prussiens sont à l'abri et tirent en sûreté et à leur aise,
quelques soldats ont réussi à traverser la place et allument tout ce qu'ils
ont pu accumuler devant la porte. Au centre, d'autres soldats trahient
et poussent une petite charrette chargée de paille et de fagots, pour
apporter des aliments au foyer qui flambe déjà. Il n'y a là aucune con-
vention dans les groupes ; on est vraiment au feu, et l'on s'y bat pour de
bon. Cela vit, cela remue, ainsi que l'on en peut juger par la verve et le
mouvement du croquis , fait par l'artiste, du groupe des soldats qui se
sont attelés à la charrette.
Je n'ai pas parlé d'un autre tableau militaire parce qu'il est en même
temps une vue de Paris, et qu'il serait bien désirable de voir les artistes
se reprendre aux .vues de villes, si facilement intéressantes et qui sont
aussi rares maintenant qu'elles étaient nombreuses il y a une vingtaine
d'années. Paris mérite d'avoir ses peintres, et les Anglais le savent bien.
xn. — 2« PÉRIODE. 3
18 GAZETTE DES BEÀUX-ARTS.
Avant Bonington, qui a fait d'admirables aquarelles avec les merveilleux
couchers de soleil, si bien encadrés par les quais, que l'on voit fré-
quemment du Pont-Royal et que presque personne ne songe à regar-
der, il y a de bien curieuses suites anglaises, celles de Nash et de
Pugin, mais surtout celle du capitaine Robert Batty qui date de 1823.
Comme exactitude réelle et comme justesse d'aspect, nous n'avons rien
de semblable. C'est pour cela que quelques tableaux du Palais des
Champs-Elysées sont tout à fait intéressants. Ils se reprennent à un sujet
où les motifs se rencontrent à chaque pas et offrent la plus grande
variété.
Le tableau de M, Détaille représente un régiment d'infanterie pas-
sant sur le boulevard, par une journée neigeuse de décembre et
arrivant à la porte Saint-Martin, qui forme à gauche la coulisse du pre-
mier plan. On voit de face la ligne des tambours du régiment, et
par derrière les raies moutonnantes des képis qui finissent par se con-
fondre et ne plus former qu'une masse. Les voitures et les omnibus
sont arrêtés sur les flancs de la colonne; les passants s'amassent et
s'arrêtent sur les bords du trottoir pour regarder ; en avant, les gamins
de tout âge, le petit pâtissier avec sa manne, et les ouvriers emboîtent le
pas en ouvrant la marche. C'est un coin de la vie des rues saisi avec
une grande justesse et avec un esprit qui manquera toujours à toutes
les photographies instantanées.
La Place de la Concorde de M. Nittis, prise du quai, avec le Garde-
Meuble comme toile de fond, est aussi un effet de la même nature.
Les couples ou les personnages qui se croisent sur l'asphalte encore
brillant d'une pluie récente, le monsieur trop à la mode, vêtu de cette
longue houppelande, à ceinture de drap, qui ne prendra pas parce qu'il
est inutile d'endosser l'uniforme de l'hôpital ou de la prison, la femme
du monde âgée, qui, n'ayant plus de coquetterie, ne porte plus de
souliers trop étroits, et qui, pour ne pas se mouiller, ne craint pas
de relever sa robe, la petite fille qui hanche en portant au bras son
large panier de linge, les fiacres qui pataugent et les voitures de maître
qui leur font honte en les dépassant ou en les croisant comme un éclair,
l'omnibus qui roule à fond de train, tous ces vivants détails sont bien
naturels et bien spirituels. En même temps, il est vrai que les gravures
dorées du piédestal de l'obélisque sont bien criardes et qu'elles prennent
une trop grande importance. En nature elles se perdent malgré tout
dans l'immensité de la place, mais l'effet n'est pas suffisamment réduit
à la proportion du tableau.
Les deux tableaux de M. Grandsire et de M. Guillemet représentent
SALON DE 1875.
19
tous les deux la Seine au même point; tous deux sont intéressants et se
complètent l'un par l'autre : l'un donnant la vue du quai d'Orsay et du
quai des Tuileries, prise de la frégate ; l'autre, pris du pont de Solfé-
rino, ayant pour fond Notre-Dame qui se silhouette sur un ciel gris,
martelé comme un ciel de mer.
PLACE DE LA CONCORDE.
Croquis de M. de Nitiis, d'après un fragment de son tableau.
Les intérieurs, qui offrent cependant tant d'heureux motifs, sont tout à
fait rares. Pourtant M. François Flameng, — le fds de l'habile graveur que
nos lecteurs connaissent mieux que personne et qui vient de faire, pour
la Gazette, une si magistrale traduction du Portrait de M""" Pasca — , a
exposé, sous le titre du Lutrin, une agréable vue de la salle du Chapitre
de Saint-Germain-de.s-Prés. On voit aussi de lui la tête d'une femme
20 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
en robe noire qui, à côté de certaines inexpériences de jeunesse, est
grassement peinte, un peu à la flamande, et donne bonne espérance de
son début. Il est, paraît-il, laborieux et ambitieux; ce sont deux condi-
tions excellentes pour arriver.
YII
J'ai dit que dans son ensemble le paysage n'était pas en progrès.
Déjà depuis longtemps il est sorti de la préoccupation des grands aspects;
il a quitté la vallée, le fleuve, la plaine, la forêt, les grands horizons et
les grands ciels, pour le- petit coin et le petit détail. Un rien sulTit quel-
quefois, mais, dans le paysage, comme dans tous les genres de peinture,
un sujet et un vrai motif sont plus importants. Un moment on en était
arrivé à bannir à peu près le ciel du paysage, ce dont on est revenu;
mais depuis, on s'est laissé aller à l'abandon du dessin serré et de la
peinture faite. L'esquisse, l'étude un peu poussée, l'exécution improvisée,
la confiance dans l'inspiration première, dans la rapidité, dans les hasards
mêmes, et par suite l'admiration de tout ce qu'on fait, qui ordonne de ne
pas détruire ce qui est venu si facilement et du premier coup, méthode qui
d'ailleurs évite la peine de composer, de choisir et de terminer : voilà la
voie dans laquelle le paysage contemporain semble vouloir s'engager.
On fait des ébauches, des esquisses ; la plupart du temps ce ne
sont plus des œuvres, mais des improvisations, ce ne sont plus des
tableaux, mais des esquisses. Gainsborough , qui a été un si admirable
paysagiste, considérait ses paysages, qu'il ne vendait pas, comme des
études, des matériaux, destinés à lui servir de documents pour les fonds
de ses grands portraits. 11 allait beaucoup trop loin ; mais si, comme on
le devrait faire, on ne laissait pas sortir de l'atelier ce qui n'est qu'un
morceau et une étude, ce qui n'est qu'une note, un exercice et un
document, bien des peintres dans le moment n'auraient rien à exposer.
La mode, aussi bien chez ceux qui achètent que chez ceux qui peignent,
est aux impressioiiistes -^ le mot est fait et il a cours. Il suffit de donner
l'impression — dès lors il n'y a plus rien à faire — et, pour ne pas la gâter,
d'en rester là. Au fond cela chatouille la vanité personnelle et permet
aussi, en faisant vite, de produire beaucoup et de vendre davantage.
Plus d'un artiste, si même il ne se perd pas, se diminuera tout au moins
et verra le succès l'abandonner parce qu'il aura ainsi exagéré et hâté sa
production. Bien des paysages, cette année, ont un sentiment et un
aspect, mais quand ils ne sont pas soutenus par les qualités solides
résultant du travail, quand l'idée et l'exécution ne sont pas pesées et
22 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
mûries, le résultat ne peut être qu'éphémère, et l'on peut devenir inca-
pable de se reprendre au travail consciencieux.
Dans tous les cas, Corot, qui vient de mourir et par les tableaux
duquel il convient de commencer cette revue des paysages du Salon,
travaillait beaucoup; son exécution, en apparence sommaire, voilée et
comme tenue dans un certain vague par l'impuissance de faire autrement,
était au contraire très-volontaire, car, à toutes les époques de sa vie, il
a peint autrement. On l'a bien vu à l'exposition d'une partie de son
œuvre à l'École des beaux-arts et à la vente des études de son atelier.
Quand on le jugera définitivement, il faudra bien tenir compte de ce
qui est le contraire de l'opinion commune. Corot ne peignait pas dans
sa façon habituelle parce qu'elle était plus prompte et plus facile ; s'il a
préféré cette manière, c'est par un choix raisonné, parce qu'elle lui
paraissait mieux exprimer l'idéal qu'il avait conçu de certains effets de
la nature.
L'opinion courante est que Corot a toujours peint le même tableau
toujours perdu dans le même brouillard; l'exposition de l'École des •
Beaux-Arts et plus encore peut-être celle de sa vente ont donné à ce
jugement sommaire et commode le plus complet démenti; ce n'était ni
l'ombre, ni l'indécision qui y dominait, mais au contraire la lumière et
la clarté. Par la réunion, ses toiles montèrent au lieu de descendre et, au
lieu de se doubler et de se confondre, se distinguaient au contraire par
leur individualité. La violence est rare dans son œuvre, et c'est une
exception que ce buisson ployé et affolé par le vent, qui force en même
temps les nuages à rouler et à galoper comme la tempête d'une charge de
cavaliers. Le roux se rencontre rarement chez lui et il n'incendie pas ses
couchers de soleil; ses ciels, toujours un peu bas, sont plutôt blancs et
doux; ses horizons successifs se présentent à l'état de lignes tranquilles,
et le vent qui passe dans ses feuillages les anime et les rafraîchit sans les
agiter et les tordre; il dessine mieux aussi les étangs, les lacs et les ruis-
seaux que les fleuves ; ce n'est pas l'ardent milieu de la journée qu'il
préfère, il est plutôt l'homme des aubes blanchissantes et des crépus-
cules lumineux. La nature n'est chez lui ni violente ni marâtre; elle est
partout maternelle et souriante, à l'état d'amie constante et fidèle. La
campagne de Rome et le lac de Némi figurent dans ses études plus que
dans ses tableaux, et les collines de sable blanc des dunes solitaires de
Bretagne ne l'ont arrêté qu'un instant. Le thème auquel il revient tou-
jours, c'est la nature charmante et moyenne des environs verdoyants
qui font comme une ceinture d'arbres autour de Paris : Fontainebleau,
Gretz, Crécy et surtout le côté de Saint-Germain et de Versailles, Port-
e
-a
S
O
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SALON DE 1875. 23
Marly, Saint-Gloiid, Ville-d'Avray, Bellevue, Meudon ou Ghaville, avec
la ligne longue et blanche de la grande ville se perdant à l'horizon.
C'est là qu'il était heureux de vivre, c'est là qu'il était heureux de
peindre, et c'est ce dont il s'inspirait quand il voulait donner un cadre
à un souvenir antique et élyséen. Mais aussi comme il sent, comme il
rend bien la poésie familière et tendre de cette nature aimable, au
milieu de laquelle on vit sans être écrasé par elle. Ce qu'il a peint, ce
sont les chemins blancs, la route étroite aux ornières bordées de gazon,
la prairie piquetée de fleurettes, le verger, la haie protectrice, la lisière
éparse du bois plus que la grande forêt. Dans les arbres, ce n'est ni le
chêne, ni les troncs gigantesques et séculaires, ni les sombres futaies qui
l'attirent; il aime les grands buissons, les jeunes arbres qui s'emmêlent
en groupes incertains, les écorces blanches et le mince bouleau qui
laisse passer toute la lumière au travers de ses grappes de feuillages, qui
pendent et sonnent légèrement. De même, il a toujours aimé le nîélange
de l'eau et du paysage, les flaques qui miroitent sous le jour frisant,
les mares endormies qui noircissent à la venue du soir, les bords peu
profonds des étangs avec leurs rayures tremblantes et les troubles fris-
sonnants de l'onde mobile, les pointes arrondies des petites îles basses,
les berges rongées et croulantes qui restent couronnées de gazon, et à
toutes ces élégances il donne en quelque sorte pour âme la jeunesse
printanière, la fraîcheur, le silence. Personne ne l'a égalé sur ce point,
et il n'aura pas d'imitateurs parce qu'il faudrait sentir comme lui,
tant sa note et sa chanson ont une individualité originale. C'est ce qu'on
vient de voir à l'École des beaux-arts comme on ne l'avait pas encore
vu, et ce qu'il importe de reconnaître au moment où nous saluons pour la
dernière fois au Salon les œuvres d'un maître, qui comptera dans l'his-
toire du paysage.
Ses derniers tableaux lui conservent et lui gardent son rang. Quoique
ce soient des œuvres de vieillard, ils sont parmi les meilleurs paysages
du Salon et au premier rang de ceux où il y a autre chose que de l'adresse
et des procédés.
Le paysage où il a étendu à terre le corps de Biblis, dont les che-
veux s'écoulent en source, n'a pas l'importance des Plaisirs du soir,
où, près d'arbres baignés d'une ombre encore lumineuse, quelques
personnages à l'antique se livrent à la danse avant l'arrivée de la nuit.
On retrouve là, dans les clartés mourantes du soir, la tendresse, la
douceur, la poésie, dont l'œuvre de la seconde moitié de sa vie est
comme tout imprégnée et qui semble chez lui si parfaitement naturelle.
Mais il faut mettre encore plus haut les Bûcherons ou plutôt les Bûche-
2/, GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
roiines. L'homme éloigné, qui s'enfonce adroite sous l'ombre de la forêt,
est un paysan à cheval, et les deux personnages qui sont à gauche, dans
la partie découverte en dehors de la lisière du bois, sont deux femmes
qui lient des fagots. Le beau ciel blanc qui occupe toute la gauche fait
bien valoir la masse verdoyante qui se présente avec une forme générale
bien définie, précisément parce que les arbres du bord du bois, ayant
toute la liberté de l'air et du jour, se sont étendus et développés sans
contrainte. Il n'y a pas là de ces arbres légers, traversés par la lumière,
que Corot excellait à rendre; le sentiment est celui du calme et de la
force, et c'est bien le commencement d'une forêt.
On le sait, les paysagistes se nomment légion j je serai donc forcé-
ment rapide, passant sur ceux dont les toiles restent dans le sentiment
de leurs précédentes œuvres: Français, avec ses deux effets du soir et du
matin dans le ravin franc-comtois du Puits-Noir, Harpignies, Daubigny le
fils et bien d'autres encore qui n'ont rien changé à leur manière. Il est
plus intéressant d'attirer l'attention sur ceux dont l'effort est plus
nouveau ou qui se sont plus modifiés.
L'Été et l'Automne de M. Dernier sont deux excellents paysages
bretons; le premier est une clairière pleine de genêts éparpillés que
traverse une charrette traînée par deux bœufs et par un cheval; le second,
dont le peintre a fait pour la Gazette une vive et charmante eau-forte,
est un chemin d'arbres, à écorce blanche, déjà dépouillés, au milieu
duquel s'achemine un groupe de paysanes conduisant leurs vaches. Les
trois tableaux de M. Pelouse sont normands : la Ferme est un coartil
vert avec des dindons ; Octobre, souvenir de Honfleur , est une falaise
avec des genêts et des arbres tourmentés et tordus par le vent de mer;
enfin ^ Vasouy, pt'ès de Honfleur, le plus considérable et le meilleur des
trois, nous montre, avec la verdeur fraîche du pays normand, une prai-
rie en verger, auprès d'une longue construction rustique, et au fond, à
droite, des prairies plus basses qui semblent aboutir à la mer. C'est à la
forêt de Fontainebleau que MM. Cassagne et Gassies consacrent leurs tra-
vaux, et M. Yon a peint, d'après les environs de Montereau, deux motifs
où la Seine intervient d'une façon heureuse.
Citons aussi M. Léon Flahaut dont l'exposition cette année est parti-
culièrement remarquable, et M. Maxime Claude, le peintre des élégances
anglaises, si distingué et si délicat, dont les petits tableaux sont de
véritables paysages, notamment le Souvenir de Londres, qui est un de
ses meilleurs.
Rien de plus différent que le Temps gris en décembre de M. Fran-
çois-Emile Michel, un bord de ruisseau, avec de la neige d'où sortent des
SALON DE 1875. , 25
l'oseaux et des buissons desséchés, et dans le ciel un vol d'oiseaux noirs.
Des tableaux qui ont un succès bien mérité , ce sont ceux de
M. Xavier de Cock : un ruisseau entre des saules; trois vaches, rousse,
blanche et noire, descendant au ruisseau au milieu d'herbes, où leurs
jambes disparaissent ; un dessous de bois mousseux avec un cerf et une
biche. Ils ne sont qu'une mer de verdure claire, que le soleil, qu'on ne voit
pas, remplit de lumière de façon à changer par transparence le vert des
feuillages en jaune. Ce sont des merveilles de légèreté et de fraîcheur, et,
à côté, il n'est possible de mettre qu'un tableau de M. César de Cock, les
bords de l'Erdre, je crois, et non pas de l'Èbre, comme le dit le livret, car
FEbre d'Espagne ne peut pas être aussi frais, aussi ombragé d'arbres,
aussi vert enfin, toutes élégances que possède, au contraire, la petite
rivière qui se jette dans la Loire, auprès de Nantes.
Pourtant un autre paysage est encore plus remarquable ; il n'a pas
le même charme, mais le sentiment en est plus profond. L'Effet du soir,
que M. Ségé a emprunté à la monotonie des plaines de la Beauce, est
peut-être le meilleur paysage du Salon, et, pour moi, c'est celui qui m'a
le plus frappé et dont je me souviendrai le plus. Le ciel est sans nuages,
la terre absolument unie, et les derniers rayons atteignent les inégalités
des sillons; à une certaine distance, un long troupeau de moutons
broutent en ligne droite, et dans le fond un petit village éloigné
s'estompe en violet. Rien de tous ces éléments n'est intéressant, et leur
réunion est admirable ; c'est à la fois l'air et le calme, et, à cette heure
du coucher du soleil, ce pays, absolument insignifiant, se revêt d'une
poésie singulière et même grandiose. Cela m'a rappelé, quoique le senti-
ment soit tout différent, l'effet de l'Espace de Chintreuil ; mais l'exécu-
tion de l'Espace était incertaine, comme traînée et parfois creuse. Il n'y
a pas ici une faiblesse ; tout se tient avec la même valeur, pour se perdre
dans une harmonie générale d'une force saisissante.
L'Orient n'est plus aussi à la mode qu'autrefois. Decamps et Marilhat
ont depuis longtemps disparu ; ils n'ont pas été remplacés, et M. Fro-
mentin n'a rien peint cette année, ou du moins n'a rien envoyé. Le
Bazar des tapis au Caire, de M. Jourdain, n'est même oriental qu'à
demi, car les acheteurs, auxquels quelques Juifs et quelques Arabes
montrent des tapis étendus à terre, sont des Françaises en robes de Paris,
d'ailleurs vraiment braves de s'exposer à toute la vermine qui doit y
avoir élu domicile. Le Bivouac des chameliers, de M. Guillaumet, est
plus important, comme aussi la très-jolie toile de M. Louis Mouchot, la
Chadouf, où l'on apprend le système d'irrigation employé dans la haute
Egypte, et où, comme on le peut voir dans le fin croquis de l'artiste,
Xn. — f PÉRIODE. 4
26
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'eau est tirée du Nil par le procédé le plus primitif, au moyen deseaux
en cuir attachés à une longue perche faisant bascule, qu'on abaisse et
qu'on relève successivement.
Les trois petits tableaux de M. Berchère sont aussi variés qu'intéres-
sants. Dans le premier, deux Imrques, allant de conserve, sont prises sur
le Nil, pendant que l'inondation en fait une mer, par un coup de vent
qui déchire la voile de l'une, qu'on avait eu l'imprudence de laisser ten-
due ou qu'on n'avait pas eu le temps de larguer. Le second donne un
LA CHADOUF (Bords du Nil).
Croquis de M. Mouchot, d'après son tableau.
effet rare en Egypte et qui doit y être bien charmant; ce sont les plaines
du Delta toutes vertes au printemps au moment du labourage. Le Haut
Nil à midi est peut-être encore plus inattendu, car c'est à l'état de
radeau qu'on y voit descendre toute une cargaison de vases de terre, liés
ensemble par des harts de roseaux.
Venise, l'orientale, qui s'élève au milieu de ses lagunes, nous sera
une transition toute naturelle pour arriver aux tableaux dont la mer est
le personnage principal. M. William Wyld lui reste fidèle et il nous
montre : dans l'un de ses tableaux, la pointe de l'île de la Giudecca et
28 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
celle de la Douane avec l'église de la Salute, perdue dans une brume
légère; dans l'autre, la ligne du quai des Esclavons terminé par les Pro-
curaties et la Salute, à gauche de l'entrée du Grand Canal. M. Rosier a
traité avec beaucoup de bonheur un motif plus rare, le ciel sur la
calme lagune. Le caractère vénitien n'en est indiqué que par l'église
d'une toute petite île à l'horizon ; il y a comme de la poudre d'or dans le
ciel, et l'eau, plus immobile que celle d'un lac, brille doucement sous la
vibration de cette clarté.
Dans les meilleurs tableaux de marine, il n'est plus question de com-
bats, ni presque même de navires. C'est la mer seule, son aspect, sa
couleur, les grâces ou les colères de la vague et les accidents de la plage
qui attirent les peintres. Les mai'inistes sont maintenant plus paysagistes
qu'autrefois; leurs adorations se partagent bien nettement entre les deux
rivales de beauté, la grecque et la barbare, entre la bleue Méditerranée
et le vert Océan. M. Jules Masure, infidèle aux plaines et aux collines du
Soissonnais où il est né , ne quitte plus les côtes de Provence ; c'est là
qu'il voit la mer et les rochers de ses grèves. Sa longue vague, droite et
tranquille, qui retombe en souriant, est lumineuse, bleuissante et comme
fouettée de toutes les couleurs qui dansent et s'éparpillent en l'irisant;
dans sa Baie de Saùit-Raphaël le temps est couvert, mais le jour se glisse
encoi'e et fait miroiter doucement la pointe des petites vagues. Dans le
tableau de M. Olive, les vagues bleues verdissent légèrement le long des
falaises génoises, et dans celui de M. Ponson, la mer est de ce bleu
profond et intense qui lutte avec celui du ciel.
Dans l'autre camp, ce sont les côtes de Normandie et de Bretagne
qu'on ne se lasse pas davantage de voir et de peindre. Ainsi M. Lapostolet
a peint la plage de Villerville sous un ciel de pluie et avec la montée de
la marée qui mène grand bruit sur sa moraine de galets ; M. Vernier,
le retour du bord de l'eau à marée basse sur les plates grèves de Cancale ;
M. Léon Gaucherel, qui rapporte toujours de ses courses de petits tableaux
et des aquarelles de l'accent le plus juste et le plus net, les bateaux
d'Arromanches sur les côtes du Calvados. Dans une des toiles de
M"" La Villitte, qui a un talent bien remarquable pour une femme, la mer
verte de sa Marée montante près de Lorient, s'argente de soleil. Quant à
M. Lansyer il choisit des aspects plus sauvages. Dans sa plage d'Arvéchen
à marée basse, la vague retombe en ligne droite comme sur les longues
grèves, devant le promontoire de rochers noirs sur lesquels la haute mer
s'alTolera et qui garde la trace de ses assauts.
L'Attente à Villerville le samedi n'est pas seulement une marine ; la
mer, un peu houleuse, s'étend au loin, mais le long de la balustrade de
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Dessin de M. E. Lambert, d'après son tableau.
30 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la jetée, les femmes, accomjiagnées des enfants, regardent, en mettant
leurs mains contre leurs yeux pour mieux voir, si elles ne reconnaissent
pas les barques de leurs pères ou de leurs, maris qui doivent rentrer.
Rien de plus; mais dans cette simplicité on sent le drame journalier de
la mer, si belle à regarder, mais si terrible et toujours si inquiétante,
même quand elle est calme.
On sait la valeur des anciens Hollandais dans la représentation de
leurs canaux, de leurs plages unies et de leur mer clapotante. Leurs suc-
cesseurs sont dignes d'eux, et cette année ils méritent d'être particuliè-
rement distingués. Si la Tamise de M. Clays, avec Saint-Paul de Londres
dans le fond, est plus hollandaise qu'anglaise, son Calme par un temps
orageux, avec un ciel nuageux très-blanc, et sur l'eau le reflet du
détail de la couleur des bateaux, est une merveille, peut-être la meilleure
marine de l'Exposition. Le tableau de M. Mesdag, le Lever du soleil sur
une côte de Hollande à marée basse, avec des bateaux pêcheurs qui
arrivent et dont le premier ne flotte plus, est d'un effet général gris bien
harmonieux. Dans le Souvenir de Zélande, de M. Van Hier, la mer,
blanchâtre le long d'une plage sablonneuse, se confond à l'horizon avec
le ciel. Un tableau d'abord étrange, qu'il faut rapprocher de ceux-là,
c'est le tableau de M. Wahlberg, Une nuit d'avril en Suède, à l'entrée
de l'archipel de Gothembourg. La lune ne paraît nulle part, et elle est
partout parce que sa clarté passe au milieu des troupeaux de petits
nuages blancs qui courent sur un fond bleu très-violacé. On s'étonne
au premier regard, et l'on y revient, tant il y a là l'accent sincère d'un
effet réel, aussi bien rendu que bien senti.
VIII
Depuis plusieurs années, l'animalier le plus juste et le plus spirituel
est certainement M. Lambert. Les têtes variées, inquiètes, curieuses,
effrontées, des petits chats sortant d'un panier, dans le tableau qu'il
a intitulé l'Envoi, sont amusantes; mais Jack, Sham et Shot, un lévrier
jaune, un chien blanc et une bonne chienne noire à longs poils, assis ou à
demi couchés devant un chat, qui ne garde sur un grand tabouret sa pose
hiératique que parce qu'il les domine et peut surveiller tous leurs mouve-
ments, est une composition véritable. J'aime encore mieux, toutefois,
dans sa gaieté un peu folle, le chien que M. Lambert appelle l'Ennemi,
précisément parce qu'il ne pense pas à l'être. C'est un tout jeune ter-
rier que l'ami Bob, qui, dans son écurie, est grimpé sur un seau qu'il
.ti.lUoi.4Mi;»ta J.e/-
GILIOT
coucous ET VIOLETTliS.
Dessin de M. J. Maisiat, d'après son tibleau.
32 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
doit venir de renverser, et qui ne demande qu'à jouer avec trois petits
chats, voire avec la mère chatte. Sa tête est aussi bon enfant que possible
avec ses yeux pétillants, sa langue rose, qui sort sur le côté de sa gueule,
et ses oreilles invraisemblables, mais il doit avoir l'air du diable pour
les petits chatonnets. Celui surtout, dont on voit par derrière la queue
encore courte et conique, pointue comme une aiguille et large à la base,
et qui jure et fait le gros dos de la façon la plus sérieusement comique.
C'est la nature même, et le croquis ci-joint de l'artiste en est la
charmante indication.
Les deux tableaux de moutons de M. Schenck, plus rustiques, sont
dignes de lui. Le Lou}) et l'Agneau, que M. Philippe Rousseau a pris à
La Fontaine, surprennent par leur exécution presque aussi léchée et
conventionnelle que celle de Brascassat, mais on retrouve toute sa verve,
sa franchise et sa justesse dans le tableau où il a réuni sur une table
quatre fromages à la pie, des pommes et des giroflées dans une cruche.
C'est dès aujourd'hui un morceau de musée et l'une des plus solides
peintures du Salon. Citons encore le beau panneau de M. Leclaire.
Le grand tableau en hauteur de M. Monginot, à la fois plus lâché et
plus composé, serait aussi un bien beau tableau de salle à manger. Les
Amis de la maison sont trois singes, aussi amusants qu'ils sont laids à
voir, et qui méritent bien le juste jugement de La Fontaine : « D'animaux
malfaisants c'était un méchant plat», car ils sont en train de se divertir
en se battant avec les plus belles pièces de la crédence du maître, qui
sera bien malheureux quand il rentrera et qu'il verra cet effroyable car-
nage. Le singe qui est sur la table bondit et lance, avec un geste de héros,
un admirable plat, qui va dans une seconde se briser sur le plancher, où
gisent déjà des débris de faïence et les tristes morceaux d'un grand vidre-
come allemand de verre vert à grosses bosses. C'est aussi un tableau fort
décoratif que celui où M. Louis Moreau, a représenté sur une table une
marmite de pot au feu, et, au pied, une botte de légumes avec, au fond,
une grosse bouilloire dans l'âtre.
Dans la série des natures mortes il est impossible de ne pas parler
de M. Vollon. Le petit tableau d'un cochon ouvert, à côté duquel sont
également suspendus son cœur et ses poumons, n'est qu'une esquisse ter-
minée, qui aurait de la peine à lutter avec le veau de Rembrandt et qui a
d'ailleurs cette fausseté que ce cochon qui vient d'être tué et qui devrait
être blanc, est d'une couleur bien plus rousse que s'il était fumé. Les
armures sont tout autrement remarquables et montrent bien que le peintre
a vraiment un don naturel. Des deux armures un peu courtes qui sont
l'une derrière l'autre le long du nuir d'une galerie, la seconde est dorée
SALON DE 1875. 33
et la première est une armure blanche. Les coups lumineux, et sur cette
dernière, les légers dessins noirs, exécutés de la façon la plus singulière
avec des frottis de points noirs qui ne sont guère qu'une salissure,
ont une verve et une justesse étonnantes, et la peinture se tien-
drait si on l'accrochait dans l'une des salles du Musée d'artillerie. Mais
pourquoi y avoir joint cette vilaine figure d'homme à demi- corps? Elle
est inutile en tout cas, et, pour la dessiner, l'instinct et le don n'ont
pas suffi.
Quant aux fleurs, l'un des maîtres de genre, M™^ Escallier, a deux
tableaux, très eu largeur et tous deux sur un fond de ciel, qui sont sin-
guliers au premier coup d'œil. L'un est un panier de roses suspendu, avec
deux colombes; l'autre se compose de chèvrefeuille, de laurier- rose et
de glaïeuls, arrangés avec un bouclier dans le goût un peu suranné de
ceux que Moreau aurait dessinés pour les héros de Tasse. Il faut penser
que ce sont des panneaux décoratifs, peints pour servir de dessus de
porte dans un salon du Palais de la Légion d'honneur; il fallait les tenir
dans le goût de l'architecture, et en place ils auront toute leur valeur. Au
salon, le panier renversé, qui est rempli de muguets avec du myosotis
et des branches d'aubépine rose, l'emporte sur eux parce que c'est un
tableau. Après M'"^ Escallier, il faut citer les branches de lilas coupés,
avec quelques brins de violettes, sur un terrain couvert de mousses, de
M. Kreyder; les roses tremières et les glaïeuls, posés dans un brasero de
cuivre, de M. Perrachon, et les trois étranges tableaux, surtout les coque-
licots, de M. Quost. De près, ce n'est qu'une vieille palette avec ses taches
desséchées; de loin, l'aspect est charmant, mais il y a vraiment trop d'a-
dresse et pas assez de dessin, M. Maisiat a plus de conscience; personne
mieux que lui ne connaît les fleurs et les herbes, non- seulement leurs
formes et leurs couleurs, mais leurs concordances et leurs harmonies.
Alphonse Karr a plus d'une fois, et très-justement, raillé les poètes et les
romanciers qui parlent de fleurs d'été en même temps que de fleurs
d'hiver, et qui mettent dans un jardin, ou dans la campagne, ce qui ne
ne vit chez nous qu'en serre chaude. M. Maisiat ne tombera jamais sous
cette critique; il connaît non-seulement la fleur, mais la plante, sa saison
et son habitat ; il les aime et les rend avec un rare sentiment de compo-
sition, en les mettant toujours dans leur vrai milieu naturel. Cette année,
il a exposé une corbeille de pêches et de grappes de raisins muscats
d'une belle transparence ambrée, — des roses mousseuses roses et blanches
dans uu vase, — et des coucous et des violettes sauvages poussant côte à
côte au printemps, au milieu de ce tapis charmant de la première ver-
deur. C'est celui-là où se sent le mieux le caractère particulier du talent
XII. — 2' PÉRIODE. 5
34 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
fin, sincère, profondément naturel et personnel de M. Maisiat, et qui
méritait le plus d'être choisi par la Gazette pour donner le mieux l'idée
de l'originalité de l'artiste.
IX.
Il y a peu à dire sur les miniatures ; elles ne sont pas nombreuses
et ne brillent pas cette année. Il suffira de citer en tête le portrait de
femme de M. Charles Caniino, ensuite les miniatures de M"" Herbelin et
celles de M""' Isbertet de M"" Lucy Fehrenbach. Il n'y a pas beaucoup plus
à dire des émaux ; M. Lepec, qui n'est pas un copiste du xvi'' siècle et dont
les œuvres en ce genre seront l'honneur des musées futurs, n'a à ce
Salon que trois portraits à l'aquarelle; il n'a pas envoyé d'émaux, et dans
ceux des autres il y a vraiment trop de dessin incertain et de colorations
étranges. Je regrette aussi de n'avoir pas plus d'éloges cà faire de ce qu'il
y a de peintures sur faïence à l'exposition. Beaucoup ne sont guère que
de l'art appliqué à l'industrie, notamment ces trop nombreuses copies
des agréables demi-figures de M. Chaplin. Elles sont en camaïeu, mais
de toutes les couleurs claires, bleu, rose, gris et lilas. Elles sont aussi
de la même taille, et un peu plus on les prendrait pour un transport
d'impression produit par une photographie, enluminée de couleurs fusibles
et brûlées au four. Si joli que ce soit, ce ne sont pas des œuvres dignes
du Salon.
11 y aurait pourtant injustice à ne pas citer quelques noms : ceux de
M. Bouquet, pour ses paysages en largeur; de M. Ulysse, de Blois, pour
son grand plat, presque un médaillon, puisque la concavité est très-
faible et sans marly, qui représente, en costumes du xvi' siècle, un espion
prisonnier amené devant le capitaine d'une forteresse ; de M"" Marie
Cibot, la copie d'un portrait de jeune femme d'après Holbein, en avant
d'un fond jaune et dessiné par des lignes bleues sur une réserve de
blanc; de M. Mohler, la tête d'une jeune Nivernaise de profil. Ce qu'il
y a de plus important, c'est la grande composition à l'antique, en faïence,
avec un cadre d'arabesques, dans laquelle M. Charles Houry a représenté
le Printemps sur de petits carreaux assemblés, et surtout, au point de
vue de la valeur de la couleur, les belles et grandes plaques en hauteur
oïl M. Georges Schopin a représenté, dans un sentiment de dessin très-
juste et très-large, un faisan et un dindon. A part ces exceptions, il y a
trop de copies absolument insignifiantes. Pourtant, il y a là une œuvre
dun autre genre et vraiment exceptionnelle, c'est le grand médaillon en
M 0 M s E I G N i= U It D A It lî O Y.
Busle ea marbre par M. Guillaume.
36 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
émail cloisonné' que M. Thesmar, un Français, malgré son nom étran-
ger, a fait pour la maison Barbedienne. C'est absolument, lorsqu'on pense
aux périlleuses difficultés des cuissons successives, dont chacune peut
faire fondre et couler l'œuvre entière, un morceau tout à fait hors
ligne. C'est, comme on sait, un faisan doré du Japon, qui marche la tête
levée à côté de ronces, de chardons et d'un coin de champ d'avoine.
Ce n'est pas une copie ; le cloisonné y est plus large et plus long que
dans les œuvres chinoises et japonaises, qui coupent et contournent
davantage leurs cloisons pour former leurs petits dessins. Pour emprun-
ter une expression à un autre art, je dirai que M. Thesmar a mis les
lignes de son dessin en cloisons, comme un verrier met en plomb celles
de ses figures, et il faut précisément savoir gré à l'artiste d'avoir été
lui-même et d'avoir, dans des dimensions plus grandes, comme dans un
sujet qui est un tableau autant et encore plus qu'une œuvre décorative,
modifié le procédé dans le sens de la personnalité de son dessin et de
l'effet qu'il voulait produire. Rien n'est plus brillant, plus réussi et plus
sûr. Pas une teiute n'est sortie faible, brûlée, soufflée ou piquetée de
bulles, de l'effroyable chaleur à laquelle il a fallu faire passer l'œuvre.
Tout y est net et d'une franchise brillante très-remarquable. Les ama-
teurs de bibelots, dont les trois quarts au moins ne sont que des gens à
la suite de la mode, peuvent passer à côté et ne pas s'inquiéter d'une
chose qui est moderne et dont on connaît l'auteur. En réalité, l'œuvre
est belle et originale; il n'y a pas de pièces de ce genre en Orient et on
ne l'y ferait pas.
Sans avoir une moyenne aussi élevée qu'à l'ordinaire, la sculpture,
malgré ce qu'on y rencontre de puérilités et de niaiseries, se tient mieux
pourtant que l'ensemble de la peinture, ce qui est dû à sa condition pre-
mière des trois dimensions et aussi au tempérament plus sculptural que
peintre de notre race française d'artistes, dont la valeur a toujours été
plus égale et plus continue, plus ancienne à la fois et plus constamment
puissante dans les arts calmes et raisonneurs de la sculpture et de l'ar-
chitecture. Ceux-ci ne souffrent pas autant de cho.sas que les conventions
de la surface plane de la peinture, sur laquelle peuvent se produire
toutes les exagérations comme toutes les faiblesses.
Il y a donc un certain nombre debjnnes figures, mais trop peu d'œu-
1. Voir la gravure, p. 522, t. X de la Gazelle des Beaux-Arls.
SALON DE 1875. 37
vres hors ligne, et, en se tenant à ce que nous avons sous les yeux, il est
certain que celles qui ont eu le plus de succès et le méritent, sont le buste
de M'' Darboy, par M. Guillaume, la Jeunesse, de M. Chapu et le jeune
Ai'isiole, de M. Charles Degeorge.
Le plâtre du buste de Monseigneur Darboy était au Salon dernier,
mais l'exécution en marbre en est si fine, si magistrale et si personnelle
qu'il prend une valeur toute nouvelle. 11 est d'ailleurs d'une grande sim-
plicité; la mitre d'étoffe, unie, sans ornements et légèrement penchée en
arrière, les broderies du vêtement, malgré leur épaisseur naturelle et les
deux figures en pied de saint Jean et de saint Jacques qui en ornent les
bordures, et les reliefs du mors de la chape sont tenus dans une sobriété
plemedegoût, qui laisse tout son intérêt au calme fatigué, et un peu alan-
gui par l'âge, de cette belle tête de vieillard. On ne peut pas mieux rendre,
et sans aucune laideur, les ravages de la vieillesse dans le front, qui reste
pur malgré ses rides, et dans les joues amaigries et sillonnées. C'est un
des plus beaux bustes qui aient été faits depuis longtemps, et, comme
l'on ne saurait trop le laisser en lumière, il serait heureux qu'à côté de la
perfection de ce marbre, caressé par le ciseau le plus fin et le plus sûr,
on lui donnât aussi l'accent plus vif du bronze. La souplesse de la mitre,
lé reliefdes ornements, le détail de la tête, conviendraient à merveille aux
larges touches de lumière qu'apporterait le métal. Le meurtre de l'arche-
vêque de Paris est trop tristement historique pour que le buste de cette
victime ne soit pas mis en honneur à plus d'une place, et le Musée de
Versailles, par exemple, eit aussi bien désigné pour cela que peut l'être
Notre-Dame.
La figure de M. Chapu est inspirée aussi par les tristesses et les dou-
leurs de ces dernières années; elle est destinée au monument élevé à la
mémoire de Henri Regnault et des élèves de l'École des beaux-arts tués
pendant la guerre. La Jeunesse, le genou droit appuyé sur l'un des
ressauts inférieurs d'un cippe funéraire contre lequel tout son corps est
comme appliqué, se dresse et élève le bras gauche pour déposer sur le
couronnement une branche de laurier. On a dit que la branche de laurier
n'avait pas besoin d'être en bronze doré ; si cet emploi du métal n'est
pas une suite d'une certaine polychromie dans l'ensemble du monument
dont nous ne voyons que le centre, cette note de couleur est tout au moins
inutile. On a dit que le bras, la poitrine, et même la tête, n'étaient pas
assez pleines et n'avaient pas la beauté que demande une figure allégo-
rique; il y a là quelque chose de vrai, bien que ce ne soit ni la Renommée
ni la Gloire, mais la Jeunesse, qui peut et doit présen er une certaine
gracilité. On a remarqué comme une bizarrerie que ce soit le bras gauche
38 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
dont elle se serve pour atteindre le haut du cippe, alors que l'emploi du
bras droit est certainement le plus habituel pour tous les mouvements
qui sortent de l'ordinaire et que le mouvement général, ainsi changé de
sens, resterait exactement le même. La place donnée à l'inscription n'en
est pas à elle seule une raison suffisante, parce qu'il était aussi facile de
la mettre d'un côté que de l'autre. L'origine en est peut-être plus éloi-
gnée et due à une réminiscence involontaire. Qu'on se souvienne des
compositions nombreuses, bas-reliefs, sarcophages, antéfixes en terre
cuite, où l'antiquité a représenté les Ménades et les Bacchantes, l'on se
rappellera que, soit dans la partie gauche des compositions dont les lignes
s'équilibrent avec la partie droite, soit même dans des figures isolées, il
existe plus d'un motif de Bacchante à moitié nue, s' agenouillant à demi
sur le socle d'un terme dont son bras gauche entoure la gaîne. Le mou-
vement est violent, dans un sentiment de fureur orgiaque ou de passion
amoureuse, et l'aspect comme l'expression sont tout différents; mais il est
bien possible que, modifiée par un souvenir inconscient et jaillissant à
l'esprit de l'artiste sous sa nouvelle forme, ce ne soit l'une de ces
bacchantes, et aussi bien la plus ordinaire que la plus belle, qui soit ainsi,
à distance, la cause du motif et du parti de la figure dont nous pai-lons.
Gela n'empêche en rien qu'il n'y ait là une inspiration véritable, un
sentiment général touchant et un mouvement de lignes des plus heureux.
Le cippe est inachevé, et il faut enlever du marbre sur les côtés pour lui
donner les courbes latérales et le couronnement qui sont indiqués ; seu-
lement, comme en fait la statue s'arrange à merveille avec les lignes
droites du bloc, encore carré, sur lequel elle se détache et qui la défend
contre les influences des milieux extérieurs et différents, il est important
de veiller dans le monument à ce que, de trois quarts comme de face, la
tète et le bras continuent à avoir un fond de marbre blanc et ne soient pas
contrariés par un fond d'une autre couleur. En somme, sans avoir la
tristesse d'un tombeau réel, de cet hommage commémoratif est sortie
l'une des meilleures figures funéraires qui se soient produites depuis la
touchante figure de Muse jetant des fleurs, que M. Millet a sculptée pour
la tombe de MUrger. Nous eussions vivement désiré, ainsi que M. Chapu,
en donner le dessin, mais les architectes du monument s'y sont formel-
lement opposés.
C'est aussi une œuvre bien distinguée que la Jeunesse d'Aristote, de
M. Charles Degeorge.
Le jeune homme, ou plutôt le jeune garçon est appuyé sur le dossier
demi-circulaire d'une de ces larges chaises sans bras, à siège profond et
à pieds courbes, que Percier et Riesener ont copiées au commencement de
LA JEUNESSE D'aIUSTOTE, PAR M. DEÛËORGG.
Dessin de l' Artiste.
40 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ce siècle et sur lesquelles David et Canova ont assis plus d'une de leurs
figures. Le siège est ici recouvert d'un coussin sur une peau de bête
et l'on voit entre les pieds la capsa ronde où sont serrés plusieurs
volumen. Celui qui sera Aristote est nu, les jambes croisées, et porte
sur ses genoux un volumen qui reste déroulé sur la draperie jetée sur
ses cuisses. Dans le moment il ne lit pas, il réfléchit, le front sur son
bras gauche dont le coude s'appuie sur le dossier de son fauteuil, pen-
dant que son bras droit tombant tient la boule sonore dont le bruit le
réveillerait, s'il l'oubliait et s'il la laissait tomber dans un bassin de
bronze posé à terre. Les lignes nombreuses, produites par le fauteuil, la
pose assise et les plis de la draperie, ne se heurtent pas, mais se fon-
dent dans un ensemble harmonieux. Quant à l'expression de la tête,
elle est heureusement simple, ni sentimentale, ni maladive, et ne glisse
pas davantage dans l'exagération pour avoir à exprimer le génie, ce
qui fait souvent tomber dans la grimace. Aristote est là, jeune, sérieux,
intelligent, réfléchi; il n'est pas encore le grand homme, mais celui qui
le deviendra.
Si le groupe de M. Mercié, Gloria victis, paraissait au Salon pour la
première fois, il serait du nombre des sculptures les plus justement
remarquables; mais on l'a vu en plâtre l'année dernière et il a eu tout le
succès dont il était digne. Maintenant, et surtout ici, il serait inutile de
le décrire, tant il est bien connu; mais il faut faire à son sujet une
remarque bien importante, c'est qu'en gardant son intelligence, comme
la franchise de son jet et de son mouvement, il paraît presque maigre
et un peu petit. Cela lient à deux causes: la première, la moins
considérable, est qu'il était d'abord en plâtre et qu'il est maintenant
en bronze; or le bronze amincit toujours et, en thèse générale, le
modèle de ce qui doit être en bronze doit être tenu plus large, et même
un peu épais, parce que la couleur même du métal allégera l'objet pour
les yeux. La seconde cause est qu'il est placé trop au-dessus de l'œil. Le
piédestal sur lequel on le voit maintenant est, paraît-il, de la hauteur
exacte du piédestal définitif sur lequel le groupe doit être élevé. Quand
on pense — excepté pour les sculptures architecturalement ornemen-
tales, quelle que soit d'ailleurs leuf valeur — qu'un sculpteur conçoit
et exécute son modèle sur une selle, il en résulte, même involontaire-
ment, que l'œil de l'artiste arrive et que celui du spectateur doit facile-
ment arriver à la moitié de la hauteur de la figure. S'il faut s'éloigner
trop pour que ce résultat se produise, la figure n'est plus qu'une décora-
tion, ou, si l'on est trop près, elle se déforme dans cette perspective de
bas en haut; or c'est ce qui arrive au groupe de M. Mercié, et, de loin
SALON DE 1875.
M
comme de près, la tête de la femme paraît trop petite. Comme il en est
temps encore, l'architecte peut modifier son projet et, pour laisser dans
G1LL0T<
LE LOUP, LA MÈRE ET l'enfant. (Bas-relief en bronze, par M. Mercié,)
Croquis de Vartiste.
sa valeur l'œuvre qu'il doit accompagner et suivre, descendre le piédestal
de trois pieds au moins et peut-être davantage. C'est une proportion
qu'il faudrait presque essayer en place pour en être sûr ; mais de toute
■nu. — 2« PÉRIODE. 6
^,2 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
façon, si on laisse le groupe à cette trop grande hauteur, ce qui est au
reste le cas de beaucoup trop de piédestaux de statues isolées, l'œuvre
de M. Mercié perdra de ses qualités, et on lui laissera ainsi un
défaut qu'elle n'a pas en elle-même et que cette élévation exagérée lui
donne seule.
En même temps M. Mercié a un curieux bas-relief dont il a pris le
sujet dans la fable de La Fontaine , Le Loup, la Mère et l'Enfant. Le
loup passe la tête à la porte ; la mère, ou plutôt la grand'mère, assise à
côté d'un rouet, tient l'enfant nu dans ses bras; la composition est com-
plétée par une grande sœur tenant une assiette, par une jeune femme
tenant sa quenouille et sa fusée, et même par le chat dans les barreaux
de la chaise. Cela est habile, à la fois naturel et réaliste, du meilleur
Millet si l'on veut ; mais c'est peut-être trop fouillé, trop en relief, trop
curieux et trop pittoresque pour de la sculpture. Toutes les qualités
spirituelles de composition et de détail sont dans le dessin ; mais c'est
autre chose qu'un bas-relief, qui demande plus de simplicité. Quelqu'un
a fait devant moi une réflexion qui m'a paru bien juste : c'est que ce
morceau est traité dans le sentiment du meuble et qu'il ne ferait jamais
mieux qu'encastré dans un panneau. Encadré d'une forte moulure de
bois sculpté, rejeté en arrière par deux cariatides symbolisant la Fable
et la Poésie, surmonté, au-dessus de la corniche, par un buste de
La Fontaine, il ferait le centre d'un très-riche ensemble, dans lequel
l'exagération du relief se perdrait pour ne laisser voir que la qualité
spirituelle et, je le répète, pittoresque de la composition.
Puisque nous venons de parler de bronze, restons dans le même
ordre de sculptures. Avec la Sirène de M. Aube, l'un des meilleurs est
certainement le Rêiiaire de M. Noël. 11 est nu, avec une ceinture au milieu
du corps, et marche lentement en se penchant et en se ramassant pour
jeter en avant d'une façon sûre le grand filet qu'il tient derrière lui. A
terre est sa fourche à trois dents, brisée dans une première passe avec
le secutor, qui va le réattaquer. Aussi, comme il n'a plus d'autre arme
que son filet, il regarde bien, avec une attention forte et tout entière au
danger qui le menace. C'est une figure bien d'ensemble, et son mouve-
ment, tout en forçant à supposer une seconde figure qui est absente,
reste, dans sa violence contenue, simple et sans exagération.
D'autres statues sont tout à fait bizarres, d'abord le groupe de Macaire
et du chien de Montargis lui sautant à la gorge, par M. Debrie, qui a
choisi là un sujet bien peu sculptural, mais surtout l'Homme de l'âge
de pierre, dansant lourdement en tenant une tête d'ours. Je ne doute
pas que son air de brute ne soit dans le sens de la vérité ; je ne doute
SALON DE 1875. 43
pas non plus que M. Frémiet, qui est à la fois très-habile et très-con-
sciencieux, n'ait, comme il le dit, reconstitué son sauvage sur des frag-
ments humains de l'époque ; mais ces fragments ne peuvent être que des
os qui laissent absolument ignorer non pas la forme constitutive , mais
l'aspect des parties molles extérieures, les seules que la sculpture puisse
rendre. M. Frémiet, qui s'est donné beaucoup de mal, est-il bien sûr
qu'il n'y ait pas eu à cette époque-là des hommes moins laids que le
sien, et la sculpture ne vit guère en dehors de la beauté.
Le Jeune Spartiate, de M. d'Épinay, qui se laisse déchirer le sein par
le petit renard qu'il cache sous son manteau, est un sujet peut-être
cherché, mais intelligemment traité. L'enfant assis, les jambes croisées,
lève la tête et grimace un sourire, pour dissimuler sa douleur que
révèle la crispation du pouce de l'un des piecfs.
II ne me resterait comme bronze qu'à citer la figure debout, très-
simple, mais d'une bonne tournure, de Mahoinet-Bey Lazzogloer, pre-
mier ministre de Jléhémet-Ali, auquel M. Alfred Jacquemart a conservé
l'ancien costume turc avec le turban, le long manteau ouvert à larges
manches et le pantalon bouffant, et qui doit être élevée sur une place
du Caire, si je ne tenais à indiquer au moins le Christophe Colomb
de M. Charles Cordier, qui est en dehors de l'Exposition, du côté de la
grande avenue des Champs-Elysées.
C'est un vrai monument, aussi important que celui élevé à Gênes, à
côté du palais Doria et du débarcadère du chemin de fer. Celui-ci, qui
est destiné à Mexico et qui est dû à la libéralité patriotique de
M. Antonio Escandon, est composé d'un premier grand soubassement carré
à bossages unis, décoré de bas-reliefs et d'inscriptions, cette base porte
un second piédestal, peut-être un peu haut, sur lequel est debout Chris-
tophe Colomb, enlevant le voile qui couvrait le globe du monde. Aux
angles des quatre coins, sont assises quatre figures de missionnaires,
celles de Las Casas, du Père Juan Ferez de la Ravida, de Don Diego de
Deza et d'un quatrième moine, dont les silhouettes se profilent sur le ciel
avec un véritable caractère de grandeur et de sévérité.
ANATOLE DE MONTAIGtON.
[La fin prochainement.)
LA STATUE DE LOUIS XV
EXÉCUTÉE PAR J.-B. LEMOYNE
POU II LA VILLE DE ROUEN
u milieu du xviii<= siècle la ville de
Rouen s'ennayait de la charmante
et pittoresque physionomie que lui
avaient léguée le moyen âge et la
Renaissance. Elle ne trouvait pas
que le temps rongeât assez vite les
monuments de son histoire; elle son-
geait déjà à se démolir et rêvait de
transporter sur les bords déblayés
de la Seine les plus lourdes construc-
tions de la décadence italienne. Je lais-
serai un contemporain, et qui plus est un architecte, nous exposer l'im-
périeux besoin d'embellissement éprouvé par la capitale de la Normandie
et nous affirmer, de la meilleure foi du monde, que « Rouen ne possé-
dait, en 1757, aucun édifice remarquable à l'exception de la Cathédrale,
de Saint-Ouen, du Pont de bateaux et de l'Hôtel de ville », construction
alors récente. Ce qui m'étonne c'est que, de 1757 à 1765', deux monu-
ments du moyen âge aient trouvé grâce devant un savant professeur d'ar-
chitecture. Mais le pédant se dédommageait bien vite de cette coupable
condescendance et, pour sauver les principes, déclarait en même temps,
par son omission, que le Palais de Justice, l'église Saint-Maclou et l'hôtel
de Rourgthéroulde n'étaient pas des édifices remarquables. On prévoit
aisément les conséquences de cette condamnation tacite. Vienne quelque
projet bien académique et Rouen serait bientôt débarrassé de ces insup-
portables témoins de la « gothique barbarie ». Fort heureusement ces cri-
minelles espérances ne purent triompher des vieux souvenirs rouennais.
1 . C'est la date ou fut publié le livi'c de Patte sur les Monuments érigés en France
à la gloire de Louis XV.
LA STATUE DE LOUIS XV. /i5
(I Si la situation de la capitale de la Normandie, dit Pierre Patte S
paraît au premier coup d'œil séduisante, son intérieur offre au contraire
les spectacles les plus désagréables. Des rues étroites et mal percées,
quantité de maisons de bois placées au hasard, semblent rappeler la bar-
barie gothique dans un siècle où on ne s'applique de toutes parts qu'à
embellir la France. A l'exception de la Cathédrale, de l'église Saint-Ouen,
du Pont de bateaux et de l'Hôtel-Dieu qui a été bâti depuis quelque
temps, on ne trouve dans la ville de Rouen aucun édifice remarquable.
La nécessité de reconstruire l'Hôtel de ville qui menaçait ruine fit naître
aux magistrats municipaux le dessein d'embellir cette capitale et d'y
ériger en même temps un monument à la gloire de Sa Majesté.
« M. Le Carpentier, architecte du Roi, si connu par le goût et le génie
qui caractérisent touies ses productions, fut choisi pour en composer les
projets. Par l'inspection du local, il remarqua que la place du Vieux-
Marché, qui se trouve entre le portail de la Cathédrale et l'Hôtel-Dieu,
dans le même alignement, était le lieu le plus propre pour reconstruire
l'Hôtel de ville avec une place royale, etc.
« Après que ces projets eurent été suffisamment médités, ils furent pré-
sentés au Roi par feu M. le maréchal de Luxembourg, alors gouverneur
de la province de Normandie, le 3 avril 1757. Sa Majesté les ayant agréés,
en autorisa l'exécution cette même année par un arrêt de son conseil-.
La première pierre du nouvel Hôtel de ville, par oîi l'on a commencé la
construction de la place, fut posée le 8 juillet 1758. A cette occasion, la
ville de Rouen fit frapper une médaille gravée par M. Roëttiers, repré-
sentant d'un côté le portrait du Roi vu de profil et de l'autre la principale
façade de cet édifice... »
Patte écrivait ceci en 1763, au moment où la guerre de Sept ans se
terminait par le traité de Paris. H croyait que la paix allait permettre
d'exécuter les pompeux embellissements médités par l'édilité rouennaise \
H se trompait. Malgré le trop grand zèle des magistrats le projet fut
abandonné. Cependant de ce remaniement virtuel et tout platonique, qui
ne priva Rouen d'aucun édifice important, devait résulter quelque chose.
C'est ce que nous avons à constater.
Dans tous les pays, à toutes les époques, les administrateurs muni-
cipaux ont partagé en principe la célèbre opinion de Mummius, et cru fer-
1. Maniements érigés en France à la gloire de Louis XV, ch. vu, p. l'/S.
2. Voir dans Patte les dimensions, la description, le plan et l'élévation de la place.
Consulter aussi le Recueil des plans, coupes et élévations de l'Hôtel de ville de
Rouen, publié par M. Le Carpentier.
3. Voir les Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV, p. 181.
l^(S GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
mement que les œuvres d'art détruites pouvaient se remplacer. Aussi
sont-ils impitoyables quand les exigences de la ligne droite ou les caprices
de la mode leur demandent de sacrifier de vénérables témoins du passé.
Mais dès qu'ils passent du projet à l'exécution, après avoir condamné
quelque édifice remarquable, leur conscience d'honnêtes gens ou tout
au moins le soin de leur réputation d'hommes de goût les exposent à de
cruelles épreuves. Tels édiles qui ont froidement voté la suppression d'un
monument reculent épouvantés quand ils aperçoivent la place vide. Sur
cette place ils voient, dans une sorte d'hallucination, se dresser un pilori
auquel ils se sentent cloués par l'avenir. Affolés alors ils font tout au
monde pour combler la fosse qu'ils ont imprudemment ouverte, pour
cacher le cadavre du monument assassiné, pour chasser le spectre qui
hante les ruines. Rien ne leur coûtera pour faire oublier, s'il se peut,
l'ouvrage d'art disparu. Les bons magistrats l'ouennais obéirent comme
les autres à ces sentiments instinctifs. Ils n'attendirent même pas que
tout fût à bas pour les éprouver. Rien n'avait été épargné dans leur pro-
jet d'embellissement pour que la postérité la plus reculée n'eût pas à
regretter la barbarie du moyen âge et bénît l'intelligent vandalisme de
la municipalité. Une statue devait être érigée au centre de la place. Elle
fut commandée, sur le programme fourni par Le Carpentier, à l'un des-
plus renommés sculpteurs de l'époque.
Voici ce qu'en disait Patte : « Au milieu de la place Royale sera éri-
gée la statue pédestre de Sa Majesté, portée sur un bouclier par trois
soldats. Louis XV est représenté en hautes armes modernes, avec une
cuirasse, des brassards et des cuissards. Il a un manteau royal et une
écharpe. Par-dessus sa cuirasse est son cordon bleu et l'ordre de la Toison
d'or dont il est décoré. Une de ses mains est appuyée sur le côté ; de l'autre
il tient le bâton de commandement. Les soldats qui le portent sont élevés
sur un tronc de colonnes qui sert de piédestal au monument, et qui signi-
fie en même temps que, la colonne de l'État étant brisée, il en renaît de
son sein une nouvelle. Aux quatre coins de la base sont des trophées de
guerre qui désignent les victoires du Roi et aident à faire pyramider ce
morceau. Sur le tronc de la colonne on lira cette belle inscription qui est
gravée dans le cœur de tous les François :
SI NON JUS, EVEHERET AMOR.
« Rien n'est plus vrai que la manière dont Sa Majesté est ici repré-
sentée. Cette pensée est sublime, ingénieuse et présente une foule d'idées;
elle est relative à nos antiquités nationales et à la manière dont onprocla-
LA STATUE DE LOUIS XV. kl
moit nos anciens rois en les élevant sur le pavois. Ceux qui blâment les
sculpteurs de travestir nos princes en héros grecs ou romains, et de
s'éloigner du costume des habillements de notre nation, applaudiront à
ce dessein, qui ne peut que produire beaucoup d'effet dans l'exécution
et orner la ville de Rouen d'un monument unique'. »
Par une bizarrerie du sort, cette statue qui n'a jamais été exécutée
en grand nous est parvenue dans son modèle, lorsque tant d'autres qui
ont réellement existé sont absolument perdues pour nous.
Tout d'abord, on trouve dans l'ouvrage de Patte ^ une petite repro-
duction gravée de la statue projetée par les Rouennais. L'auteur n'y est
pas nommé. Mariette n'en dit rien, ni le duc de Luynes non plus. J'ai
vainement cherché dans les nouvelles diverses du Mercure de France et
parmi les sculptures exposées aux Salons du xviii' siècle. Mais si on
ouvre les Vies des fameux sndpleurs de D'Argenville, on lit, à propos
de J.-B. Lemoyne : « Je ne puis passer sous silence un monument que la
ville de Rouen avait projeté en 1757 d'ériger à Louis XV. Le modèle
présente ce monarque élevé sur un bouclier à la manière dont nos an-
ciens rois étoient proclamés. Quoique cette ingénieuse pensée n'ait pas
été exécutée, le roi voulut en avoir un bronze. »
Le fait allégué par D'Argenville est parfaitement exact. Le modèle de
Lemoyne fut coulé en bronze et figura sur les rayons du garde-meuble.
On rencontre, en effet, dans Y Inventaire des bijoux de la Couronne fait
par ordre de V Assemblée nationale en 1791 (seconde partie, p. 222), la
mention suivante : « Louis XV, porté sur un pavoi par quatre guerriers.
Ouvrage de Lemoyne, haut de trois pieds, estimé six mille livres. »
A ce moment, cette figure de bronze courut le plus grand danger.
On ne connaît pas assez en France, dans la masse du public, l'histoire
des œuvres d'art pendant la Révolution. De ce que la Révolution en
détruisant un nombre infini d'édifices a permis de compléter quelques
musées et de tirer quelques ouvrages d'art des immenses décombres dont
elle a couvert la France, on s'est habitué à la regarder comme la fonda-
trice de nos collections nationales. C'est une grave erreur. Après l'heure
de la destruction sauvage, du vol, du pillage et de l'incendie, après la
première satisfaction donnée aux instincts barbares de la foule, la Révo-
lution organisa administrativement des amoncellements de ruines ,
étiqueta et emmagasina des fragments d'édifices comme fait un marchand
brocanteur, quand il a furtivement arraché aux démolisseurs quelques
morceaux d'un hôtel exproprié. Mais aucun musée propre aient dit n'ap-
1. Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV, p. 180 et '181.
2. Planche XXXIII des Monuments érigés à la gloire de Louis XV.
Z,8 GAZliTTE DES BEAUX-AKTS.
partient réellement à la Révolution, pas même celui qu'elle réclame tou-
jours, le musée des Petits-Augustins. C'est le plus souvent au péril de sa
vie, comme il le dit lui-même*, avec mille déboires, que Lenoir recueil-
lit les monuments du Musée qu'on proclame si essentiellement révolu-
tionnaire.
Quant aux musées nationaux, ils existaient bien plus complets avant
la Révolution. Ils étaient en grande partie à leur place, dans la rue,
dans les palais, dans les églises, comme ils y sont encore en Italie. Le
roi avait aussi des collections de tableaux, de statues, d'objets d'art de
toutes sortes. Ces collections, commencées peut-être avec la monarchie',
parfaitement appréciables au moins depuis François l" % singulièrement
augmentées sous Louis XIV ', accessibles de tout temps aux artistes et aux
amateurs, étaient, depuis 1750, publiques dans une notable partie ^ La
publicité absolue de ces collections, la fondation du Musée du Louvre
avaient été décidées par Louis XVI et en partie mises à exécution par
M. D'Angiviller^. On hésitait à démeubler Versailles et les diverses rési-
dences royales. Que de chefs-d'œuvre étaient immeubles par destination!
La Révolution simplifia la besogne par ses procédés expéditifs. Elle mo-
bilisa d'un seul coup tous les ouvrages d'art de la France en rompant le
lien de tradition qui les fixait au sol, en rasant les édifices qui les em-
prisonnaient. On creva ici une toile pour avoir un cadre ; on brisa là un
cadre pour avoir une toile ou un panneau. On détruisit ailleurs une église
pour avoir une colonne ou une statue'. On fit voyager les œuvres d'ar-
1. Voici ce qu'écrivait Lenoir quand, sous l'Empire, il n'était plus forcé défaire
officiellement et dans l'intérêt même de son musée, l'éloge de la Révolution : « Je sup-
prime ici les difficultés, les dégoûts, les obstacles, les dangers même qu'il m'a fallu
surmonter pour rassembler plus de 500 monuments de la monarchie française.» Afusées
des Monuments français^ éd. de 18-10. Avant-propos, p. u.
2. On sait, par de nombreux inventaires publiés, que presque tous les princes de la
maison de France ont aimé les objets d'art. Nous avons des preuves de ce goût dans
les objets possédés par les rois de nos trois races, dont quelques-uns nous sont par-
venus.
3. Voir le P. Dan, Trésor des merveilles de la maison royale de Fontainebleau.
4. La collection du roi possédait sous Louis XIV beaucoup plus de tableaux que
n'en montra à son ouverture le Muséum de la nation. Voir le marquis de Laborde,
Union des Arts et de l' Industrie j p. 166 et 167.
5. Catalogue des tableaux du, cabinet du roi au Luxembourg , Paris. 1750.
6. Marquis de Laborde, Union des Arts et de l'Industrie, p. 166 et 107. — Les
Archives de la France pendant la Révolution, éd. in-12, p. 33 et 257.
7. Lenoir avoue ingénument avoir pratiqué cette étrange manière de conserver
les monuments. Il dit à propos de la décoration en habit d'arlequin de la salle du
XV" siècle (Description des Mommients de sculpture réunis a%i Musée des Monuments
STATUE DE LOUIS XV.
Modèle exécuté par J.-B. Lemoyne (Musée du Louvre).
2® PÉKIODE.
50 GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
cliitectiire elles-mêmes et on centralisa Anet et Gaillon à Paris. C'est ainsi
que la Révolution a fait de la France le paradis des amateurs par-
ticuliers et la patrie du bric-à-brac; qu'elle a mis une foule d'œuvres
d'art fi-agmentées à la portée de toutes les bourses, qu'elle a démocratisé
la collection, qu'elle a sécularisé et introduit dans le commerce une masse
d'objets qui n'y auraient jamais été. Et si, pendant qu'elle permettait à
l'Europe entière de.se former des galeries et des bibliothèques à nos
dépens, il est entré par hasard quelques chefs-d'œuvre au Muséum natio-
nal ou dans les dépôts des districts, elle est, en somme, bien loin d'avoir
légué aux musées delà France un nombre de monuments égal au nombre
de ceux qu'elle détruisit ou qu'elle fit sortir de la République.
Le feu et le marteau ne suffirent pas à anéantir la masse considé-
rable d'objets d'art que contenait la France. Le vandalisme recula devant
l'immensité de sa tâche. Il fallut conserver malgré soi. On ne saurait
croire alors quel fut le nombre de monuments dispersés par le pillage
individuel. (Voir à ce sujet les Archives de la France pendant la Révolu-
tion, p. 31 et 253 à 256.) Le marquis de Laborde, d'après des calculs
très-sérieux, estime à 100,000 le nombre des objets qui passèrent par le
seul dépôt de l'hôtel de Nesle, rue de Beaune. Il y avait sept ou huit
dépôts de ce genre à Paris. Ce qui ne fut pas détourné ou donné fut
vendu à vil prix. Le mobilier de Versailles, de Trianon et des autres
résidences royales, fut envoyé aux quatre coins de l'Europe. Le hasard
m'a fait précisément tomber sur un lot de ces objets qui vint échouer en
Hollande. A cause de sa longueur, nous renvoyons à un numéro pro-
chain, pour la publier séparément, cette note curieuse qui décrit avec
précision quelques œuvres d'art célèbres des mobiliers de Versailles et
de Trianon, aujourd'hui dispersés, dont quelques-unes pourraient se
trouver dans les collections de lord Hertford et de M. Double.
Pour en revenir, après ces longues incidences, au début de cet article,
les objets d'art en bronze qui se trouvaient à Paris et rappelaient
par quelques souvenirs les souverains qui les avaient fait exécuter
ouïe culte religieux auquel ils avaient été consacrés, furent proscrits
en bloc. Arrachés aux monuments qu'ils décoraient, réunis dans divers
français, édition de l'an X, p. 164) : « Les colonnes, ornées de chapiteaux et de pié-
destaux arabesques qui soutiennent les portes, sont un présent des administrateurs du
département d'Eure-et-Loir qui, sur la demande que je leur ai faite pour mon établis-
sement, ont ordonné la démolition d'un portique de l'église Saint-Père, à Chartres, pour
en mettre les détails à ma disposition. » C'était le jubé de ?aint-Père de Chartres qui
venait grossir le magasin d'accessoires et de décors des tapissiers et des jardiniers des
Petits-Auguslins.
STATUE DE LOUIS XV. 51
locaux et surtout dans le magasin appelé le Dépôt des Bronzes, situé au
faubourg du Roule, ils composèrent pendant quelque temps un admirable
musée que la République ne forma que pour le condamner à la fonte, et
dans lequel elle ne considérait qu'un amas de métal. C'est uniquement
au marchand J.-B.-P. Lebrun, au mari malheureux de M'"' Vigée, que
nous devons la conservation des figures du pont au Change, des esclaves
du Pont-Neuf, des bas-reliefs du piédestal de la statue de Louis XIV,
sur la place des Victoires, etc.
En voici la preuve :
Rapport de J.-B.-P. Lebrun sur la demande faite à la Commission
temporaire des Arts^ des bronzes qui jjeuvent être livrés à la fonte et
qui [sont] déposés an dépôt national au Roule.
15 vendémiaire. Citoyens, je me suis transporté heure de 9, heure
convenue. Mes collègues ayant oublié ce rendez-vous, à dix heures, j'ay
pris le partis de vous faire le rapport suivant.
Je vous propose de garder :
1° Les quatre figures venant du pied de la place des Victoires % chef-
d'œuvre de la sculpture française, par Desjardins;
2° Les superbes casques, étendards, sabres et autres objets du même
goût et des plus belles formes qui en dépendent^;
3° Les quatre figures du pied d'Henri IV S dont le dessin svelte et
léger honore les premières antiquités de la France;
h" Le beau bas-relief de Michel-Ange^ [sic pour Michel Anguier) du
1 . Cette Commission, instituée par un décret du 28 frimaire an II, était chargée
de recueillir les monuments qui intéressaient les Arts. Elle fut la plupart du temps im-
puissanle à en empêcher la destruction; elle fonctionna au hasard et laissa sortir do
France la plupart des objets que la Révolution avait conservés par cupidité. Voir les
Archives de France pendant la Révolution, parle marquis deLaborde. In-12, p. 248
à 256.
2. Ces figures représentaient quatre esclaves et étaient placées aux quatre angles
du monument élevé à Louis XIV par le duc de La Feuillade. Elles sont aujourd'hui
adossées aux pavillons qui terminent la façade de l'hôtel des Invalides.
3. Parmi ces objets se trouvaient les six bas-reliefs du piédestal de la statue de la
place des Victoires. Ils font aujourd'hui partie du Musée de la sculpture moderne au
Louvre, n°* 221 à 226 du Catalogue de M. Barbet de Jouy.
4. Ces quatre figures de Francheville, terminées par son gendre Bordoni, sont
aujourd'hui au musée de la Renaissance, au Louvre, n°' 64 à 67 du Catalogue.
5. C'est une erreur commise par Lebrun : le monument du pont au Change
n'était pas de Michel Anguier, mais de Simon Guillain. On peut connaître ce qu'était
ce monument par dififérentes estampes : 1° « Veue et perspective du pont au Change
commancé à bastir en 1639, sous le règne de Louis XIII et achevé sous Louis XIV,
52 GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
pont au Change, sculpté en pierre de Tonnerre, et la Renommée en
bronze*;
5° Sept masques de fontaines, par Girardon et Bouchardon, qu'un
moment permettra de replacer aux monuments qu'ils décoroient ;
6" Les statuettes de Louis XIII, de sa femme et de son fils^, venant
du pont au Change, par Anguier, soient réservées pour être renversées
aux pieds du colosse du peuple souverain';
fait par Aveline avec privilège du Roy ». In-folio en largeur, — 2» « Pointe du pont
au Change », petite gravure in-8° en hauteur. — 3" Une planche dans l'ouvrage de
Saint- Victor sur Paris. On lit à côté de la reproduction du monument (Tome I, p. IVI,
172) : « Ces figures d'une exécution médiocre étoient de bronze sur fond de marbre
noir; au-dessous, un bas-relief cintré offroit des captifs enchaînés; François Guillain,
arliste français, étoit l'auteur de toute la sculpture. Nous avons cru devoir donner une
représentation de ce monument détruit pendant la Révolution, avec tous ceux qui rap-
peloient la royauté, u Le bas-relief est aujourd'hui au Louvre, musée de la sculpture
de la Renaissance, n° 1&8 du Catalogue.
1. Cette Renommée se trouvait au-dessus de Louis XIV et le couronnait. Je ne sais
pas encore ce qu'elle est devenue.
2. Les statues de Louis XIII, d'Anne d'Autriche et de Louis XIV ne sont pas de
Jiicliel Anguier, mais de Simon Guillain. Elles se trouvent aujourd'hui au Musée du
Louvre, salles des sculptures de la Renaissance, n°' -lee, HS et 167 du Catalogue.
3. Pour comprendre ce passage il faut connaître le projet conçu par David et pro-
posé par lui à la Convention dans la séance du 17 brumaire an H, où il prononça le
discours suivant :
Il Les Rois ne pouvant usurper entièrement dans les temples la place de la Divinité s'étoient
emparés de leurs portiques; ils y avoient placé leurs orgueilleuses effigies, sans doute afin que
les adorations des peuples s'arrêtassent à eux avant d'arriver jusqu'au sanctuaire. C'est ainsi
qu'accoutumés à tout envahir, ils osoicnt disputer à Dieu même les vœux et l'encens.
Il Vous avez renversé ces insolens usurpateiu-s; ils gisent en ce moment étendus sur la terre
qu'ils ont souillée de leurs crimes, objets de la risée des peuples enfin guéris d'une longue
superstition.
Il Citoyens, perpétuons ce triomphe de la raison sur les préjugés; qu'un monument élevé
dans l'enceinte de la Commune de Paris, non loin de cette même église dont ils avoient fait
leur Panthéon, transmette à nos neveux le premier trophée élevé par le peuple souverain de
son immortelle victoire sur les tyrans; que les débris tronqués de leurs statues, confusément
entassés, forment un monument durable de la gloire du peuple et de leur avilissement. Que
le voyageur qui parcourra cette tei're nouvelle, reportant dans sa patrie des leçons utiles au
peuple, dise : J'avois vu dans Paris des Rois, objets d'une avilissante idolâtrie; j'ai repassé, ils
n'y étoient plus.
Il Je propose de placer ce monument, composé des débris amoncelés de ces statues, sur la
place du Pont-Neuf, et d'asseoir au-dessus l'image du peuple géant, du peuple français. Que
cette image, imposante par son caractère de force et de simplicité, porte écrit en gros carac-
tères sur son front, lumière; sur sa poitrine, nature, vérité; sur ses bras, force; sur ses mains,
travail. Que sur l'une de ses mains, les ligures de la Liberté et de l'Égalité, serrées l'une contre
l'autre et prêtes à parcourir le monde, montrent à tous qu'elles ne reposent que sur le génie
et la vertu du peuple. Que cette image du peuple, debout, tienne dans son autre main cette
massue terrible et réelle dont celle de l'Hercule ancien ne fut que le symbole. De pareils mo-
numents sont dignes de nous. Tous les peuples qui ont adoré la liberté en ont élevé de pareils.
STATUE DE LOUIS XV. ■ 53
7° Un vene de mauvaise forme, mais sm-monté de trois enfants por-
tant un cœur, dans le style Goujon, venant de Saint-André-des-Arts.
8° Le pied gauche de la statue de Louis XIV de la place Vendôme',
pour conserver la proportion de ces monuments qui, placés auprès du
peuple français, montrera la petitesse de leurs monuments dans ceux
qu'ils regardoient comme ses plus grands.
J'ai maintenant à vous proposer de livrer à la fonte des canons :
1° La statue de Louis XIV venant de la Maison commune- ;
2° Tous les débris du cheval d'Henri IV';
3° Les inscriptions dégoûtantes qui flagornoient les tyrans ;
4° Nombre d'objets provenant des églises inutiles aux arts.
Je demande en outre que le Conservatoire fasse enlever trois voitures
des bordures venant des tableaux de la Maison commune qui y sont
démontées, qui étant redorées seront d'une grande économie pour la
nation.
Le 27 brumaire an II de la République, la Convention nationale
avait décrété ce qui suit :
Article 1"'. Le peuple a triomphé de la tyrannie et de la superstition,
un monument en consacrera le souvenir.
Art. 2. Ce monument sera colossal.
Art. 3. Le peuple y sera représenté debout par une statue.
Art. û. La victoire fournira le bronze.
Ils gisent encore non loin du champ de bataille de Granson, les ossements des esclaves et des
tyrans qui voulurent étouffer la liberté helvétique; ils sont là élevés en pyramide et menacent
les rois téméraires qui oseroient violer le territoire des hommes libres.
Il Ainsi dans Paris, les effigies que la royauté et la superstition ont imaginées et déifiées
pendant quatorze cents ans seront entassées et formeront une montagne qui servira de pié-
destal à l'emblème du peuple. »
1. Ce pied gauche de la statue de Girardon existe encore. Il est au Louvre, salle
des sculplures modernes, n" 210 du Catalogue.
2. Lebrun, pour ne pas se compromettre ou tout au moins pour ménager son cré-
dit, se croyait obligé de sacrifier quelque chose; il abandonna le Louis XIV de l'Hôtel
de ville. C'était le chef-d'œuvre de Ch.-Ant. Coyzevox. Le roi y était représenté a
pied. Cette concession de Lebrun n'était pas nécessaire, paraît-il, car la statiie resta
mutilée au magasin du Roule jusqu'en 1814. A cette époque elle fut entourée par Du-
pasquier etThomire, et remise à sa place primitive. Elle a disparu en 4871, dans l'in-
cendie de l'Hôtel de ville, allumé par la Commune.
3. Le peu qui restait de l'œuvre de Jean de Bologne et de Pierre Tacca ne fut
pas entièrement détruit. Quelques parties de la statue ont échappé à cette deuxième
condamnation et nous sont parvenues; ce sont l'extrémité d'une des jambes du cheval,
un bras, une main, une botte. On peut les voir au Louvre, dans les salles de la sculp-
ture de la Renaissance, n" 87, 38, 59 et 60 du Catalogue.
54 GAZETTE DES BEAUX-Ains.
Art. 5. Il portera d'une main les figures de la Liberté et de l'Égalité,
il s'appuiera de l'autre sur sa massue. Sur son front on lira lumière;
sur sa poitrine, nature; sur ses bras, force; sur ses mains, travail.
Art. 6. La statue aura d5 mètres.
Art. 7. Elle sera élevée sur les débris amoncelés des idoles de la
tyrannie et de la superstition.
Art. 8. Le monument sera placé à la place occidentale de l'île de
Paris.
Signé : Bouchotte et Danton.
Si la Commission approuve ce rapport, je demande que copie du pré-
sent soit envoyée en réponse avec votre décision.
Remis à la Commission temporaire des Arts, le 15 vendémiaire, l'an II
de la République françoise.
Lebrun.
Ce rapport fut la lettre de grâce des bronzes parisiens qui attendaient
dans les magasins du Roule l'exécution de la sentence prononcée contre
eux. Ceux-là mêmes contre qui l'arrêt fatal était maintenu ne furent pas
livrés immédiatement à la fonte. On garda le tout pour décorer le pié-
destal du peuple souverain.
Cependant il n'est pas question de notre statue ni dans l'énumération
des élus ni dans celle des proscrits de Lebrun. Elle n'avait donc pas fait
le périlleux voyage du dépôt des bronzes d'où tant d'objets plus ou moins
condamnés ne devaient pas revenir. Elle n'eut pas par conséquent l'occa-
sion de subir le jugement de la commission temporaire des Arts, ni de
bénéficier de sa tardive et problématique générosité. D'un autre côté il
est certain qu'elle n'alla pas, sous l'égide de Lenoir, se réfugier à l'asile
des Petits-Augustins. Alors de quel droit survit-elle? Comment échappa-
t-elle à la destruction générale décrétée contre les emblèmes de la
royauté', au mépris de la loi ? Probablement une armoire bien obscure la
protégea. Elle fut oubliée dans le garde-meuble, au fond de quelque
réduit. Cette cachette cependant n'était pas sans péril et l'œil de la Répu-
blique était assez perçant pour y découvrir l'effigie criminelle. Des
\. Les apologistes de la Révolution allèguent toujours à la décharge de celle-ci le
décret de la Convention du 5 brunnaire an 11, qui chercha à arrêter la destruction des
objets d'art. Ce décret fut effectivement rendu, mais il était si peu dans l'esprit révolu-
tionnaire, qu'il ne fut pas exécuté. Pendant toute l'année 1793 et en 1794 jusqu'en
thermidor, on ne cessa de détruire. On lit sur les Èlalfi et procès-verbaux de prisée
et inventaires d'effets, meubles précieux, livres, tableaux, dressés officiellemenl
STATUE DE LOUIS XV.
55
voleurs en effet pénétrèrent en septembre 1792 dans le garde-meuble de
la Nation. Mais heureusement ces individus étaient d'éminents spécia-
listes et se préoccupaient exclusivement de l'or, de l'argent et des
pierreries, comme on peut le constater aux Archives nationales (0*3369)
dans le procès-verbal dressé par le commissaire Fantin, juge de paix
de la section des Thuileries. Le simple bronze n'excitait pas leurs passions
politiques. Sergent, secrétaire des Jacobins, membre de la Commune et
de la Convention, un des arbitres des Arts sous David, et successeur de
J.-B. Restout comme président de la Société républicaine des Arts, le
septembriseur Sergent préférait les agates '. Voilà pourquoi on peut
voir aujourd'hui, au Musée du Louvre, dans la salle des bronzes mo-
dernes du premier étage , le modèle de la statue de Louis XV, exécuté
par Jean-Baptiste Lemoyne pour la ville de Rouen.
LOUIS COURAJOD.
par les commissaires-priseurs (cabinet du duc d'Aumonf, par M. Davillier, p. viii) :
U7i busle de Henri IV, à détruire. — Une statue en pierre de Tontierre, représen-
tant sainte Thérèse, jugée à démolir. « Cent cinquante-huit tableaux de féodalité ne
méritant ni description ni estimation, presque la totalité étant destinéeà être brûlée.»
Bien plus, la Convention n'avait pas qualité pour interdire les actes criminels dont elle
avait donné l'exemple. Les représentants du peuple firent détruire admi?iistraliveinent
des œuvres d'art désignées à leur animadversion par Vinvenlaire des meubles de la
couronne imprimé sur les ordres de l'Assemblée nationale en '1791. Ils eurent l'impu-
dence de donner décharge au conservateur du garde-meuble pour les objets qu'ils lui
avaient ordonné de brûler. On lit aux Archives nationales dans un Dépouillement
des bronzes, marbres et tableaux du garde-meuble, 0*3369, folio 22 :
« PORTRAITS DÉTRUITS PAR ORDRE DES REPRESENTANTS DU PEUPLE
ESTIMATION.
Renvoi aux pages
de l'inventaire
du garde-menble
de n91.
KMPLAC lîUENT.
DÉSIGNA riON.
278
Salle de billard
2 tableaux ovales
2 tableaux, grandeur naturelle.
279
Salle des grands meu
blés.
•I,200*t
2,i00ft
brûlés.»
C'étaient des portraits de Louis XV, de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
1 . Voyez ce que disent Renouvier et Michelet, deux auteurs peu suspects, de la
terrible accusation encourue par Sergent, et dont sa mémoire n'est pas encore discul-
pée. Renouvier, Histoire de l'Art pendant la Révolution, p. 236. — Michelet, His-
toire de la Révolution, tome IV, p. 123 et 222.
LES FIGURINES DE TANAGRA
AU MUSEE DU LOUVRE *
IV
L\ vie masculine, M. Lûders l'a déjà
remarqué, est beaucoup plus rarement figu-
rée sur les terres cuites de Tanagra que la
vie féminine. A peine si une sur dix repré-
sente le sexe fort. Ce dixième comprend
deux types différents, sur lesquels d'ail-
leurs l'artiste brode avec une fertilité d'ima-
gination prodigieuse.
Un des plus beaux exemples du premier
de ces types est la figurine dont la gravure
est placée en lettre en tête du précédent article. Un enfant, à peine
vêtu d'une courte chemise, est assis avec une aisance et une liberté
charmantes sur un autel carré. Il tient à la main une bourse en filet
dans laquelle semble être renfermée une balle ; auprès de lui est un
masque comique. Sa tête est ornée d'une couronne de fleurs et de
feuilles de lierre; l'expression du visage est naïve, souriante, quel-
que peu gamine. Parfois l'enfant est revêtu d'une* chlamyde et assis
carrément sur l'autel : parfois, au lieu de la bourse, c'est le mas-
que qu'il tient à la main. Ailleurs, nous le trouvons assis sur un
rocher, appuyé contre un Priape; sa tête est quelquefois couverte du
chapeau. Dans une autre figurine du Louvre, il s'est débarrassé de
ses vêtements, si incommodes pour son âge; il se promène délibé-
rément tout nu, toujours orné de sa couronne et tenant à la main
\ . Voir Gazelle des Beaux-Arls, 2= période, t. XI, p. 297 el 554 .
LES FIGURINES DE TANAGRA. 57
sa balle. Mais ce qui ne change pas, c'est l'expression mutine et rieuse de
la figure. Faut-il voir dans cette classe de figurines de simples enfants
ou bien des génies protecteurs des jeux de l'enfance , adhuc sub judice
lis est. Mais dans tous les cas, n'est-ce point en méconnaître le carac-
tère si peu solennel, si familier, que d'y voir l'une des grandes divinités
de l'Olympe?
Mais les années passent, le marmot joueur de tout à l'heure, nous le
retrouvons Êphèbe, astreint, sous la surveillance d'un maître choisi par
l'État, aux exercices savamment réglés, aux jeux utiles du gymnase.
Vêtu de l'ample chlamyde blanche, aux raies verticales brunes, facile
à ôter, prompte à remettre, notre adolescent se repose, assis sur une
pierre. Sur sa tête le large chapeau de feutre nécessaire à qui passe la
journée en plein soleil; à sa main tantôt une lance en bronze, tantôt
l'aryballe pleine d'huile et la arli-^yi^, grattoir avec lequel on enlève
la poussière et la sueur. D'autres fois encore, l'artiste nous le montre
debout, entièrement vêtu pour se rendre à la palestre, et renferme dans
une haute boîte ronde les instruments obligés.
Infiniment plus nombreuses sont les figures de femmes : elles sont
aussi presque toujours beaucoup plus jolies ; le dessin en est plus correct,
l'exécution plus soignée. Elles étaient plus appréciées sans doute, et les
ouvriers les plus habiles les modelaient de préférence. La variété des
types est aussi bien plus grande ; les poses, les physionomies, les gestes,
les accessoires, tout est diversifié à l'infini. Essayons cependant une
classification de ces figures. De tous les types autour desquels nous pour-
rons les grouper, un seul a un caractère divin incontestable, évident au
premier coup d'oeil. Ce type est celui d'Aphrodite : tantôt entièrement,
tantôt à moitié nue, elle est debout, appuyée sur un cippe, et de la main
gauche levée elle tient la pomme symbolique*. Ce type est d'ailleurs
assez rare. Peut-être est-ce au même ordre d'idées que se rattachent
deux des plus belles figurines sorties jusqu'à ce jour de la nécropole de
Tanagra. La première appartient aujourd'hui à un riche et intelligent ama-
teur, M. de Sabourof. Une femme, assise sur un fauteuil richement
décoré, les pieds posés sur un tabouret, tient de son bras droit un pelo-
ton de laine rouge enroulé autour d'un bâton. Mais elle fait bien moins
d'attention à cette laine cette laine odieuse « qui fait vieillir les femmes - » ,
qu'à un petit Amour accroupi sur ses genoux, et qu'elle soutient avec
sollicitude de son bras gauche étendu. C'est vers lui que sa tête s'incline,
1. C'était aussi de la main gauclie que la Vénus de Milo tenait la pomme.
2. Expression d'une épigramme de l'Anthologie.
Xn. — i' PÉRIODE. 8
58 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
que ses yeux se fixent, et sa bouche souriante atteste avec quel plaisir :
« 0 Amour ! fait dire à une femme un poëte erotique, depuis que je te
connais, j'ai aljandonné la laine et les fuseaux. » L'autre figurine est la
perle de la vitrine du Louvre : c'est encore une femme, celle-là assise
sur un rocher dans une position nonchalante, le bras gracieusement replié,
la tête couronnée de feuilles de peuplier blanc, les plis de la robe tombant
avec une symétrie majestueuse qui fait songer à l'Ariane du Vatican. Elle
tourne tendrement la tête vers un Priape implanté dans la pierre, der-
rière elle; en avant, sur la plinthe, une marque dontlaforme primitive a
été rendue méconnaissable par le premier possesseur de la statuette
indiquait que là était posé un objet rond. L'analogie avec une autre figure
beaucoup plus grossière que j'ai vue à Athènes me fait croire que cet
objet rond était un calathos ou haute corbeille à ouvrage. Le sens du
symbole restait donc ici le même.
Les diverses nuances de la tristesse sont exprimées dans un autre
groupe de figures, celui des femmes en deuil. Une superbe terre cuite,
dont j'ignore le possesseur actuel, nous montre une femme assise,
presque étendue, sur un rocher, tout enveloppée des replis d'un long
voile ; la tête se penche en avant, comme si le cou n'avait plus la force
d'en supporter le poids ; le corps s'abandonne inerte ; l'expression est
celle d'un accablant désespoir. Les Anciens ne s'imaginaient pas autre-
ment Ariadne abandonnée par Dionysos.' Une douleur plus douce et plus
calme est exprimée par deux ravissantes statuettes du Louvre, si sem-
blables qu'on les croirait d'abord sorties du même moule, mais dont les
têtes sont différentes. Assises sur des sièges carrés et sans dossiers, la tête
appuyée négligemment sur le bras droit, elles s'abandonnent à leurs
pensées. D'autres, debout et voilées, soutiennent du bras droit, dont le
cou 'e est supporté par la main gauche, leur tête légèrement penchée.
Ici la douleur n'est plus qu'une tranquille mélancolie.
A côté de ces rares figures auxquelles il semble que l'on puisse atta-
cher un sens précis, il en est d'autres, infiniment plus nombreuses, dans
la conception desquelles l'artiste semble n'avoir été guidé que par son
caprice, n'avoir cherché que la nouveauté et la grâce. Celles-ci, indo-
lentes promeneuses, s'avancent lentement, avec la gravité des matrones ;
celles-là, légères et pimpantes, regardent autour d'elles, retroussent leur
robe pour franchir quelque flaque de boue, ou se détournent brusque-
ment pour faire valoir les élégances de leur costume et la beauté de leurs
formes. D'autres, immobiles et fermement posées, ont la majesté des sta-
tues. Ce sont bien là ces femmes du pays thébain qui passaient pour être
« par leur taille, leur démarche et le rhythmede leurs mouvements, les
sC?^.
FEMME TENANT UN TYMPANON.
(Fabrique de Tanagra.)
60 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
plus gracieuses et les plus élégantes de la Grèce '. » On devine que (( leur
conversation n'avait rien de béotien », et se distinguait au contraire par
cet esprit pétillant pour lequel Sicyone était célèbre, que (( leur voix
même était pleine de séduction ». On s'explique pourquoi les étrangers
se plaisaient tant à Tanagra, et l'on comprend ce conseil à double en-
tente du poète Laon^ : « Sois ami du Béotien; ne fuis pas la Béotienne,
l'un est bonhomme, l'autre bonne enfant. » Que d'esprit dans ces
figures et en même temps que de style ! Quelle simplicité dans l'exécu-
tion, et pourtant quelle science innée de la forme humaine ! Et surtout
que de révélations inattendues sur l'art avec lequel les dames grecques
s'habillaient, sur la forme, la couleur, les dimensions relatives de leurs
vêtements, sur les ressources enfin que leur coquetterie savait trouver
dans un costume fort simple et toujours composé des mêmes éléments.
Bien de plus simple, en effet, que ce costume : la partie fondamentale
en est la tunique talaire ("/.'•'^wv 7;o^-/ip-/i;) . C'est une longue robe où le
corsage ne fait qu'un avec la jupe, et qui a par suite exactement la
forme d'une chemise longue : tantôt cette chemise a de petites manches,
de quelques centimètres à peine, qui ne couvrent que la naissance du
bras; tantôt elle est ouverte par en haut sur les deux côtés, et s'at-
tache sur les épaules au moyen d'agrafes. Cette robe devait être d'une
étoffe à la fois souple et lourde, de la laine sans doute; car elle forme
autour du corps un grand nombre de plis profonds et verticaux ; elle
était toujours blanche; mais souvent une large bande colorée, bleue en
général, plus rarement rouge, était posée par-dessus, de manière à en
décorer le devant et à produire à peu près l'effet du tablier des pay-
sannes italiennes ^
D'une majestueuse ampleur chez les femmes mariées, cette robe est
chez les jeunes filles assez étroite pour coller au corps et dessiner hardi-
ment les formes. La manière d'attacher la ceinture en varie aussi l'effet.
Cette ceinture est étroite, un simple cordon sans doute : les jeunes fdles
la mettent autour de la taille, à peine au-dessus des hanches ; la sveltesse
du corps est ainsi accusée. Les femmes' mariées la fixent presque au-
dessous des seins, qu'elle aide alors à soutenir. Les courtisanes (les po-
1. Die. fragm. I, 17, A! Sa ^uvaTice; aÙTwv Toïç f/.e^Éôeai, TCopsîaiç, pu9j.oï; £Ùoxïi|j.ovs'ii-
TaTM xal eùitpETiÉoraTa'. -cwi i-i rri 'E).),o(Si pvatxûv eîa'i Sk y.y.\ Taî; ôp.iÀ(ai5 où Xiav Boia-
Tiai, u.àXXc.v Se ïi/.uûvtai. Ka't ri ifon-h S' aÙTÛv èotiv ÈTvîj^afiç.
2. BoimtÔv oévSpa aTc'p-yE, tïiv BoitoTÎav
Mïi <fÊ'j-j'' ô (J.Èv -(àp xp»'"?- ■« ^' ÈtpîlxEpc;.
3. Fragm. Hist. Gr. Die. I, 17, 18, 19. ï7io5r,|j.a Xitôv, cù PaSù, (poivix&ùv Sk Tf xP"?
y.al Taiteivov, (joxXuîov 5' MO-e pjiviiùç o/_e5ôv inifctataUxi tcÙ; raSaç,
LES FIGURINES DE TANAGRA. 61
tiers deTanagra ne dédaignent point de les représenter) la remontent aussi
haut que possible de manière à exagérer à la fois et la proéminence de la
gorge et le développement des hanches. La tunique talaire laisse les bras
entièrement à découvert; ils sont parfois ornés d'un anneau d'or placé un
peu au-dessus du coude. Les pieds, dont la pointe seule est visible, sont
finement chaussés. « Les femmes de Thèbes, dit Dicéarque^ portent des
bottines minces, basses et étroites, de couleur rouge; ces bottines sont
si bien lacées que le pied semble presque nu. » Dans les figurines de
Tanagra, la mode est un peu différente : la semelle seule est rouge; le
dessus du pied est toujours jaune, comme le sont aujourd'hui encore les
babouches des Turques.
Seul vêtement de la femme dans l'intérieur de la maison, la tunique
talaire n'est ni assez chaude, ni assez décente pour la rue. Aussi lorsqu'elle
veut sortir, la Grecque y ajoute-t-elle un second vêtement, l'himation
(î[;.aTiov), nom générique sous lequel on comprenait le tî£tc)vo; et la
y.a>.uTCTpa2. Dire en quoi le i^tT^loç ou châle se distinguait de la y-aWiîTpa
ou voile, c'est chose assez difficile, d'autant plus que les Grecques
n'étaient sans doute pas moins curieuses de nouveauté que les Fran-
çaises et les modes antiques pas plus constantes que les modernes.
A l'époque de nos terres cuites, la calyptra ne différait, ce semble, du
péplos que par la finesse plus grande du tissu et par la petitesse relative
de ses dimensions; le péplos était au contraire plus ample et plus épais;
l'usage aussi de ces deux vêtements était un peu différent; mais comme
les formes en étaient les mêmes, on portait parfois la calyptra comme un
péplos, ou le péplos comme une calyptra.
Toutes les variétés de l'himation sont également des pièces d'étoffe
rectangulaires larges environ de 1 mètre à 1",50, et deux à deux fois et
demie plus longues. A Thèbes, à l'époque de Dicéarque, cette pièce d'étoffe
était toujours blanche, et c'est ainsi que nous la trouvons sur une terre
cuite du Louvre dans laquelle, à l'ajustement caractéristique du voile sur le
visage, on reconnaît une Thébaine. A Tanagra, au contraire, ville riche et
luxueuse, nous la voyons presque toujours rose. Elle est quelquefois, en
outre, bordée sur tout son pourtour d'une bande de couleur différente,
jaune, pourpre ou noire. La finesse extrême attestée dans la calyptra par
les petits plis pressés qu'elle forme, et vantée dans de nombreuses épi-
1. Anthologie, ipigv. votive, 285. Léonidas.
2. On a écrit des volumes sur le péplos, il est bien entendu que je ne parle ici que
de Tanagra et de l'époque d'Alexandre. C'est en matière de costumes surtout qu'il
faut distinguer avec soin les lieux et les époques.
62 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
grammes, fait supposer qu'elle était en lin; le péplos, au contraire, était
sans doute en laine. — Quant à la manière de porter ces deux vêtements,
elle varie à l'infini; chaque année apportait évidemment sa mode, chaque
changement de température, chaque circonstance de la vie motivait un
ajustement différent, et chaque femme avait ses préférences, variables
à leur tour d'une heure à l'autre. Faisait-il un peu chaud, voulait-elle
se mettre à l'aise , la Grecque laissait la calyptra flotter par derrière à la
hauteur de sa taille en la soutenant seulement sur les deux bras à demi
repliés, et laissant les bouts pendre de chaque côté ; ou bien encore elle
rassemblait un de ces bouts et le rejetait négligemment par-dessus son
épaule gauche. Ce n'est plus alors qu'une écharpe élégante, un prétexte à
des poses gracieuses. — La température était-elle plus fraîche, la dame
voulait-elle se vêtir d'une manière plus majestueuse, elle posait un des
bords de la calyptra, à peu près au milieu de sa longueur, sur le sommet
de sa tête, de manière que les cheveux fussent couverts et le front en
partie ombragé. Elle balançait alors légèrement le haut du corps pour
faire tomber régulièrement sur les deux épaules les extrémités du voile ;
puis, saisissant de la main droite l'extrémité qui couvrait ce côté, elle la
ramenait plus ou moins sur l'épaule gauche, de manière que cette partie
formât derrière le dos une masse de plis verticaux ; lorsque l'extrémité
gauche de la calyptra avait été préalablement bien étalée sur la poitrine,
puis l'extrémité droite entièrement rejetée sur l'épaule gauche, l'inter-
section des bords supérieurs de ces deux parties se faisait sur la bouche,
et du visage on ne voyait plus que les yeux et le nez. Plusieurs figurines
du Louvre montrent cet arrangement, familier surtout aux Thébaines et
que Dicéarque décrit en ces termes' : « La partie de leur himation, qui
forme voile au-dessus de leur tête, est disposé de telle sorte que le visage
est réduit aux proportions d'un petit masque ; les yeux sont seuls à dé-
couvert, tout le reste est caché sous le vêtements » C'est ainsi qu'encore
aujourd'hui les paysannes turques s'entortillent de leur feredjéà carreaux
bleus et rouges lorsqu'un étranger les surprend.
Le péplos s'ajuste au moyen du même mouvement, avec cette diffé-
rence que d'ordinaire il est simplement posé sur les épaules avant d'être
drapé autour du corps et laisse la tête à découvert. Lorsqu'il est un peu
ample et qu'il n'est pas trop rejeté sur l'épaule, il forme un vêtement
1 . To Tôiv îij.aTiûv im v},i xétp».;,^; x.âXu(j.p.a tcioûtov èstiv ûarE TrjoctmTtiSîw Jo/.eïv nâv to
irpdumnov xaTSiXvitpôocf cl -jàp ôç6aXjj.ol SiatpaîvovTat |j.ovc.v, Ta Sï Xotnà [j.Ép7i TOÙ wpcociiivcu itavTX
KXTÈ'/.STa' Tf-îç îu.aTioiç.
2. Anthologie, Épigr. votives, 211.
LES FIGURINES DE TANAGRA.
63
plein de majesté, qui indique suffisamment les formes sans les serrer
trop indiscrètement. Les jeunes filles le portent au contraire très-court
et s'en emmitouITlent d'une manière plus coquette; elles commencent par
FEMME DRAPEE A LA THEBAINE.
(Fabrique de Tanagra.)
en attirer toute l'extrémité gauche sur la hanche droite, puis relèvent
résolument l'extrémité droite sur l'épaule gauche, de sorte que l'étoffe
colle sur la poitrine.
Si nombreuses que soient les manières de se vêtir, plus variées encore
64
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sont les coiffures, et ici admirons comme la mode dans'' ses révolutions
incessantes revient souvent au même point. Il est telle coiffure des figurines
de Tanagra qu'affectionnent encore nos élégantes : un artiste capillaire
DAME GRECQUE COIFFEE DU PETASOS.
{Fabrique de Tanagra.)
en trouverait immédiatement le nom moderne. Les trois coiffures les plus
fréquentes sont fort simples: dans la première, les cheveux sont redressés
de toutes parts vers le sommet de la tête, et là serrés par un bandeau, de
manière à former une sorte de touffe. C'est ce que les Thébaines appe-
LES FIGURINES DE TÂNÂGRÂ. 65
laient la.jj.T:oi^wv ». Dans la seconde, la masse en est divisée par une raie
tracée au sommet de la tête ; chaque moitié, disposée en boucles, est
ensuite ramenée derrière la nuque et là rassemblée en une sorte de boule.
Dans la dernière enfin, les cheveux, rejetés vers la partie postérieure de
la tête, sont soutenus par un mouchoir dont les deux extrémités sont
agrafées l'une à l'autre au sommet du crâne.
Certaines statuettes, dans lesquelles on distingue aisément des chan-
teuses, des musiciennes, ont des coiffures plus prétentieuses, parfois
tapageuses. Une des figurines du Louvre est coiffée exactement à la
Dubarry; derrière le cou de plusieurs autres pendent de volumineux
chignons; mie courtisane, reconnaissable à sa pose provocatrice, à la
légèreté immodeste de ses vêtements, à l'expression commune et sensuelle
de sa figure, porte sur la tête une couronne dorée; une joueuse de tam-
bour de basque a ses cheveux coquettement entremêlés de feuilles de
peuplier blanc, à la fois ornement et symbole du culte de Dionysos
auquel elle est attachée.
Les terres cuites de Tanagra nous révèlent l'importance, dans le cos-
tume des femmes, de deux accessoires dont on était loin de croire l'usage
aussi répandu : je veux parler du chapeau et de l'éventail. On croyait le
chapeau réservé aux paysannes et aux voyageuses ; son apparition fré-
quente dans nos figurines montre que les dames en faisaient aussi grand
usage. Il est rond, presque plat et surmonté d'une haute pointe qui rap-
pelle le chapeau des Bressanes ; il est posé sur le sommet de la tête, tan-
tôt sur les cheveux, tantôt sur le voile lui-même, et sans doute quelque
bride, invisible dans les terres cuites, le maintenait à sa place. L'éventail
(piTTi^iov) est toujours en forme de feuille de lotus et ne se plie point. Il
est en général bleu clair'; parfois le centre en est d'une couleur, et la
bordure d'une autre ; rarement il est décoré d'une palmette.
Dans quelle intention mettait-on dans les sépultures cette multitude
de figurines? Quelle est l'origine, quel est le sens de cet usage? Pour
trouver la réponse à ces questions, il faut remonter un moment à l'image
que se faisaient les anciens Grecs de la mort, et à certaines particularités
de leurs idées religieuses.
1. Dicéarque. Tô Sï Tpî-/.wfi.a... àvaJeîeu.Évov p.E'xpi Tri; xoputpyi;' 8 5-« xaXsÎTai Otto tûv
ï-^/^ûipîuv Xa[XTrâ^t&v.
2. Martial HI, 82, prasino flabello.
su. — 2« PÉRIODE, 9
66 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Que l'âme fut immortelle, c'est une croyance qui, dès la plus haute
antiquité, a été universelle chez les Grecs ; seuls les philosophes l'ont
quelquefois niée ; mais elle éclate à chaque instant dans les mythes les
plus anciens, elle est la seule explication des rites des funérailles, et
l'affirmation en est fréquente, non-seulement dans la littérature, mais
dans les inscriptions des stèles, textes bien autrement populaires. — Sur
le cénotaphe que les Athéniens élevèrent dans l'Académie aux cent cin-
quante citoyens morts au siège de Potidée (432 avant J.-C), on lisait ces
« L'Éther a reçu les âmes, et la terre les corps de ces hommes. C'est devant les
portes de Potidée qu'ils ont été ensevelis. »
Mais si cette croyance était générale, la conception du destin réservé
aux âmes n'était ni bien nette ni bien élevée. Les peuples primitifs ne
se sont guère jamais imaginé la vie future que comme une reprise de la
vie présente, après une crise douloureuse, mais courte. Les guerriers
Scandinaves continuaient dans la Walhalla l'existence d'orgies et de ba-
tailles à laquelle ils s'étaient livrés sur la terre. Les héros des poëmes
homériques retrouvaient dans l'Hadès leurs compagnons et leurs plaisirs
passés. Orion, dans l'Odyssée « poursuit sur la prairie d'Asphodèle les
bêtes sauvages qu'il a tuées jadis sur les montagnes ».
De cette idée grossière, mais naturelle, naquit l'habitude de placer
dans le tombeau ou sur le jjûcher tout ce qui avait plu au mort pendant
sa vie. On « envoyait » avec lui (tcou-tt/i') non-seulement tout ce qui lui était
strictement nécessaire pour vivre dans l'Hadès, du vin, de l'huile, des
gâteaux^, mais ce qu'il lui fallait pour y faire bonne figure, des ai'mes,
des vêtements, des bijoux, des chevaux, des chiens, etc. On se préoccu-
pait surtout de lui assurer des compagnons, car, dans la mort, la solitude
était ce qui épouvantait le plus les anciens. Nul doute qu'en Grèce,
comme dans l'Inde, on ne lui ait primitivement immolé sa femme : plus
Tû)vo£* IToTEt^aîa; 5' à^.(fi ivuXaç eX[aêev.
Les fragments de cette inscription sont aujourd'hui au British Muséum. — M. Kir-
chhoff (inscr. Altic. I. 442), d'après une copie fautive avait lu ËJ[a|j.tv, « ils ont été
domptés par la mort. » M. Hicks, le dernier éditeur de ce document {ancient greek
inscriplioyis in Ihe British Muséum^ part I, Altica, xwyii), a lu sur le marbre EA et
propose Ê'x[aaav, « ils ont marché à l'assaut ». ÈXaêev, se rapportant à y.ôûv, me parait
plus simple.
2. Cet usage s'est conservé dans la Grèce moderne; dans certains villages, on ne
manque jamais, le jour des morts, d'aller déposer sur les tombes du vin et du pilaf.
LES FIGURINES DE TANAGRA. 67
tard, on se contenta de quelque belle captive. BansV Iliade,, Achille sacri-
fie à Patrocle, en même temps qu'il égorge, « non sans gémir amère-
ment », quatre coursiers et neuf chiens nourris à sa table, douze jeunes
Troyens « car en son âme il a résolu une mauvaise action ' » .
Rémarquons cette réflexion : au moment où les Aëdes répétaient ces
vers, l'humanité protestait déjà contre ces rites sanglants. Aussi, si l'on
continua toujours à verser devant la stèle du mort du vin et du lait, si
l'on garda l'habitude de mettre des aliments dans son sarcophage (les
vases que l'on y plaçait ne servaient qu'à contenir ces aliments), on
remplaça de bonne heure les victimes par de simples simulacres.
Il ne faut pas croire que la piété profonde des Anciens trouvât à
redire à ces subterfuges. Les dieux eux-mêmes s'y laissaient prendre, et
ne s'en offensaient point. Dans la Théogonie d'Hésiode, poëme hiéra-
tique s'il en' fût, Géa faisait avaler à Kronos, au lieu de ses enfants, des
pierres enveloppées de langes. Prométhée partageait les chairs des vic-
times en deux parts : la plus petite renfermait les viandes dissimulées sous
la peau ; la plus grosse contenait les os, enveloppés d'une appétissante
couche de graisse. Zeus, convié à choisir, mettait sans hésiter la main
sur cette dernière, et les hommes continuaient religieusement à la lui
réserver.
Certes, il serait imprudent de confondre l'antiquité romaine et l'anti-
quité grecque : les deux races sont sœurs pourtant, et les traditions de
l'une expliquent souvent celles de l'autre. Or, d'après la vieille légende,
lorsque Jupiter s'apprête à demander à Numa dix têtes... humaines, Numa
lui coupe la parole et lui offre dix têtes... d'oignons. Et tous les ans, aux
Ides de mai, les Vestales précipitaient, du pont Sublicius dans le Tibre,
trente mannequins habillés en hommes, qui représentaient le tribut dû au
fleuve par les trente curies romaines.
Combien cette confiance naïve en la crédulité des dieux persista chez
les Grecs, c'est ce qu'attestent deux exemples historiques. Lorsque Cylon
eût été chassé de l'Acropole par le peuple d'Athènes et ses partisans mas-
sacrés, la peste éclata dans la ville et la ravagea jusqu'à ce qu'une statue
de Cylon eût été érigée à l'Acropole. Athéné accepta le marbre comme
l'équivalent de la chair qui lui avait été ravie, et les calamités cessèrent.
— Pausanias, convaincu de trahison, se réfugie dans le temple d'Athéna
Khalkiœkos ; on en enlève la toiture el on en mure la porte; et le roi
1. L'immolation des chiens et des chevaux dont Achille regrette si vivement de se
priver, et qu'il destine évidemment aux plaisirs de Patrocle dans l'Hadès, empêche
d'attribuer à un simple sentiment de vengeance le massacre des douze Troyens. Ce
sont des esclaves qu'il envoie à son ami mort, pour le servir.
68 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
meurt de faim et de soif. Aussitôt la déesse manifeste sa colère par les
prodiges les plus terribles : l'oracle de Delphes, consulté, prescrit aux
Lacédémoniens de restituer à Athéna le double de ce qu'ils lui ont pris;
et, en effet (ici j'emprunte les propres paroles de Thucydide*), ils placent
dans son sanctuaire « deux Pausanias au lieu d'un » ; seulement ils
étaient de bronze.
Les morts ne pouvaient pas être plus clairvoyants ou plus revêches à
la fourberie que les dieux immortels. Aussi les dupait-on de mille ma-
nières. La plus bizarre de ces supercheries est une particularité peu
connue de la construction des plus grands lékythes athéniens. Ces vases,
destinés uniquement aux libations funéraires, atteignent parfois cinq à
six litres de capacité; j'en ai vu un qui en contenait certainement plus
de quinze. Les remplir d'huile ou de vin eût été assez coûteux. Aussi,
lorsqu'on les fabriquait, avant d'en souder les deux parties, on engageait
au bas du cou une sorte de petit vase qui fermait complètement le pas-
sage. Dès lors, il suffisait de quelques gouttes pour faire affleurer le
liquide aux lèvres du lékythos. et l'on parvenait à peu de frais àfaire une
libation en apparence somptueuse. Bien plus, si peu coûteux que fussent
les gâteaux que la piété obligeait de déposer annuellement sur la tombe
des morts, ils l'étaient encore trop pour certains parents économes.
Aussi les remplaçait-on par de petits pains ou de petits cônes en terre
cuite qui portaient parfois, pour mieux tromper le destinataire, l'inscrip-
tion TAYK (doux) ou MEAT (miel).
Eh bien, les pains en terre cuite expliquent les figurines en terre
cuite. De même qu'ils remplacent des pains véritables, les figurines rem-
placent des compagnons réels qu'il n'est plus possible de donner au
mort ; il vit ainsi dans la tombe, entouré d'une joyeuse société : femmes
à la gracieuse tournure, au costume élégant ; enfants rieurs, jeunes
gens tous prêts à recommencer avec lui les jeux du gymnase. Vénus
même et les Amours de tout genre ne l'ont point abandonné. — Main-
tenant, que dans la suite des temps ce symbolisme se soit un peu
obscurci, que le rite religieux soit devenu un hommage d'habitude, et
que, le goût du beau aidant, les figurines votives soient devenues peu
à peu des objets d'art sans signification précise, variés à l'infini suivant
le caprice du jour, cela n'a rien qui doive nous surprendre et qui soit
contraire aux vraisemblances.
O. RAY ET.
\, Livre I, 134, Suo aà^Lcra. àv6' ivôç.
LES GRAVEURS CONTEMPORAINS
JULES JACQUEMART'
§ III.
PLANCHES GRAVÉES PAR SUITES DANS LES OUVRAGES SPÉCIAUX.
1° HISTOIRE DE LA PORCELAINE^.
N'^ 31 à 59.
Pour cette série de vingt-six planches, M. Jules
Jacquemart a gravé un titre destiné à accompagner
les rares exemplaires des planches tirées à part avant
l'édition.
La plupart des dessins ont été conservés et une
collection en a été exécutée par l'artiste, à l'aquarelle
sur peau de vélin, pour accompagner un exemplaire
tiré aussi sur vélin.
Il est à remarquer que, dans ces planches, où
les colorations sont très-diverses et oîi il fallait rendre
les eJEfets miroitants de la porcelaine, sans nuire à la
netteté du décor peint, l'artiste, encore peu familier
avec les procédés de l'etouche, a su arriver du pre-
mier coup aux effets les plus compliqués. Toutes ces pièces exécutées
d'après des objets aux formes capricieuses, d'une ornementation abon-
dante, variée et toujours décorative, que la pointe n'avait point encore
1. Voir Gazelle des Beaux-Arls , 2= période, t. XI, p. 559.
2. Histoire artistique^ indusliHelle et commerciale de la porcelabie, par Albert
Jacquemart et Edmond Le Blant (Paris, Techener, 1862). Ouvrage qui mit en relief
MM. Jacquemart père et fils, et qui demeura un modèle par la façon dont la gravure
s'y fait le commentaire éloquent et lumineux du texte.
70 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tenté de rendre, sont des merveilles qui rivalisent, avec les originaux,
de finesse et d'éclat, qui en rendent admirablement les diverses colora-
tions, et auxquelles il faudrait en quelque sorte appliquer les mêmes
éloges et les mêmes formules admiratives. Nous citerons, entre les plus
parfaites, les planches 3, 5, 8, 10, 11, 12, 19, 23, 27 et 28. Nous ne
pouvons mieux faire pour cette série, comme pour la suivante, que
d'emprunter les désignations techniques que nous joignons à l'énumé-
ration de quelques planches, au livre même de M. Albert Jacquemart,
notre érudit collaborateur, dont la compétence spéciale en ces matières
est si parfaite. La plupart des types ont d'ailleurs été empruntés à sa
magnifique collection céramique.
Il n'y a pas d'états différents, sauf quelques collections avant le nom.
de l'imprimeur.
31. Titre. — Tr. c. H. O'^^ilO; L. 0'",145.
Un encadrement découpé à jour, dans le goût des écrans en bois de fer de la
Chine, entoure l'inscription :
Vingt-six planches à l'eaii-forte gravées pour l'Histoire de la porcelaine,
par Jules Jacqiie?nart, i860.
Pas d'état particulier. Très-rare.
32. Planche -1. — Famille archaïque. — Tr. c. H. O^jaiO; L. 0"\1S2
33. PI. 2. — Famille chrtsanthémo - poeonienne. Japon. — Tr. c. H. 0"',210;
L. 0"',1oO.
34. PI. 3. — Famille chrysanthémo - pœoNiENNE. Chine. — Tr. c. H. 0'",210;
L. 0'",150.
35. PI. 4. — Famille verte. Chine. — Tr. c. H. (i"',%\0; L. O-sISO.
Cette planche est celle qui fut abordée la première. L'artiste en a conservé
une épreuve qui diffère par quelques variante^ peu sensibles; peut-être a-t-elle
été faite deux fois.
36. PI. 5. — Famille verte. Chitie.— Tr. c. H. 0'",240; L. 0">,150.
37. PI. 6. — Famille rose. Chine. — Tr. c. H. 0"',210; L. 0"',150.
Un plat d'un riche décor, et au-dessous, avec une petite coupe charmante,
une tasse à reliefs, dans sa soucoupe, imitant la fleur et la feuille du Nélombo.
38. PI. 7. — B'amule rose japonaise. École ariislique. — Tr. c. H. 0"',210;
L. 0°',1bO.
Délicieux spécimens du décor à figures.
39. PI. 8. —Famille rose japonaise. École artistique. — Tr. c. H. 0",210;
L. 0'",1S0.
Réunion des types les plus riches des décors à ornements, fleurs ou animaux
divers. Au milieu, la soucoupe au coq, chef-d'œuvre de la peinture émaillée.
JULES JACQUEMART.
71
40. PI. 9. — Famille rose japonaise. Décor dit à mandarins. — ïr. c. H. O^jâlO;
L. 0'",150.
Très-jolie potiche à six pans, avec fins médaillons entourés de rinceaux d'or.
41. PI. 10. — Famille rose japonaise. École dite de l'Inde. — Tr. c. H. O-'j^lO;
L. 0'",1bO.
Tasse à reliefs blancs sur blanc, avec quelques fleurettes peintes.
TAUREAU SACRB,
Dessin de M. J. Jacquemart d'après un bronze indien de sa collection.
42. PI. 11. — Porcelaine impériale japonaise. — Tr. c. H. C'jSIO; L. O^jlSO.
Il y a ici une pièce merveilleuse de rendu et surprenante de procédé : c'est
la soucoupe fond noir à bordure d'ornements déliés d'or, avec sujet central de
deux joueurs de trompe. Égal et profond, le noir a été travaillé de telle sorte
que les délicates réserves du pourtour ressortent nettement, sans être brouillées
par l'encre qui les environne.
72 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
43. PI. 12. — Porcelaine vitreuse. Japon. — Tr. c. H. O^jSIO; L. 0'",'130.
Celle planche, comme la précédenle, est remarquable par la nouveauté de la
facture et l'exactitude des colorations. La pâte mince et opaline elles décors déli-
cats en émaux saillants y sont exprimés à ravir.
44. PI. 13. — Fabrications exceptionnelles. — Tr. c. H. O^.SIO; L. 0"',1oO.
Les craquelés et les céladons sont rendus, dans celte planche, avec la fluidité
de leur couverte ombrante, avec l'intensité du Qn réseau qui divise l'émail.
4b. PI. 14. — Fabrications exceptionnelles. — Tr. c. H. 0"',210; L. O''\150.
Ici, c'est le blanc de Chine, la peau d'orange et le soufflé qui ont présenté à
l'artiste de nouveaux problèmes de couleur résolus avec la même dextérité.
46. PI. 15. — Fabrications exceptionnelles. — Tr. c. H. (i'",%\0\ L. 0'",150.
Là, le graveur a su rendre le laque à fine mosaïque de nacre, ou le laque, imi-
tant le bois veiné, qui recouvre une théière craquelée, et sur lequel se déroule
un paysage aux montagnes d'or.
47. PI. 16. — Porcelaines bleues. Chine. — Tr. c. H. 0"",210; L. O-sIbO.
Dans cette planche, c'est surtout l'exacte expression du style des vieilles
époques de l'art chinois qui a été cherché par l'artiste.
48. PL 17. — Porcelaine hindoue. — Tr. c. H. 0"',210; L. 0"',150.
49. PI. 18. — Porcelaine de Perse. — Tr. c H. 0"',210; L. 0'",150.
Magnifiques pièces aux colorations riches et puissantes.
50. PI. 19. — Porcelaine de Perse. — Tr. c. H. P"',210; L. 0"',150.
Nous trouvons ici deux pièces capitales de la collection si riche de M. Albert
Jacquemart : deux surahés, l'une à inscription persane qui donne le nom et
l'usage de cette bouteille de libation; l'autre, au Ion fauve, sur laquelle s'épa-
nouit en clair un ravissant bouquet de fleurs en erigobe blanche.
51. PI. 20. — Porcelaine de Saxe. — Tr. c. H. 0'",210; L. O^'.lbO.
52. PL 21. — Porcelaine tendre françaisiï. — Tr. o. H. 0"\210: L. 0"',150.
Charmants spécimens des petites fabriques primitives, Rouen, Sceaux et
Saint-Cloud.
53. PL 22. — Porcelaine tendre française. — Tr. c. H. 0"',210; L. O-^ISO.
Décors charmants et de formes délicates."
54. PL 23. — Porcelaine tendre française. — Tr. c. H. 0">,210; L. 0"',150.
Précieux vase de Sèvres de la collection de M"'» la baronne de Rothschild. Le
fond bleu tendre, sur lequel jouent de fines guirlandes de feuillages d'or, encadre
un petit Amour assis dans des nuages légers. Toute l'époque est là, écrite sur
ce bijou céramique.
55. PL 24. — Porcelaine tendre française. — Tr. c. H. 0'",210; L. 0"',1n0.
Pièces superbes de la fabrique de Sèvres, dans la splendeur de son apogée.
56. PI. 2.b. — Porcelaines diverses.— Tr. c. H. 0"',210; L. 0,150.
Il y a là une pièce dont la date esl bien écrite : c'est une gracieuse aiguière
sur laquelle un jeune muscadin semble attendre, dans un parc, l'heure du ren-
dez-vous qu'il a devancé. Un fond d'aquatinte figure dans la base découpée en
JULES JACQUEMART.
73
acanthe. Cette teinte tamponnée à l'éponge est le signe de déclin du goût dans
la peinture céramique.
57. PI. 26. — Porcelaine mixte italienne. — Tr c. H. Om,2'IO; L. 0"',1bO.
C'est la Brocca des Médicis, déjà donnée dans la Gazelle des Beaux-
Arts; mais cette fois, l'artisle, plus difficile pour lui-même, a gravé sa planche
devant le vase.
FIGURINES JAPONAISES EN EOIS SCULPTE
(Collection de M. J. Jacquemnrt.
58. PI. 27. — Planche additionnelle, tirée de la collection de M. Léopold Double.
— Tr. c. H. 0'",210; L. 0'",150.
Magnifique vase de vieux Vincennes, forme Médici?, à bouquets d'œillets en
relief. Le fond bleu de roi à vermiculés d'or, les bouquets peints et les délicates
découpures des fleurs qui se profilent en relief, tout est exprimé nettement dans
cette remarquable planche.
59. PI. 28. — Planche additionnelle, tirée de la collection de M. Léopold Double.
— Tr. c. H. 0'",2'10; L. 0™,150.
Spécimens de premier ordre et du plus grand prix des produits sortis de notre
fabrique nationale au inoment de son épanouissement.
11 a été tiré quelques rares épreuves de ces deux planches, avant la gravure
de l'écusson portant les armes du possesseur et la légende : Ex museo Double.
2^ PÉRIODE.
10
7li GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
2° HISTOIRE DE LA CERAMIQUE*.
N"' 60 à 71.
Cette superbe édition, publiée pai- M. Hachette, d'un livre qui em-
brasse les traits généraux de l'histoire tout entière de la production céra-
mique, est accompagnée de 12 planches gravées à l'eau-forte, par Jules
Jacquemart, d'après les types les plus frappants et les mieux caractérisés
de l'art, chez les différents peuples et aux différentes époques où il a été
en honneur.
Quoique dix années de travail et d'expérience nouvelle séparent cette
seconde suite de la première, celle-ci semble être le complément naturel
et nécessaire de son aînée : même finesse, même scrupuleuse exactitude,
même tenue d'ensemble, mêmes procédés de coloration ; tout au plus
trouve-t-on dans quelques-unes de ces ravissantes eaux-fortes l'indice
d'une main plus prompte et plus ferme encore, d'une habileté de pointe
plus sûre d'elle-même.
Les dessins de quelques pièces ont été conservés ; les autres figures
ont été gravées directement sur la plaque après une première mise en
place au crayon rouge. Des planches de premier état, il y a quelques
épreuves éparses; quelques rares collections ont été tirées avant la
signature en très-belle condition.
60. PI. 1. — Chine. Famille verte. — Vase lamelle à sujets historiques. —
H. O'",1o0; L. 0"',130.
Particulièrement délicate de ton et pi-écieuse de dessin, cette planche est
venue du premier coup; partant pas de changements à signaler.
61. PI. 2. — Japon. Famille chrysantiiémo-poeonienne. — Potiche élancée portant
le chien de Fo et la carpe sortant des eaux. — H. O'^^ISO; L. O^jlSO.
On peut citer, entre toutes, cette planche, pour la façon merveilleuse dont la
puissante harmonie, la richesse et la variété des tons ont été rendues par l'ar-
tiste.
Pas d'état particulier.
62. PI. 3. —Chine. Porcelaine colorée sur biscuit.— Théière et tasse en forme
de fleur de thé.— H. 0"',150; L. 0"',30.
Échantillons précieux d'une des fabrications les plus fines, rendus avec un
esprit et une adresse extrêmes. Les tons si frais de l'anse de la théière, qui imite
le réseau d'osier de la vannerie, ne sont pourtant modelés que par la précision
des dessins qui la décorent.
1. Histoire de la. Céramique, étude descriptive et raisonnée des poteries de tous
les temps et de tous les peuples, etc., par Albert Jacquemart. Paris, Hachette, 1873.
LE LISEUR.
f Colle-tion de M"^ ouermondt )
JULES JACQUEMART. 75
Quelques épreuves d'essai avant les légers traits de pointe sèche ajoutés après
la morsure.
63. PI. 4. — Japon. Décor artistique. — Soucoupe riche à fond émaillé. —
H. O'",1o0; L. O^.iao.
Cette petite pièce est un véritable cliof-d'œuvre de céramique exprimé par
un chef-d'œuvre d'eau-forte. C'est plus que l'image de l'objet, c'est l'objet lui-
même, avec l'intini de son décor capricieux, avec ses mille nuances et ses
mille détails, avec l'insaisissable variété de ses colorations ju.\taposées; c'est
l'art du rendu matériel arrivé au suprême degré de perfection.
64. PI. 5. — Perse. Porcelaine tendre. — Gargoulette ornée du simorg. —
H. O^-.ISO; L. 0™,'I30.
Décor riche et vibrant de ton ; travail simple et très-franc. Pas de retouches.
65. PI. 6. — Faïence de l'Asie Mineure. — Lampe de mosquée. — H. 0"',150;
L. 0"',130.
Ici c'est l'éclat chatoyant deg arabesques et des inscriptions, découpées sur
le fond à reflets métalliques, qui a été saisi avec 'un rare bonheur par un tra-
vail rapide qui suit la forme et sur lequel l'artiste, avec un de ces artiBces
ingénieux dont son imagination s'est composé un arsenal sans pareil, a enlevé
les réserves au pinceau.
66. PI. 7. — Renaissance italienne. — Gourde de chasse en majolique d'Urbino.
H. 0"',150; L. 0">,130.
Le graveur a surtout cherché à transcrire, dans cette planche, la fierté du
style et l'accent de la composition qui se déroule sur les flancs lustrés du vase.
Quelques épreuves d'essai avant la planche terminée.
67. PL 8. — Renaissance italienne. — Aiguière en majolique. — .H. 0"',loO;
L. 0"\430.
Représentation extrêmement exacte de l'original, avec ses accidents et sa
gaucherie de dessin.
Quelques épreuves avant les traits à la pointe sèche, qui passent sur l'enfant,
et la lumière enlevée sur le paysage, pour donner au vase plus de saillie.
68. PL 9. — France. Moustiers. — Sucrier à poudre j en faïence. — H. 0™,1S0;
L. 0",130.
Vive et fraîche eau-forte, enlevée de verve sans retouches.
69. PL 10. — Espagne. — Aiguière, en faïence de Talavera de la Reyna. —
H. 0'°,'I50; L. 0™,130.
Poterie mate a fond blanc, décorée seulement de quelques fleurettes et de
paysages cursifs. Planche d'un effet très-original.
Il n'y a pas d'élats.
70. PL 11. — France. Porcelaine- de sèvres.— Vase de Fonlenoy. — H. On>,1bO;
L. 0'»,130.
Cette planche est encore une merveille d'eau-forte d'après une merveille d'in-
vention et d'élégance. Nous noterons spécialement la valeur des blancs et de
l'or qui s'enlèvent si finement sur le bleu pâle du fond, ainsi que la physionomie
76 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
des petits personnages qui, malgré l'exiguïté des sujets, s'animent sous la
touche spirituelle du peintre.
État à très-peu d'épreuves avant les fines tailles du fond.
71. PI. 12. — Saxe. — Aiguière de porcelaine à reliefs. — E. 0'",150; L. 0"',130.
Planche très-délicate, dont l'exécution fait pardonner au goût médiocre de
l'objet. Les chicorées ourlées d'or, la guirlande de pampres et la petite bergère,
sont assurément hors de proportion avec le mascaron central; mais elles sont
si finement détaillées par la pointe du graveur, si coquettement enlevées, que
l'œil s'en amuse sans autrement les discuter.
3" FAÏENCES ET PORCELAINES DE V A LEN CIENNES.
N°» 72 et 73.
Recerches historiques sur la minufacliire des faïences et des porce-
laines de r arrondissement de Valenciennes, par le docteur A. Le Jeal.
MDGGGLXVIII.
Deux planches à l'eau-forte, par M. .Jacquemart, accompagnent cette
monographie savante et éditée avec un grand luxe.
72. PI. 1. — Tasses a café et pot a crèmiî. — Décors charmants dans le goût de
Sèvres. — Tr. c. H. 0'",162; L. 0"M15.
Mêmes qualités que dans les planches de VHistoire de la porcelaine.
Quelques épreuves avant la signature.
Les dessins, enlevés d'un crayon très-vif, ont été conservés.
73. PI. 2, — Tr. c. H. 0"M6'J; L. 0">,115.
Autres spécimens de décors à colonnes de barbeau et à médaillons de
paysages. Sur la coupe du couvercle, du bas, les fabriques et les arbres, en
camaïeu foncé, se mélangent harmonieusement aux délicates guirlandes d'or
qui les entourent.
Quelques épreuves avant la signature.
ll° HIST0IP.E DE LA BIBLIOPHILIE ^
N<" 74 à 124.
Dans le même temps que le jeune graveur illustrait les deux ouvrages
de son père, les éditeurs et libraires Techener se préoccupaient de
publier la magnifique collection de reliures anciennes qu'ils avaient
réunie, ainsi que quelques-uns des monuments de ce genre les plus pré-
1. Paris, Techener, 1864. — Suite d'estampes publiéss par livraisons de cinq
planches sans autre le.v.te que les sommaires placés sur les couvertures et les légendes
gravées.
JULES JACQUEMART.
77
cieux, conservés clans les grandes bibliothèques publiques et privées. Ils
pensèrent à Jules Jacquemart. En une soirée, les riches épaves des Biblio-
thèques de Canevarlus, de Grolier, de Majoli et du président de Thou —
c'était encore l'âge d'or de la bibliophilie — défilèrent sous ses yeux
éblouis, suscitant son enthousiasme, éveillant en lui un monde d'impres-
sions et d'admirations nouvelles. Les bases de la publication furent arrê-
tées séance tenante et l'on se mit aussitôt à l'œuvre.
Concurremment aux planches de Y Histoire de la porcelaine, l'artiste
grava cette suite admirable de reliures des xvi'^ et xvii'' siècles. Ce fut
VASE CHINOIS.
Dessin de M. J Jacquemart, d'après un brunze de su collection.
véritablement un effort considérable, et, s'il poursuivit sans défaillance
un travail aussi nouveau pour sa pointe d'aquafortiste, aus.si plein
d'imprévu, aussi hérissé de tant de périls et de tant de difficultés dans
son apparente monotonie, c'est qu'il y mit tout le feu et toute l'ardeur
de sa jeunesse. Il faut voir une à une ces cinquante planches de format
grand in-folio pour se rendre un compte exact des dimensions de la
tâche acceptée. Ce fut pour lui une lutte acharnée, opiniâtre, entremêlée
de succès et de défaites, maintes fois abandonnée et reprise, mais dont
il sortit, en fin de compte, complètement victorieux. Car, non-seulement
il s'agissait pour lui de traduire les motifs d' ornements, les arabesques
compliquées, les entrelacs si riches et si heureusement combinés qui
78 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
font de certains plats de reliures de magnifiques œuvres d'art, mais il
voulait encore rendre l'aspect même des peaux brunies et polies par le
temps et jusqu'à ce grain si particulier du maroquin, exquise jouissance
du toucher, qui invite à la caresse et que connaissent si bien les mains
exercées des bibliophiles ; il lui fallait en quelque sorte exprimer avec
les ressources limitées de la gravure ce je ne sais quoi qui est le fini du
temps et qui rend si vénérables ces reliques tenues par tant de mains
illustres. C'était aussi le scrupule amoureux de l'artisan frappajit à petits
fers ces enveloppes merveilleuses et poursuivant clou à clou ces riches
broderies d'or, les irrégularités de ce réseau charmant, et jusqu'à ses
naïves imperfections, qu'il devait rendre avec la monochromie de l'eau-
forle.
Il serait curieux de rechercher par quels procédés nouveaux et ingé-
nieux, par quels moyens souvent hétéroclites, par quelles ruses et par
quels stratagèmes, dirons-nous, l'artiste a pu obtenir cerlains résultats
étonnants d'exactitude et de trompe-l'œil : fonds d'eau-forte mélangés
d'aquatinte, frottés, grenés et pointillés, encres rousses et noires, emploi
simultané de vieux chiffons, de lambeaux de draps, de brosses à cirage
et autres instruments aussi barbares; mais ceci nous entraînerait trop
loin, et d'ailleurs nous craindrions d'être indiscret envers M. Jac-
quemart.
Ces planches, sans autre texte qu'une légende placée au bas de la
planche, dans un cai'touche composé par le graveur et chaque fois varié,
sont les premières et larges assises d'un monument élevé à l'histoire de
la reliure. Cinquante avaient déjà paru lorsqu'est survenue l'interruption
terrible où tant de choses devaient périr et notamment le magnifique
musée de reliures de la Bibliothèque du Louvre. La publication suspendue
sera-t-elle reprise un jour? Gela est bien douteux.
De ces planches, quelques épreuves d'essai ont été conservées, celles
surtout où un premier état pouvait avoir un intérêt d'art, comme le plat
n° 3i, dont le style des figures de bronze doré donne à la planche, avant
les fonds émaillés, un si grand caractère, et quelques autres dont la pre-
mière morsure, avant l'aquatinte qui dessine les ors, est curieuse, mais
elles sont peu nombreuses. Une description de ces planches serait impos-
sible; nous nous bornerons donc à donner la désignation sommaire de
chaque pièce. Signalons toutefois les plus remarquables, pour la réussite
de l'effet et l'importance des originaux, qui sont, parmi les reliures à
compartiments de couleur : les numéros 3, 8, 12, l!i, 16, 20, 29, 34,
36, 38 et /i2; parmi les reliures à petits fers sur fond uni, les numé-
ros 10 et 28 ; et parmi les cartouches, celui de la 46° planche, entre
JULES JACQUEMART. 79
mêlé de chardons et de lis, pour une reliure aux chiffres de Marie
Stuart.
Signalons aussi une collection d'épreuves très-belles, avant les
numéros et les cartouches d'ornement.
74. PI. 1. — Reliure exécutée pour J. Grolier. — H. 0"',38; L. 0'",2.3.
Bealas Rlienanus de Rébus germanicis, in-folio, Bàle, loSI. Reliure lyon-
naise à filets en compartiments et fleurons, avec la devise : lo. grolerii et
AMICORVM.
7o. PI. 2. — Reliure exécutée pour Thoh. Maioli. — H. 0"',39; L. 0'",25.
Arisloteles de Hisloria, partihiis et causis animaliam, in-folio, Bàle, 1534.
Reliure à entrelacs de couleur en incrustation de maroquin, avec la devise de
Maioli.
76. PI. 3. —Reliure exécutée pour Catherine de Médicis. — H. 0"',38; L. 0"',26.
Orlando furioso di Arioslo, in-4", Lyon, 15S6. Charmante reliure à com-
partiments de couleur, de style lyonnais, avec les chiffres entrelacés de la Reine.
77. PI. 4. — Reliure exécutée pour Marguerite de Valois. — H. 0"',38; L. 0"',28.
Le Psautier de David, grand in-4°, Paris, Jean Meltayer, '1386. Magnifique
reliure au pointillé, dite à la Fanfare, sortie des ateliers de Clovis Eve, le
relieur de Henri IV.
78. PI. 6. — Reliures exécutées pour Henri HL — H. 0"',38; L. 0'",26.
CkroHologia del mondo di Sansovino, in-8° Venise, 158i), et Les Médita-
lions de la Passion de Noire-Seigneur, in-'l2, Paris, 1578. Charmantes
reliures à petits fers ; l'une semée de fleurs de lis avec les armes de
France et de Pologne, l'autre avec les cliilTres du .roi et les emblèmes de la
Passion.
79. PI. 6. — Reliure exécutée pour J. Grolier. — H. 0"',39; L. 0"',26.
Bessarionis in calomnialorem Platonis, librilV, in-folio. Aide, 1516. Riche
reliure lyonnaise, à compartiments de couleur, à la devise de Grolier.
80. PI. 7. — Reliure exécutée pour Canevarius. — H. 0"',39 ; L. 0"",26.
Hygini de Slellis, in-folio, Bàle, 1535. Reliure lyonnaise à filets à froid et
petits fers, avec milieu en médaillon de couleur représentant le char d'Apollon.
81. PI. 8. — Reliure exécutée pour Louis de Sainte-Maure, marquis de Nelle.
— H. 0'",39 ; L. O'",2o.
Saint Justin, in-foIio, Paris, Vascosan, 1559. Magnifique reliure française,
du milieu du xvi' siècle, à compartiments noirs et blancs, sur fond grené. Ces
reliures, d'un style sévère et original, faites pour Louis de Sainte-Maure, sont
célèbres par leur beauté exceptionnelle autant que par leur rareté. La Gazelle
des Beaux-Arts a reproduit l'une de ces reliures, qui recouvrait un Pline de
Bàle, 1545 (1852, ¥ livraison).
82. PI. 9 — Reliure faite pour Etienne de Nully. — H. 0'",38 ; L. 0"',26.
Les Ordonnances de la ville de Paris en 1852, in-4°. Reliure d'Eve à petits
fers, avec les armes et les chiffres de Nully.
80
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
83. PI. 10. — Reliure aux armes du surintendant Fouquet. — H. 0'",38; L. 0°',26.
Voyage à Madagascar, par le sieur de f/acoi<r<^ manuscrit original, in-4''.
Reliure enlièrement dorée à petits fers et au pointillé, dans le style de Le
Gascon.
84. PI. 11. — Reliure exécutée pour J. Grolier. — U. C'.SS; L. 0"",29.
EuUiymnii monachi Zigaboni Commenlaliones in psabnos,, grand in-4°,
Vérone, 1330. Reliure lyonnaise, à compartiments avec la devise de Grolier.
85. PI. 12. — Reliure exécutée pour J. Grolier. — H. 0"',39; L. 0'",26.
Pauli Jovii de Vila l.eonis decimi, libri quatuor, in-folio, Florence, 1S49.
Reliure de la plus grande beauté, à compartiments de couleur.
86. PI. 13. — Reliure exécutée pour J. Grolier. — II. 0"',39; L. 0'",26.
Pauli Jovii llluslrium virorum ViUn, in-folio, Florence, 1349. Pendant
admirable de la reliure piécédente.
LOUIS GONSE.
{La suite procliaïncmenl.)
(^ .U.
EXPOSITION DE L'UNION CENTRALE
HISTOIRE DU COSTUME
SALLE DU MOYEN AGE*
ous avons vu combien le costume mili-
taire devint étroit et ajusté sur le corps,
pendant une grande partie du xiv" siècle.
Le costume civil inspira-t-il cette mode?
Nous ne le savons, mais en tout cas il
l'adopta.
Par une réaction inévitable, autant
les habits avaient été amples et flottants,
autant ils devinrent étriqués et raides.
Us se moulent le plus souvent, non pas
sur le corps, mais sur une garniture in-
térieure qui en amplifie les formes.
Si l'on s'en fût tenu au costume que nous montre l'effigie tumulaire
de Philippe-le-Oudeur de Logny, qui ne fut exécutée qu'en 1380, le mal
n'eût pas été grand, car le manteau court à capuchon, agrafé sur l'épaule
droite, laisse toute ILlDerté aux mouvements du bras qui agit. Celui-ci
cependant se montre quelque peu à l'étroit dans la manche du pourpoint
serrée dans l'avant-bras par de nombreux boutons, et gêné par deux
appendices pendants qui sont les manches du surcot.
La seconde plaque commémorative de la fondation de l'église du Val-
des-Écoliers, où l'on voit deux sergents d'armes en costume de cour à
côté de saint Louis, nous montre quel singulier assemblage d'ample et
d'étroit était devenu le costume; elle nous montre aussi que les rois
avaient conservé leur vêtement traditionnel. Les hommes de loi, leurs
conseillers, l'avaient conservé également, et ils portaient la robe longue,
tandis que le reste de la nation portait la robe courte.
1. Voir Gazelle desBeaux-Arls, t. XI, p. 337 et 460.
XII. — 2" PÉRIODE.
41
82 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Ceci était aussi une question d'âge, ainsi qu'on en peut faire la re-
marque sur les représentations de l'Adoration des rois qui est fréquente
sur les dyptiques et dans les manuscrits du xiv^ siècle. Les trois rois
mages y sont figurés d'habitude chacun dans un âge différent. Le plus
jeune, et aussi le plus empressé, est vêtu très-court, à la mode du temps.
Celui d'âge moyen porte la « cotardie » ou cotte hardie, qui est la cape
de voyage, pardessus un costume plus long. Le vieillard enfin, plus
prudent, et qui s'avance le dernier, a conservé le long blialt et l'ample
manteau du xiii^ siècle.
On devra remarquer que le sergent d'armes, coiffé d'un chapeau
cylindrique, a de plus la tête enveloppée d'un capuchon qui forme camail
sur les épaules. C'est le chaperon, qui eut une singulière destinée.
Qu'on suppose qu'un jour où il faisait trop chaud on se soit avisé de
le coiffer autrement qu'on ne voit ici, et qu'on l'ait posé sur sa tète par
l'ouverture qui d'ordinaire laisse passer le visage, par la visagère. Alors
ce qui formait l'encolure, le galeron, se disposera en plis irréguliers d'un
côté de la tête, et la pointe, ou cornette, qui pourra être plus ou moins
longue, tombera de l'autre côté. On aura ainsi obtenu le rudiment du
chaperon dont se coiffa surtout le xV siècle, et qui est resté, comme un
souvenir, attaché à la robe des gens de loi. Un manuscrit, apparte-
nant à M. A.-Firmin Didot et contenant des évangiles apocryphes,
renferme une miniature où l'enfant Jésus, jouant avec des enfants de son
âge, bénit des oiseaux que ses camarades poursuivent. L'un a pris son
chaperon par l'extrémité de la cornette, et le faisant tourner par-dessus
sa tête en menace un oisillon. C'est le seul exemple que nous ayons
trouvé jusqu'ici d'un chaperon bien défini.
Si la France fut pauvre pendant les longs malheurs des commence-
ments du xV siècle, la noblesse fut riche, surtout dans la famille de
l'infortuné Charles YL La rivalité entre le duc d'Orléans et le duc de
Bourgogne se manifesta autant par le luxe des habits que dans la poli-
tique, et M. J. Quicherat {Histoire du costume) n'est pas éloigné de croire
que ce fut un créancier mécontent qui, afin d'ouvrir une succession où
il aurait chance d'être payé, fut le conseiller de l'assassinat de la rue
Barbette.
Quant à la forme du costume, elle resta ce qu'elle était et telle que
nous la voyons sur la plaque commémorative de la victoire de Bouvines,
avec des manches larges et découpées et un luxe de broderies, d'ap-
pliques d'orfèvrerie et de grelots, qui alla jusqu'à en placer en sautoir.
Une « houppelande », large robe serrée à la taille, garnie de manches
démesurément ouvertes, également découpées ainsi que le bas de la
84 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
robe, alterna avec la courte jaquette. Les inventaires seuls et les chro-
niques peuvent donner une idée de luxe dont ces vêtements étaient
l'occasion.
Sous Charles YII le vêtement reste le même, sauf que les manches
ouvertes et découpées disparurent pour faire place à des manches fermées,
passablement larges au sommet du bras où elles étaient garnies d'une
armature intérieure qui leur faisait dépasser les épaules.
Ces manches à « mahoitres » sont caractéristiques du milieu du
xv« siècle. Mais les vêtements auxquels elles s'adaptaient reçurent un
autre genre d'exagération. La jaquette ou la robe, ouvertes sur la poi-
trine, serrées toutes deux à la taille pat une ceinture très-étroite et
placée très-bas, semblent faites toutes deux de deux cônes côtelés et
opposés; l'un monte de la ceinture sur le buste, l'autre descend jus-
qu'aux pieds pour couvrir le corps.
Les cheveux sont longs, mais coupés ras sur le front : un chapeau,
un haut bonnet conique ou le chaperon les recouvre. Quelquefois le
chaperon est porté attaché sur la robe, comme le font les magistrats
d'aujourd'hui, tandis que le personnage est coiffé du bonnet ou du
chapeau.
Les jambes sont entièrement couvertes par les chausses, qui ne
doivent plus faire qu'un avec les braies, car la jaquette devient parfois
si courte qu'elle s'arrête aux aines, et ne pourrait plus cacher les
aiguillettes qui au xiii'^ et au xiv' siècle nouaient les premières aux
secondes. L'attache devait se faire au « pourpoint », espèce de gilet à
col droit, qui apparaît par la fente de la jaquette.
La chaussure consiste en souliers à la poulaine, ou en chaussons
dont la molle consistance est soutenue par des patins de bois dont la
Gazette des Beaux-Arts a donné un spécimen (S* série, tome X, page 430)
et enfin en housseaiix, espèce de grandes bottes montant jusqu'au milieu
des cuisses.
Les manuscrits du xV siècle montrent fréquemment les deux modes
de vêtements que nous venons d'indiquer. On les voit dans plusieurs
de ceux que M. A. Firmin-Didot avait exposés, et l'un d'eux indique dans
son calenckier un détail rare. Un homme, couvert de la longue robe
d'hiver, en ouvre les pans en tournant le dos au feu, preuve qu'elle
était fendue comme nos redingotes d'aujourd'hui.
Ajoutons que les damoiseaux court-vêtus portaient parfois, par-dessus
leur jaquette, soit un court manteau qui ne la dépassait guère, soit une
dalmatique aussi courte, semblable au <( tabar » dont les chevaliers, à
cette époque, recouvraient leur armure. ,
/paaiu i3^ ms\ \u\q, anb fims mi\ moi già ■ U] • jjj - o ■
DALLE TUMULAIRE DE JEHAN d'HESTOMESNIL
ET DE PH. -LE-OUDEUR DE LOGNV, SON NEVEU. 1361.
86 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Un acàrquann d'ovîévrene autour du col, un collier d'or pendant
sur la poitrine, un tas d'affiquets sur le chapeau, des gants et une
canne complétaient le costume d'un élégant de la cour de Charles VII.
Louis XI, qui était simple en ses habits, voulut que tout le monde
le fût aussi autour de lui. Il conserva l'habit, commode en définitive,
que nous venons de décrire, y ajoutant à la fin de sa vie la houppelande
devenue historique, et adoptant les souliers ronds du bout. Mais le
luxe se réfugia à la cour de Bourgogne, où Philippe le Bon dans le
costume civil, et Charles le Téméraire dans le costume militaire, le
développèrent successivement. Le seul changement que l'on introduisit
néanmoins dans le costume fut qu'on taillada les manches de la
jaquette afin de montrer celles du pourpoint, puis ces dernières, afin de
laisser voir celles de la chemise. Le luxe du linge s'introduisit en effet
vers cette époque. Plus tard on laissa voir la chemise à la jonction du
pourpoint avec les chausses.
Quant à celles-ci, elles reçurent l'addition de l'indécente « bra-
guette n , qui fut fermée par deux « loquets » .
Les sceaux, qui ne nous ont point donné de renseignements sur le
costume civil, et qui ne pouvaient nous en donner car ils ne représentent
guère que des guerriers ou des souverains en grand appareil, sont d'une
certaine utilité pour le vêtement féminin. Ainsi que le fait remarquer
M. A. Maury dans un très-intéressant article de la Revue des Deux
Mondes sur la Sigillographie et les documents qu'elle peut fournir à
l'histoire, les femmes se montrent sur les sceaux avec le costume de leur
époque, soit debout, soit assises, soit à cheval, avec une précision dans
les détails qui prouve qu'elles ont toujours accordé une grande impor-
tance au vêtement. Les sceaux, assez sommairement traités cependant,
nécessitent le contrôle de l'imagerie des manuscrits; mais ils sont pré-
cieux surtout parce qu'ils sont presque toujours accompagnés d'une date.
Un sceau de 1160 nous montre Constance de Castille revêtue
d'une robe ajustée à la taille, mais avec une jupe à plis nombreux,
portant un manteau sur les deux épaules ; de sa tête que ceint une cou-
ronne tombent deux tresses.
Une dame de Fougère, deux années après, est vêtue de même, mais
de ses poignets pendent deux longues bandes d'étoffe qu'un sceau de
1170, celui d'Elisabeth, comtesse de Flandre, caractérise parfaitement,
et qui sont les prolongements de la manche de la robe. Cette mode sin-
gulière dura jusqu'à l'extrême fin du xii" siècle, et nous la retrouvons .
ailleurs indiquée, notamment dans un bas-relief de l'abbaye de Fécamp.
Cette robe, qui ainsi que celle des hommes s'appelle un blialt, recou-
HISTOIRE DU COSTUME.
87
vrait une robe de dessous, la chinse à manches étroites. Les statues
si connues du portail occidental de Chartres, ainsi que celle de Notre-
Dame de Corbeil, nous donnent avec une précision rare tous les détails
de cet ajustement. Le corsage, qui semble fait d'un tricot ou d'une
étoffe gaufrée, se moule sur le buste, depuis le col jusqu'au-dessous
des hanches où s'attache une jupe fort ample. Une ceinture qui entoure
d'abord la taille, puis revient en avant, terminée par deux bouts pen-
dants, dissimule la jonction. Une autre ceinture, espèce de corset formé
d'une bande de tricot large, semble maintenir la taille. Les manches
taillées en biais et largement ouvertes sont bordées par un volant,
LA PROSTITUÉE DE l'a P 0 C A L Y P S E.
xii^ siècle.
LA PROSTITUEE liE L'A P O C A L Y P S E.
xive siècle.
comme on dit aujourd'hui. Un galon garnit le col ainsi que la fente
du biialt comme de la chinse. Un voile court est parfois superposé
aux deux longues tresses qui pendent sur la poitrine, presque jusqu'à
terre. La robe de dessus prend plus d'ampleur au xiii^ siècle. Un sceau
de 1215 nous montre qu'elle fait des plis sur la poitrine, qu'elle est
retenue à la taille par une étroite ceinture, où parfois une aumônière
est suspendue et qu'elle a perdu ses larges manches ouvertes. Un
manteau couvre les deux épaules et un bonnet cylindrique les cheveux
qui restent ramassés autour de la tète. Une mentonnière retient le bonnet.
Cette coiffure est celle de plusieurs des statues, en si grand nombre,
qui décorent le porche du nord de la cathédrale de Chartres, et nous voyons
par les sceaux que, jusque vers 1270, elle alterne avec le voile.
La figure ci-dessus, qui représente la Prostituée de V Apocalypse, mon-
tre quelle était la robe au xii° siècle. Dès l'année 1230, on voit apparaître
88 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sur le sceau de Marie de Ponthieu un vêtement nouveau qui deviendra
le vêtement officiel de toutes les princesses du moyen âge : c'est le sur-
cot, qui est une robe flottante et sans manches, plus courte dans ce
document que la robe qui est à manches justes. Ce surcot devient au
xiii" et au xiv" siècle . la robe d'usage,' ainsi que la houppelande que
nous voyons apparaître, dès l'année ISl/i,, sur le sceau d'Alix de Nesle,
dont est encore revêtue Ydoiue sur sa pierre tumulaire de 1285. C'est
une robe sans taille, dont les manches larges à l'entournure vont se
rétrécissant au poignet. Les dames représentées sur les deux boîtes
à miroir publiées par la Gazette des Beaux-Arts aux pages 3Zi6 et
379 du précédent volume en sont revêtues.
Mais comme il faut que la mode aille toujours d'un extrême à
l'autre, nous voyons le costume étroit, avec les manches pendantes du
xii° siècle, revenir pour habiller la Prostituée de Babylone, que nous
empruntons à l'Apocalypse du xiV^ siècle, de M. A.-Firmin Didot.
Une figure de la même époque, que nous avons communiquée à
M. Champfleury, qui l'a publiée dans son Histoire de la Caricature au
moyen âge, nous montre le même costume. Des diables qui ressemblent
à des singes se sont logés dans chacune des manches de la dame,
tandis que d'autres diables font sa toilette.
On voit par ces deux documents que les étoffes rayées transversale-
ment étaient à la mode en ce temps.
La façon de porter les cheveux se modifie du xm*^ au xiV siècle. Les
nattes ne tombent plus le long des épaules, mais sont relevées contre les
tempes. Tantôt un chapeau d'orfèvrerie ou de fleurs les ceint. Tantôt '
une guimpe s'y attache, recouverte d'un voile, comme sur l'effigie
d'Ydoine et la seconde boîte à miroir citée plus haut; tantôt les cheveux
sont emprisonnés dans un réseau dont les mailles sont brodées de perles.
Toujours les cheveux ramenés des deux côtés de la tète y font deux sail-
lies, qui apparaissent sous les pUs du voile qui se raccourcit à mesure
qu'on avance vers le xiV siècle ; si bien que le sceau d'Alice de Bretagne
(1257) le montre qui s'arrête à la hauteur du nez.
Mais la coiffure ne conserve pas toujours cette simplicité ; parfois un
gros bourrelet d'étoffe, plus ou moins contourné, est posé sur la tête ;
vers 1370, de hautes épingles soutiennent tout un édifice de coiffures
que le chevalier de Latour-Landry appelle cornues et branchues dans
un passage de ses instructions à ses filles, où il se moque des femmes
cornues et des hommes trop court vestus.
Le surcot, que nous avons vu commencer par être une sorte de blouse
sans manches, se modifia profondément au xiv" siècle.
HISTOIRE DU COSTUME. 89
Les deux fentes latérales destinées à laisser passer les bras s'agran-
dissent et descendent jusqu'aux hanches ; le corsage se rétrécit et se
garnit de fourrures et d'orfèvrerie, de façon à former une sorte de plas-
r:EKHE TUMULAIHE d'yDOINE d'aT E IN V I l l e. (f 1285.
tron ajusté qui laisse voir par les ouvertures latérales la robe de dessous,
qui se moule également sur le buste. Une ample jupe pend au-dessous
du plastron et des ouvertures. Le sceau de Jehanne de Clermont, com-
tesse d'Auvergne, nous montre cet ajustement pour l'année 1386.
11 reste, nous l'avons dit, l'habit de cérémonie des reines de France
Xn. — 2" PIÎRIODE. 12
90
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
jusqu'à la Renaissance, après avoir commencé par être dans sa (orme
primitive celui des servantes.
Tandis que sous Charles V les hommes portaient la ceinture au
niveau des hanches, les femmes adoptèrent également cette mode sin-
gulière; mais lorsque les ducs de Bourgogne eurent adopté la vaste
houppelande à la ceinture, tailladée aux manches et dans le bas, les
femmes suivirent la même mode, avec une coiffure basse, de telle sorte
que les deux costumes offrent souvent la même apparence.
DAME DO XIV^ SIliCLE.
La selle de parade en os sculpté, publiée à la page 378 du précédent
volume, montre les amples vêtements des femmes à cette époque.
Plus tard, tandis que les hommes serraient par une ceinture étroite
et placée très-bas, leur jaquette ou leur houppelande, les femmes firent
remonter au contraire jusqu'au-dessous des seins les larges ceintures de
leurs robes d'ailleurs ajustées, dégageant en outre les épaules et
ouvertes en pointe sur la poitrine où elles laissaient voir le corsage
carré d'une robe de dessous.
Un fragment de tapisserie exposé par M. Moyse, représentant des
HISTOIRE DU COSTUME. 91
seigneurs et des dames en costume du temps de Charles VII, de
grandeur naturelle, nous a permis de mesurer la largeur de ces cein-
tures qui n'est pas moindre de vingt centimètres. Elles semblaient avoir
été taillées dans une étoffe de soie diaprée.
Les coiffures de cette époque sont bien connues par leur exagération
en hauteur. Une coiffe conique, composée d'une carcasse de fils d'archal
revêtus d'étoffe, en formait l'élément principal et supportait tantôt un
bourrelet qui montait du front de chaque côté de la tête pour descendre
sur la nuque, tantôt un voile de gaze qui parfois n'était pas simplement
posé sur la coiffe, mais qui, soutenu par d'autres fils de métal, aidé par
l'empois, l'enveloppait à distance des plis de son tissu transparent.
Les femmes de Normandie avaient conservé jusqu'en 1830 environ
des coiffes qui étaient un lointain souvenir des hennins du xv" siècle.
A côté du bonnet cauchois si connu, et qui en étaitle type le plus élégant
et le plus riche, il existait presque dans chaque canton un genre de coif-
fure qui, différant par un détail, reproduisait de loin ces échafaudages
de mousseline et de batiste que montrent les manuscrits.
Les cheveux étaient complètement cachés sous le hennin, sauf une
seule boucle qui, s' arrondissant sur le front, en donnait comme un échan-
tillon.
Les coiffures cornues rivalisèrent aussi avec le hennin, et les manu-
scrits nous prouvent qu'une grande variété exista dans le costume de tête
pendant la première moitié du xv'= siècle.
Une réaction naturelle fit adopter les coiffures plates pour remplacer
tout l'échafaudage des escoffions et des hennins. Ce sont elles que l'on
porte sous Louis XI et jusqu'à la fin du moyen âge.
Jusqu'ici nous ne nous sommes occupés que du vêtement de la
noblesse et de la bourgeoisie. Quant au peuple, il est plus difficile de
savoir comment il était vêtu : d'abord on en parle peu, et on le figure
plus rarement encore. Cependant on trouve de ci et de là des renseigne-
ments qui permettent de poser quelques jalons.
Ainsi, pendant tout le moyen âge, les gens de la campagne conser-
vèrent la cuculle antique, faite à ce qu'il semble d'une étoffe plus épaisse,
et moins souple par conséquent, que la chape. Mais comme elle devait
gêner les mouvements, elle se réduisit souvent à un camail muni d'un
capuchon, ce qui n'était autre chose que le chaperon dont nous avons vu
les singulières transformations.
Parmi les gens de la campagne, le berger semble avoir joui d'une
faveur singulière, due à l'importance de la laine dans le vêtement, mais
peut-être aussi au rôle qu'on lui fait jouer dans les premières scènes de
92
GAZETTK DES BEAUX-ARTS.
l'Évangile. Toujours est-il que ce fut un motif pour le figurer plus sou-
vent que les autres classes des gens delà campagne.
La charmante statuette de pierre appartenant à M. Bonnaffé, que
nous reproduisons ici, nous montre le berger revêtu du costume tradi-
tionnel, qui ne manque pas d'élégance.
Son chaperon est recouvert par un chapeau de paille tressée. Un
BERGER, STATUE EN PIERRE DU XV*' SIÈCLE.
manteau posé sur les deux épaules recouvre la jaquette retenue par une
ceinture. Ses cuisses sont nues, des housseaux de toile attachés par une
jarretière couvrent ses jambes. Il est chaussé de souliers. On voit lapan-
netière pendue à son côté droit, et un bidon de bois à son côté gauche.
Parfois un peigne, des boîtes à onguent, etc., dont le Compost des ber-
gers donne l'emploi, sont pendus à la ceinture dans certaines images.
Les autres gens du peuple, que représentent les manuscrits ou les
sculptures du moyen âge, suivent de loin et dans leurs éléments les plus
essentiels les modes adoptées de leur temps.
HISTOIRE DU COSTUME. 93
Au xu" et au xiii= siècle, ils portent la blialt à ceinture, les braies
où s'attachent les bas de chausses, — • ces derniers étant parfois dépourvus
de pied, — et ils sont coiffés du béguin à oreilles.
Au xiv' siècle, ils adoptent la jaquette plus serrée à la taille, le cha-
peron et souvent le bonnet de coton qui était la coiffure habituelle de
Philippe le Bon, mais dépourvu de la mèche moderne.
Lorsque la mode vint au xv^ siècle de supprimer les braies et d'atta-
cher les chausses au pourpoint, les hommes de la campagne adoptèrent
la nouvelle mode. Les calendriers nous les monti'ent, ou fauchant, ou
moissonnant, ou battant en grange, débarrassés de la jaquette, et vêtus
du pourpoint que rejoignent difficilement les chausses. Parfois ils se
débarrassent également de celles-ci afm de travailler plus à l'aise.
Quant aux femmes, leur vêtement suit aussi de loin celui des classes
élevées, sans pouvoir en adopter les exagérations.
Les monuments du xii" siècle les montrent vêtues de la robe ajustée;
ceux du xin" d'une robe à ceinture, que recouvre souvent le surcot sans
manches, ainsi qu'on pouvait le voir sur les deux feuilles de dessins de la
fin du XII'' siècle que M. Zuloaga avait exposées et qui représentent la
légende de saint Éloy.
Une miniature de 1439 prouve qu'à cette époque le corsage et la robe
ne faisaient qu'un et que le tablier était déjà adopté par les ménagères,
qui suspendaient une aumônière à leur ceintui'e.
La coiffure semble n'avoir jamais été très-développée en hauteur.
C'est le voile auxii" et au xm'= siècle. Lorsque les femmes de la noblesse,
au xiv'^ et surtout au xv^ siècle, portaient de si gigantesques coiffures,
celles du peuple avaient adopté : au xW siècle, la guimpe et un capuchon ;
au XV'' siècle, une cornette plate, soit de linge, soit d'étoffe. La cornette
de linge ressemble beaucoup à celle que portent encore aujourd'hui
les femmes de certaines villes maritimes, avec barbes empesées, soit
pendantes, soit relevées sur la tête. La pointe du capuchon d'étoffe
s'allonge comme avait fait la cornette du chaperon, et devient un inter-
minable appendice qui descend jusqu'aux talons.
La miniature un peu leste d'une Bible moralisée du xiv" siècle nous
permet de voir que les bas de chausses des femmes étaient retenus par
une jarretière au-dessous du genou.
Nous terminons par la mention de ce détail intime cette revUe très-
sommaire de l'histoire du costume pendant le moyen âge, où nous n'avons
pu qu'effleurer une matière aussi vaste que complexe.
ALFRED DARCEL.
LE DISQUE DE BÉRESOFF
E monument, dont nous donnons ici la gravure, est un disque en
argent de 21 centimètres de diamètre, légèrement concave et à bords
saillants. L'intérieur représente une croix pattée, gemmée et fichée
sur un globe, entre deux anges nimbés, tenant un sceptre de la main
gauche, tandis que leurs droites sont ouvertes devant eux, à peu
près dans l'attitude des « oranles ». Le globe qui porte la croix et
les anges posent sur un terrain où quatre sources sont indiquées. Ce doit être le para-
dis et ses quatre fleuves arrosant un sol semé de fleurs. Ce sont aussi les quatre Évan-
giles coulant de la croix qui est le Christ adoré par les deux archanges Michel et
Gabriel.
Ce disque fut trouvé dans la terre, par des pêcheurs qui cherchaient à y planter les
pieux de leur tente, dans une des petites îles du groupe Bérésoff, au nord de la Sibé-
rie. Ils le vendirent au poids du métal à la foire d'Irbitte, d'où il fut porté à Moscou à
M. Sirotinine, marchand d'antiquités, qui l'acheta pour la modique somme de 400 fr.,
et le revendit plus tard au comte Strogonoff, au prix respectable de 15,000 fr.
En étudiant plus à fond et dans tous ses détails le sujet i-eprésenlé sur ce disque,
aussi bien que le style de son exécution, nous ne croyons pas nous tromper en l'attri-
buant au vi" ou VII'' siècle. La croix de forme primitive, sans Christ,' ornée d'imitations
de pierres et de gemmes exécutées au burin et au marteau dans le métal même, rap-
pelle celle qui se trouve sculptée sur le sarcophage de Probus, dont la date (iv siècle)
est certaine. Elle est également semblable comme forme à celle de Galla Placidia
(V siècle) conservée à Brescia, et n'en diffère que par les ornements qui sont, réelle-
ment pour cette dernière, en pierres précieuses et en inlailles antiques. Enfin une troi-
sième croix, absolument pareille à celle-ci, occupe le milieu de la reliure en orfèvre-
rie, d'un évangéliaire donné au vi= siècle par la reine des Lombards, Théodelinde, à
la basilique de Monza, où il est conservé. En dehors de ces trois croix, toutes les autres,
même les plus anciennes, sont d'une forme difl'érente, ce qui permet de classer celle
du monument dont il s'agit dans le groupe des trois que nous avons citées : soit du
iv" au vii« siècle.
Si de la croix nous passons aux autres parties de la composition qui forme le fond
du disque, nous nous apercevrons que le globe qui figure évidemment le globe ter-
restre est en tous points semblable à celui que tient un ange du célèbre bas-relief du
Musée britannique, dont la date, du iv au v" siècle, est également certaine.
Les quatre fleuves du paradis, quoique reproduits parfois sur des monuments
d'époques postérieures, font néanmoins paitie des compositions des premières époques
chrétiennes. Ain.si le sarcophage de Probus, déjà cité, représente, entre autres sujets,
LE DISQUE DE BERESOFF.
95
le Christ tenant la croix et posé sur une élévation de terrain d'où s'échappent les quatre
fleuves du paradis.
Enfin, et ce qu'il y a de plus probant pour fixer l'époque à laquelle nous attribuons
le disque, ce sont les deux anges se tenant debout de chaque côté de la croix. Leur
pose aussi bien que leurs costumes témoignent qu'ils appartiennent à cette belle époque
de l'art chrétien, qui est encore si près de l'art antique qu'il en conserve le style,
quelque sommaire que soit d'ailleurs l'exécution. Le type des anges reste dans les
données de l'art antique jusqu'au ix« siècle, époque à laquelle il est remplacé par le
aiSQUE DE BERESOFK.
type byzantin comme, par exemple, celui des anges figurés sur la croix des empereurs
Constantin Porphyrogénète et Konian, conservéau trésor de la cathédrale de Limbourg.
Le vêtement de l'ange byzantin est généralement à plis raides et sans ampleur. La
pureté du dessin y est remplacée par la richesse exagérée des ornements. Ceux de notre
disque, au contraire, sont vêtus à l'antique avec toute l'ampleur de l'ange du bas-relief
du IV" au VI' siècle, conservé au Musée britannique, dont il a déjà été parlé.
La coiffure est également semblable : mêmes têtes aux cheveux bouclés et dia-
démées.
Enfin les mains droites ouvertes sont aussi un détail d'une certaine importance.
Les anges du disque de Bérésoff ne font point le geste de la parole, qui est semblable à
celui de la bénédiction, mais ils sont dans l'attitude de l'admiration ou de la prière.
96 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Les « oranles » des catacombes et des mosaïques de Ravenne ont, il est vrai, les deux
liras étendus ou relevés et les mains ouvertes; mais ici chaque ange tient un sceptre
de la gauche.
Ce dernier ne se termine par une croix, ainsi que cela se voit généralement, mais
par une simple boule, suivant une mode de figuration très-ancienne.
L'ensemble de la croix et des deux anges, dans son aspect général, répond absolu-
ment aux compositions du même genre que nous voyons sur les mosaïques les plus
anciennes de Ravenne et tout particulièrement sur celles qui décorent l'église de
l'Archange-Michel, qui date de l'année 545, de l'église de Saint-Vital de 547 et de
celle de Sainte-.^ gathe qui est de l'an 400. Il est à remarquer que les anges figurés sur
les mosaïques de ces trois églises tiennent, comme ceux du disque, des sceptres de la
main gauche et étendent à distance les mains droites, toutes ouvertes. De plus, les
inscriptions des mosaïques nous indiquent que les noms des anges sont ceux de Gabriel
et Michel, les mêmes probablement que ceux du disque.
Pour bien établir enfin la ressemblance et même l'identité de nos anges avec ceux
des mosaïques précitées, il faut se rappeler que dans le symbolisme chrétien des .
premières époques la croix figure le Christ. Ainsi dans l'église de Sainte-Apollinaire,
également à Ravenne et qui date de l'année 567, nous voyons que dans la Transfigu-
ration le Christ est remplacé par une croix entre Moïse et Élie.
Citons enfin le camée du vi' siècle, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris
^cabinet des médailles) et dont le sujet est absolument identique à celui du disque de
Bérésoff.
Tout ce que nous venons de dire nous autorise à assigner comme date de notre
monument l'époque comprise entre le iv et vu" siècle.
Maintenant quel était l'usage du disque dont nous venons de discuter la date?
Nous pensons qu'il servait de patène.
Ses dimensions, plus considérables que celles des mômes vases liturgiques d'au-
jourd'hui, ne dépassent guère celles de plusieurs monuments reconnus pour avoir eu
cette destination.
• Au moyen âge, les représentations en relief n'en étaient point exclues comme elles
le sont aujourd'hui.
Dans la primitive Église, les patènes d'orfèvrerie et même de verre étaient de
dimensions assez considérables, afin de satisfaire aux exigences de la communion.
Les inventaires des églises de Rome du v' au ix« siècle en font foi. Le disque que
possède aujourd'huiM. le comte Strogonoff, apporté de Byzance en Russie, et de là en
Sibérie, par les missionnaires du christianisme, aura été perdu par quelqu'un d'entre
eux, dans un naufrage inconnu, sur la côte de l'une des îles les moins explorées du
littoral.
ALEXANDRE BASILEWSKY.
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS GONSE.
PAKIS. — J. CLAYi;, IMPltlMBUK, 7, K U H S A I N T- B E N O I T, — l^^^^j
1
Si l'on se range à une opinion généralement
acceptée, les musulmans, fidèles aux prescriptions
du Koran, se sont de tout temps interdit les repré-
sentations figurées de la Divinité, de l'homme et des
animaux même. La réprobation dont la loi maho-
métane frappait les idoles et les images nous ex-
plique pourquoi les peuples soumis à l'islamisme
ne nous ont laissé aucun monument de peinture et
98 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de sculpture. Telle est la réponse précise, inévitable, faite depuis long-
temps à ce sujet. La question résolue brièvement de la sorte ne soulève
plus aucune controverse, aucun doute. Le débat est clos. Pourtant rien
n'est moins fondé qu'un semblable jugement et les faits réclament contre
une conclusion aussi rigoureuse.
Et d'abord, quels étaient les termes par lesquels la loi de Mahomet
avait proscrit les ouvrages des sculpteurs et des peintres? Un seul verset
du Koran a trait à cette interdiction. Le voici : (c 0 croyants 1 le
vin, les jeux de hasard, les statues sont une abomination inventée par
Satan ; abstenez-vous-en, et vous serez heureux. » Le mot arabe aiisab
que l'on traduit par statues se disait de ces pierres élevées dans certains
endroits sacrés, autels des idolâtres sur lesquels on versait de l'huile. Ce
n'est donc pas dans le texte du Koran qu'il faut chercher cette défense,
ce n'est pas dans le code écrit du prophète que nous en découvrons l'ori-
gine. Mais Mahomet n'avait pas consigné son code religieux tout entier dans
le livre de révélation divine qu'il laissait au peuple arabe. Les Sahaba , ses
compagnons, avaient précieusement conservé dans leur mémoire les entre-
tiens sacrés de leur maître. Ses paroles vénérées avaient été transmises par
eux aux Tabii'ns, et, pendant près de deux siècles, ces hadiths, portés
de bouche en bouche comme un écho de sa parole suprême, complétèrent
la loi religieuse des mahométans, loi souvent indécise à son origine
même. On le sait, dans le principe, le Koran n'existait que par fragments;
dicté par le prophète, il s'écrivait à la parole du maître, sur des mor-
ceaux de parchemin, sur des feuilles de palmier ou sur des pierres plates.
Souvent on l'apprenait par cœur. Mahomet, en répétant ses révélations,
ne se servait pas toujours des mêmes expressions ; de là des variantes
nombreuses qui ne déconcertaient pas le prophète. On lit dans un com-
mentateur du poëme d!Akila : « Omar disait : « J'entendis un jour Hes-
« cham, fds de Hakem, qui récitait la sourate Forkan autrement que je ne le
H faisais. Or, c'était du prophète lui-même que j'avais appris à la lire. »
J'attendis que Hescham eiit fini sa prière, et alors le prenant par le
collet de son habit, je le conduisis devant le prophète à qui je dis : « Je
« viens d'entendre cet homme lire la sourate Forkan d'une manière diffé-
« rente de celle suivant laquelle vous m'avez appris à la lire. — Récitez-
la, » dit le prophète à Hescham, et Hescham la récita de la façon dont je
la lui avais entendu dire en faisant sa prière. « C'est bien ainsi , dit
« Mahomet, qu'elle a été révélée. » Le prophète m'ordonna de la réciter à
mon tour, ce que je fis : « C'est aussi la bonne leçon, me dit Mahomet,
« car le Koran a été révélé suivant sept éditions; récitez-le donc de la
« manière que vous préférerez. »
LES ARTS MUSULMANS. 99
Ce fut sous Abou-Bekr que le Koraii fut réuni pour la première fois en
recueil. Un si grand nombre de lecteurs du livre saint avait péri dans une
bataille des Arabes du Yemama, que le calife craignit que le livre ne se
perdît entièrement si un nouveau malheur venait à frapper encore le
peuple de l'Islam. Il chargea donc Zeïd, fils de Thabet, de le recueillir.
Zeïd lisait le Koran conformément à la dernière récitation que Mahomet
lui-même en avait faite en présence de l'ange Gabriel. Le fils de Thabet
se servit des premiers exemplaires qui existaient dans des feuilles éparses
et il mit à profit les traditions populaires. Les sept leçons se trouvaient
dispersées parmi les compagnons du prophète. A ces premières variantes
succédèrent des copies dont le nombre se multiplia à l'infini. La foi des
musulmans s'inquiéta alors pour l'autorité de ce livre, soumis ainsi au
caprice des interprètes. Bientôt même, sous le califat d'Othman, pendant
une expédition en Arménie, les soldats de la Syrie et ceux de l'Irak, en
récitant le Koran, s'aperçurent des différences sans nombre qui les sépa-
raient dans l'interprétation du texte. Othnian en fut averti. Il résolut
d'éviter des dissensions aussi dangereuses et il ordonna de relever le livre,
d'en faire à nouveau une copie et d'en brûler tous les anciens exemplaires.
L'ordre ne fut qu'imparfaitement exécuté. L'embarras ne fit que croître
alors, car un auteur arabe nous apprend que le calife Othman, en
envoyant aux principales villes des copies du Koran revisé, y introduisit
lui-même les variantes des sept éditions.
Les glosses du livre ont donc presque l'importance du livre lui-même.
C'est dans le volumineux recueil de ces traditions qu'il faut chercher les
ordres du prophète et ses volontés expliquées à ses disciples. « Malheur,
avait-il dit, à celui qui aura peint un être vivant! Au jour du jugement der-
nier, les personnages qu'il aura représentés sortiront du tableau et vien-
dront à lui en lui demandant une âme. Alors cet homme impuissant à
donner la vie à son œuvre brûlera dans les flammes éternelles. » Mahomet
avait dit une autre fois : « Dieu m'a envoyé contre trois sortes de gens
pour les anéantir et les confondre; ce sont les orgueilleux, les polythéistes
et les peintres. Gardez-vous donc de représenter soit le Seigneur, soit
l'homme, et ne peignez que des arbres, des fleurs et des objets inanimés.»
Ainsi s'était exprimée à plusieurs reprises, toujours incontestable et
hors de discussion, la volonté du législateur. Mais les docteurs chargés
d'interpréter l'œuvre du prophète portèrent la lumière dans la question
et la question s'obscurcit, naturellement. Appuyés sur cette autorité tou-
jours invoquée et toujours combattue, les uns repoussèrent formellement
la peinture et les images, les autres les adoptèrent avec quelques restric-
tions, il est vi'ai. Si bien qu'au milieu de cette lutte de glosses contradic-
100 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
toires, le texte peu clair à sa source fut troublé à tout jamais dans sa
source même. Plus tard, quelques sectes musulmanes acceptèrent l'auto-
rité de ces Hadiths et se soumirent à elle; d'autres la repoussèrent et s'en
affranchirent, en sorte que cette loi du prophète, loi qui, du reste, n'est
nullement consignée dans le Koran, se trouva complètement éludée,
comme tant d'autres, dont la force aurait dû être plus grande encore
puisqu'elles s'appuyaient sur un texte indiscutable du livre.
Il faut le dire, on fait trop d'honneur à l'islamisme de la soumis-
sion aveugle de ses adeptes aux volontés de Mahomet et aux préceptes
du Koran. La vérité est que les musulmans ne conformèrent leurs habi-
tudes et leurs goûts à la loi du prophète qu'autant que celle-ci
n'opposa pas une résistance trop grande à leurs passions et à leurs plai-
sirs même. « Il n'y a que les criminels et la canaille qui jouent aux
échecs, )) avait dit Blahomet , en frappant de peines sévères les croyants
qui transgresseraient ses ordres, etpourtant l'usage de ce jeu, de tout temps
très-commun en Orient, n'a jamais disparu de la vie arabe. On lit dans
le Koran : « Certes le feu de l'enfer tonnera comme le mugissement du
chameau dans le ventre de celui qui boit dans des vases d'or et d'argent. »
On sait quel luxe prodigieux de plats, d'aiguières, de vases en métaux
les plus précieux, les sultans, les émirs déployaient dans l'ameublement
de leurs palais. Si les premiers califes, les compagnons de Mahomet,
avaient pris pour exemple à leur propre vie la vie austère du prophète, si
leurs vertus rappelaient ses vertus, leur pauvreté sa pauvreté, les suc-
cesseurs au califat ne tardèrent pas à abandonner de tels modèles. Avant
la fin du I"' siècle de l'hégire, la charité d'Abou-Bekr, l'humilité d'Aly
n'étaient plus qu'une tradition sans force qui ne rencontrait aucun imita-
teur. On ne citait le bâton de pèlerin d'Omar et sa robe de poil de cha-
meau que comme un souvenir des temps disparus, comme une légende
de la piété d'un autre âge. Mahomet s'était sévèrement élevé contre la
musique : « Peuple arabe , s'écrie un poëte du ii' siècle, le califat
n'est plus. Cherchons le successeur du prophète au milieu des lyres et des
flûtes. » Les défenses formelles de Mahomet ne purent atteindre un art
qui compta dès le début de l'islamisme des maîtres merveilleux sous les-
quels se formèrent les grandes écoles des musiciens arabes.
Le prophète avait condamné l'usage du vin : « Satan désire exciter la
haine et l'inimitié entre vous par le vin et par le jeu et vous éloigner des
souvenirs de Dieu et de la prière. Ne vous en abstiendrez-vous donc pas?
Obéissez à Dieu, obéissez au prophète. » Pourtant, sous le règne d'IIa-
roun-el-Raschid, Abou-iNowas chantait au milieu de ses compagnons de
débauche :
LES ARTS MUSULMANS. 101
« Nous restâmes à boire un jour, un autre jour, puis un troisième
suivi d'un autre; le jour du départ fut le cinquième. Autour de nouscii'-
culait une coupe d'or que les artistes de Perse avaient ornée de diverses
peintures. »
« Vous ne prierez point, avait dit Mahomet, dans une église où le
chrétien aura plié le genou. » Le prophète était mort depuis un demi-
siècle à peine, que Damas, soumise aux musulmans, voyait convertir
son église de Saint-Jean en mosquée. Dans les villes de la Syrie, devenue
arabe, l'imam récitait le namaz aux fidèles au milieu des temples chré-
tiens. Aujourd'hui même encore le chant du muezzim n'appelle-t-il pas à
la prière le peuple de Mahomet du haut des minarets de Sainte-Sophie?
Le temple que Justinien a élevé à la sagesse divine, c'est-à-dire au Saint-
Esprit, n'est-il pas devenu une des mosquées les plus vénérées du monde
mahométan?
Ainsi furent mises à exécution la plupart des volontés que le législa-
teur avait consignées dans son code religieux ou que la mémoire des
premiers fidèles avait transmises aux siècles suivants. Ses prescriptions à
l'endroit des représentations figurées ne furent pas suivies avec plus de
respect. Cette séparation de doctrine dont j'ai parlé amena dans les arts
des Orientaux un emploi plus fréquent qu'on ne le pense des figures hu-
maines et des images. A certaines époques de leur histoire, les Arabes
comptèrent des peintres, et des peintres distingués. Les ouvrages de ces
artistes étaient recherchés partout au prix le plus élevé. Des écoles véri-
tables de peinture se formèrent dans différentes villes de l'Orient. Cet art
prit de droit sa place au milieu des arts des Arabes ; son importance fut
réelle, reconnue. Il eut ses historiens, et Macrizy nous apprend qu'il avait
composé lui-même une biographie des peintres musulmans. Le livre a été
malheureusement perdu.
S'il faut en croire Mouradja-d'Ohsson , le calife Âbd-el-Melik avait
fait élever à Jérusalem une superbe mosquée dont les portes étaient dé-
corées des images du prophète. Les murs du temple étaient recouverts
à l'intérieur de peintures cjui représentaient l'enfer de Mahomet avec les
habitants gigantesques du feu éternel. On y voyait encore le double
paradis des croyants, où les élus vêtus de brocart et de soie vident dans
des coupes d'or les vins qui n'enivrent jamais; on y voyait les jardins
en fleur où le bananier penche ses branches chargées de fruits, séjour
de voluptés ineffables qu'habitent ces houris dont la virginité renaît en
leurs plaisirs mêmes. Ces représentations impies étaient, selon toute pro-
babilité, l'ouvrage d'artistes byzantins; car pendant les premières années
de l'islamisme, à ces époques de luttes incessantes, la guerre seule occupa
102 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le génie musulman. L'industrie et les arts restèrent entièrement aux
mains des Grecs et des juifs. Aussi lorsque Walid, le fils du calife Abd-
el-Melik, dont nous venons de parler, voulut faire construire la mosquée
de Damas, il envoya une ambassade à l'empereur de Constantinople qui,
sur sa demande, lui expédia douze mille artisans. « La mosquée, dit
Ibn-Batoutah, fut ornée de mosaïques d'une beauté admirable; les mar-
bres incrustés formaient, par un mélange habile de couleurs, des figures
d'autels et des représentations de toute nature. »Au milieu de ces colonies
nombi'euses d'ouvriers et d'artistes, parmi les populations grecques que
la conquête n'avait pas chassées des villes de la Syrie, les Arabes durent
nécessairement modifier certaines idées de leur religion au contact des
idées et des mœurs d'une civilisation plus développée. L'Arabe n'est
point un peuple original; d'un caractère souple, d'un esprit fin ; il se
modifie, il ne crée pas, mais il assimile avec une grande pénétration, il
subit le milieu qui l'entoure. Les premières guerres des musulmans en
Irak avaient amené à Médine des captifs persans qu'on employait à de
pénibles travaux ; on leur accordait chaque mois deux jours de repos.
Les Persans se consolaient en chantant les chants de la patrie perdue.
Touways, qui les fréquentait, apprit à chanter avec eux. Il se fit l'imitateur
de leur chant et de leurs rhythmes. Ibn-Mouhriz, qui compte parmi les
premiers et les plus grands musiciens des Arabes, avait fondé son école
sur l'étude de la musique des Persans et des Syriens: de ces deux écoles
était né le système musical arabe.
Il en fut de même pour la peinture. Les regards des musulmans
vainqueurs en Syrie se familiarisèrent peu à peu avec les œuvres des
peintres grecs, et les représentations figurées, proscrites d'abord par la
loi religieuse, furent bientôt acceptées par l'usage toujours plus puissant
que le code du législateur.
Du reste, j'ai cité le passage du Koran qui interdit les statues et les
images. C'est un texte bien vague, il faut l'avouer; et les rigoristes en
ont bien tourmenté le sens pour arriver à frapper d'anathème un sculp-
teur ou un peintre. Les Tabiins se montrèrent plus sévères, et de
beaucoup, que le prophète. Les pi'emiers califes, les successeurs immé-
diats de Mahomet, ces interprètes de la loi dont ils étaient les représen-
tants les plus autorisés et les fjlus respectés, ne partageaient pas sur ce
point l'opinion des docteurs. Us admettaient publiquement l'usage des
figures. Au i"' siècle de l'hégire, la monnaie arabe, qui plus tard
ne portera que des légendes, représente des tètes, des personnages,
el nous donne même le portrait du calife. C'est là le commentaire le
plus puissant de cette prétendue loi de Mahomet contre les images.
LES ARTS MUSULMANS. 103
Le lecteur me permettra donc, je l'espère, d'esquisser rapidement ce
premier et curieux chapitre de la monnaie musulmane.
On sait combien fut rapide la conquête musulmane. Le prophète était
mort depuis vingt ans à peine, et déjà les soldats de Mahomet, sous la
conduite d'Amrou, d'Abou-Obéida et de Khaled, s'étaient emparés de la
Perse, de l'Egypte, de la Palestine et de la Syrie. L'énergie d'un peuple
aux premiers temps de sa jeunesse, l'élan chez des troupes enthousiastes,
le courage chez des hommes animés, ont expliqué jusqu'ici ces prodi-
gieuses victoires. Les historiens ont trouvé ces raisons suffisantes, et le
fanatisme des Arabes a été la première et la plus grande cause de ces
invasions si foudroyantes par leur audace et par leurs succès. Soit; pour-
tant il nous semble qu'une politique singulièrement habile est venue
en aide à cette conquête musuhuane qui, après s'être imposée dans les
premiers jours par les armes, s'est maintenue ensuite par la sagesse du
vainqueur. Si des cités, et elles furent nombreuses, succombèrent, après
le combat, bien des villes se rendirent à composition. Nous avons sur ce
point l'aveu de quelques historiens grecs du Bas-Empire. Les écrivains
arabes sont plus explicites. El-Macyn nous raconte que, lorsque Amrou
assiégeait Gaza en l'an 17 de l'hégire, le gouverneur de la place parle-
menta et lui fit demander ce qu'il voulait. Amrou lui répondit : « Notre
maître nous ordonne de vous faire la guerre si vous ne recevez pas sa
loi. Soyez des nôtres, devenez nos frères, adoptez nos intérêts et nos
sentiments, et nous ne vous ferons point de mal; ou, si vous ne voulez
pas, payez-nous un tribut annuel avec exactitude, tant que vous vivrez,
et nous comjjattrons pour vous et contre ceux qui voudront vous nuire et
qui seront vos ennemis de quelque façon que ce soit, et nous vous gar-
derons fidèle alliance. Si vous refusez encore, il n'y aura plus entre vous
et nous que l'épée, et nous vous ferons la guerre jusqu'à ce que nous
ayons accompli ce que Dieu nous commande. » Ëmesse, Chalcis et bien
d'autres villes se rendirent aux conditions qu'Amrou avait imposées à
Gaza.
La conduite du calife Omar fut plus sage et plus politique encore.
Lorsqu'il entra à Jérusalem, il adressa aux habitants de la ville sainte la
lettre suivante : « Au nom du Dieu clémentet miséricordieux, Omar mande
aux habitants de la ville d'Âilia qu'ils sont en sûreté en ce qui concerne
leurs personnes, la personne de leurs enfants et de leurs femmes, leurs
biens, et leurs églises, qui ne seront ni démolies ni profanées. » 11 tint
parole. Suivi du patriarche Sophrone, il entra au Saint- Sépulcre, dans
ces lieux vénérés parles musulmans eux-mêmes. La prière vint à sonner.
Le patriarche l'engagea à réciter sa prière dans le temple chrétien.
104
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Omar s'y refusa et ne voulut prier que dehors, sous le portique de l'église
sainte. S'il s'était abstenu ainsi de prier dans cette église, c'est que les
musulmans, autorisés par l'exemple du calife, s'en seraient emparés pour
leur culte. Plus tard, il témoigna le même respect pour l'église de Beth-
léem, et après s'être agenouillé aux lieux où était né Jésus -Christ, il
donna de sa main au patriarche une lettre de sauvegarde portant défense
aux musulmans de prier dans cette église autrement que l'un après
l'autre
Je pourrais ajouter de nouveaux faits à l'appui des faits qui précè-
dent, mais j'ai hâte de rentrer dans le sujet de cet article et d'arriver
aux monnaies frappées par les Arabes dans les pays conquis. Aussi bien,
ce chapitre d'histoire monétaire jette-t-il, suivant nous, un grand jour
sur l'esprit de la conquête musulmane.
Le numéraire aux légendes grecques et au type byzantin était celui
qui avait cours dans tous les pays soumis à l'empereur de Gonstantinoplc.
lONNAlE D 0 M A K- 1 liN -E L - KHATT AU.
Les Arabes, chez lesquels il était parvenu du reste, le rencontrèrent en
Palestine, en Syrie, en Egypte. De toutes les choses familières cà un peuple,
celle qui pénètre le plus dans ses habitudes, c'est la monnaie. Par elle,
il se retrouve dans sa langue, dans ses usages et, pour ainsi dire, dans
son autonomie. Que, par impossible, un effet violent de la conquête la
fasse disparaître , le trouble est profond , les transactions deviennent
impraticables. Le conquérant arabe de la Palestine et de la Syrie respecta
donc la monnaie du Grec conquis; il se soumit même à elle, il l'adopta
pour lui-même dans une sage mesure ; le vainqueur contre-signa de son
nom la monnaie du vaincu. Nous avons des pièces frappées à Ghalcis au
nom d'Omar. Elles présentent d'un côté l'effigie de l'empereur portant
une longue croix et le globe crucigère, de l'autre le nom de la ville en
caractères grecs, et à l'exergue, en grec aussi, ce mot OMAR, auquel
correspondent sur une des faces de la pièce les mots arabes : . jLLiiJI
^j j^ù Oinar-Ibn-El-Khattab.
Omar était calife, c'était uu compagnon du prophète; les musulmans
LES ARTS MUSULMANS.
105
jurent encore par sa science, et pourtant il admettait les représentations
figurées, puisqu'il les autorisait sur la monnaie, cette chose officielle par
excellence. Ce n'est pas tout : dans ces années qui touchent pour ainsi
dire à Mahomet, celles dans lesquelles vit dans toute sa puissance
l'esprit du Prophète, nous trouvons toute une série de médailles. Celles
de Damas par exemjjle. Que disent-elles? Je les décris. Au droit : l'effigie
impériale qui entoure le mot AAMACKOC. Au revers la légende arabe :
^.iu^i -^^yo , frappée à Damas. On lit en outre le mot }A=.. qui
peut passe?-. C'est une monnaie bilingue à l'usage des deux peu-
ples ; un trait d'union que le commerce rend nécessaire entre le
vainqueur et le vaincu. Quelques-unes de ces pièces portent la légende
ANNO XVII , c'est-à-dire la dix-septième année de l'hégyre. D'autres
présentent l'abréviation AE*. Ces trois lettres ont beaucoup intrigué les
numismatistes. Je ne vois, pour ma part, dans une interprétation bien
simple de ces médailles, que le commencement du mot letpxàv, 'Xstctôv
qui désigne en grec la monnaie de cuivre. J'aurai à développer ailleurs
cette explication.
Le système monétaire arabe est le même à Emése. L'empereur est
iMONN.VIK ARABE FRAPPÉE
É M É S E.
debout avec les mêmes attributs que sur les pièces de Damas. D'un côté
le mot KAAON (bon), de l'autre le mot arabe w-^i= , qui le traduit. Ainsi
à Antaradus, à Héliopolis, à Tibériade : toujours l'effigie impériale, et au
nom grec de la cité répond le mot arabe qui en est la traduction.
L'usage des figures était donc adopté. Il avait force de loi; au dire
même de Makrizy, l'historien de la monnaie arabe, le calife Môaviah
frappa des dinars sur lesquels il était représenté ceint d'une épée.
Nous ne possédons pas cette monnaie d'or. Mais nous avons les médailles
d'Ab-el-Malek qui fut nommé calife cinq ans après la mort de Môaviah,
l'an 60 de l'hégyre. Elle représente le calife vêtu de sa grande robe,
ses longs cheveux séparés sur le front, armé du cimeterre, et elles por-
tent cette légende arabe : ^^^ji\ j~^\ oXJ4' J-;-= <i^' -v^*J. Pour le ser-
viteur de Dieu, Abd-el-Malek, clief des croyants. Depuis un demi-siècle.
>ii.
2' PKRIODE.
14
!106
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la conquête est faite, elle a pris pied dans les contrées soumises ; la mon-
naie s'est donc dégagée des nécessités politiques qui, au début, lui impo-
saient la langue et les types du numéraire grec, elle a hautement pro-
clamé la foi musulmane par cette profession qu'elle écrivit en lettres
arabes : // ny a de Dieu qu'Allah, Malmnet est l'envoyé d'Allah.
MEDAILLE D AB-EL-MALEK,
De la monnaie grecque il ne reste plus qu'un souvenir : une croix
haussée sur ses degrés et qui se termine par un globe ou par un <I>.
Amman, Ëmése, Halep, Manbesch, Ghalcis, etc., frappent dans leurs ate-
liers ces médailles avec le nom et le portrait du calife. Cette habitude
monétaire dure longtemps encore. Nous la retrouvons jusqu'en l'an-
née 77. Un dinar d'Ab-el-Malek portant la figure de ce prince est entouré
DINAR DU CALIFE ABD-EL-WALEK.
dans l'une et l'autre de ses faces de cette légende : Au nom de Dieu :
Il n'y a de Dieu qu'Allah, le seul, Mahomet est l'envoyé d'Allah. Au nom
de Dieu. Ce dinar a été frappé l'an 77. »ii! ^^j ^^^ 'L^ y^>^.]\ Ijjs , ^.^
Il paraît que les docteurs, plus orthodoxes que l'émir des croyants,
blâmèrent cet emploi des portraits sur la monnaie, car le calife, sur
leurs représentations, abandonna ce type monétaire et ordonna la fabrica-
tion d'une pièce purement arabe, avec des légendes pieuses. Elle date
de l'an 77. Pourtant nous trouvons encore et pendant quelques années
la monnaie à figure. Elle est frappée par El-Nôman, émir du Maghreb.
Le buste est de face, imitant l'image impériale : la croix qui surmonte
d'ordinaire le diadème a été remplacée par une aigrette de pierreries. La
LES ARTS MUSULMANS. 107
croix du revers, haussée sur trois degrés, se termine par un globe. On lit
au droit la légende arabe : dans l'an SO et au revers la phrase : jJJt ^^
^J-t>^\ AJ yfS lÀa. Au nom de Dieu; fait par V ordre d' El-N Oman. Mousa,-
ben-Noseir, le vainqueur de l'Afrique et de l'Espagne, frappe monnaie
iONNAlE D EL-NUMAN, EMIR DU MAGHREB,
en son nom. Comme les califes, ces premiers conquérants, il respecte
le type de la monnaie du peuple vaincu. Ses médailles portent les effi-
gies accolées des deux empereurs, avec cette légende latine : MVSA F.
NVSIPi (Musa filius Noseïr). Il adopte la réforme d'Ab-el-Malek , c'est-à-
dire qu'il fait inscrire sur la monnaie la profession de foi musulmane : Au
nom de Dieu, il n'y a de Dieu qu'Allah, le seul, il n'a point d'assoeié.
Voici la réunion des lettres latines qui résume cette phrase sur les mon-
naies de Mousa.
IN NDNINDSNISISNDS.
L'interprétation de cette légende semble impossible à première vue;
mais en étudiant de près ce singulier assemblage de lettres, on y retrouve,
dans les initiales des mots, la traduction de la formule pieuse des mon-
naies musulmanes. Voici comment la phrase se reconstruit :
IN 'Nomine DowïNI No?i T>euS NlSl Soins No)( Deo Sociics.
En s'approchant de l'Espagne, les Arabes rencontrèrent la monnaie des
Visigoths. Ils l'acceptèrent aussi et ils la reproduisirent en gardant la
tête diadémée des pièces des rois goths, autour de laquelle courait une
légende latine, traduction des légendes pieuses de la monnaie musul-
mane, et en affirmant par une légende arabe l'autorité du vainqueur.
Nous possédons des pièces frappées à Tanger dans les premiers temps de
la conquête. Elles présentent la tête de style barbare des rois goths, et
au revers on lit : Au nom de Dieu, ce fds a été frappé à Tanger *^j .
isr^-^ , jyio J\3 iJJl. Ce fait de la reproduction de la monnaie des peu-
ples conquis par le conquérant arabe , que nous avons observé dans
la Syrie, dans l'Egypte, dans l'Afrique, nous le retrouvons aussi et
plus persistant encore dans la Perse et dans le Tabéristan. La monnaie
108
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
arabe se soumettant à la monnaie sassanide lui emprunte ses types et sa
langue. Elle lui laisse la représentation de ses rois sassanides et ses
légendes pelhwi. Peu à peu elle introduit les caractères arabes : elle
offre soit des légendes pieuses, soit des noms de gouverneurs des pays
soumis, et cet usage, commencé aux premiers jours même de la con-
MONNAIE ARABE FRAPPL:E A TANGER,
quête, se poursuit très- avant pendant tout le i" siècle de l'hégire;
il persiste ïnême dans le Tabéristan, par exemple, jusqu'à la seconde
moitié du ii^ siècle, c'est-à-dire sous le règne de Haroun-el-Raschid.
Partout la même politique , partout l'adoption des figures sur la
monnaie. Il n'y avait dans ce fait rien qui blessât la foi des premiers
croyants; ce ne fut que plus tard que la conscience de certains docteurs
se troubla et qu'elle souleva les questions de réprobation contre des
images. Jusque-là, les représentations figurées avaient donc été ad-
mises.
Le calife Abd-el-Malek accueillait, nous l'avons dit, les peintres
byzantins à la cour de Damas. A côté de ces artistes que la libéralité des
khalifes appelait autour d'eux, des artistes arabes se formèrent bientôt
en imitant les œuvres qu'ils avaient sous les yeux. Dès le i" siècle de
l'hégire, les images du Prophète se multiplièrent pour se répandre dans
tout l'Orient, ainsi que les représentations des saints personnages de
l'Ancien Testament, que l'islamisme avait de tout temps vénérés. Leur
type admis, propagé, franchit les pays de religion musulmane, pénétra
dans les Indes et jusque dans la Chine. C'est ce que nous apprend le
récit d'un certain Ibn-Wahab, un Arabe, qui, vers l'an 900 de notre ère,
avait visité toute l'Asie orientale et pénétré dans la capitale du Céleste
Empire. De retour de ses voyages, cet homme s'était établi à Bassorah.
Là il racontait qu'admis en présence de l'empereur, il avait été interrogé
par lui sur l'état politique des royaumes musulmans et sur les mœurs de
ces pays lointains. Après plusieurs que.--tions qu'il n'est pas de mon sujet
de rappeler, l'empereur demanda à Ibn-Wahab s'il reconnaîtrait la
figure du Prophète. Le marchand répondit : Oui. Un officier tira alors de
LES ARTS MUSULMANS.
109
la boîte, où elles étaient renfermées, des feuilles de dessin qu'on fit passer
sous les yeux du voyageur.
Ibn-Wahab reconnut successivement les divers prophètes de sa reli-
ZWILLE\
gillot;
ÉTOFFE DF TKNTURE ARABE DU Xll^ SIÈCLS.
gion : Noé et son arche sainte. Moïse armé de sa verge sacrée et entouré
des enfants d'Israël. » Voici, dit-il, Jésus sur son âne, au milieu de ses
douze apôtres. Voici la figure du Prophète, mon cousin, sur qui soit la
110 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
paix ! » A cette vue, il fondit en larmes. Le Projohète, disait-il, était monté
sur un chameau, ses compagnons étaient groupés autour de lui ; tous
portaient à leurs pieds des chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents
à leur ceinture. Ibn-Wahab nomma aussi l'un après l'autre tous les pro-
phètes de l'islam, suivant les attributs qui les distinguaient, comme un
homme pour qui ces sortes de représentations étaient fort habituelles et
fort connues. Ces images nombreuses que l'Arabe voyageur avait sous
les yeux n'étaient sans doute que des reproductions de celles qui circu-
laient dans les pays musulmans et que le marchand de Bassorah retrou-
vait loin de sa patrie.
Mais ce n'était pas seulement les portraits des personnages vénérés
par la piété des fidèles que la tradition des fidèles avait conservés. L'art
avait aussi recueilli avec un soin précieux les images des califes, des
grands capitaines, des poètes célèbres et des hommes auxquels leurs
talents avaient fait une grande renommée. Les copies de ces portraits
étaient nombreuses; les arts industriels s'en étaient emparés pour en
propager les reproductions. Dans les ateliers de Kalmoun, de Bahnessa,
de Dabik, de Damas, où se confectionnaient les plus riches soieries, les
beaux velours, les magnifiques tapis, dont les produits constituaient le
commerce le plus étendu et le plus fécond de l'Orient, les ouvriers
avaient pour usage de rehausser la beauté des tissus sortis de leurs
mains par les représentations connues et acceptées de tous. A l'élégance
du dessin, à la beauté des couleurs, les ouvrages des grandes manu-
factures de l'Asie joignaient l'intérêt de tableaux véritables. C'était
tantôt des chasses, des fêtes, des concerts, des danses d'almées; tantôt
des combats, des luttes, des festins, toutes les scènes enfin de la vie
musulmane. L'historien Makrizy raconte que la garde turque révoltée
contre El-Mostanser-Billah mit au pillage le palais de ce calife, l'an
l\60 de l'hégyre. Alors parmi une foule de tapis de soie tissus d'or, de
toute grandeur et de toute couleur, les séditieux trouvèrent près de
mille pièces d'étoffes qui présentaient la suite des différentes dynasties
arabes, avec les portraits des califes, des rois et des hommes célèbres.
Au-dessus de chaque figure était écrit le nom du personnage, le temps
qu'il avait vécu et les principales actions de sa vie. Les tentes du calife,
les pavillons, les vastes pièces de son palais étaient formées d'étoffes
d'or, de velours, de satin de Damas dont quelques-unes couvertes des
plus belles peintures représentaient des figures d'hommes, d'éléphants,
de lions, de chevaux, de paons, d'animaux et d'oiseaux de toute espèce.
La plus riche et la plus curieuse de toutes les tentes du sultan était
celle connue sous le nom de la Grande Rotonde. Il fallait cent chameaux
LES ARTS MUSULMANS.
111
pour porter les diverses parties de ce merveilleux édifice, avec les cordes,
les meubles et tous les ustensiles qui formaient ses accessoires. Les
en GCUTSVMLU.L£\^
GiLLur
ÉTOFFE DE TENTUUE ARABE DU XI V^ SIÈCLE.
parois de ce pavillon étaient couvertes de ligures d'animaux et de pein-
tures de la plus grande beauté.
Pour se rendre compte des prodigieuses richesses de l'Orient, il faut
112
GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
lire tout entière la description du trésor de ce calife d'Egypte. Ces
quelques pages de Makrizy composent un chapitre bien rapide, mais
bien curieux. Cest la liste abrégée du trésor du souverain du Kaire,
BUIKE ORIENTALE DU X^ SIÈCLE, EN C li 1 S T A L DE KOCHIÎ.
(Musée du Louvre.)
avec ses pierreries, ses émeraudes, ses rubis, ses perles innombrables,
ses miroirs d'acier, de porcelaine, de verre enrichis de filigranes
d'or et d'argent, avec ses échiquiers et ses damiers, ses milliers de
figures d'amb)-e et de campêche, ses milliers de vases d'or destinés
à recevoir des narcisses et des violettes, ses meubles, ses bassins, ses ai-
LES ARTS MUSULMANS. 113
guières, ses cristaux, ses tables d'onyx et de pierres dures, ses coffres, ses
encriers de sandal, d'aloès, d'ébène du pays des Zindjes. Tout disparut
comme disparurent un à un, et à Damas, et à Bagdad et au Kaire, et dans
tant d'autres villes, ces musées de l'industrie de l'Orient. Les invasions des
Turcomans et des peuples de la haute Asie, les déprédations des barbares
dispersèrent ou anéantirent ces merveilles. A peine trouve-t-on encore
quelques objets échappés au pillage et qui témoignent aujourd'hui du
goût et des industries des Arabes pendant leur époque de grandeur.
Depuis quelques années, on s'est mis à la recherche des étoffes arabes;
les découvertes heureuses qu'on a faites à ce sujet nous disent assez
quelle était l'habileté des artistes musulmans, non-seulement dans l'ajus-
tement des dessins, mais encore dans la disposition des figures fréquem-
ment employées. Makrizy nous parle de plats d'or émaillés et incrustés
de couleurs de toute espèce. De cet art des émailleurs arabes, le trésor
de l'abbaye de Saint-Maurice-d'Agaune possède une remarquable pièce :
c'est un vase d'or, orné d'émaux cloisonnés très-délicats, dont l'une des
plaques porte deux lions debout et affrontés, séparés par le hom. L'his-
torien arabe cite aussi des vases de cristal offrant, gravés en relief,
soit des noms, soit des figures. La buire orientale en cristal de roche
que l'on voit au Louvre nous semble remonter à cette époque du
x'= siècle avec ses dessins, ses oiseaux et sa légende en relief : « Béné-
diction et bonheur à son possesseur. » Le musée d'histoire naturelle de
Florence possède un vase en cristal de roche qui nous paraît être un des
plus beaux échantillons de cet art arabe. Le savant M. Amari a bien voulu
m'en envoyer une description : u Le vase est en forme de j^oire avec
une anse rectiligne et un bec bordé en or ou en métal doré. Sa hauteur
est de 0"',155, sa circonférence de 0'",30. Une ornementation analogue
à celle que l'on remarque dans l'inscription de la kouba à Païenne court
sur la panse, sur laquelle se détachent en relief deux cygnes affrontés;
et une légende arabe contient les vœux de bonheur pour le propriétaire. »
HENRI LAVOIX.
{La suite prochainement.) '
E^.
XII. — 2' PÉRIODE. 45
LE PORTRAIT D'HOMME
DU MUSEE DE MONTPELLIER
E portrait d'homme que reproduit ici la
belle gravure au burin de M. Didier, est
la perle la plus rare d'une collection, qui
en compte beaucoup, du Musée de Mont-
pellier, le plus riche de nos musées de
province avec celui de Lille.
C'est en effet une admirable et char-
mante collection, qui par la variété et
l'imprévu des renseignements l'emporte
sur beaucoup de musées étrangers de
second ordre, surtout depuis que la
magnifique donation de tableaux et de
dessins modernes, de M. Bruyas, est
venu compléter l'œuvre si généreuse-
ment commencée par Fabre, Collot et
Valedau. Le regretté Jules Renouvierlui
a consacré naguère, dans la Gazette^, une quinzaine de pages d'érudite
et fme critique ; mais cette étude sommaire et rapide, qui pique et met
en éveil la curiosité plus qu'elle ne la satisfait, ne rend que plus néces-
saire un travail approfondi. Nous ne l'entreprendrons pas aujourd'hui;
nous voulons seulement dire quelques mots du Portrait de jeune homme
classé sous le n" 405 du catalogue et attribué à Raphaël.
Nous ne nous interdirons pas toutefois de rappeler brièvement à nos
\. Gazelle des Beaux-Arls, t. V,'p. 7-23.
RAPÏÏAF.T, (?) PFNX,
PORTRAIT D'HO-MME.
CTiirielte des Beaux-Arts.
{ Musée de Montpellier )
imp. A.Sa-lmon, Paris,
LE PORTRAIT D'HOMME DU MUSÉE DE MONTPELLIER. 115
lecteurs ce que renferme de plus précieux le Musée de Montpellier.
C'est d'abord, pour ne citer que le fin du fin, le portrait qui nous occupe
avec une belle et ancienne copie d'un portrait de Raphaël aujourd'hui
perdu, celui de Laurent de Médicis, peint en 1518; puis, sans sortir des
portraits, de David, un portrait du médecin Leroy (1783), enrobe de
chambre rose à reflets changeants, celui de M. de Joubert, admirable et
traité en escjuisse comme celui de M."" Récamier, et une figure académique
d'Hector qu'il exécuta pendant son pensionnat à Rome, en 1779 ; un
superbe portrait d'Espagnol, par Sébastien Bourdon ; un groupe de Jeunes
Gens dessinant d'après le plâtre, œuvre forte et originale, d'un peintre
ordinairement brutal et maniéré, Moïse Valentin ; et un Chardin unique,
incomparable, le merveilleux Portrait de M''"" Geoffrin, — une vieille
femme, au visage railleur et fin, encadré de dentelle blanche, assise,
faisant de la tapisserie et vêtue, avec l'élégance des vieilles femmes, de
vêtements trop larges, — provenant du marquis de Montcalm; puis le
plus beau Ribera que nous connaissions en France, pour l'accent lumi-
neux et la fermeté du travail ; une Sainte Marie l'Égyptienne, à demi
nue et dans l'extase de la prière, splendide étude de modelé anatomique;
deux Zurbaran de la vente Soult, l'Ange Gabriel et Sainte Agathe; le
Petit Samuel de Reynolds, l'un des très -rares tableaux du grand por-
traitiste anglais qui aient passé le détroit; la Mort de sainte Cécile, du
Poussin, gravée lorsqu'elle faisait partie du cabinet du bailli de Breteuil;
la Promenade en calèche, chef-d'œuvre de Swebach Desfontaines, et les
ravissantes esquisses peintes par Prud'hon pour les quatre figures allé-
goriques, les Arts, le Plaisir, la Philosophie et la Richesse, exécutées
en l'an YIII, pour l'hôtel du citoyen Lonois, rue Laffitte, depuis hôtel de
la reine Hortense et de Rothschild, et dont le Louvre a acquis les cartons
à la vente Laperlier ; puis encore onze tableaux ou études de Greuze, —
un joli chiffre pour les amateurs de cet aimable et sentimental disciple
de Jean-Jacques, — dont deux compositions célèbres dans son œuvre, la
Prière du matin^ et le Gâteau des Rois, du cabinet de Duclos-Dufresnoy.
Ce sont enfin les petits hollandais de la collection Valedau, un amateur
du bon temps et de la vieille roche, en exemplaires admirablement purs
et choisis, qui à la cote du jour vaudraient plus d'un million : le Terburg,
n" 482, l'un des Terburg les plus exquis qui soient pour la largeur du
faire et la qualité des roux et demi-teintes ambrées ; la Souricière, de
Gérard Dow; l'Intérieur d'estaminet, de Van Ostade ; l'Enfileuse de
perles, chef-d'œuvre de Mieris; les Fagots, de Wouwermans ; la Petite
1 . Gravé dans la Gazelle des Beaux-Arls, t. V, p. 21 .
116 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Flotte, de Guillaume Van de Velde; la Vue des bords de la Meuse, de
Cuyp, un autre chef-d'œuvre, noble et grave comme un Claude; un petit
Paul Potter, qui égale presque le célèbre bijou de la galerie d'Aremberg;
des Ruysdael superbes, des Téniers de premier choix, surtout la Leçon
de flageolet^, la Fête du village, la Tabagie de l'homme au chapeau
blanc et la Tabagie de l'homme à la cruche de grès, des Jean Steen, et
bien d'autres encore que nous ne pouvons citer. Nous ne devons pas
oublier non plus la précieuse collection de dessins laissée par Fabre,
dans laquelle se trouvent deux dessins de Raphaël de premier ordre et
notamment cette étude pour une figure de la Dispute du Saint-Sacre-
ment avec le sonnet, Nello pensier, etc., reproduit en fac-similé dans
la Gazette; les deux marbres de Houdon, la Frileuse et l'Eté, exécutés,
l'une en 1783, l'autre en 1785, et la répétition originale en terre cuite du
Voltaire assis, du même, aujourd'hui au foyer du Théâtre-Français.
A ces richesses déjà grandes il faut ajouter, dans un sens exclusive-
ment moderne, celles non moins grandes de la collection Bruyas : tableaux,
études, esquisses, ébauches, dessins et aquarelles, en nombre con-
sidérable, de toute la pléiade romantique de 1820 à 1850; desDecamps,
des Deveria, des Troyon, des Rousseau, des Millet, des Corot, des Maril-
hat, surtout des Géricault, des Delacroix, des Tassaert, des Courbet, les
quatre préférés de l'ardent et humoristique collectionneur, et une suite
presque sans rivale de bronzes de Barye.
Mais fermons cette trop longue parenthèse et revenons au portrait
d'homme, au Portrait de jeune homme d'environ vingt et un ans, comme
le qualifie le livret, donné par Fabre en 1825. C'est une œuvre célèbre,
presque à l'égal du merveilleux Jeune Homme vêtu de noir du Louvre,
tant par sa valeur propre que par les controverses qu'elle a fait naître.
Nous avons été ces jours derniers à Montpellier; nos impressions sont
donc toutes fraîches.
C'est une figure de jeune homme, — de vingt à vingt-cinq ans, —
en buste et vue de trois quarts, presque de face. Elle est peinte sur im
panneau de bois haut de 0'",6l et large de 0'",51. Il a la tète couverte
d'un toquet noir d'étudiant, à quatre pans, sorte de barrette molle en
drap. Les cheveux abondants, d'un couleur châtain clair tirant sur le
roussâtre, tombent droit de chaque côté de la figure, qu'ils encadrent, et
sont coupés carrément à la hauteur des épaules, selon la mode du temps.
Le front, très-haut, bombé et découvert par la toque, reçoit toute la
lumière; les yeux, au contraire, d'un jjeau bleu sombre, souriants et
^. Gravé dans la flazelle des Beaux-Arls, l. V, p. 17.
LE PORTRAIT D'HOMME DU MUSÉE DE MONTPELLIER. 117
doux lorsqu'on les regarde attentivement, empruntent un caractère de
gravité mélancolique à la façon dont ils sont enfoncés sous l'orbite et
cernés dans la pénombre de l'arcade sourcilière. Le nez est droit, long
et un peu fort, mais remarquable dans son attache avec les souixils,
qui est très-belle; les narines, au contraire, sont rondes, insignifiantes et
assez mal dessinées. Les joues, plutôt creuses que pleines, ont ces méplats
caractéristiques qui trahissent si bien les fatigues du plaisir dans la pre-
mière jeunesse et sous l'émail jaune du vernis on en devine la tendre et
juvénile rougeur. La bouche est petite; les lèvres, fraîches et sensuelles,
sont d'un carmin exceptionnellement vif pour un portrait de cette époque.
Le menton est fermement modelé, quoique un peu court, et son contour
est finement estompé par l'ombre d'un duvet naissant. Le cou, entière-
ment découvert, est robuste et s'attache vigoureusement aux épaules. Le
buste est vêtu d'une chemise à petits plis, dont on aperçoit le liséré, et,
par-dessus, d'une veste noire fermée sur la poitrine par un nœud de
ruban, et d'un épais manteau de même nuance que relient la main droite
dont l'annulaire est orné d'une petite bague à chaton de rubis. Toute la
figure se détache sur un fond vert très-foncé, et dans l'ensemble elle est
plutôt d'un blond habitant du Frioul ou du Tyrol que d'un Florentin.
Elle manque d'esprit et presque d'intelligence ; mais ce qui lui donne
son incomparable caractère de séduction, c'est cette douceur mélanco-
lique, sorte de tendresse amoureuse qui est répandue sur tous ses traits.
Quel est ce beau jeune homme au regard sérieux,
Sous le brillant aspect d'une ardente jeunesse?
Il captive le cœur, il enchante les yeux
Et jette sur notre âme un voile de tristesse*.
Mais ce beau portrait est-il de Raphaël? La question est délicate et
nous n'y touchons qu'avec une certaine crainte. Après mûr examen et
longue comparaison, non-seulement avec les chefs-d'œuvre du Louvre
mais avec tout ce que nos souvenirs nous ont laissé des portraits de
Piaphaël en Italie, nous persistons dans le doute émis, d'abord par Pas-
savant avec sa grande et haute autorité, puis par Renouvier, par M. Waa-
gen, par M. Clément de Ris-, qui accentue la note, et par M. A. Lavice
dans son catalogue raisonné des Musées de France. Nous allons même
plus loin que M. Clément de Ris qui, de tous ces écrivains, est celui qui
1. Romej Dresde et Montpellier ^ Poésies écrites en voyage par M. Curmer, Paris,
Aubry, 1863.
2. Les Musées de Province, p. 267 et 268.
'118 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
a le mieux et le plus longuement étudié le portrait de Montpellier ; nous
le refusons absolument et catégoriquement à Raphaël. Nous savons que
nous avons contre nous l'opinion de quelques artistes, qui l'ont vu en
passant, de la plupart des habitants de la localité et, ce qui est plus
grave, du graveur lui-même, de M. Didier. Malgré cela et malgré le
faire très-soigné, trop soigné même de cette peinture, naïvement exécu-
tée à petits coups de brosse, entre-croisés comme des traits de burin,
rien ne révèle à nos yeux la touche, toujours franche et très-personnelle
du maître divin, même avant son départ pour Rome, c'est-à-dire avant
1508. Bien plus, tout y contredit.
Restons donc dans le doute ; car s'il est facile de dire qu'elle n'est
pas de Raphaël, il est plus difficile de l'attribuer à un autre avec quel-
que certitude. Ce qui est incontestable, c'est que l'œuvre n'est ni romaine,
ni vénitienne, ni milanaise ; elle est ou florentine ou bolonaise, et de
l'extrême fin du xv' siècle. Parmi tous les noms mis en avant, et en
laissant sans hésitation de côté ceux de Ghirlandajo et du Pontormo, c'est
à celui du Francia cfue notre secrète conviction nous conduit. Nous savons
qu'il est de mode, depuis quelque temps, de mettre au compte du maître
bolonais la plupart des anonymes du xv^ siècle italien. Toutefois, à
l'égard du portrait de Montpellier, et quoiqu'il ne soit pas de la même
main que le portrait d'homme en noir, du Louvre, qui a été, à tort selon
nous, porté sous le nom du Francia, nous croyons cju'il y a de fortes
présomptions pour s'en tenir cà cette dernière attribution. Le style, le
coloris, le caractère général du dessin, la lourdeur des attaches du cou
et de la main, jusqu'à cette naïveté un peu minutieuse et cette recherche
patiente de l'exécution, tout nous parait révéler une main de miniatu-
riste ou de graveur. A la vue du portrait de Montpellier, nous avouons
c]ue le souvenir de toutes ces belles œuvres de la Pinacothèque de
Bologne, signées du Francia aurifex, nous est revenu invinciblement à
la mémoire.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de toutes ces discussions, ce portrait est,
par la conservation aussi bien que par le style et l'expression, un mor-
ceau d'une rare et insigne valeur, qui mérite pleinement sa réputation,
et que la Gazette se félicite d'être la première à reproduire par le burin
de l'un de ses graveurs.
Il est malheureux que la filière historique de cette belle œuvre soit
aussi obscure que son origine. Tout ce que nous savons, — le rensei-
gnement est bien minime, — c'est qu'il fut acheté par Fabre, vers 1816,
pour quelques écus, dans une vente aux environs de Florence ; que
celui-ci, après l'avoir nettoyé et très-habilement restauré, le montra à
LE PORTRAIT D'HOMME DU MUSÉE DE MONTPELLIER. 119
Canova et â quelques connaisseurs du temps , qui l'attribuèrent à
Raphaël, que l'ambassadeur du roi de Prusse lui en offrit à ce moment
40,000 francs, et qu'enfin il entra au Musée de Montpellier lors de la
première donation de Fabre en 1825.
C'était une piquante et bizarre figure que celle de Fabre, et la plus
spirituelle assurément avec celle de Wicar de toutes celles que nous ren-
controns à cette époque parmi les élèves de David qui se fixèrent en
Italie, à la fin du Directoire. « Causeur spirituel et original, amateur
et curieux, — c'est Sainte-Beuve qui parle, — un peu paresseux comme
le sont volontiers les causeurs, il avait plus d'esprit et de finesse que
d'ambition et était plus fait pour la société et le dilettantisme que pour
la gloire. » Peintre assez médiocre et aujourd'hui oublié, il doit sa noto-
riété, d'abord à sa longue liaison avec la comtesse d'Albany\ cette gra-
cieuse et séduisante énigme, qui groupa autour d'elle ce que l'Italie ren-
fei'mait alors de plus illustre et de plus distingué, cette petite princesse
d'Allemagne, comme disait ironiquement Chateaubriand, qui, après avoir
été la femme du dernier des Stuarts et la compagne du premier poëte
tragique de l'Italie, avait fini entre les bras d'un petit peintre français ;
ensuite au legs généreux par lequel il institua sa ville natale légataire
universelle de sa bibliothèque et de toutes ses collections artistiques. Il
laissa en effet à Montpellier la bibliothèque entière d'Alfieri, uioins ses
manuscrits autographes qu'il réserva à Florence, celle de la comtesse
d'Albany et la sienne propre, ses tableaux, ses dessins, ses pierres gra-
vées et tous les objets d'art qu'il avait réunis pendant son long séjour
en Italie.
LOUIS GONSE.
1. Voir au sujet de cette liaison Delécluze , Souvenirs de soixanle années,
p. 163-168 ; Simond, Voyage en Italie; Saint-René Taillandier, la Comtesse d'Al-
bany; Paul-Louis Courier, la Conversation qu'il écrivit à Naples en '1812; et Sainte-
Beuve, les Nouveaux Lundis.
LE SALON DE 1875'
XI.
Puisque je viens de finir les bronzes
par une statue de grand homme, parlons
des œuvres en marbre de même nature, et
d'abord de la statue de Jeanne d'Arc, qu'on
ne saurait trop honorer, mais qui n'est
pas heureuse cette année. Sur trois statues,
deux ne comptent guère. Dans l'une elle
est sur le bûcher, très-tourmentée et un
peu trop en façon de sainte de la rue des
Saints -Pères. Dans une autre, celle de
M. Albert Lefeuvre, où elle est en paysanne
maigrichonne avec sa quenouille et sa
fusée, le tronc sur lequel elle s'appuie est
bien haut, et les arbres sont rarement fa-
vorables à la sculpture. Celle de M. Fré-
miet est plus considérable, mais elle a
aussi ses défauts. Je n'ai pas à parler de
sa statue équestre de la place des Pyra-
mides, qu'on a beaucoup critiquée, à mon
sens très-injustement ; c'est de beaucoup
la meilleure figure de Jeanne d'Arc qui
ait encore été faite. Elle a étonné à cause de
son armure d'homme d'armes, qui est ce-
pendant toute la vérité, puisque l'un des
prétextes de sa condamnation a été d'avoir repris des vêtements d'homme
dans sa prison. Sous ce rapport, il n'y aurait rien à dire au vieux tableau
'I. Voir Gazelle des Beaux-Arts^ 2» période, t. XI, p. 489, et t. XII, p. i>.
SALON DE 1875. 121
récemment exhumé et dont on a beaucoup parlé, si le personnage, où on
veut la voir à côté de la Vierge et qui est en pendant d'un saint Michel,
n'était pas très-probablement un saint George; mais, outre les témoi-
gnages contemporains, la curieuse et authentique statuette équestre de
la collection de M. Garrand, qui a dû servir d'enseigne en haut d'une
hampe, nous la montre entièrement vêtue d'une lourde armure masculine.
M. Frémiet, dans cette nouvelle figure, a-t-il cédé au sentiment de sur-
prise du public, et, tout en ne sortant pas du costume de guerre, a-t-il
voulu forcer l'opinion à lui revenir en faisant autrement et en féminisant
l'armure? Toujours est-il qu'au-dessous du casque il a fait par derrière
tomber sur ses épaules ses cheveux dénoués ; qu'il lui a mis un habit de
mailles qu'on voit par derrière sur les cuisses et par devant sur la
poitrine au-dessus de la cuirasse , qui s'arrête au-dessous des seins
comme une pièce de corsage, et qu'il a fait pendre de la pointe du
casque un voile long, assez peu heureux, et si étroit qu'avec du vent
il flotterait au loin comme la flamme d'une lance. J'ai oublié de dire
qu'elle était agenouillée; mais les cuisses sont trop pliées, et la motte
de terre, qui lui sert comme de prie-Dieu, donne à la figure quelque
incertitude comme stabilité. Peut-être eût-il mieux valu prendre franche-
ment le parti traditionnel de l'agenouiller à angle droit, comme dans
les vieilles figures funéraires ; la statue en eût été plus simple et par là
meilleure. Je m'en tiens, comme on voit, à la première statue de
M. Frémiet, qui me satisfait bien autrement.
M. Préault, qui a été le fougueux romantique que l'on sait, s'est
bien assagi depuis. Il a envoyé cette année une grande statue de Jac-
ques Cœur, en longue robe et debout, certainement destinée à la ville de
Bourges. Rien de plus simple ; elle ne donnerait aucune idée des audaces
et des fantaisies violentes des anciennes œuvres de l'artiste, qui sortait
de la sculpture à force de chercher l'effet et de tendre à la poésie.
Son Jacques Cœur n'a pas ces prétentions, et s'en trouve en somme
fort bien. A.u contraire, M. Bartholdi a cherché à mouvementer et à
rendre pittoresque la grande statue de Champollion le jeune, qui doit
être commandée pour Grenoble ou pour Figeac, où il est né, et que
mérite pleinement celui qui a donné à la France l'honneur de décou-
vrir le premier les lois de l'interprétation des hiéroglyphes. Le costume
du savant de 1802, avec son habit étriqué, avec sa culotte collante et à
pont, avec ses courtes bottes à l'écuyère, était difficile à mettre en
valeur. M. Bartholdi, qui s'entend à donner à un monument l'esprit de
son sujet, témoin sa jolie fontaine de Martin Schœn à Golmar, — car,
malgré la terminaison méridionale de son nom, il est Alsacien, — a posé
xn. — 2' PÉRIODE. 16
122 GAZETTE DES BEAUX ARTS.
sur une grosse tête de sphinx brisé la jambe gauche du savant, ainsi
très-relevée, et combiné ce mouvement avec celui du bras qui porte la
tête et s'appuie sur le genou.
Des représentations en pied il est facile de passer aux bustes. J'ai
parlé de celui du dernier archevêque de Paris ; après lui, le meilleur
buste d'homme du^Salon est celui, par M. Crauk, de M. Prugneaux en
redingote. L'on doit citer l'Honoré de Balzac de M. Vasselot, qui a
bien conservé, sans vulgarité, la grosse tête et les longs cheveux plats
du modèle; — en bronze, le buste d'Alexandre Dumas, fait en 185Ù
par M. Étex, où cependant il y a un faux air de Lablache ; de M. Claudius
Popelin, l'émailleur, par M. Guilbert; du docteur Parrot et du peintre
Henner, par M. Paul Dubois ; — en terre cuite, le buste très-ressem-
blant de M. Egger, par M. Cougny, et celui très-vivant de M. Febvre,
de la Comédie francai.se, par M. E. Doublemard.
Dans les bustes de femmes, qui sont très-nombreux, je citerai d'abord:
en plâtre, M"^ Georgette Olivier, du Palais-Royal , par M. Laurent-
Daragon; en terre cuite, M""^ B..., par M. Guillemin, remarquable entre
autres par l'habileté du châle de dentelle posé sur les épaules; —
en bronze, la petite et jeune tête de M"" Marthe, par M. Carlier ; — en
marbi'e. M"" H..., par M. Iselin; — par M"'FinaNicolet, M""= G. N..., avec
une pâquerette à son corsage ouvert en peignoir, et M"" M. N..., avec
une rose à son corsage coupé en carré, et surtout M"'= M. Magnier,
du Gymnase, par M. d'Épinay, dont nous donnons le dessin. Les bustes
en marbre de M""= de T... par M. Barrias, de M"'" Ratazzi par M. Clésinger,
qui a mis bien des recherches un peu puériles dans les colorations des
rubans, de M™ D..., par M. Declercq, appartiennent à la série des bustes
presque en demi-coi'ps avec les deux bras, ce qui ne donne pas l'impor-
tance et le résultat qu'on en attend. On en a fait dans la première moitié
du xviii'' siècle, et il n'est pas facile de se tirer du motif avec autant
de bonheur; mais en soi le parti est plutôt malheureux. Le buste
est forcément une convention qui n'a rien du caractère général de
la composition d'une statue, et ne comporte pas une pose trop accusée.
C'est un morceau de statue cassée, ce qui est désagréable à l'œil,
et l'on en arrive fatalement au maniérisme par la nécessité de perdre
et d'entourer la coupure dans des draperies, toujours invraisemblables,
et qui ne pourraient pas se continuer plus que le corps. C'est en
somme une recherche bâtarde et de décadence, qui tourne facilement
à la prétention et à l'afféterie; les bras y sont bien autrement diffi-
ciles à arranger que dans une figure entière et arrivent le plus souvent
à un arrangement antinaturel. A plus forte raison ne faut-il pas y
SALON DE 1875.
123
ajouter des accessoires d'architecture et ne pas accouder un buste de
femme à une portion de balcon. C'est encore pis que l'inévitable morceau
Mlle MAGNIER, PAK M. D'ÉPINAV.
(Croquis de Tartiste.)
de balustrade avec lequel les photographes font promener leurs
modèles.
Ce sont aussi des bustes qu'un certain nombre de têtes de fantaisie,
dont quelques-unes sont agréables ; ainsi, par M. Aizelin, une tête d'Ophé-
i2h GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
lie, qu'un sculpteur anglais ou américain voudrait bien avoir faite, et une
tête de Marguerite sortant de l'église, les yeux baissés, habillée, comme
dans un tableau de Leys, avec une coiffe et un manteau uni à petit
col i-ecourbé. Le Printemps, par M'"" Léon Bertaux, est une sorte déjeune
Mercure avec des ailes de papillon dans les cheveux. La tête, en bronze
d'une zingarelle, en calotte et avec un collier de sequins, faite par
M. Charles Toppfer à Rome, en 1873, et traitée en ébauche, ne
manque pas de caractère.
Le buste de Christ de M™" Marcello est d'un sentimentalisme effé-
miné qui plairait plus en Italie qu'en France ; mais sa tête de forte et belle
Romaine avec un ruban dans les cheveux, et surtout sa Phœbé, avec une
guirlande de fleurs, dont la tête fine se souvient de Coustou, sont relati-
vement plus simples, et par là même plus sculpturales, que les bustes
où elle s'inspirait des coiffures contournées et bizarrement pénibles de
certains dessins de Michel-Ange. Comme il est impossible de l'égaler et
même de l'imiter dans ses vaillances, il est inutile de le suivre quand il
descend à la recherche des petitesses compliquées. La tête de courtisane,
altière et inquiétante, où M. Désiré Ringel traduit les traits du Succube
des Contes de Balzac, en la coiffant des longues barbes d'un riche bon-
net à la normande, est, malgré ses bras, une œuvre qui demande le
bronze. M. Eugène Robert est à citer pour son marbre élégant de la jeune
princesse Marie de Toscane en costume du xv:*^ siècle; l'épingle qui tra-
verse les cheveux, et le petit col, courbé et découpé à jour, sont en ivoire
curieusement travaillé. Cette juxtaposition de deux matières, dont l'une
est dure et l'autre si facilement cassante, est curieuse pour une fois,
mais il serait peu heureux de voir répéter ce qui ne peut être qu'une
exception.
Ajoutons que, dans ces têtes de fantaisie, la meilleure, l'une même des
meilleures du Salon, est la tête de forgeron en marbre de M. René de
Saint-Marceaux. Il est giussi bien français que florentin, mais la tête est
vivante, forte et pleine d'accent dans sa laideur animée. C'est la
première chose de cette valeur que je voie de M. de Saint-Marceaux.
Est-ce seulement un hasard heureux? Les pointes en tous sens de son
buste de femme en bronze sont bien un peu inquiétantes; mais la tête du
forgeron n'en est pas moins d'une réalité très-vigoureuse.
Revenons aux statues dont les bustes nous ont éloigné, et d'abord
aux groupes. S'il fallait s'en rapporter à la taille, celui de M. Perraud
l'emporterait sans conteste. Un homme nu boit à l'amphore que lui
tend une femme. 11 importe peu que la femme soit une Source, l'homme
un des Compagnons d'Hercule et que le groupe soit appelé le Jour;
SALON DE 1875.
125
l'homme, qui ouvre trop les jambes, n'a pas besoin de s'appuyer avec
cette force sur la taille de la femme. Dans cette grandeur, les détails
CÈPHALE ET PROCRIS, PAR M. ERNEST DAME
.(Croquis de l'aTtisle.)
paraissent grossiers et sans accent ; mais comme l'œuvre est destinée à
l'un des jardins de l'avenue de l'Observatoire, elle pourra gagner, sur-
tout par derrière où la ligne de la femme est heureuse, quand elle sera
126 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
isolée, encadrée d'arbres et vue de plus loin que dans la nef du Palais
de l'Industrie.
Le groupe en plâtre de Céphale et Procris, par M. Ernest Damé, est
une œuvre remarquable; les lignes n'en sont pas confuses, mais bien
pondérées, et la tête de l'homme est douloureusement passionnée. Le
sujet même rend impossible qu'on ne rentre pas dans la donnée du
groupe antique d'Achille et de Patrocle, et dans celui de la Phrosine et
Mélidor de Prud'hon. Toute figure d'homme, soulevant un corps inerte
et traînant à demi, sera penchée sur lui, et l'autre figure sera toujours
supportée sur son bras gauche, parce que le droit se réserve instinctive-
ment la plus grande liberté du mouvement ; des conditions identiques
produisent forcément une certaine ressemblance, mais le groupe de
M. Damé, qui a eu raison de ne pas courir après le nouveau quand
même, est une œuvre vraiment sculpturale, digne de l'exécution, et que
nous espérons revoir, et au Salon et dans une belle place définitive.
C'est aussi une œuvre bien distinguée que la Muse de l'Histoire de
M. Janson. Elle est assise, tenant une plume d'une main et de l'autre
une grande tablette, et dans son innnobilité elle présente un heureux
mouvement de lignes par la façon dont l'une de ses jambes s'étend dans
toute sa longueur, tandis que l'autre jambe, dont le pied est posé sur une
marche supérieure, se présente avec la flexion du genou. Les plis, mouillés
en rond comme ceux de la Venus genitrix, habillent noblement le corps,
et le contour général s'inscrit architecturalement dans un losange
allongé. En haut de la montée droite d'un bel escalier de lignes sévères,
qui lui ferait un premier piédestal et y mènerait l'œil pour l'y arrêter,
cette figure serait dans la condition vraiment monumentale pour laquelle
elle a été conçue.
Ce que le public regarde le plus dans les figures de fenlmes ce sont
les deux torchères de M. Itasse, placées naturellement des deux côtés de
l'entrée, le Baiser et la JRosâe, qui sont accompagnées d'Amours. La
richesse a sa raison d'être dans un motif ornemental comme celui-ci,
mais il serait bon de ne pas dépasser la mesure et de ne pas exagérer
la polychromie des matières. Le sol est en mosaïque florentine de pierres
dures; les bronzes, qui ont des parties en émail cloisonné, sont entière-
ment dorés, et tous les brillants de cet or empêchent de voir ce qui est
en marbre. Les plis des draperies sont trop fouillés et trop cassés ; le
marbre onyx dont elles sont faites offre de lui-même tant de veines, de
taches et de teintes, qu'il faut laisser, comme l'a toujours fait M. Cordier,
à la forme plus de simplicité et de suite, sous peine d'arriver à une
confasion absolue produite par la contradiction trop répétée entre le
r. A MUSE DE L' HISTO I RE, PAR M, J ANSON.
(Dessin de l'artlsle.)
128 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
jeu des lignes colorées de la matière et les formes de la draperie. Aux
lumières, toute cette richesse brillera de manière à empêcher de voir
l'œuvre du sculpteur.
Dans les autres figures de femmes, nous retrouvons les motifs que
l'on reprendra toujours : Y Ilêbé debout, de M. Gustave-Frédéric Michel,
qui se pâme en s'appuyant sur l'aile ouverte et dressée de l'aigle amou-
reux;— une Laïs tenant des bijoux, par M. Thabard, qui, dans sa rémi-
niscence un peu mouvementée de l'aspect de la Vénus d'Arles, tiendra
bien sa place dans une des niches de la cour du Louvre ; — V Andromède
debout, de M. Charles Gauthier, attachée aux poignets par une chaîne
dont les maillons carrés auraient pu être moins bien faits, mais dont la
ligne est heureuse. h'Èveun serpent, de M. Guitton, destinée à être coulée
en bronze et placée en avant du bâtiment des reptiles au Jardin des
Plantes, est debout et met, pour se cacher, son bras au-dessus de son
fronton entendant la voix qui lui reproche sa transgression; le corps,
élégant dans sa force, reste dans un mouvement simple, qui fait valoir
les beautés de la poitrine et des jambes savamment étudiées et exécu-
tées. Citons encore la figure funéraire de M. Bougron, agenouillée le
long d'un tombeau ; la figure de femme nue, assise sur un pouf et mettant
l'un de ses bas, que M. de Kesel a appelée Après le bain, et la Danse de
r abeille de M. Charles Cordier; la femme, qui se meut sur le sol avec
la lenteur alanguie des danses orientales , retient d'une main sou vête-
ment qui sans ce mouvement glisserait à terre. Peut-être les jambes
sont-elles un peu courtes, mais il y a dans le buste des morceaux d'une
très-grande habileté.
Les statues masculines dignes d'être nommées sont peut-être plus nom-
breuses que celles de femmes. Citons d'abord le modèle en plâtre, par
M. Guillaume, d'un terme de faune rieur et barbu, auquel un Amour tire la
barbe et qui tient le canthare à deux anses particulièrement consacré à
Bacchus ; ce motif a été compris par l'artiste dans un sentiment pitto-
resque où, avec une volonté déplus serrer la forme, il y a cependant une
préoccupation du style du xvii'^ siècle français.
L'Orphée nu de M. Desbois, qui n'est encore qu'en plâtre, est l'une
des bonnes figures du Salon ; il joue de la lyre, assis et la jambe droite
en arrière ; la tête, levée vers le ciel, est d'un mouvement passionné qui
anime heureusement tout le corps. Le Ganymède de M. Pallez est compris
dans un sentiment qui n'est pas ordinaire. 11 tient déjà la coupe dont le
divin breuvage commence à l'enivrer et à l'enlever à l'humanité, car il
quitte la terre et s'enlève de lui-même plus qu'il n'est enlevé par l'aigle
amoureux, dont les ailes éployées s'étendent des deux côtés de sa tête.
SALON DE 1875.
129
Quant au Dêmosthène déclamant sur le bord de la mer, de M. Leroux, c'est
un effort considérable dont il faut tenir grand compte. L'effet toutefois est
PAQUES FLEURIES, PAR M, VOYEZ.
(Croquis de Tartiste.)
bien violent. Car non-seulement son lourd manteau de laine est agité par
le vent, mais, en l'étant dans tous les sens, il l'est d'une façon trop pondé-
rée et trop égale. L'auteur ne se serait-il pas souvenu des plis harmo-
XU. — 2« PÉRIODE. 47
130 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nieiix qu'on trouve clans les vêtements légers des danseuses d'Hercula-
num ou, bien plutôt encore, des adorables petites statuettes en terre
cuite que les fouilles ont livrées à notre admiration depuis un certain
nombre d'années. Leurs vêtements sont légers, — de l'air tissu, comme
on disait, — et l'équilibre charmant de leur pondération rapide est la suite
du mouvement rhythmique de la danseuse; M. Leroux ne l'aurait-il pas
transporté à une autre étoffe et à un autre sujet, et n'aurait-il fait que
le dramatiser ? En tout cas il y est moins vraisemblable et inquiète l'œil
plus qu'il ne le satisfait.
Par le Petit Justicier, de M. Guilbert, qui lient par le cou un chat
coupable, dont la mine piteuse est fort réjouissante, nous arrivons à la
sculpture de genre. On y a remarqué, de M. Briois, une statuette d'enfant,
Giotto, assis à terre et dessinant un mouton dans le sable, et, de M. Toselli,
un jeune Tasse qui se souvient de l'élégance des œuvres, dans cette donnée,
de Bosio et de Triqueti. Pâques fleuries, de M. Voyez, est une mince jeune
fille, coiffée de courtes nattes tombantes et vêtue d'une robe collante du
xv^ siècle et tout unie, sauf deux petits crevés aux coudes, qui, son livre
d'une main et un rameau de buis dans l'autre, descend les marches d'une
église. On ne saurait trouver de contraste plus parfait avec le Saltimban-
que, en maillot et en caleçon pailleté, de M. Félix Martin ; mais pourquoi est-
il de grandeur naturelle? Il aurait suffi d'une statuette. U Alsacienne poin-
tant un enfant, de M. Geoffroy le fils, qui comporte cependant la grande
dimension, serait peut-être plus agréable si elle était réduite de moitié.
Cette question de mesure appliquée à la nature du sujet et au sen-
timent dans lequel il est traité n'est pas sans difficultés, et l'on en a ici
sous les yeux un exemple frappant dans une œuvre plus importante.
On se souvient du succès qu'a eu le petit modèle du groupe que
M. Delaplanche appelle \' Éducation maternelle. La tendresse et la bonté
patiente de la femme du peuple assise, qui apprend à lire à sa fille,
et l'attention de l'enfant debout à côté d'elle y sont d'une nature et
d'un sentiment très-justes. Cette année, il est exécuté en marbre de
grandeur naturelle, et l'on s'étonne de le trouver froid, un peu vide,
en même temps qu'on se demande où il serait vraiment à sa place, car,
étant de cette taille, il a besoin de ne pas avoir à lutter contre des
statues plus variées et plus frappantes. Cette légère inquiétude ne vient
que de la taille trop grande et surtout de la matière ; le marbre demande
ou le nu, ou des mouvements de draperies, ce qui manque. Le bronze
l'aurait mieux soutenu, et sa place toute naturelle serait au centre de la
cour d'une grande école primaire.
SALON DE 1875. 131
Barye, l'animalier de génie qui vient de s'éteindre à l'âge de soixante-
dix-neuf ans, n'avait pas exposé, mais nous avons sous les yeux un
beau groupe de M. Gain, qui est réellement monumental. C'est un lion
et une lionne, qui se disputent un sanglier. La femelle est un peu en
arrière, et le mâle, peu galant, en prenant possession de la bête, donne
sur l'épaule de sa compagne un bon coup de patte d'avertissement pour
la rappeler à l'obéissance conjugale. On voit le frémissement des corps
comme des gueules, et l'on pense au rugissement de ces grands fauves
emportés par le désir violent de cette belle lippée. Rien de plus juste
comme passion animale et de plus net comme ligne. Ce serait un bien
beau groupe en bronze à mettre dans un grand jardin.
Nous ne quitterons pas les salles de l'Exposition sans consacrer quel-
ques lignes aux repentirs de la dernière heure, c'est-à-dire aux oubliés
par le fait de confusions de notes et de lapsus de mémoire, et sans citer
la IJda de M. Courtat, les belles marines hollandaises de M. Van
Hemskerke, les grands paysages de MM. Busson et Hanoteau, l'idylle de
M. Emile Lévy, l'imposante vue du Tibre, flaviis Tiberis, le fleuve aux
eaux jaunes, de M. Jules Didier, les portraits de M. ïiburce de Mare et
le grand et très-cui'ieux carton de vitrail de M. Hussenot. Nous rectifie-
rons enfin l'erreur typographique qui nous a fait attribuer à M. Emile
Breton, l'habile paysagiste, qui lui-même expose trois tableaux, la belle
composition de M. Jules Breton, les Feux de la Saint-Jean.
XII
Il y aurait en réalité à parler longuement de l'architecture. Le public
n'en tient guère de compte, et il a tort; il y a peu d'années où ce coin
perdu du Salon n'offre dès choses ou belles ou intéressantes. En dehors
des projets, plus difficiles à juger pour la majorité des visiteurs, les
études des anciens édifices de la France, faites la plupart pour la belle
suite de la Commission des monuments historiques, qui a heureusement
échappé aux stupides incendies de la Commune, sont toujours du plus
grand intérêt. C'est comme un voyage, dans lequel on revoit, et sous un
esprit nouveau, ce qu'on connaît déjà, et aussi ce qu'on ne connaît pas
encore et que l'on ne verra peut-être jamais. Mais le Salon est fermé
maintenant, et cette année une étude sérieuse, qui appartient si bien à
l'esprit de la Gazette, serait tardive et, en un sens, inutile. Ce que nous
allons en dire trop rapidement n'est que l'expression très-sincère de notre
regret de ne pas nous étendre davantage sur un sujet aussi important.
132 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
L'espace et le temps nous forcent à le remettre, mais nous tenons au
moins à ne pas sembler ni le méconnaître, ni l'oublier.
Dans la partie moderne, on revoit naturellement plusieurs des pi'o-
jets qui avaient été envoyés au concours de l'église de Montmartre,
comme aussi beaucoup de monuments funéraires érigés ou à ériger en
commémoration des victimes de la guerre. Le projet de reconstruction
de la grande église de Saint-Martin à Tours, par M. Baillargé, serait
fort à discuter, car, si le plan en est judicieux, l'habillement de la forme
et la décoration sont empruntés à des sources disparates. Il y a là un mé-
lange trop divergent de roman auvergnat, de roman de l'Ile-de-France
du XIII* siècle, de clochers repercés comme on n'en a fait qu'au connnence-
ment du xyii"" siècle, même de néo-gothique et d'imitations de l'Opéra.
Citons aussi, parmi les projets contemporains, celui de M. Paul Lo-
rain pour la construction provisoire qu'on avait espéré un moment élever
place du Carrousel, en avant du petit arc de triomphe, pour l'exposition
des Musées de province. L'idée sera certainement reprise plus tard; elle
était trop honnête, trop favorable aux véritables intérêts des Musées
de province, trop curieuse pour le public, trop utile à l'histoire de l'art,
pour ne pas aboutir un jour. Espérons que ceux qui y réussiront rencon-
treront moins d'indifférence et de fausses protestations de concours,
moins de mauvaise volonté, moins d'attaques personnelles, directes ou
voilées, et même, ce qui ne gâtera rien, un peu moins d'impolitesse.
Comme toujours, c'est la partie archéologique qui reste la plus inté-
ressante, et l'antiquité romaine, cette mère nourrice de tous nos arts,
y est brillamment représentée par les belles études de M. Dutert sur
le Forum, qui ont obtenu à si juste titre la médaille de première classe,
et par celles de M. Scellier sur le mont Palatin.
Pour le moyen âge, ce sont les études sur les châteaux qui ont le pas :
celles de M. "Viollet-le-Duc sur Pierrefonds; de M. Eugène Millet sur
Saint-Germain-en-Laye ; de M. Corroyer sur le mont Saint-Michel, cette
étonnante merveille de l'architecture religieuse, civile et militaire; de
M. Benouville sur le petit château, peu connu et datant du xvi° siècle, de
Graves près Villefranche de Rouergue ; de M. Lafollye sur le château de
Pau. Pour les églises, elles sont pour la plupart romanes; ce sont : par
M. Formigé, celle de Conques, bien connue par les études archéolo-
giques sur son trésor, de MM. Mérimée et Darcel ; — par M. Boudin,
l'église du Dorât (Haute-Vienne) ; — par M. Mimey, l'abside du Puy; —
par M. Bruyerre, Notre-Dame d'Orcival dans le Puy-de-Dôme; — par
M. Lisch, l'église de Surgères dans la Charente-Inférieure avec les deux
cavaliers de sa façade; — par M. Gion, ce qui reste à Soissons de Saint-
SALON DE 1875. 133
Pierre-au-Parvis. Parmi les églises plus récentes, nous devons h. M. Boes-
willvvald des études sur Saint-Serge d'Angers, à M. Baudot celles sur
Saint-Nicolas de Blois, à M. Buprich- Robert celles sur les églises
d'Ouistreham et de Bernières dans le Calvados, et à M. Lisch la façade
de l'élégante chapelle seigneuriale du château de Thouars. Des portions
d'édifices sont même étudiées en détail; ainsi nous devons à M. Louis
Sauvageot l'heureuse restitution du jubé construit au xV siècle dans
l'église de Fécamp et maintenant en morceaux, comme aussi à M. Des-
champs une vue du Puits-de-Moïse, l'un des chefs-d'œuvre de la sculp-
ture bourguignonne et même de l'ancienne sculpture française. Il y a
n,oins de travaux sur l'architecture étrangère; M. Frampton nous fait
cependant connaître le réfectoire et la tour de Beaufort dans l'hôpital
Sainte-Croix à Winchester, M. Lecomte la grande mosquée de Gaza, qui
est une église du temps des croisés, et M. Savoulescoia petite église
d'Ârges en Roumanie, si curieuse avec ses dômes bulbeux et ses placages
de mosaïques du xV siècle. Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela;
aujourd'hui je ne puis pas même l'indiquer.
XIII.
D'ailleurs il y aurait peut-être infiniment à faire, aussi bien pour
l'architecture, qui est le grand art, celui qui contient tous les autres et
duquel ils sont tous sortis, que pour les arts accessoires qui se sont suc-
cessivement joints aux tableaux du Salon.
L'exposition en réalité ne devrait comporter que deux choses : la pein-
ture et la sculpture. Déjà l'on ne regarde guère la dernière ; les femmes vont
s'y asseoir et voir les fleurs; la plupart des hommes n'y restent que pour
fumer un cigare. Quant à la peinture, ce qui est le plus vu dépend abso-
lument de la porte par où entre le public; il examine trop la première
salle, assez bien les deux ou trois qu'il voit ensuite, à peine toutes les
autres parce que la fatigue est venue, et elle vient vite à ceux qui ne
voient des tableaux que par curiosité, sans aimer vraiment la peinture
et sans avoir l'habitude de la regarder sérieusement. Tout le reste, pour
le public, demeure non avenu ; il n'en voit rien, car il n'y met pas les pieds.
Sauf les premiers jours, où l'on y rencontre les artistes eux-mêmes, leurs
amis et les vrais curieux, les quatre grands balcons en couloir où sont
l'architecture, les dessins, la gravure et les faïences, sont absolument
le désert. D'un côté, c'est un abandon immérité, et de l'autre ceux qui
n'y vont pas y regarderaient, s'ils y allaient, bien des choses avec plaisir.
134 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Le remède ne serait-il pas dans des expositions spéciales et séparées ?
Celles, plus x-estreintes, si intelligemment faites par l'initiative de quel-
ques clubs et aussi celles où ne figurent que les œuvres d'un seul artiste,
montrent que le public se dérange pour autre chose que pour le Salon,
De plus, le succès des expositions d'aquarellistes et d'aqua-fortistes, qui
sont courantes en Angleterre, fait la même preuve. Ces dernières seraient
peut-être ici trop spéciales et exclusives ; mais une exposition composée
de toutes les espèces de gravure et de lithographie serait bien autrement
intéressante et se verrait beaucoup mieux que le coin presque honteux
où elles sont aujourd'hui comme reléguées dans le grand pandémonium
du Salon. Dans une autre exposition, celle qui comprendrait tout ce qui
n'est pas de la peinture, les dessins de tout genre et les aquarelles
auraient aussi bien plus d'importance qu'au Salon. Le peintre qui a des
tableaux n'envoie pas toujours en même temps un carton, une étude, ni
une aquarelle ; dans une exposition spéciale, il en enverrait pour y figurer
aussi, et le public verrait bien des choses qui actuellement ne lui sont
jamais montrées. En tout cas ce qui y serait exposé serait vu parce qu'on
irait exprès pour le voir. Il en serait de même de l'architecture; si elle
avait l'honneur d'une exposition distincte, au Palais des Beaux-Arts par
exemple, dans la salle de la Melpomêne, où elle serait tout à fait à sa
place, le public la tiendrait en bien autre estime du moment qu'on la lui
ferait réellement considérer comme une chose qui mérite d'être exposée
à part. 11 y viendrait bien plus de monde qu'on ne croit, et ces visiteurs
volontaires regarderaient et connaîtraient. Je n'ai parlé ni de la céramique
ni des émaux, parce qu'en somme ces arts sont toujours bien incomplète-
ment représentés aux Salons qui n'en donnent aucune idée. La plupart
du temps les belles choses n'y viennent pas, et il s'en glisse de bien
médiocres qui ne sont que de l'art industriel. Les expositions spéciales,
celles de l'Union centrale par exemple qui ont sur ce point une bien autre
valeur, suffisent d'ailleurs parfaitement.
En somme il y a là une réforme à entreprendre. En même temps que
le Salon lui-même serait plus restreint et par là même plus remar-
quable, ces trois expositions distinctes d'architecture — de gravure —
de dessins et d'aquarelles, — auraient non-seulement plus de valeur que
dans l'ensemble où elles sont perdues; mais de plus — ce qui est le vif
et le vrai de la question — elles seraient suivies et regardées, ce qu'elles
n'obtiennent pas, bien qu'elles aient tous les droits à l'être. Le public et
les artistes y gagneraient donc également.
SALON DE 1875. 135
XIV.
Maintenant, et pour finir, je tiendrais à dire quelques mois du livret
lui-même, dans sa forme matérielle. On l'a ramené à un prix régulier
de un franc, et l'on a bien fait. Un livret, qui s'achète en quelque sorte
forcément, et qui se vend ici à plus de milliers d'exemplaires qu'on ne le
pense, — il s'est vendu cette année à 51,509 exemplaires, — fait toujours
ses frais el, bien au delà. 11 faut même mettre un livret de musée à
bon marché ; on ne le réimprime que quand il va s'épuiser, et à ce
moment il y a longtemps qu'il ne coûte plus rien. Les livrets de musées
ne sont d'ailleurs pas ici en question ; mais une chose certaine, à propos
du livret de l'exposition, c'est qu'il est trop gros, et par là même si
incommode qu'on voit à l'exposition tout le monde le porter sous le
bras; personne ne le tient à la main, et, depuis qu'il grossit, on le
consulte de moins en moins, les femmes surtout ; ce gros volume ne
s'arrange pas avec leurs petites mains gantées ; elles l'achètent, elles
l'emportent, mais elles ne s'en servent pas. Le défaut est que le carac-
tère est trop gros et qu'il y a trop de blanc.
Il est juste, naturel et utile de mettre en tète la liste des artistes
antérieurement récompensés. Aucun des visiteurs à coup sûr ne s'en
sert au Salon même, mais on la retrouve plus tard une fois dans la biblio-
thèque, et c'est un renseignement historique précieux. Malheureusement
elle occupe près de cent cinquante pages, et il serait facile de la faire
tenir en moins de cent. Il y a par exemple toute une colonne de blanc,
c'est-à-dire toute une colonne perdue, pour isoler en tête l'indication
H. C. (Hors concours). Il est probable que cela est fort commode pour
les opérations du Jury, mais la même utilité existerait en mettant cette
indication en lettres grasses sans perdre de blanc au commencement de
toutes les autres lignes. La suppression des coupures et des blancs pro-
duits par les lettres de l'alphabet serait également utile pour gagner de
la place, car, les noms étant rangés par ordre alphabétique, il n'est pas
besoin de les séparer en chapitres; personne n'ira chercher le Z au com-
mencement. Or, en fait, — en prenant les pages ordinaires, celles où il n'y
a pas d'articles avec des notices en petit texte qui, pouvant être plus ou
moins longues, doivent par là même être mises en dehors, — il y a sous ce
rapport une très-grande différence entre le livret de 1875 et les anciens
livrets. Pour prendre les extrêmes, il y a beaucoup de pages actuelles
où, avec une indication d'une. ligne par tableau, il n'y a que de six à neuf
tableaux, tandis qu'en 1847, par exemple, avec une impression tout
136 GAZliTTE DES BEAUX-ÂliTS.
aussi lisible, il y a peu de pages où il n'y en ait pas de neuf à douze et
quelquefois davantage. L'impression actuelle est donc, comme on dit,
beaucoup trop blanchie. Je le répète, il ne s'agit pas ici d'une question
de prix de revient. Le livret, quel qu'il soit, fera toujours bien au delà
de ses frais ; il s'agit d'une question de commodité et d'usage. Plus le
livret est gros, moins le public s'en sert, et ce sont les artistes qui y
perdent, quelquefois pour l'intelligence de leur sujet, toujours pour la
connaissance de leur nom.
Je ferai encore une autre remarque : depuis un cei'tain nombre d'an-
nées, on a ajouté, ce qui est des plus curieux et des plus utile, le lieu
de naissance et les maîtres de l'artiste. Quand on a fini par penser à deman-
der officiellement aux artistes ces indications toutes naturelles, on y avait
en même temps compris la date de leur naissance. Sur ce point, l'on a
trouvé, et d'une façon très-générale, des répugnances invincibles. 11
peut sur cette question de l'âge y avoir un certain nombre d'hommes qui
soient femmes, mais il y a encore autre chose qu'une petitesse vaniteuse.
Un très-jeune homme peut très-bien ne pas vouloir paraître aussi jeune
qu'il l'est en réalité; au contraire, un homme plus âgé peut ne pas vou-
loir le paraître trop. C'est l'œuvre qui est exposée, c'est elle qui est en
question, et non pas l'âge de celui qui l'a produite. L'expérience est donc
faite; c'est un renseignement que les historiens futurs de l'art doivent se
résigner à chercher ailleurs, puisque les intéressés se refusent à le don-
ner ; non pas tous, à coup siir, mais il serait impossible que cette men-
tion se trouvât à quelques artistes et ne se trouvât pas à tous. Il en faut
donc porter son deuil.
Par contre un détail très-important, qui ne prendrait pas de place,
parce que presque toujours il tiendrait dans le bout de ligne blanc qui
termine chaque article, c'est la dimension de l'œuvre. Une statuette de
marbre ou de bronze peut avoir six pouces ou trois pieds ; la Prise de
Malaknff de M. Yvon et la Bataille de Solfirino de M. Meissonier sont
loin d'être de la même taille. Il n'importe au Salon; on a la chose devant
les yeux, mais on l'oublie ensuite. Lequel est le plus grand des deux
paysages qu'on a vus et dont l'on se souvient? Quelle est la proportion
entre la hauteur et la largeur? En fait de Lédas, par exemple, il y en a
qui sont debout, il y en a de couchées; la dimension seule suffirait à le
rappeler. Je ne veux sur ce point citer qu'un exemple. Le Louvre possède
un petit tableau de David qui représente Bélisaire, et c'est celui-là qu'il
a exposé en 1783. Nous le savons par le livret, qui le dit exceptionnel-
lement « d'environ quatre pieds de long sur trois pieds de haut ». Sans
cela on penserait forcément à l'énorme tableau, de la grandeur des
SALON DE 1875.
137
Satines et du Léonidas, peint en 1780, acheté par l'Électeur de Trêves,
ensuite par Lucien Bonaparte, et dont la toile du Louvre n'est qu'une
réduction postéiùeure. Cette année même il ne serait pas inutile de lais-
ser la trace formelle que la figure couchée de M. Henner est un très-
petit tableau, d'une toute autre taille que sa grande femme couchée sur
un divan de velours noir qui était de grandeur naturelle, et que sa tête
de femme n'a qu'un pied de haut, tandis que son portrait d'homme en
a quatre et non pas sept. L'histoire de l'art est plus intéressée qu'il ne
semble à cette précision, et, comme il suffirait, dans le bulletin qu'on
donne à remplir aux artistes, d'ajouter une colonne pour y écrire les
dimensions, qu'ils savent tous et qu'ils n'ont aucune raison de refuser,
ce serait sérieusement une indication précieuse. Elle servirait surtout
à l'avenir, j'en conviens; mais sur tant de points on a si peu fait dans
ce sens que l'on devrait bien ne pas imiter la négligence de nos prédé-
cesseurs et faire plus souvent quelque chose pour ceux qui viendront
après nous.
ANATOLE DE MONTAIGLON.
5s?=^ Boi rza
XII. — 2'= PÉKIODE.
18
JAN VAN GOYEN
I.
Il y a de la curiosité, mais de la
justice plus encore, dans l'ardeur
intelligente qui pousse la critique
moderne à rechercher les origines, à
interroger les commencements. Elle
met son honneur à faire un peu de
lumière autour des choses qui n'ont
pas été racontées, elle met sa joie à
rendre aux bons travailleurs du passé
la place qu'ils devraient occuper dans
les respects de l'histoire. Cette en-
quête, à peine ébauchée, a déjà don-
né d'excellents résultats, et pour
nous en tenir ici au chapitre spécial de l'art hollandais, on sait que la
hiérarchie des maîtres de cette grande école est bien près de se renou-
veler. Peu à peu chacun reprendra son rang. Le chevalier Van der WerfF
a beaucoup baissé; les deux Mieris sont compromis; la situation des
Yerkolie n'est pas rassurante. Est-ce là un caprice de la mode? Non,
c'est la marche heureuse de l'esprit, la préféi-ence légitimement donnée
à la l)onne peinture sur celle qid ne l'est pas. A propos des hommes et
des œuvres, le jugement devient plus exact et plus équitable. L'élude
sincère produit le fruit attendu, et chaque pas fait dans la voie de la vérité
a la valeur d'une conquête.
L'humble paysagiste Jean Van Goyen a largement bénéficié des ten-
dances de l'esprit nouveau. Très-estimé au xvu' siècle, il avait vu son
étoile pâlir pendant cent cinquante ans ; on le classait volontiers parmi
les comparses, et voici qu'il devient un premier rôle. Nous avons gardé
le souvenir d'un temps pu les marines et les chaumières de Van Goyen
JAN VAN GOYEN. 13^
n'étaient pas très-chèrement payées. On les trouvait monotones, inexpres-
sives peut-être, insuffisamment écrites : on les achetait peu. Aujourd'hui
le vent a changé : Yan Goyen a des clients. Nous sommes assuré qu'il
les mérite, et nous essayerons de dire pourquoi.
S'il en faut croire Houbraken, qui est souvent un guide hasardeux,
mais qui paraît avoir eu sur Jean Van Goyen des renseignements assez
précis, l'artiste serait né à Leyde le 13 janvier 1596. Son père, Joseph
Van Goyen, n'était point peintre; mais, digne citoyen d'une ville savante,
il avait un goiit très-vif pour les choses de l'art et il vit avec joie son fds
s'essayer aux difficultés du dessin et de la peinture. Loin de contrarier la
vocation de l'enfant, ce père exceptionnel semble n'avoir eu qu'une idée
en tête : celle de lui chercher des maîtres et de surexciter son ardeur au
travail. Il s'en faut de peu que Van Goyen n'ait été l'élève de tout le
monde. Son premier professeur fut Koenraad Schilperoort, un paysagiste
qui avait peut-être du talent, mais dont la manière est inconnue. Schil-
peroort devait peindre à la mode de 1600, dans un style détaillé, minu-
tieux, un peu petit. Isaak Nicolaï fut son second maître. Celui-ci est un
personnage : c'est en effet, pour lui restituer son vrai nom, Isaak Claesz
Van Swanenburch ; il était de bonne maison, il portait d'azur aux trois
cygnes d'or ; il fut échevin et bientôt bourgmestre de Leyde. De plus,
il était peintre, et ses fonctions municipales ne l'empêchaient pas de
dessiner des cartons pour les verriers de sa province. Gomme Isaak Van
Swanenburch est mort en 1614, on doit supposer que lorsqu'il travaillait
sous sa direction. Van Goyen n'avait guère plus de quinze à seize ans. On
sait quelle était en ces temps laborieux la précocité des aptitudes et com-
bien l'enfance durait peu.
Houbraken donne d'autres maîtres à Van Goyen. Au sortir de l'atelier
d'Isaak Nicolaï, il le fait entrer d'abord chez Jean Adriaansz de Man, dont
nous serions fort en peine de caractériser le génie, et ensuite chez
Hendrik Rlok, qui était peintre sur verre. Ici, et sans pouvoir rien affir-
mer, nous serions tenté de croire que Houbraken a mal lu le prénom de
l'artiste. Le grand verrier de Leyde, aux premières années du xvn"' siècle,
c'est Cornelis Clock ou Klok, celui qui en 1601 et en 1603 exécuta pour
l'église Saint-Jean à Gouda' les modèles que lui avait fournis le bourg-
mestre Isaak Van Swanenburch et qui représentaient la Levée du siège de
1 . Explicalion de ce qui est représenlé dans le magnifique vitrage de la
grande église de Saint-Jean à Gouda. (Chez André Endenbourg, à Gouda, sans
datp.) Quant aux renseignements sur Van Swanenburch, il faut les demander à
M. Vosmaer, Rembrandt llarmens Van Rijn. 4863, p. 34.
l/iO GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Samarie et la Levée du siège de Leyde. Quoi qu'il en soit, Van Goyen ne
fut pas peintre sur verre, et ici la conjecture importe peu.
Mais dans l'ardeur de ses ambitions paternelles, Joseph Van Goyen
était insatiable. Vers 1613, il envoya son fils dans le nord de la Hollande,
à Hoorn, cher Willem Gerretzen. Willem est encore un maître inconnu.
Hoorn, aujourd'hui fort déchue, avait alors quelque importance. Guichar-
din a constaté sa richesse et il a parlé avec admiration de ces montagnes
de fromages qui, au mois de mai, s'entassaient sur la place du Marché.
Située au bord du Zuiderzée, pas bien loin d'Enkhuizen, où devait plus
tard naître Paul Potter, Hoorn était une ville de matelots et aussi de
marins illustres qui ont couru les mers dans tous les sens et qui ont
baptisé des caps lointains. Dans le Thrésor des Chartes, \m]inmé en 1602,
le cosmographe J. de la Haye nous apprend que Hoorn est une « ville
très-abondante en vivres », et il ajoute : « La mer est d'un costé, et, de
l'autre costé, il y a de belles et grasses terres, où il y a force beaux
villages au plaisir des citoyens : le havre y est fort bon et seur pour les
navires. » C'était, on le voit, un excellent pays pour un peintre : des
prairies, des bateaux, des églises aU clocher pointu émergeant du massif
des grands arbres, n'est-ce pas là ce que Van Goyen devait tant aimer?
Il resta deux ans à Hoorn. Vers 1615, à dix-neuf ans, il retourna à Leyde
chez son père qui, l'ayant tendrement embrassé, l'invita à se remettre en
route.
L'histoire des promenades de Van Goyen est demeurée fort mysté-
rieuse. Descamps, qui traduit Houbraken, écrit simplement: «L'envie de
voyager lui prit. Il parcourut toutes les principales villes de France où il
exerça son talent, et particulièrement à Paris, et sans aller plus loin, il
retourna chez lui. » La phrase est singulière; le fait reste problématique
et vague. Nous ne prétendons point que Van Goyen ne soit pas venu à
Paris ; nous disons seulement qu'on n'y retrouve aucune trace de son
passage. Au surplus, il ne faudrait point s'en étonner. Van Goyen était
alors un garçon de vingt ans; il a pu passer inaperçu dans la foule et
même dans le groupe des artistes du Nord qui sous Louis XIII abon-
daient parmi nous. Mais nous ne saurions croire qu'il ait, comme dit le
biographe, exercé son talent dans les principales villes de France. Il est
remarquable que les écrivains français du xvii' siècle, qui ont connu d'as-
sez bonne heure un certain nombre de Hollandais — Rembrandt, par
exemple — ignorent jusqu'au nom de Van Goyen.
Au i-etour de ce voyage, sur lequel nous n'avons aucune donnée
authentique, le père de Van Goyen, qu'il n'était pas aisé de satisfaire,
jugea que son fils avait encore quelque chose à apprendre : il l'emmena
l/i2 GAZKÏÏE DES BEAUX-ARTS.
avec lui à Harlem etleconfiaàEsaïasVan deVelde. « Un an, dit Descamps,
suffit à l'écolier pour devenir un grand peintre. »
Ici, nous avons autre chose que des textes plus ou moins suspects :
nous avons des œuvres, et elles nous disent en effet que c'est dans
l'atelier d'Esaïas Van de Velde que le point de départ de Yan Goyen doit
être cherché.
Esaïas, que la France connaît si peu, est un des plus importants
parmi les ouvriers de la première heure. De 1610 à 1630, il a son rôle
dans le débrouillement de l'art hollandais. Son histoire n'est pas encore
très-claire. Il se maria à Harlem en 1611 (ce qui prouve, en passant,
que, contrairement aux indications courantes, il n'a pu naître en 1597).
En 1612, son nom figure sur les registres de la guilde; cinq ans après,
il est membre d'une des chambres de rhétorique qui fonctionnaient à
Harlem. On croit qu'il mourut en 1648'.
Pour Van Goyen, Esaïas était moins un maître rigide qu'un camarade
un peu plus âgé, qui agit par la causerie féconde et par la douce auto-
rité de l'exemple. Inventeur inépuisable, il peignait des combats de cava-
lerie dans la campagne verte, de pauvres paysans détroussés par des
malandrins sur la lisière d'un bois, des marchés, des foires, des scènes
de patineurs sur les canaux glacés, compositions abondantes où foison-
naient de vivantes figurines. Il gravait à l'eau-forte des paysages rus-
tiques et naïfs; enfin, et ce point n'est pas sans importance, il a fait un
assez grand nombre de peintures en grisaille ou bistrées, principe pre-
mier de ces monochromies dont Van Goyen devait se souvenir plus tard.
Après un séjour à Harlem, dont la durée reste incertaine. Van Goyen
rentra à Leyde, et en 1618, à vingt-deux ans, il épousa Annetje Willems
Van Raelst; bientôt après, il commença à faire œuvre d'artiste.
Au temps de ses premiers travaux. Van Goyen est un disciple absolu
d'Esaïas Van de Velde. C'est le même idéal, une exécution presque pareille.
Nous ne le disons pas au hasard. Dans son étude sur la Galerie Suer-
moiidt, Bûrger a inventorié deux petits paysages ovales, Y Eté et Y Hiver.
Le dernier de ces tableaux, que nous n'avons pas manqué d'examiner
lorsque la collection fut exposée à Bruxelles en 1874, est daté de 1621.
UÉté et V Hiver sont, quant à présent, les plus anciennes peintures de
Van Goyen que nous ayons rencontrées. Il avait déjà du talent, et, si l'on
pouvait parler de la sorte, une facilité un peu gênée, l! Hiver est surtout
caractéristique, grâce à la multitude de personnages — patineurs,
1. V. sur Esaïas Van de Velde, A. Van der Willigen, les ArU.sles de Harlem,
1870, p. 307.
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JAN VAN GOYliN. 1^3
paysans et curieux — qui fourmillent sur la glace et s'enlèvent en taches
vigoureuses sur la sévérité d'un paysage sobre et dépouillé. Les cos-
tumes sont ceux de Breughel et aussi ceux de Hendrik Van Avercamp. A
cette époque, l'artiste a une fine signature minuscule i. v. goien, ortho-
graphe intéressante qui bientôt se modifiera. Son pinceau est déjà libre
ou du moins courageux; mais les œuvres de cette période lointaine sont,
à vrai dire, peu originales : elles se souviennent trop de la manière
d'Esaïas Van de Velde.
Cette phase d'initiation , pendant laquelle Van Goyen se borne à
parler, non sans habileté d'ailleurs, le langage qu'on lui a appris, paraît
avoir duré assez longtemps. Dans un article publié à propos de l'expo-
sition rétrospective qui a eu lieu à Vienne à la fin de 1873, M. Vosniaer
signale au musée de Brunswick un Van Goyen de 1623. Nous ne con-
naissons pas cette peinture oii s'agitent, au milieu d'un paysage vert,
des soldats, des paysans, des animaux et des charrettes chargées de
provisions et de marchandises. C'est, on le voit, un motif à la façon
d'Esaïas Van de Velde. Van Goyen semble avoir eu quelque peine à dé-
gager sa personnalité. C'était du reste dès cette époque un infatigable
travailleur : il peignait, il dessinait d'après nature, et nous avons vu
en effet chez M. Suermondt un dessin de 1624. Il prévoyait, le brave
paysagiste, qu'on écrirait un jour sa biographie ; il a eu soin de dater la
plupart de ses œuvres, et c'est grâce à cette précaution qu'il nous est
possible d'ébaucher son histoire.
Une autre ressource nous est offerte. On sait qu'il existe à Paris une
précieuse collection de Van Goyen. M. Sedelmeyer a recueilli tout ce
qu'il a pu trouver de ce maître un instant dédaigné ; les feuillets épars
du livre se sont rassemblés chez lui, et l'on peut, dans sa galerie, étu-
dier l'artiste depuis ses origines jusqu'aux dernieis jours. Cette collection
est des plus instructives et, chemin faisant, nous dirons quelques-unes
des choses que nous y avons apprises.
M. Sedelmeyer possède un Van Goyen de 1625. C'est encore un
petit tableau enrichi de figurines microscopiques dans le sentiment
d'Esaïas Van de Velde. La signature est pareille à celle de l'Hiver
du cabinet de M. Suermondt : i. v. goien.; mais déjà l'exécution est plus
libre , on dirait volontiers plus spirituelle. Les petites figures sont
faites à peu de frais. Van Goyen ayant eu de bonne heure une largeur
de pinceau, et presque une tendance à l'a peu près qui, historiquement,
méritent d'être notées. Qu'était-ce que cette allure délibérée, sinon une
réaction contre la méthode miniatures des Breughel et des Winckeboom,
et n'annonçait-elle pas le commencement des belles audaces hollandaises ?
m GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
Lancé sur ces pentes heureuses, Van Goyen n'avait qu'à marcher. Il
courut. Dès 1626, il semble vouloir se transformer; il oublie son maître.
M. Sedelmeyer a un tableau de cette date, un tableau tout à fait signi-
ficatif. C'est un paysage où se rencontrent, chose surprenante chez Van
Goyen, des tons, sinon un peu durs, du moins insuffisamment mêlés à la
gamme générale. Cette peinture, où brillent des verls presque clairs,
dit bien qu'avant de trouver son harmonie définitive, Van Goyen a eu des
tâtonnements. Mais si l'hésitation est visible quant au coloris, la certitude
commence pour la touche. La signature, que nous reproduisons, ainsi que le
tableau, montre encore les timidités primitives ; l'exécution se permet déjà
bien des hardiesses. On devine que Van Goyen va peindre plus vite et qu'il
peindra mieux. Sa manière s'élargit. En même temps sa coloration prend
une richesse ou, pour mieux dire, une variété que ses premières œuvres
ne faisaient pas prévoir. A ce curieux moment de sa vie, Van Goyen a
plusieurs tons sur sa palette et parfois des tons très-différents : si, d'or-
dinaire, il se maintient dans la gamme discrète des analogues, il s'étudie
souvent aux contrastes de clair et d'ombre, il se plaît à faire vibrer sur
la campagne réveillée ce rayon vif, ce coup de soleil qui allume dans la
prairie un accent de lumière dorée et qui devait être imité plus tard par
Jacob Van Ruisdael et par Hobbema. Enfin, à cette époque, c'est aussi
l'idéal de Van Goyen qui s'enrichit, qui s'ouvre à des motifs nouveaux.
Il peint des chaumières, des pentes boisées, des paysages sans figures,
des canaux où l'eau grise semble dormir et bientôt de véritables ma-
rines, faites de transparence et de poésie. Le grand sentiment manque
encore : on pressent qu'il va venir.
INous connaissons plusieurs Van Goyen de 1630. La Plage de Scheve-
nùïffue, de la galerie Suermondt, n'est pas un des moins intéressants.
Nous en avons déjà parlé dans la Gazette; mais le lecteur ne saurait
être considéré comme un coupable s'il ne se rappelait pas qu'en l'année
que nous venons d'indiquer, une baleine vint, pour la plus grande joie
des badauds, s'échouer sur le sable au pied des dunes. Dès le lendemain
la gigantesque épave avait pris l'intérêt d'un spectacle. On venait la voir
en foule, et le bon Van Goyen ne fut pas moins curieux que ses voisins.
Il fit l'expédition de Scheveningue, et il en rapporta un tableau. Au
second plan, on aperçoit la baleine : autour du monstre se groupent, en
grand nombre, d'honnêtes Hollandais qui examinent, dissertent ou se
promènent paisiblement. Les sables étant d'un gris blond, les figures
s'enlèvent en vigueur sur ces fonds tranquilles et relativement clairs. Ce
n'est pas là un des chefs-d'œuvre du maître, mais c'est une pein-
ture excellente dans sa simplicité. Van Goyen s'est contenté de la dater
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19
l/l6 GAZETTE DES BEAUX-AliTS.
et de la signer du monogramme qui allait devenir fameux, I. V. G.
Si, dans la Plage de Scheveningue, Van Goyen n'avait mis en jeu que
des tons blonds, bruns et noirs, c'est qu'il était sincère, et que le rivage,
ce jour-là, ne lui avait montré ni un arbre ni un brin d'herbe ; mais à
cette époque il croyait encore à la verdure, et même au printemps.
Nous en trouvons une preuve chez M. Sedelmeyer : nous voulons parler
d'un paysage qui porte, avec le monogramme VG, la date 1631, et qui a
JKToï^A' 1 6 fi ^ \<. /^ss
été gravé par L. Lowenstein. Le premier plan est voilé d'une large
teinte brune : quatre figures rustiques sont assises ou à demi étendues
près d'un tronc d'arbre renversé ; au second plan, adroite, un coup de
lumière s'étale sur la pente verte d'un terrain montant ; au centre du
tableau un bouquet d'arbres formant une heureuse silhouette. Certains
tons sont clairs et vivaces dans la note verdoyante. L'herbe a de la
force; on devine, au-dessous, les fraîcheurs fécondantes d'un sol humide.
L'exécution est très-belle clans ce paysage sérieux : beaucoup de silence;
un commencement de mélancolie.
C'est en 1631 que Van Goyen quitta Leyde, « pour des raisons que
les auteurs ne rapportent pas », dit fort bien Descamps. Ces raisons,
nous ne les avons pas devinées; mais il faut croire qu'à cette époque,
Leyde commençait à devenir pour les artistes un centre un peu étroit et
provincial. Le jeune Rembrandt abandonna aussi sa ville natale. Van
Goyen alla se fixer à La Haye : il y retrouva Esaïas Van de Velde, qui
était devenu membre delà guilde de Saint-Luc en 1628; il se rapprocha
aussi de la mer, et il a très-heureusement montré combien ce voisinage
l'a ému.
Une des premières marines de Van Goyen est celle que nous avons
longtemps connue chez M. Etienne Arago et qui figure aujourd'hui
dans la galerie de M. Rothan. Elle est datée de 1633. Les amateurs n'ont
pas oublié qu'elle a été gravée jadis dans la Gazette d'après un dessin
de Maxime Lalanne'. C'est un admirable Van Goyen, un superbe échan-
tillon de sa manière alors qu'il associe l'élan à la sagesse. L'artiste a
voulu exprimer le calme et il y est parvenu. Rien que la réimpression
\. Gazelle, i' période, t. VU, p. 287.
JAN VAN GOYEN. U7
puisse ici paraître peu discrète, nous redirons ce que nous avons déjà dit:
« Sur le flot que la brise effleure comme une caresse, quelques bateaux
naviguent doucement. Au fond, apparaît une côte lointaine ; sur le premier
plan, deux pêcheurs dans un canot viennent de jeter leur fdet. L'eau et les
barques n'occupent qu'une faible partie du tableau; un ciel immense
oii courent des nuages légers, un ciel incomparable de transparence et
de lumière remplit le reste du cadre, avec les perspectives sans fin d'un
vague horizon. Il y a dans ce chef-d'œuvre la grandeur, la sérénité, le
silence et, par-dessus tout, une poésie que les mots ne sauraient tra-
duire. » A cette description insuffisante, nous ajouterons une observation
sur le système qui a présidé à la conception du tableau et sur le parti
pris de l'artiste. La marine (,1e Yan Goyen contenant très-peu de mer
et beaucoup de ciel, le peintre a voilé le premier plan d'une teinte
vigoureuse; à une certaine distance intervient la lumière abondante
et vive ; le fond est également très-clair, la note d'ombre ne repa-
raissant que dans le haut du ciel. Le procédé, on le voit, consiste,
comme dans le paysage de M. Sedelmeyer (1631), à faire commencer
le tableau au second plan, méthode alors nouvelle que Salomon Van
Ruisdael allait s'approprier et qui, deux siècles après, devait être
reprise, on sait avec quel éclat, par Théodore Rousseau et par J.-F. Millet.
Mais Van Goyen ne regardait pas toujours du côté de la mer. Le
Puits et les Chaumières, qui appartiennent aussi à M. Rothan, sont éga-
lement de 1633. Ce dernier tableau, dont nous avons dit autrefois toute
la saveur, est celui qui a été gravé par Lalanne^ Ce n'est rien que ce
paysage et c'est un enchantement. Quelques grands arbres d'une végé-
tation plantureuse ombragent deux humbles maisonnettes; au fond,
s'ouvrent les perspectives d'une campagne boisée, où l'on distingue, au
milieu de sobres verdures, le clocher carré d'une église; au premier
plan s'étendent, sous deux bandes alternées d'ombre et de lumière, des
terrains solides accidentés de reliefs et de dépressions où le rayon som-
meille dans l'herbe dorée. C'est une œuvre sereine et forte, encore variée
cependant dans ses colorations et où l'on voit apparaître ces tons olivâtres
qui seront chers à Hobbema.
Nous pourrions citer beaucoup d'autres "Van Goyen de 1633. Cette
dateselit au bas d'un des tableaux du musée de Dresde, Pays plal avec
une vieille chaumière, devant laquelle sont quelques paysans et une
femme puisant de Veau. Nous l'avons retrouvée aussi cette date heu-
reuse sur deux peintures envoyées par M. Pillet à l'exposition organisée
\. Gazette des Beaux-Arls^ 2= période, t. VII, page 286.
U8 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
au profit des Alsaciens-Lorrains, la. Balte et le Paysage traversé par un
cours d'eau. 1633 parait avoir été pour Van Goyen une année de pro-
duction tout à fait active.
Dira-t-on que ses tableaux ne lui coûtaient qu'un médiocre effort,
qu'il était trop vite satisfait, que l'improvisation n'est pas une muse
austère ? On dira ce qu'on voudra. Yan Goyen répondra lui-même, il
montrera son œuvre, et l'objection restera frivole aux yeux du specta-
teur charmé. Dès 1633, Yan Goyen est un observateur assidu; il a
beaucoup regardé les champs et les bois, il sait la nature hollandaise ;
il l'inventei'ait au besoin. Il y a à ce sujet une histoire banale, qui est
devenue un thème pour les exercices de littérature et qu'il faut cependant
redire, si l'on ne veut pas avoir l'air de l'ignorer. C'est l'anecdote, peu
significative à mes yeux, qui met en jeu trois peintres luttant de vitesse,
comme d'agiles coureurs. Je prends le récit de Diderot, parce qu'il est le
plus court :
« Kniperghen, Yan Goyen, paysagistes, et Percellis, peintre de ma-
rines, gagèrent à qui ferait le mieux un tableau dans la journée...
Kniperghen place la toile sur le chevalet, et semble prendre sur sa
palette des cieux, des lointains, des rochers, des ruisseaux, des arbres
tout faits. Yan Goyen jette sur la sienne du clair, du brun et forme un
chaos d'où l'on voit sortir avec une célérité incroyalile une rivière, un
rivage et des bateaux remplis de différentes figures. Cependant Percellis
demeurait immobile et pensif ; mais l'on vit bientôt que le temps de la
méditation n'avait pas été perdu : il exécuta une marine qui enleva les
suffrages. Ses rivaux n'avaient pensé qu'en faisant; Percellis avait pensé
avant que de faire'. «
L'inutilité de cette historiette est évidente; elle dit seulement que
Yan Goyen peignait vite, nous le savions; elle ne dit pas qu'il peignait
mal, et elle se serait compromise à le prétendre ; cent œuvres charmantes
auraient donné un démenti au conteur. La vérité est que Yan Goyen est
absolument sincère : s'il achève vite son tableau, c'est qu'il a dans le
souvenir, comme dans ses portefeuilles, une multitude de dessins directe-
1. Pensées détachées sur la peinture. 1818, p. 863. Ce n'est pas sans dessein
. que je place cette anecdote dans la première partie de la vie de Van Goyen. Si la
gageure a été faite, elle se rattache, d'après l'âge des concurrents, à la jeunesse du
maître. Kniperghen est mal connu, je n'en parle pas. Mais nous avons des renseigne-
ments authentiques sur Jan Parcellis ou Porcellis, qui parait avoir été fort habile. Né
vers 1597 — un peu avant peut-être — il se maria en 1622. Ampzing le célèbre dans
sa description de Harlem publiée en 1628. D'après le catalogue de 1854, il y aurait à
Hamptoncourt quatre marines de Parcellis; mais ce catalogue est si fantasque!
JÂN VAN GOYEN.
H9
ment faits sur nature. Van Goyen a toujours été un promeneur. Son acti-
vité, réveillée de bon matin, le conduisait dans la campagne, à l'heure où
l'herbe est encore mouillée; sa rêverie l'y ramenait le soir, quand le bas
du ciel s'emplit d'une vapeur d'or. Il était naïf, il croyait à tout : une
femme puisant de l'eau, le paysan conduisant sa charrette, l'enfant
I, E GRAND ARBRE, PAR VAN GO YEN.
(Collection Demidoff. )
jouant auprès d'une mare, le batelier vidant sa petite barque, lui étaient
des héros suffisants et prenaient pour lui des aspects de personnages ; il
a cru au toit de chaume verdi par les mousses, aux moulins désemparés
laissant dormir leur aile, aux buissons dont les moutons gourmands ont
dévoré les feuilles, et, sans songer qu'il existe des forêts épiques, il a
quelquefois fait un tableau avec un chêne. Ses dessins sont en assez grand
nombre, et si simples qu'ils soient dans leur crayonnage sommaire, ils
150 GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
disent toujours quelque chose. Ceux de la collection Suermondt, dont la
série s'étend de 1624 à 1653, sont d'une légèreté exquise : M. Sedelmeyer
en possède à lui seul près de quarante, et vous pouvez tenir pour certain
qu'il y a là des trésors de finesse et d'esprit.
Les contemporains de Van Goyen n'avaient pas tardé à faire état de
son mérite. Sa renommée grandissait. Il était en relations avec les
peintres des villes voisines ; il avait des amis à Harlem. Dans un livre
qu'on n'ouvre jamais sans y trouver un renseignement précieux, M. Van
der Willigen nous apprend que la guilde des artistes harlemois organisa
en 1634 et en 1636 deux loteries de tableaux. Les listes de ces pein-
tures nous ont été conservées. On y voit figurer cinq paysages de Van
Goyen, avec l'estimation donnée à chacun des lots par des experts dont
Salomon van Ruisdael faisait partie. Les tableaux du maître sont évalués
à des prix qui varient de 20 à 76 florins. Du reste, pas de description.
Ajoutons que le montant des billets était à la portée de toutes les indi-
gences. Dans la loterie de 1634, on pouvait gagner un Van Goyen pour
2 florins. Lequel de nous aurait résisté à la tentation?
Et qui sait? les générosités du hasard nous auraient attribué peut-
être la Charrelle, de la collection de M. Sedelmeyer, qui est précisément de
1634 et dont nous donnons la gravure. Ce tableau est l'un des premiers
sur lesquels nous ayons relevé la signature complète V. Goyen, ortho-
graphe désormais adoptée par l'artiste et par les biographes. Ce paysage
est bien précieux; il appartient à la période de transition, il est vigou-
reux dans les bruns veloutés, mais sans proscrire complètement les tons
clairs. Le sujet d'ailleurs n'est pas plus émouvant qu'il ne convient : des
paysans, revenant du marché, se sont entassés dans un chariot rustique,
et l'équipage trottine allègrement au milieu d'une campagne, simple,
pittoresque et d'une coloration opulente. Quant à l'exécution, elle est
d'une liberté superbe. Il semble dès lors que Van Goyen n'ait plus
rien à apprendre.
Il est d'ailleurs certain que l'artiste occupait à la Haye une situa-
tion fort honorée. Les peintres l'estimaient très-haut. Van Dyck, lors de
son voyage en Hollande, avait fait son portrait', et Rubens, qui n'était
pas un amateur vulgaire, possédait deux marines de Van Goyen ^. M.Vos-
maer nous apprend que notre paysagiste fut nommé en 1640 président
1. 11 s'agit du dessin à la sanguine et à la pierre d'Italie que Ploos Van Amstel a
fait graver et qui a figuré en 1847 dans la vente du baron Verstolk de Soelen. Trésor
de la curiosUé, II, p. 465.
2. L'inventaire dressé en 1640 après la mort de Rubens mentionne Two schipps,
by Goyes {n" 309 et 310). Sainsbury; Papers relating to Rubens. 1859, p. 244.
JAN VAN GOYEN. 151
de la guilde de Saint-Luc à la Haye. A ces titres il ajouta bientôt des
méiites bourgeois dont ses voisins durent être touchés : il devint pro-
priétaire. Il n'avait d'abord que du talent : il eut des immeubles'. En
1639, Van Goyen acheta un terrain situé sur le Kleine Bierkade, et en
1646, il y possédait deux maisons contiguës. 11 habitait la plus belle; il
louait l'autre. On ne s'imagine pas un peintre touchant ses loyers ; il
faut, en présence de textes formels, admettre cette chimère. Au moment
de la mort de Yan Goyen, les deux maisons du Bierkade lui apparte-
naient encore, et nous voyons dans ce fait une raison de croire que son
gendre Jan Steen n'était pas l'illustre débauché qu'on suppose : s'il avait
eu le vice qu'on lui prête, les maisons du beau-père ne figureraient pas
à l'actif de l'hérédité : son ivrognerie les aurait bues.
Pour en finir avec ces détails de ménage et de vie domestique, il faut
dire ici que Van Goyen avait eu deux filles. Maria et Margaretha. L'une
et l'autre épousèrent des artistes. Maria devint la femme d'un peintre de
Leyde, Jacob de Claeu. Ce nom est resté fort obscur , ce qui iîe veut pas
dire que celui qui le portait fût dépourvu de talent. Peut-être était-ce
un élève de Van Goyen. Quant à Margaretha, elle épousa le 3 octo-
bre 16Zi9 le grand comique Jan Steen. Vingt ans après elle mourait à
Harlem. Ce n'est pas pour Jan Steen un médiocre honneur que d'avoir
été choisi pour gendre par l'honnête Van Goyen. On a contesté sa sobriété,
on a fait de lui un héros de tavernes. Tous ces contes ont beaucoup
vieilli. On sait seulement que Jan Steen fut un instant brasseur à
Delft; mais il faut ajouter qu'il exerça son industrie avec beaucoup de
laisser-aller et de désinvolture. Jan Steen consentit à vendre de la
bière , comme Rubens avait daigné être ambassadeur, c'est-à-dire le
pinceau à la main et sans discontinuer son rêve.
PAUL MANTZ.
{La suite proclminemenl.)
1. V. à ce sujet T. van Westrheenen; Paultts Potier. 1867, p. 138.
GAVARNl
A quelques mois de distance ont paru
deux ouvrages consacrés à Gavarni. Des-
tinés l'un et l'autre à faire connaître la vie
et l'œuvre de cet artiste, ils ne font pas
cependant double emploi. Pour arriver au
même but les auteurs de ces livres ont
pris une voie opposée. MM. Edmond et
Jules de Concourt' ont eu entre les mains
les papiers, les cahiers de notes sur les-
quels Gavarni écrivait ses pensées, ses
souvenirs; ils ont accordé une part très-
large, trop large peut-être, aux incidents
et aux accidents de sa vie privée ; ils ont
insisté sur ses habitudes, sur ses relations,
sur ses manies et ils paraissent s'être plus
préoccupés de donner un portrait ressem-
blant de l'homme qu'une image complète
de l'artiste. Les auteurs du Catalogue de
l'œuvre -, M. Mahérault, un des plus dé-
voués et des plus anciens amis de Gavarm,
et M. Emmanuel Bocher, un de ses plus passionnés admirateurs, ont pro-
cédé tout différemment. Ne voulant en aucune façon s'occuper de
l'homme, ils se sont contentés d'interroger ses ouvrages; ils ont cata-
logué avec une patience de bénédictins toutes les lithographies (2,714)
dues au crayon de Gavarni et les quelques essais de sa pointe inexpéri-
mentée ; ils ont décrit chaque pièce, ils ont transcrit toutes les légendes
placées au bas des planches, et, en agissant ainsi, ils ont certainement
1 . Gavarni, V homme et l'œuvre, par Edmond et Jules de Concourt. Paris, H. Pion,
1873, in-S" de 432 pages.
2. L'Œuvre de Gavarni, lithographies originales et essais d'eau-forte. Catalogue
raisonné par MM. F. Mahérault et lî. Boclicr. Paris, Jouaust, 1873, in-S" de 627 pages.
GÂVARNl. 153
élevé à Gavarni le moniiment le plus durable qu'il soit possible d'élever
à un artiste. Faisant à l'un et à l'autre de ces ouvrages de nombreux
emprunts, nous allons à notre tour tenter de raconter la vie de cet
artiste éminent qui, dans l'école française contemporaine, occupe une
place à part que lui ont mérité ses nombreux ouvrages empreints d'une
originalité singulière.
Guillaume-Sulpice Chevallier, qui prit plus tard le nom de Gavarni
sous lequel il est connu du plus grand nombre, naquit à Paris le
13 janvier 180i. Il dessina dès l'enfance, a Tout petit garçon, dit-il',
on me faisait charbonner des yeux de profd : cela m'a bien ennuyé;'
j'en ai fait quatre sans y rien comprendre, et puis c'a été tout et le maître
est parti; j'ai fait trois cahiers de cavaliers, de brigands, de maisons
avec de la fumée, de chevaliers Bayard, de petits chiens et de petits gar-
çons qui tirent des cerfs-volants; après j'ai fait des Cosaques, quand j'en
ai vu. Plus tard c'était la grille de la pension Butet, avec ses deux bou-
lets (des boulets ramassés à la bataille de la barrière Clichy) et le ballon
de M. Magest, et si de tout cela je n'avais fait des pétards et des capu-
cins, j'en ferais faire un beau livre doré sur tranche. » Cette note, qui
nous donne une indication précise sur les débuts de Gavarni, semble avoir
été écrite par l'artiste en vue d'une autobiographie, à une époque où il
était déjà célèbre. Cette idée de faire relier magnifiquement un recueil
de croquis qu'il est permis, sans injure, de supposer peu intéressants au
point de vue de l'art, ne pouvait venir qu'à un homme ayant conscience
de sa valeur et accoutumé au succès.
Après avoir été employé en qualité de simple ouvrier chez un fabri-
cant d'instruments de précision nommé Jecker, après avoir fait quelques
études mathématiques dans une pension de la rue de Clichy et après
avoir appris à dessiner des machines sous la direction d'un ingénieur du
nom de Leblanc, Gavarni ne se risqua à s'exercer dans le genre qui
devait un jour attirer à lui le succès, que vers 1825. A cette époque un
éditeur, auquel il faut savoir gré d'avoir été le premier à deviner la
destinée future de ce jeune homme de vingt et un ans, M. Blaisot, lui
commanda un album de croquis. Gavarni, qui jusque-là n'avait tracé que
quelques dessins faits aux heures de repos et à la dérobée, fut très-heu-
reux d'accepter cette commande et exécuta sur des pierres fithogra-
phiques une série de petites figures plus ou moins grotesques, plus ou
moins fantastiques qui parurent sous le titre bizarre de Étrennes de i825.
Récréations diaholico-fantasmagoriqnes par H. Chevallier. Ce cahier,
-1. Edmond et Jules de Goncoiut, p. 7.
XII. — 2' PÉMODK. :î!0
154 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
formé de feuilles de papier collées entre elles et se dépliant, doit être
considéré comme le premier essai de Gavarni dans un art qu'il devait
pousser aussi loin que possible; mais pour être juste, il faut reconnaître
que rien dans ce travail ne faisait pressentir le maître que l'on admirera
plus tard. Plusieurs années devaient d'ailleurs s'écouler avant que
l'attention se portât sur Gavarni ; il n'avait pas encore pris sa place parmi
les artistes. Peu fait pour un travail qui exigeait une patience à toute
épreuve et une assiduité de tous les jours, Gavarni ne put s'astreindre à
poursuivre la carrière à laquelle il semblait destiné ; passer sa journée
entière à graver au trait des dessins de machines parut au bout d'un
certain temps si fastidieux au jeune artiste, que, bien qu'il gagnât à cette
besogne son pain quotidien, il préféra s'exposer à lutter contre la misère
que de continuer à suivre une voie en opposition directe avec ses goûts
d'indéj^endance et avec les aptitudes qu'il sentait en lui. Résolu à se
soustraire aux influences qui l'entouraient, il accepta avec empressement
l'offre qui lui fut faite par le graveur Adam d'aller à Bordeaux graver le
pont qui venait d'être terminé (1821). 11 ne trouvait pas là sans doute
l'indépendance qu'il rêvait; il voyageait du moins, et ce changement de
résidence lui procurait une satisfaction d'enfant, une joie semblable à celle
qu'éprouve un collégien qui part en vacances. Gavarni quitta Paris au
mois d'octobre de 1824 avec un de ses amis nommé Clément; ils demeu-
rèrent ensemble à Bordeaux jusque vers la fin de l'année 1825; mais à la
suite de discussions survenues entre leur chef et eux, les deux jeunes
gens abandonnèrent l'atelier du graveur; Clément s'engagea dans un
régiment en garnison à Bordeaux, Gavarni songea à voyager et se dirigea
vers les Pyrénées. Après avoir traversé, le sac au dos, plusieurs villes ou
villages, dans lesquels il ne s'arrêtait que pour coucher, il arriva un soir
à Tarbes. Ne pouvant pas faire face aux exigences de la vie matérielle,
livré à lui-même, sans ressources et souvent sans espoir, Gavarni ne
savait trop de quel côté tourner ses pas. Le peu d'argent qu'il avait
apporté avec lui disjiaraissait, sa famille qui ne savait pas exactement où
il se trouvait ne pouvait lui envoyer aucun secours, aussi n'hésita-t-il
pas à accepter la proposition d'un de ses amis de rencontre, comme le
hasard vous en fournit en voyage, qui lui offrit de le mettre en rapport
avec le directeur du cadastre des Hautes-Pyrénées.
Ce directeur du cadastre s'appelait M. Leleu; il avait, dans sa jeu-
nesse, été lié avec beaucoup d'artistes et avait toujours conservé de son
existence passée un souvenir qui lui était cher. Gavarni, absolument
inconnu encore, aiais possédant déjà ce don de séduction qu'à certains
jours, à la fin de sa vie, on se prenait à retrouver en lui, avait rappelé à
GAVARNI.
155
cet homme de goût, administrateur par raison et mi peu par nécessité,
un temps déjà bien éloigné; il se montrait à M. Leleu plein d'enthou-
siasme, plein de jeunesse, émerveillé des beautés qui l'entouraient,
FAC-SIMILE d'un CROQUIS A LA PLUME, DE GAVAKNl.
causeur charmant et inépuisable, et on s'explique très-aisément que cet
inconnu, qui était venu solliciter une place des plus modestes, n'ait pas
tardé à obtenir ce qu'il désirait. M. Leleu le logea chez lui, l'attacha à
sa personne en qualité de commis et accorda d'autant plus volontiers à
156 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Gavarni ce qu'il lui demandait qu'une vive sympathie s'était immédiate-
ment établie entre l'artiste et le fonctionnaire. Dans ses excursions dans
les montagnes, M. Leleu emmenait Gavarni; celui-ci dessinait d'après
nature ou se contentait d'admirer ce qu'il avait sous les yeux ; il fixait
sur son album les costumes pittoresques des paysans et des paysannes
que le hasard lui présentait, et, s'il ne rendait pas à la direction du
cadastre des services signalés, il faisait passer de bonnes heures au direc-
teur, qui n'aurait eu garde de se plaindre des fantaisies peu administra-
tives de son collaborateur.
Gavarni visita ainsi en compagnie de M. Leleu toutes les Pyrénées;
aussi, malgré les instances réitérées de sa famille, remettait-il toujours
le moment du départ. Il rencontrait dans ce pays superbe la réalisation
de ses rêves; accueilli avec une bienveillance toute paternelle dans la
maison du directeur du cadastre, il avait trouvé moyen de subvenir aux
impérieuses nécessités de la vie en satisfaisant ses goûts, il lui parais-
sait pénible de quitter ce séjour pour aller se plonger dans la vie de
lutte et de travail à laquelle il sentait qu'il était destiné. De Paris d'ail-
leurs une commande lui arriva. Blaisot, auquel La Mésangère avait con-
fié son intention de publier une série de costumes de femmes, lui recom-
manda chaudement l'artiste qu'il avait autrefois employé et lui assura
que personne n'était plus capable de mener à bien la publication qu'il
souhaitait entreprendre. La Mésangère se mit en rapport avec Gavarni,
lui expliqua longuement ce qu'il voulait et lui indiqua le prix qu'il
entendait mettre à cett publication. L'artiste accepta les conditions
qui lui furent faites, — chaque dessin était payé trente-cinq francs, il
devait y en avoir cent, — et se mit à l'œuvre. Dès qu'il eut terminé dix
dessins, il les envoya à La Mésangère qui les transmit à Gatine, chargé
de les graver. Ces dessins furent trouvés insuffisants par les artistes aux-
quels on avait confié le soin de les reproduire, et le traité ne tarda pas
à être rompu amiablement entre le dessinateur et l'éditeur. Gavarni à
ce moment avait livré trente dessins, vingt seulement ont été gravés.
En même temps que cette série de travaux, sur laquelle il comptait,
venait à lui manquer, Gavarni recevait de sa mère des lettres de plus
en plus pressantes; elle souhaitait ardemment revoir son fils, qui depuis
longtemps déjà l'avait quittée, et exprimait hautement la joie que ce
retour lui causerait. Gavarni ne sut pas résister aux prières de sa mère.
Bien qu'il lui coûtât beaucoup de s'éloigner des Pyrénées, et qu'il se pré-
sentât toujours à son esprit une bonne excuse pour retarder ce départ,
il boucla ses malles, serra la main de M. Leleu, dit adieu à ces mon-
tagnes qu'il avait parcourues en tous sens et arriva à Paris le .1 5 mai 1828.
GAVARNI.
157
« Je viens de traverser une partie de Paris, écrit-il sur son journal',
aujourd'hui, jour de l'Ascension. Que d'émotions, de souvenirs j'ai
retrouvés dans chaque chose! la succession des sensations que j'éprou-
vais semblait à chaque objet nouveau chasser un souvenir de ma pensée
trop pleine... Ils reviendront, ils sont si jolis!... Pas tous... Dans
quelques heures je vais revoir ma mère... Quelle agitation!... Je ne
sais plus quoi dire... Je ne sais pas ce que je pense. »
Pendant l'année qui suivit ce retour à Paris, Gavarni passa presque
tout son temps hors de chez lui. Il renouvelait dans cette ville, dont il
rêvait d'être un jour l'historien, les excursions qu'il avait faites naguère
dans les montagnes; il voulait tout voir, tout connaître; sa curiosité
n'était jamais satisfaite. Dans les rues, sur les boulevards, dans les salons
ou dans les bals publics, il passait en observateur et étudiait froidement
ce qu'il voyait, entassant dans sa tête souvenirs sur souvenirs et se pré-
parant ainsi à faire connaître à ses contemporains un coin de la société
parisienne. Il dessinait des costumes; — c'était de ce côté que son talent
se dirigea tout d'abord : — il rêvait de donner aux vêtements des hommes
1. Edmond et Jules de Concourt, p. 60.
158 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et des femmes une forme nouvelle; les dessins que lui avait commandés
La Mésangère l'avaient mis en goût ; il continuait dans cette direction
les études qu'il avait faites dans les Pyrénées, et, bien que ces dessins
fussent d'une rare élégance, il ne tirait aucun profit de son talent et ne
laissait pas à certains jours d'être assez inquiet de l'avenir. Une circon-
stance fortuite vint calmer, momentanément du moins, cette préoccupa-
tion. Un de ses amis, qui connaissait Susse, lui proposa de mettre sous les ■
yeux de ce marchand de tableaux, alors fort en vogue, quelques-unes des
aquarelles qu'il avait vues chez lui. Gavarni accepta, et, à quelque temps
de là, porta timidement à Susse, auquel sa visite avait été annoncée,
deux dessins qu'il venait de terminer. Susse les regarda avec attention,
les trouva de son goîit et consentit à les acquérir à la condition que l'ar-
tiste les signerait. Celui-ci, après un moment d'hésitation, prit une
plume, et, comme s'il eût été subitement inspiré par ce souvenir des
beaux jours qu'il avait passés dans les Pyrénées, inscrivit au bas de ces
dessins le nom d'un des sites qui l'avaient le plus vivement impres-
sionné ; il signa Gavarni, et ce pseudonyme, que le hasard venait de lui
fournir, devait dans l'avenir faire complètement oublier le nom de
Chevallier, qui seul, le jour de sa naissance, avait été inscrit sur les
registres de l'état civil.
Les amateurs qui virent à la devanture de Susse les dessins de ce
nouveau venu ne tardèrent pas à être séduits par le charme singulier de
ce crayon fin et précis et par l'esprit de ces figures habillées coquette-
ment et adroitement coloriées. On parla de cet inconnu qui se révélait
tout d'un coup ; on se demanda d'où il venait, où il avait étudié. Les
mieux informés d'ordinaire se trouvaient en défaut, les arbitres du goût
ne savaient que répondre aux questions qui leur étaient adressées. Cette
curiosité non satisfaite est généralement très-profitable à celui qui
l'éveille. C'est ce qui arriva pour Gavarni. Susse, qui avait vendu très-
vite ces deux dessins, en demanda d'autres, et si l'artiste n'y avait
pris garde, s'il n'avait eu un désir bien arrêté de pousser plus avant
ses études, il aui'ait pu , en se laissant trop facilement aller au succès,
compromettre sa carrière. Il n'en fut rien. Plus il voyait que son talent
était apprécié, plus il s'efforçait de bien faire. Dans l'atelier que Gavarni
avait loué à Montmartre au mois de juillet 1829, il travaillait sans
relâche d'après nature; lorsque les modèles lui manquaient , il mettait à
contribution ses j^rents et ses amis; il dessinait tout ce qui lui tom-
bait sous les yeux, hommes, femmes, enfants, animaux, paysages, inté-
rieurs, objets mobiliers ou autres; lorsque, dans ses courses, il voyait
une vieille masure qui menaçait ruine, un coin pittoresque, une maison
GAVARNI.
159
(le campagne bien située et coquette, il en conservait le souvenir sur
l'album qui ne le quittait jamais ; il étudiait le paysage dans les beaux
jardins qui couvraient encore à cette époque le revers de la colline au
haut de laquelle il habitait, et il faisait ainsi pour toute sa vie provision
de croquis exécutés avec la précision d'un géomètre, dessinés avec le
goût d'un véritable artiste, qu'il n'avait pour ainsi dire qu'à feuilleter,
lorsqu'il voulut plus tard placer dans le milieu qui leur convenait à mer-
veille les figures qu'il inventait, les groupes qu'il faisait agir ou converser.
Gavarni avait eu le temps de consacrer une année entière à ce travail
opiniâtre, à cette étude continuelle de la nature animée ou inanimée,
lorsque M. Emile de Girai'din vint lui demander de collaborer au journal
la Mode. Pour un homme qui avait toute sa vie l'êvé de régénérer le cos-
tume, c'était une fortune inespérée. Aussi accepta-t-il avec empresse-
ment l'offre de M. de Gii-ardin et envoya-t-il chaque semaine au rédacteur
en chef de la Mode des dessins qui étaient gravés, à mesure qu'ils étaient
terminés, par Trueb et par Nargeot. Cette heureuse fortune en valut une
autre à Gavarni. M. de Girardin avait appelé à lui la plupart des littéra-
teurs qui débutaient alors dans la carrière et chez lesquels il avait cru
deviner une chance d'avenir. Gavarni ne tarda pas à lier connaissance
160 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
avec eux. La tâche de l'artiste dans le journal la Mode consistait à four-
nir, à des époques fixes, des costumes de tout genre; on y voyait des
travestissements, des toilettes de ville et de campagne, des habits de
chasse, des uniformes de l'armée et de la garde nationale, et quelquefois
des dessins de détail étaient destinés à faire exactement compreadre la
forme même de certains vêtements que Gavarni avait inventés et qu'il
entendait imposer au public. Pour se rendre un compte exact de la mode
qui régna en France à partir de l'année 1829, on ne pourra mieux faire
que de consulter les dessins que Gavarni donna au journal fondé par
M. de Girardin.
Un moment après la révolution de 1830, Gavarni se laissa aller à faire
quelques caricatures politiques qu'il ne se sentit pas le courage de signer ;
elles parurent sans nom d'auteur. Il ne les reniait pas cependant, mais
il se reprochait jusqu'à la fin de ses jours de les avoir faites. MM. de
Concourt nous racontent à ce propos ' que « un soir, il leur fit le curieux
aveu qu'en lisant tout haut, plus tard, dans les Chants du crépuscule, les
vers suivants :
Pas d'outrage au vieillard qui s'exile à pas lents.
C'est une piété d'épargner les ruines.
Je n'enfoncerai pas la couronne d'épines
Que la main du malheur met sur ses cheveux blancs.
la voix lui manqua, le remords lui vint ; il se sentit comme souffleté,
pensa à son vieux père et prit pour toujours l'horreur de la caricature
politique. »
Gavarni n'avait pas, au surplus, le sens de la caricature; à Daumier,
à ïraviès et à Grandville appartenait cette aptitude particulière qui
consiste à rendre grotesque un visage en exagérant certaines parties au
détriment d'autres que l'on diminue, à ridiculiser quelquefois jusqu'à la
cruauté ou jusqu'à l'injustice tel ou tel acte accompli par une chambre
ou par un souverain. Gavarni avait en outre pour la politique la plus
entière indifférence, sinon la plus grande aversion, et son indépendance
naturelle, son hisouciance, si l'on veut, l'aurait empêché de mettre son
crayon au service d'une cause quelconque; il sentait d'ailleurs fort bien
qu'il n'était pas fait pour la caricature et il écrivait quelque part : « La
caricature, que je ne méprise pas du tout, est pour moi le dessin naïf
approchant le dessin de l'enfant. Eh bien, je suis arrivé, après de longues
1. Edmond ut Jules de Concourt, p. 89.
GAVARNl. 161
études, à faire un bonhomme comme en fait un enfant de dix ans, mais
je ne puis en faire qu'un comme cela'. »
Gavarni avait d'ailleurs une bien autre ambition; il prétendait au
titre de peintre de mœurs. Ses dessins obtenaient un succès immense;
les éditeurs commençaient à venir à lui et ambitionnaient l'honneur de
mettre leur nom au bas de quelques lithographies du maître à la mode.
Le Musée des familles et l'Artiste publiaient fréquemment des dessins ou
des lithographies signés de lui. Tout en continuant de collaborer aux
journaux de mode qui paraissaient de son temps, il s'exerçait dans un
genre qu'il n'avait pas encore abordé. Il débutait à l'Artiste en 1831
par une scène empruntée à la Peau de chagrin de Balzac : Le docteur
Planchette explique à Raphaël la théorie de la presse hydraulique, litho-
graphie fine et harmonieuse qui accuse déjà l'aptitude de Gavarni à
exprimer la pantomime parfaitement juste des personnages qu'il met en
scène ; les premiers volumes du journal l'Artiste sont remplis de char-
mantes lithographies de Gavarni qui avoisinent des œuvres analogues
signées des noms de Decamps, de Johannot, de Charlet et de Devéria.
Tous les hommes de talent étaient appelés par Ricourt, le directeur
d'alors, à concourir au succès de ce recueil, et les planches de Gavarni
étaient goûtées à l'égal de celles de ses confrères. Jusqu'à la fin de sa vie,
Gavarni continua à envoyer de temps en temps à l'Artiste quelques des-
sins, jamais il n'y travailla avec autant d'assiduité que pendant les
années 1832 et 1833.
A cette même époque il fit paraître les Nouveaux Travestissemeiits,
ces charmantes Études d'enfants ^ qui marquent le véritable point de
départ de son très-réel talent de lithographe, et une série de planches
qui étaient coloriées à la main avec un soin particulier et qu'il intitulait
Physionomies de la population de Paris. Balzac fit à cette série l'honneur
d'un article sympathique dans un journal du temps. Ces deux hommes,
Gavarni et Balzac, étaient du reste bien faits pour se comprendre et bien
faits pour s'apprécier mutuellement. Voués par goût à l'étude de la
société au milieu de laquelle ils vivaient, possédant au suprême degré
1. Edmond et Jules de Goncourt, p. 167.
2. Éludes d'e7ifanls dédiées à Raimond Lagarrigue, peintre, professeur à l'école
de Tarbes, par Gavarni, 1834. Paris, chez Gihaut frères. Ces lithographies qui portent
la date de 1834 étaient terminées en 4833, car elles furent déposées par l'imprimeur au
ministère de l'intérieur le 4 décembre de cette année. Gavarni a lithographie deux fois
le portrait de Raimond Lagarrigue, un ami qu'il avait connu aux Pyrénées. Le premier
porte la date de '1841, le second la date de 1842.
Xll. — t' PÉRIODE. 21
162 GAZETTE DES. BEAUX-AKTS.
cette faculté d'analyse qui les poussait à ne rester indifférents à aucun
des événements qui se passaient sous leurs yeux, ayant tous deux à leur
service un moyen également puissant d'exprimer leur pensée, la plume
et le crayon, ils pouvaient se rendre de mutuels services, s'entr'aider
dans la campagne sociale qu'ils avaient entreprise presque simultané-
ment, et dès lors l'opinion que chacun de ces hommes a exprimée sur
l'autre est précieuse à rapporter : « Balzac a fait de belles choses, dit
Gavarni ', on ne pourra guère pousser plus loin la vigueur de l'analyse.
Son œuvre, composé d'imagination et d'intuition, est une grande œuvre.»
« Le secret de Gavarni, dit de son côté Balzac^, c'est la nature prise sur
le fait, c'est la vérité. — L'artiste élit domicile chez un marchand de
vin, mange du fromage et boit le suresne à seize; entends-les : « Moi!
« — Toi. — Oui. — Allô! — Ah! je te dis... — Non — si — pas vrai!... »
Il entend ces idiomes inconnus qui, dans les langages, sont entre le bas
breton et le samoyède; il comprend les onomatopées des porteurs d'eau,
des crieurs, des gamins; il admire les charretiers et les saisit dans le
vrai. M Ces deux portraits sont également ressemblants; ils ont en outre
le mérite d'avoir été faits à une époque où ces deux hommes n'avaient
pas encore le bénéfice de la notoriété publique, à une époque même où
leur talent n'avait pas encore acquis son complet développement.
Soit que la fréquentation des gens de lettres lui ait donné le désir
d'écrire, soit qu'il crût sincèrement avoir en lui l'étoffe d'un écrivain,
Gavarni fut pris, en l'année 1833, d'une démangeaison immodérée de
faire de la littérature. C'est de cette année ou de l'année suivante que
datent la plupart des nouvelles que M. Yriarte a publiées en 1869, sous
le titre bizarre que Gavarni avait lui-même choisi lorsqu'à la fin de sa vie
il avait songé à mettre au jour ces écrits de jeunesse : Maniùres de voir
ei façons de penser ^ Ces nouvelles, que Gavarni lui avait communiquées
en épreuves, ont fourni à Sainte-Beuve, dans ses Causeries du Lundi,
matière à un de ces articles dans lesquels il n'y a rien à reprendre ; l'in-
comparable critique, en liant entre eux ces récits un peu décousus, en
mettant en évidence certaines situations inégalement développées , a
extrait de ce livre juste ce qu'il y avait à en extraire ; il a présenté sous
le jour le plus favorable ces essais littéraires, et il a si bien su donner la
substance des nouvelles écrites par Gavarni que, lorsque le volume publié
par M. Yriarte parut, on éprouva comme une sorte de désappointement
1. Edmond et Jules do Goncourt, p. 192.
2. Jbid., p. 102.
3. M. Yriarte a fait précéder ce volume d'une très-inléressaiile étude sur Gavarni.
GAVARNI.
163
en le lisant. On croyait, à en juger par les extraits donnés par Sainte-
Beuve, que tout l'ouvrage était au niveau des passages que le critique
avait encadrés dans sa prose élégante, et lorsque l'on se trouvait en face
de la réalité, lorsque l'on constatait certaines longueurs ou surtout cer-
tains caractères incomplètement dessinés, on ne tardait pas à reconnaître
que c'était au talent d'exposition de Sainte-Beuve, au moins autant qu'au
mérite même de l'ouvrage, qu'il fallait rapporter la bonne impression que
l'on avait ressentie.
Ce besoin impérieux de s'adonner à la littérature eut pour Gavarni
un résultat autrement fâcheux que celui de lui faire perdre des heures
qu'il eût certes employées plus utilement dans une autre voie; il entrava
son indépendance pour un temps. Non content d'écrire des nouvelles
qu'il eût pu facilement, s'il avait voulu s'en donner la peine, faire insé-
rer dans les revues qui paraissaient à cette époque, il lui vint la malen-
contreuse idée de fonder un journal. Il n'avait malheureusement aucune
des qualités requises pour mener à bien une entreprise de ce genre. Il
ne sut pas se former une clientèle qui, seule, eût pu faire vivre le recueil
qu'il avait fondé ; il ne lui fut pas possible de gi'ouper autour du Journal
des gens du monde assez de lecteurs pour être en mesure de lui assurer
une longue vie. Il avait cependant appelé à lui les gens de lettres et les
artistes qui jouissaient de la faveur publique; il avait fait à Alexandre
Dumas, à Henri Berthoud, à Alphonse Karr, à George Sand et à quelques
autres littérateurs un appel qui avait été entendu ; Jean Gigoux, Charlet,
les Devéria, le comte Turpin de Crissé, les Johannot et Isabey avaient
offert à leur confrère de lui fournir périodiquement des dessins. Il sem-
16!i GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
blait qu'avec un personnel aussi bien choisi, l'entreprise de Gavarni diît
réussir; il n'en fut rien. Le premier numéro du Jouriwl des gens du
monde avait paru le 6 décembre 1833 ; au mois de juillet 1834, la publi-
cation en fut forcément interrompue. Ainsi, en sept mois, Gavarni avait
englouti dans ce journal une grosse somme qui ne lui appartenait pas et
qui, avant d'être remboursée aux personnes qui la lui avaient prêtée, lui
causa mille ennuis et entrava sa liberté. Gavarni, dans l'impossibilité
momentanée de faire face à ses engagements, fut, au mois de mars 1835,
à la requête d'un créancier plus exigeant que les autres, pris par les
gardes du commerce et enfermé pendant quelque temps dans la prison
de Clichy. C'était le Journal des gens du monde qui l'avait mené là.
Loin de s'affliger outre mesure de la triste situation dans laquelle il se
trouvait, Gavarni profita des circonstances qui le mettaient en contact
avec un monde qu'il n'eût peut-être pas connu sans cela pour l'étudier
dans ses moindres détails. C'est le séjour que Gavarni fit en prison qui
nous a valu Clichy, suite de dix-neuf planches publiées en 1840, qui
nous initient aux habitudes d'une maison pénitentiaire aujourd'hui sup-
primée, dans laquelle, à côté de journées longues et tristes, il y avait
encore des moments de gaieté et des heures où l'on oubliait la porte de
fer qui vous séparait du grand air. Si l'on excepte même ce jeune homme
assis dans sa cellule, les mains dans ses poches, le chapeau sur le der-
rière de la tête, réfléchissant à la triste réalité et se disant à lui-même
ce mot que Gavarni a inscrit au bas de la planche pour toute légende :
Enfoncé ! ou cette femme disant à son mari emprisonné qui couvre son
enfant de baisers : Petit homme, nous t'apportons ta casquette, ta pipe
d'écume et ton Montaigne, on trouvera que le côté gai de la vie avait,
pendant le temps qu'il passa dans la prison pour dettes, plus préoccupé
Gavarni que le côté profondément pénible de ce séjour ^
A sa sortie de Clichy, pendant les rares instants de liberté que lui
laissaient ses courses d'affaires, Gavarni fit un certain nombre de litho-
graphies signées G., 1835, ou quelquefois Gavarni, i835, qui exerçaient
sa main sans remplir beaucoup sa bourse. La plupart de ces planches ne
furent pas publiées en effet et, tirées à très-petit nombre, elles sont
aujourd'hui fort difficiles à rencontrer. Elles représentent des figures iso-
1. A propos de la série intitulée Clichy, il nous paraît intéressant de rappeler
une anecdote que M. Charles Blanc rapporte dans l'Ave7iir national du 7 décem-
bre 1866. Inutile de dire que l'ancien membre du gouvernement provisoire n'est autre
que le frère de l'auteur de l'article, M. Louis Blanc : a Un jour, Gavarni se rencontra
(à Londres) chez un rédacteur d[iTi?nes, Cork-slreet, Burlington Arcade, avec l'un des
anciens membres du gouvernement provisoire, et comme il lui faisait, sans mot dire,
GAVÂRNI.
165
lées ou des sujets familiers, et n'ont d'autre mérite que d'être finement
dessinées et ingénieusement agencées. Bien que ces planches fussent exé-
cutées au moment même où les aspirations littéraires de Gavarni venaient
de se manifester de la façon la plus significative, aucune légende n'ac-
compagnait ces croquis. L'artiste semblait garder rancune quelque temps
à la littérature et vouloir uniquement s'occuper du dessin.
GEORGES DUPLESSIS.
(La suite prochainemeyit.)
un salut gourmé : « Monsieur Gavarni, lui dit son compatriote, j'ai bien peur de ne
« pas être dans vos bonnes grâces... — Vous l'avez dit, répondit-il froidement...— Eh
« bien, monsieur, aidez-moi, je vous prie, à m'en consoler en me disant pourquoi?
« — Pourquoi? n'étiez-vous pas membre du gouvernement provisoire, et ce gouver-
« nement n'a-t-il pas aboli remprisonnement pour dettes? — Est-ce donc là un si
« grand crime? — C'est un acte de tyrannie abominable. Je voudrais bien savoir de
« quel droit on m'ôteraitla liberté d'engager ma liberté pour me procurer de l'argent.
« — Ah! je comprends : vous ne voulez pas qu'on vous ôte d'avance l'occasion d'un
« voyage à Londres. » Cette réplique, loin d'offenser Gavarni, l'amusa. « Parlons d'au-
« tre chose, dit-il, avec un commencement de sourire. Après tout, on tire en général
« ses opinions de son expérience. Vous ignorez, je le vois, combien il est parfois
« nécessaire... et difficile d'avoir des créanciers... je vous en fais mon compliment. »
La glace était enfin rompue : il devint très-aimable. »
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES
AU SALON DE 1875
OTRE collaborateur, M. de Montaiglon,
a conduit les lecteurs de la Gazette à
travers la peinture et la sculpture au
Salon de 1875; il nous reste une
tâche plus modeste à remplir, celle
de dire quelques mots, en po.it-scn'p-
tinn, des aquarelles, des dessins et
des gravures. Il leur a dit, en termi-
nant, combien il serait désirable de
séparer ces expositions spéciales de
la grande exposition, et combien celles-ci y gagneraient individuellement,
au grand avantage du public et des artistes; il nous est impossible de
ne pas nous associer pleinement à ces justes réflexions en souhaitant
qu'à l'exemple de l'Angleterre, nous ayons bientôt des expositions an-
nuelles de gravures et d'aquarelles. Peut-être alors pourrions-nous
opposer quelque chose à la remarquable école d'aquarellistes de nos voi-
sins d'outre-Manche.
Si les graveurs peuvent, à la grande rigueur, se passer des bénéfices
de l'exposition publique, il n'en est pas de même des aquarellistes et des
dessinateurs, dont les moyens de publicité sont beaucoup plus restreints.
Nous avons eu beaucoup de peintres, comme Decamps, comme Dela-
croix, comme Regnault, qui ont fait d'admirables aquarelles; nous
n'avons pas eu, sauf peut-être Eugène Lami, d'aquarellistes proprement
dits. Cela ne tient-il pas un peu aux maigres encouragements que cette
branche de l'art a jusqu'ici trouvés en France?
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UNE ÉTIQUETTE TROMPEUSE.
(Fac-similé d'un dessin de M. A. Simonelli).
168 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Sous ce rapport, nos expositions font piteuse figure à côté des
brillantes exhibitions de la Société des aquarellistes anglais. Ce n'est pas
que l'on n'y puisse rencontrer çà et là des œuvres exquises et marquées
au bon coin, mais elles manquent de tenue, d'ensemble et d'accent. Celle
de cette année, plus nombreuse que de coutume, n'est ni meilleure ni
pire que les précédentes. C'est une macédoine indigeste de fusains,
de crayons, de croquis à la plume, de pastels, de gouaches et d'aqua-
relles intercalés sans transition entre des dessins d'architecture et des
gravures à l'eau-forte. Question d'arrangement, de milieu et d'opportu-
nité, car le voyageur intrépide qui, après avoir parcouru les vingt-huit
salles de la peinture et regardé les deux mille tableaux qui s'y trouvent,
a le courage de suivre pas à pas le long corridor intérieur de la grande
nef, peut rencontrer là maintes jouissances, 11 y a dans cette foule des
visages connus et charmants.
Entre toutes les aquarelles, les plus personnelles, les plus lestes et
les plus décidées de facture, les plus mordantes par la touche et par le
ton, c'est-à-dire par les qualités maîtresses de la peinture à l'eau, sont, à
notre avis, les deux vues de la Place Pigalle de M. Pils. Le peintre, qui
habite là, les aura enlevées sur le vif dans un jour d'ennui et de désœu-
vrement; cela se devine à la franchise presque brutale de ces deux petits
tableaux, qui donnent, avec plus de naïveté peut-être, la même note
parisienne que la Place de la Concorde de M. de Niltis. Une bien jolie
aquarelle de peintre, claire, rapide, légère et sans reprises, est celle de
M. Maxime Claude d'après son tableau du Salon de 1867, Souvenir de
Rotten-Roiv, à Londres. Celles de M. Edmond Morin sont moins franches
et moins fermes d'aspect, elles visent moins à la réalité naïve, mais elles
sont bien fines et bien spirituelles; le caprice qui les anime est d'une
finesse charmante, il éclate et pétille en notes claires et vives, et les pare
d'une délicate et moderne élégance. Charmantes aussi sont les deux
aquarelles exposées par M""" Nathaniel de Rothschild, deux vues de rue
à Salies-de-Béarn (Basses-Pyrénées) ; on y sent la souplesse ingénieuse
d'une main féminine rompue à toutes les difficultés. M™'' de Rothschild
a plus qu'un talent d'amateur, et ses succès comme aquarelliste peuvent
être enviés par plus d'un homme du métier. Dans le même genre, nous
citerons aussi les aquarelles bien anglaises de William Wyld, la Place
du marché à Bagnères de Bigorre et deux vues de Venise d'une justesse
et d'une vérité dignes de Canaletto ou de Joyant. Celles de M. Pio Joris,
l'une des nouvelles étoiles de la débordante et envahissante école de
Fortuny, — car ainsi va la mode dans ses exagérations, qu'il n'est plus
besoin d'être un Leverrier pour découvrir des astres inconnus dans ces
XII. — 2' PÉRIODE.
170 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ciels factices de l'art, — deux vues très-montées de ton des environs de
Rome. Une rue à Subiaco et Une rue à Tivoli; celles pimpantes et papil-
lotantes de M. Attilio Simonetti, un autre disciple déjà célèbre de For-
tuny ; et celle de M. Zacharie Astruc, qui a la saveur espagnole d'une
sérénade amoureusement murmurée, les Balcons roses; sans oublier les
charmantes et délicates compositions, lavées de tons clairs et doux, la
Danse, les Saisons et le Printemps, de M. Eugène Froment.
Dans un autre genre, il est deux œuvres qui s'imposent à l'attention
de tous ceux qui aiment les choses franches et sincères, et que nous
aurions garde de ne pas signaler. Elles sont signées d'un nom de femme
du monde bien connue : ce sont les deux études de poissons de M""^ de
Nadaillac, la Sèche élégante et la Baie boiiclée. Au point de vue de l'ori-
ginalité et de la maîtrise du procédé, ces superbes études grandeur
nature sont, avec les pochades de M. Pils, ce qui nous a le plus incon-
testablement intéressé dans toute cette partie de l'exposition. Ce sont
plus que des morceaux d'aquarelle, ce sont de véritables morceaux de
peinture, surtout la Raja clavata, avec la grasse souplesse de ses chairs
et les demi-teintes roses de sa peau semée d'aiguillons crochus.
Les paysagistes aquarellistes sont, comme à l'ordinaire, fort nom-
breux. Le paysage s'accommode volontiers des ressources de l'aquarelle;
il y trouve son élément naturel et presque banal. Sans avoir la préten-
tion de mentionner tous ceux qui dans ce coin spécial font preuve d'un
talent aimable et facile, nous ne pouvons cependant passer sous silence
les noms de MM. Frédéric Henriet, Théodore Valerio, Foulongne, de
Dartein, Jean-Baptiste Millet, frère et élève de François Millet, Ferdi-
nand Moreau, Lerolle, Jules Grenier, Courtois-Valpinçon et François
Rivoire, dont les bouquets de fleurs à la gouache ont la délicieuse har-
monie de tons de la nature même et celui du maître en ce genre,
M. Harpignies, dont les aquarelles, bien plus que les peintures, ont une
vigueur et une justesse de tons incomparables.
Le pastel, cette année, présente un certain intérêt, grâce au très-
remarquable portrait de femme, exposé par M""" Garolus Duran, qui
tranche sur les habitudes vieillottes et un peu démodées du genre par
la franchise et la décision du procédé, et à deux portraits de jeune fille,
d'un éclat vivant et frais, par M. Galbrund. Ainsi que l'a très-justement
fait remarquer notre ami Paul Mantz, dans l'un de ses excellents articles,
il y a dans cette étude de tête de xM'"" Garolus Duran une intelligence des
véritables conditions du pastel, c'est-à-dire des conditions simples et ration-
nelles de dessous bien établis enveloppés d'un épidémie léger, transpa-
rent et gardant à la forme sa fleur et sa vie, qui peut servir d'exemple
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AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES AU SALON. 171
et devenir le point de départ d'une sorte de rénovation de cet art qui l'ut
jadis un merveilleux instrument d'expression entre les mains d'un
Latour, d'un Chardin, d'un Prud'hon.
Les portraits, d'ailleurs, ont encore du bonheur dans cette section de
l'exposition, et il n'est que juste de citer le ravissant portrait de jeune
fille de M. Pollet, en robe blanche, avec deux nœuds de rubans bleus
sur un fond rose; ceux de M. Saintin et de M. Laguillermie, les purs et
élégants crayons de MM. Chaplain, ,Petit-Brégnat, Wymbs et Paul Flan-
drin, et les deux fusains de M. Boetzel, un grand portrait de femme et
celui de M. Bosch, le très-habile guitariste; et ceux de M. Gustave Cour-
tois qui, d'un style et d'un faire plus personnels, nous ont laissé entre
tous un souvenir persistant, comme certains crayons très-finis d'Holbein.
Dans cette voie et avec de tels dons à saisir et à pousser la ressem-
blance, M. Courtois peut se faire un nom à part et fort remarqué.
Les dessins proprement dits, plumes, crayons et fusains, par leur
nombre comme par leur importance, mériteraient une revue spéciale et
étendue que le peu d'espace dont nous pouvons disposer nous empêche
d'entreprendre. Nous retiendrons entre tant d'œuvres si diverses : — parmi
les fusains, une admirable Vue des quais de Bordeaux, par M. Maxime
Lalanne, dont nous donnons ici une gravure obtenue par le procédé de
M. Thiel, qui semble bien près de réaliser un progrès considérable dans
l'industrie de l'image — le tirage aux encres grasses de clichés photo-
graphiques — ; une Halte de caravane aux environs du Caire, et des
SyiHens en voyage, deux orientales à la Marilhat, de l'effet le plus juste
et le plus puissant; — parmi les dessins à la plume, une figure d'homme
assis, par M. Simonetti,et un gave des Pyrénées, par M. Ludovic Letrône,
que nous reproduisons aussi tous deux. M. Simonetti a su s'approprier
les allures dégagées et spirituelles du faire de Fortuny ; quant à
M. Letrône, il manie la plume avec une dextérité surprenante et comme
une virtuosité spéciale que nous sommes heureux de mettre en lumière
par le fac-similé ci-joint. Son coup de plume a le nerveux et le mordant
d'un trait d'eau-forte.
IL
Bien plus encore que l'exposition d'aquarelles et de dessins, l'expo-
sition de gravure appelle d'urgence les honneurs d'un local spécial ;
son éclat et son importance déjà bien grands en seraient décuplés. L'art
de la gravure est devenu un art trop essentiellement français pour ne
pas mériter chez nous les plus larges encouragements. Même dans ces
172 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
conditions restreintes et défavorables, cette exposition-annexe témoigne
d'une singulière activité de production dans ce sens, non pas dans le
sens de la gravure au burin, mais dans celui de l'eau-forte; car dans la
vieille lutte entreprise entre ces deux formes de la gravure en creux, la
noble et caressante taille-douce s'humilie et s'efface devant la gigantesque
croissance de sa sœur cadette. Ce n'est pas une décadence, c'est une
désertion, et n'étaient les efforts généreux de la Société française de gra-
vure et de la Chalcographie, qui seules encore commandent de grandes et
coûteuses planches, ce serait une véritable disparition.
Aussi que de services ces deux institutions n'ont-elles pas déjà ren-
dus, surtout la Société de gravure qui dispose de plus de ressources.
Ses travaux lui assurent dès maintenant une place éminente dans
l'histoire de l'art français. Son exposition de cette année est extrême-
ment remarquable. A côté de la Leçon de clavecin, d'après Metsu, par
M. Morse, elle expose le Jugement du prix de l'Arc, d'après Van der
Helst, par M. Huot, et l'Amour sacré et l'Amour profane, d'après
le Titien, par M. Jules Jacquet. Si ces trois belles planches manquent
un peu de cette simplification de l'effet et de cet accent du trait qui
sont la force de la taille-douce et qui donnent une si grande supério-
rité aux œuvres des Nanteuil et des Drevet, et plus tard à celles des Mer-
curi et des Henriquel-Dupont, elle sont du moins le charme et l'élégance
des choses amoureusement travaillées; dans cette cohue tapageuse, elles
ont la tenue et le langage de la bonne compagnie. On pourrait peut-être
demander plus de vivacité et de hardiesse au burin de M. Morse, pour
le brillant et le flou des étoffes de Metsu; mais les têtes des personnages
sont rendues avec un calme et une distinction que ne saurait donner
l'eau-forte pure.
E. Rousseaux est mort, M. François et M. Henriquel-Dupont se
taisent ; M. Gaillard, après ses grandes œuvres publiées par nous et son
portrait du Saint-Père, se recueille et s'absorbe dans de nouveaux labeurs;
M. Didier s'abstient; les rangs sont donc bien clair-semés à ce Salon.
Ceux qui restent ce sont MM. Bertinot, qui a gravé la Belle Jardinière,
d'après Raphaël; Desvachez, le Christ entre les deux larrons, d'après
Rubens ; Léopold Fiameng, l'Abondance, Rubens de la galerie Lacaze,
pour la Chalcographie; Lévy, le Dainoclès de Couture, avec la facture
classique des tailles soigneusement entre-croisées ; Dubouchet, la Divine
Tragédie deU. Chenavard;et Jules Jacquet, qui a exposé, avec l'Amour
sacré et ï Amour profane du Titien, une importante et très-habile gra-
vure du groupe de M. Mercié, Gloria victis. Ce dernier travail est fort
intéressant. 11 participe bien au défaut du moment et manque un peu de
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES AU SALON. 173
fermeté et d'accent, mais c'est dans l'ensemble une très-belle pièce,
très-souple de facture et d'une valeur très-égale, très-soyeuse de ton, d'un
effet blanc et doux, obtenu par un usage heureux du pointillé, et si l'on
était tenté de lui reprocher sa qualité claire de coloration, il ne faudrait pas
oublier qu'elle a été exécutée d'après le plâtre et non d'après le bronze.
Toutefois ces belles œuvres du burin, par leur caractère même, leur
format et leur prix, ne s'adressent qu'à un pubhc très-restreint. Pour la
masse, l'eau-forte règne maintenant sans partage; cela est indiscutable
et cela se conçoit. L'eau-forte seule, avec ses procédés rapides et peu
coûteux, avec ses moyens multiples et ses ressources infinies, peut lutter
avec la photographie. Aussi, tout en regrettant cet effacement progressif
du burin, ne peut-on s'empêcher d'admirer cette floraison magnifique
de l'eau-forte. L'eau-forte aujourd'hui s'appelle légion. Les deux grands
virtuoses de la pointe sèche et de la morsure, les deux maîtres incompa-
rables, Flameng et Jacquemart, sont absents cette année, mais à côté
d'eux que d'heureux encore et que d'habiles ! C'est M. Charles Waltner,
un harmoniste qui excelle à rendre les colorations chatoyantes des étoffes,
leurs cassures et leurs brillants, les clartés ambrées des fonds, la fraî-
cheur des tons rompus et emmêlés, l'éclat satiné de la peau ; c'est
M. Lerat, un jeune et un nouveau venu plein d'ardeur et de talent, dont
la pointe fine, précise et spirituelle traduit à merveille les exiguïtés mi-
nuscules des plus petits tableautins; c'est M. Desboutin, qui a exposé
une série de dix portraits gravés à la pointe sèche d'une façon originale
et hardie; c'est M. Foulquier, le très-habile et très-inventif illustrateur
des splendides éditions de la maison Manie, dont la pointe pleine de
verve, de délicatesse et d'exquise élégance, a signé les petits tableaux à
l'eau-forte qui donnent tant de prix au La Bruyère, au Boileau, au
Télémaque, au La Fontaine, sorties de la grande imprimerie tourangelle ;
c'estM. Hédouin,qui lui aussi est un inventeur et un dessinateur, comme
le témoignent les six charmantes eaux-fortes qu'il a faites pour Manon
Lescaut; c'est M. Gilbert, dont nos lecteurs connaissent déjà par la Gazette
un Etal de poissonniers, d'après Van Beyeren, et un Portrait d'homme,
d'après "Van Dyck ; c'est M. Bi'unet Debaines, qui a magistralement rendu
le beau Canaletto du Louvre, V Église de la Sainte; ce sont MM. Chau-
vel, Lalanne et Greux, les excellents paysagistes, ce dernier avec un
grand et très-étonnant Carrosse italien du X VIII" siècle; c'est M. Teys-
sonnières, l'aqua-fortiste bordelais, qui a gravé avec une si grande fran-
chise d'outil le Saint Bruno de M. Laurens,et M. Queyroy, l'aqua-fortiste
vendômois; c'est M. Rochebrune, le grand interprète de l'architecture,
qui cette année expose une vue de la Sainte-Chapellç du palais; c'est
Mil GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
M. Buhot, dont les fines japonneries ont été avec raison fort goûtées des
dileUariti du ton monté et de l'effet fantasque; M. Edwin Edwards, avec
ses vues d'Angleterre si colorées et d'une fantaisie si originale; ce sont
enfin MM. Rajon, Courtry, Gaucherel, Lançon, Mongin, Laguillermie,
Tancrède Abraham, Delauney, Lalauze, Taiée et Desjardins.
La lithographie, si brillante, si à la mode naguère, est également un
peu délaissée, et cependant nous avons encore de bien charmants litho-
graphes, comme MM. Gilbert, Sirouy et Vernier. On se rappelle l'ado-
rable reproduction du Portrait de iW" Mayer qu'a faite M. Sirouy pour
la Gazette des Beaux-Arts. Quant à M. Gilbert, il a fait un véritable
chef-d'œuvre d'après la Sélénê, de M. Machard, qui d'ailleurs se prêtait
admirablement aux pâleurs blondes et vaporeuses de la lithographie.
Plus habiles que jamais sont aussi les graveurs sur bois; trop habiles
même, car ils ont détourné la gravure sur bois de sa forme naturelle et
logique qu'avaient si bien fixée les graveurs du xvi'' siècle. A vouloir
imiter le burin, l'eau-forte et la lithographie, le bois a perdu ses quali-
tés natives. Ce genre de gravure traverse d'ailleurs une phase critique
dans sa lutte avec les nouveaux procédés héliographiqiies, qu'ils s'ap-
pellent Gillot, Comte ou Dujardin. L'avenir appartient, quoi qu'on puisse
faire, à l'héliogravure typographique, parce qu'elle supprime l'intermé-
diaire du graveur sur bois, et qu'elle rend directement le travail de l'ar-
tiste sans l'interpréter. Le bois n'a pour lui que l'élasticité de ses cellules
et sa trame homogène qui le rendent si obéissant aux multiples efforts
de la presse, et qui lui permettent d'obtenir de lui des colorations, des
douceurs satinées et des effets de tirage que le procédé ne donne pas
encore; mais il n'est pas difficile d'affu'mer que le bois sera presque
entièrement abandonné le jour où les perfectionnements de ce dernier
permettront d'obtenir ces variétés de tirages et de colorations qui lui
manquent encore. Il y aurait sur ce sujet des choses fort curieuses à dire.
Nous y reviendrons peut-être un jour. Ceci toutefois ne doit pas nous
empêcher de rendre entière justice au talent éprouvé de MM. Robert,
Méaulle, Pannemaker, Chapon, Smeeton, Yalette et Hildibrand.
LOUIS GONSE.
UN PAQUET DE LETTRES
E dois la communication des letti'es
suivantes à un ami qui dejiuis trente
ans a entretenu de nombreuses relations
avec la plupart des artistes contempo-
rains. Artiste lui-même, esprit original,
cœur fidèle, pei-sonnalité des plus atta-
chantes, la loyauté avec laquelle il a
cédé à des scrupules peut-être exagérés
en abandonnant une haute situation lui
a conquis plus d'amis que son obligeance
ne lui avait procuré de clients : j'ai
nommé M. Alfred Arago. Pendant trente ans Alfred Arago a joué dans
le monde de Paris — ce monde si difficile, si fantasque et si chan-
geant— un rôle que n'oublieront jamais ceux qui l'ont traversé. Ce
rôle, il ne le recherchait pas ; il le fuyait volontiers et je l'ai souvent vu
s'y dérober avec bonheur; mais enfin lui seul le remplissait, et j'ajoute
était capable de le remplir. 11 faudrait une plume bien exercée et bien
délicate pour l'analyser et le définir. 11 résultait de la combinaison de
deux qualités qui s'excluent généralement: un esprit prompt et souple;
une bienveillance — disons le mot — une bonté, à toute épreuve. Je ne
lui ai jamais vu sacrifier un sentiment même le plus humble à un trait
d'esprit, même le plus brillant. On peut me croire sincère. Mon vieil
ami n'est plus rien et ne reconnaîtra mon panégyrique que par une
plaisanterie. Peu importe ; je devais le faire. Mais si l'on songe jamais à
écrire l'histoire de la société française depuis trente ans, le livre sera
incomplet, si au second plan, dans le demi-jour d'illustres intimités, il
ne réserve pas une place à Alfred Arago. J'en ai trop dit, et j'arrive au fait.
Comme tous les gens d'esprit, M. Arago a la manie de la collection.
176 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
Sans y songer il s'est trouvé possesseur d'une masse de lettres de toutes
les célébrités artistiques ou littéraires. S'il eût voulu publier les plus
importantes et faire de l'indiscrétion rétrospective, il se serait acquis une
jolie réputation et un revenu très-respectable. On trouverait des collec-
tionneurs d'autographes enrichis à meilleur compte. Ce qu'il n'a pas
voulu faire, je ne le ferai pas. Mais il peut ne pas être sans intérêt pour
l'histoire anecdotique de nos jours de mettre sous les yeux du public les
extraits de quelques-unes de ces lettres. On pourra juger de ce qui sortira
un jour des cartons du collectionneur, quand ils entrei'ont dans le domaine
de tous. J'espère que ce sera le plus tard possible.
Après ce préambule j'entre en matière sans transition, citant les
autographes par ordre chronologique.
Géricault, déjà connu par les deux expositions de 1812 et de 1814,
était parti pour l'Italie à la fm de septembre 1817. Ses deux amis, le
peintre Dreux-Dorcy et Théodore Lebrun, ancien directeur de l'École
normale de Versailles, devaient le rejoindre. Arrivé le 10 octobre à
Florence, dès le 18 l'éloignement commençait à lui peser. Ce jour-là il
gourmandait en ces termes l'indolence de Dreux-Dorcy^ :
Je vous attendrai à Florence où je veux ni'établir un peu, cai' je regretterais toute
ma vie do n'avoir pas recueilli des croquis de tous les beaux monuments qui y sont.
J'ai ici des connaissances excellentes. Pour vous en donner une idée, j'étais hier soir
dans la loge de l'ambassadeur français^; mes bottes étaient sales et ma toilette fort
négligée. Néanmoins j'ai eu la place d'honneur auprès de M"" la duchesse de Nar-
bonne' qui devait partir le lendemain pour Naples et à laquelle le ministre m'a forte-
ment recommandé. Aussi m'a-t-elle bien engagé à aller la voir à mon passage. Elle
m'a beaucoup parlé de ma modestie et m'a assuré que c'était le cachet du talent.
Jugez si c'est flatteur. Mais je m'attendais à tout cela. Une bonne femme avec laquelle
j'ai fait route m'avait promis et même assuré, par le secours des cartes, que je trouve-
rais dans mon voyage honneurs et protections. liUe m'avait aussi promis des lettres
de mes amis. Hélas! elle s'est trompée en cela. Je n'en ai pas vu une seule; ce qui
m'afflige comme vous pouvez croire..., etc.
La lettre suivante est également de Géricault. Elle touche à un inci-
dent romanesque de sa vie privée. Je serai sobre de commentaires.
Pendant l'hiver de 1820 à 1821, il rencontra au bal de l'Opéra une
femme masquée qui entama une conversation avec lui et le retint par
1 . Un extrait de cette lettre a déjà été publié par M. Charles Clément dans sa mono-
graphie de Géricault. {Gazelle des Beaux-Arls, tome XXIf, page 238.)
2. Le chevalier de Vernègues.
3. Femme de M. le duc de Narbonne-Pelet, ministre de France auprès du roi de
Naples.
UN PAQUET DE LETTRES. 177
une tournure d'espi'it originale. Elle ne se fit pas connaître et l'artiste
subit l'attrait du mystère. D'autres entrevues suivirent, des relations
tout amicales s'établirent et se continuèrent par un commerce épisto-
laire. Géricault recevait directement des lettres de l'inconnue et y répon-
dait sous le couvert du chevalier Derville. Dans celle-ci il s'excuse « par
défense expresse du médecin » de ne pouvoir retrouver la belle au prochain
bal. Il souffrait déjà du mal qui l'emporta trois ans plus tard :
J'étais bien mal quand j'ai vu apporter dans ma chambre un gros paquet sans que
l'on pût me dire de quelle part. La curieuse Julie' même l'ignorait. Quoique sorti de
l'enfance, je ne fus pas insensible à cette apparence de joujou, et je désirai qu'on l'ou-
vrît promptement car je ne pouvais le faire moi-même. J'étais seulement spectateur
bien attentif, et je me plaisais dans l'idée devoir sortir de tant de papier arrangé avec
soin, une lanterne magique. Je ne sais quel plaisir elle m'eût fait. Une petite fièvre
nous rend bien vite les goûts de notre premier âge; les plus grandes nous font dérai-
sonner... Je ne hasarde cette lettre que pour vous informer de l'impossibilité où je suis
d'aller samedi au bal par défense expresse des médecins... Malgré l'incertitude où je
suis de votre personne, de votre physionomie, mon cœur vous est déjà tout dévoué...
Je ne ferai rien contre votre gré pour connaître votre figure; j'attendrai tout de vous...
Je ne terminerais point cette lettre si la fièvre inexorable ne venait me placer immo-
bile sur mon oreiller, où je ne trouve point de repos et où les songes sinistres
viennent occuper toutes les places^.
M. X*** était un riche industriel lié avec la plupart des artistes de la
Restauration. Sa bourse leur était libéralement ouverte et voici la preuve
de la discrétion avec laquelle ils y puisaient. Hersent lui avait emprunté
800 francs. Il fit son portrait. M. X***, estimant cette œuvre un prix supé-
l'ieur à la somme qui lui était due, voulut en avoir le cœur net et en
écrivit à Hersent. Le 15 mai 1820, il recevait cette réponse :
Je suis très-reconnaissant de la manière trop honorable dont voulez me traiter.
Mais il ne me paraît pas du tout convenable que parce que vous avez eu la délicatesse
de ne pas entrer en explication avec moi sur le prix de votre portrait, vous vous trou-
viez engagé d'une manière plus onéreuse que quelqu'un qui m'aurait marchandé. Ne
confondons pas avec les affaires ce qui ne doit avoir aucune influence sur elles; et
permettez-moi de vous traiter aujourd'hui comme quelqu'un avec qui je n'aurais
d'autre rapport qu'une affaire à traiter. Prix convenu 800 francs; je n'en rabattrai pas
un centime. J'ai pris cette somme dans votre boëte, le reste ne peut m'appartenir.
En 1820, Hersent avait quarante-deux ans. Il était connu par des
œuvres nombreuses et venait, l'année précédente, de remporter son plus
<! . Servante de Géricault.
2. La personne qui se cachait derrière le chevalier Derville est morte à Paris
vers 1865.
XII. — a» PÉRIODE. 23
178 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
légitime succès avec V Abdication de Gustave Vasa. Sa notoriété était
égale à celle de nos portraitistes les plus en vogue. On demanderait
aujourd'hui 10,000 francs d'un portrait estimé 800 francs en 1820.
L'antagonisme entre le talent de David et celui de Gros est incon-
testable. Partant de principes opposés, ils devaient aboutir à des résul-
tats divers. Mais tous les témoignages contemporains s'accordent à recon-
naître que cet antagonisme n'altéra jamais, non-seulement les relations
affectueuses des deux artistes, mais encore les sentiments de déférence
respectueuse que le vieux maître sut toujours inspirer à ses élèves et
dont ceux-ci eurent le bon esprit de se montrer fiers. Voici la confirma-
tion de ces témoignages. La lettre est adressée par Gros à David alors
exilé à Bruxelles, à l'occasion du 1" janvier 1823. David avait alors
soixante-quinze ans et Gros cinquante-deux.
Mon cher Maître,
Recevez encore cette année sur la terre étrangère qui a le bonheur de vous possé-
der les vœux de vos élèves, de vos enfants, pour une année nouvelle qui ne fera
qu'accroître leur désir de vous revoir, ainsi que l'étendue de la perle qu'ils ont faite
avec la France entière.
Veuillez bien, mon cher Maître, agréer mes souhaits particuliers ainsi que votre
fîdelle compagne, et me croire toujours votre reconnaissant et dévoué disciple.
Gros.
Tous les archéologues connaissent les statues de Fontevrault (Maine-
et-Loire). J'emprunte à la notice publiée ici même par M. Courajod les
détails indispensables pour mettre le lecteur au fait de la question traitée
dans la lettre de M. Mérimée'. L'abbaye de Fontevrault fut fondée à la
fin du XI' siècle par Robert d'Abrissel. Supprimée en 1792, elle est
devenue aujourd'hui une maison de détention. Dans le xir siècle, elle
servait de lieu de sépulture aux comtes d'Anjou de la dynastie des Plan-
tagenets et plus tard à la dynastie royale d'Angleterre lorsque les comtes
d'Anjou furent devenus rois d'Angleterre. Les corps de six princes de
cette maison y furent déposés. Ce sont: Henri II d'Angleterre en 1189;
Éléonore de Guienne, sa femme en 1204; Richard Cœur-de-Lion, leur
fils en 1199; Jeanne d'Angleterre, leur fille, femme de Raymond VI de
Toulouse en 1199; Raymond VII, fils de Jeanne et de Raymond VI en
1249; Isabelle d'Angoulême, femme de Jean-sans-Terre en 1246. Les
statues en plein relief de ces princes étaient couchées sur la dalle de
\. Gazelle des Beaux-Arls, numéro du 4" décembre 1867.
UN PAQUET DE LETTRES. 179
leurs tombeaux. Elles y restèrent intactes jusqu'en 1792 1. Alors les
révolutionnaires, afin d'éclairer le peuple et de relever son niveau moral,
saccagèrent l'abbaye et brisèrent deux des six effigies: celle de Jeanne
d'Angleterre et celle de Raymond Yll. On parvint à sauver les quatre
autres. Elles furent reléguées au fond d'un cellier dans la tour d'Évrauld.
La Révolution et l'Empire se passent. La Restauration arrive; et de nou-
velles tribulations commencent. En 1816, le prince régent d'Angleterre
les réclame comme monument nationale Le gouvernement de Louis XVIII
refuse. En 1819, nouvelle réclamation, nouveau refus encore plus péremp-
toire. En 1828, M. Alexandre Lenoir les fait graver dans ses Monuments
des arts libéraux; l'année suivante M. Deville reproduit la statue de
Richard Cœur-de-Lion dans ses Tombeaux de la cathédrale de Rouen]
en 1845, celle d'Éléonore d'Aquitaine est gravée dans les Mémoires
des antiquaires de l'Ouest. L'année suivante, le roi Louis-Philippe songe
à les placer au musée de Versailles et commence par les faire transpor-
ter à Paris. Les prétentions de l'Angleterre se réveillent, l'opinion
publique s'émeut, des réclamations énergiques arrivent de tous côtés.
M. de Guilhermy leur fait écho en décrivant et en reproduisant les sta-
tues dans les Annales archéologiques. Bientôt après, la République est
proclamée. M. de Falloux devient ministre ; cet homme d'État n'oublie
pas qu'il est Angevin, et au mois de septembre 1849 les tombeaux
reviennent en Anjou et sont replacés dans l'église de Fontevrault. Ils
laissent à Paris, comme trace de leur passage, un plâtre de Richard
Cœur-de-Lion, et en rapportent une restauration. Enfin, en 1867, nos
statues sont menacées de faire encore un voyage, et celui-là définitif.
On apprend que Westminster, qui depuis longtemps leur offre sa splen-
dide hospitalité, va compter quatre rois de plus sur ses dalles. Des
commissaires viennent chercher les statues pour les conduire en Angle-
terre. Un vice de forme s'oppose à l'élargissement immédiat des Planta-
genets que la prison de Fontevrault retient parmi ses hôtes. Le directeur
de la maison centrale s'oppose à l'évasion du roi Richard. Mais alors
l'opinion publique s'émeut de plus belle; d'archéologique la question
devient politique. La commission des monuments historiques, l'Acadé-
mie des beaux-arts, la section d'archéologie du comité des Sociétés
1. Elles ont été reproduites plusieurs fois avant la Révolution, notamment par
Sandfort en 1677, par Gaignères eu 1700, par Montfaucon en 1760, dans les Sejoi«fc/iraZ
monumenls in great Brilainen 1786.
2. En droit historique la réclamation de l'Angleterre portait à faux. Ce n'était pas
comme rois d'Angleterre mais comme comtes d'Anjou que les Plantagenets étaient
iqhumés à Fontevrault.
180 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
savantes font entendre d'énergiques doléances. De tous côtés on reven-
dique une propriété essentiellement nationale. En présence de cette
unanimité de manifestations, l'Angleterre abandonne ses convoitises et
laisse à leur terre natale les quatre prédécesseurs angevins de Sa Gracieuse
Majesté.
Passons à la lettre. En décembre 1834, M. Mérimée, qui succédait à
M. Vitet comme inspecteur des monuments historiques, fut chargé d'étu-
dier ces statues. La visite faite, il adressa de Tours un rapport succinct
dont voici les principaux extraits. Je les donne d'autant plus volontiers
que le rapport détaillé officiel qu'il rédigea à son retour à Paris n'a pas
été publié dans le précieux et rare volume : Notes d'un voyage dam
l'ouest de la France :
La statue qui passe poui- être celle de Richard est d'un seul bloc d'une pierre
blanche, de l'espèce de celle que l'on trouve en profusion dans les collines des envi-
rons de Saumur et qu'on appelle Tiifeau. Sortant de la carrière, elle se taille avec la
plus grande facilité, mais avec le temps elle durcit beaucoup. Cette propriété la rend
excellente pour la sculpture.
Suit une description de cette statue et des trois autres. Puis le savant
auteur reprend :
J'admire souvent le peu de mémoire de nos compatriotes. La violation de ces
tombes royales n'a laissé nul souvenir parmi les habitants de Fontevrault. Je me
rappelle avoir entendu dire à Paris, il y a bien des années, que lorsqu'on avait exhumé
les restes de Richard, on avait remarqué la structure singulière de ses os profondément
sillonnés pour recevoir les attaches des muscles, signe d'une force extraordinaire. Un
habitant de Saumur que j'ai lieu de croire bien informé m'a donné les détails suivants
sur la disparition des ossements de Richard Cœur-de-Lion. Après la démolition des
tombeaux en 1793, les os et quelques fragments de la bière sont demeurés longtemps
dans un coin de l'église sans que personne se mît en peine de les recueillir. Lorsque
l'abbaye eut été convertie en maison de détention, le directeur, homme obligeant,
donnait à ses amis des morceaux de ces précieuses reliques — à l'un un tibia, à l'autre
une vertèbre, — tant et si bien que tout a été distribué. Un M. de Verrière, chevalier
de Saint-Louis, avait eu le crâne presque entier. Il l'a vendu à un Anglais. Il est vrai-
semblable que tous les autres fragments, qui se sont sans doute fort multipliés, auront
eu un sort semblable. On n'en connaît point dans le pays. Y en eût-il, leur caractère
d'authenticité serait perdu. J'espérais tirer quelques renseignements d'une ancienne
religieuse de Fontevrault qui habite Saumur; mais elle est presque en enfance, et il m'a
été impossible d'en tirer quelque réponse satisfaisante. Près de l'église est un édifice
très-singulier qu'on appelle la tour d'Évrault. Les antiquaires du pays la croient anté-
rieure à la fondation de l'abbaye, mais cette opinion n'est pas soutenable, car toutes
les arcades sont ogivales. Il est donc impossible de lui donner une date plus ancienne
que la première moitié du xni« siècle. C'est une salle octogone d'environ trente pieds
de diamètre (avec une apsidiole sur chaque face) surmontée d'une pyramide qui se
UN PAQUET DE LETTRES. 181
termine par une lanterne composée de huit colonnettes sans couronnement. J'ai vu un
monument à peu près semblable dans l'île Saint-Honorat. Ce bâtiment ne peut avoir
été qu'une chapelle ou un baptistère. La tour d'Évrault est maintenant engagée en
partie dans des bâtiments modernes, elle sert d'atelier aux détenus qui pilent du
chanvre. Il serait bien à désirer qu'on isolât ce monument d'un style fort rare et sur-
tout qu'on en fît un autre usage.
Grâce aux progrès que Mérimée tout le premier a fait faire à la science
archéologique, ce qui l'embarrassait en 1834 n'est plus un secret pour
personne. La tour d'Évrault était la cuisine du couvent; cuisine gigan-
tesque à cinq foyers énormes ayant chacun leur four, que Mérimée
prenait pour des apsidioles, et dans lesquels il était facile de faire rôtir
un bœuf entier*.
Alexandre Dusommerard, le créateur du beau musée de Cluny, mou-
rut au mois d'août 1842. Après sa mort la Commission des monuments
historiques, préoccupée de la dispersion d'une pareille collection, recher-
cha les moyens d'en conserver la propriété à l'État. Sur ses instances la
ville de Paris — dans le cas où l'État se porterait acquéreur — était
disposée à lui céder la propriété du palais des Thermes qui joint les
bâtiments de Cluny et lui appartenait. Les négociations s'entamèrent au
commencement de 1843. M. le comte Duchâtel, alors ministre de l'inté-
rieur, présenta à la Chambre des députés un projet de loi relatif à cette
acquisition. Une Commission dont M. A. Arago, l'illustre savant, était
secrétaire, fut chargée de rédiger un rapport favorable. Le rapporteur,
peu au fait des questions d'archéologie artistique, s'adressa à M. Mérimée
pour obtenir des détails. De là la lettre suivante (3 juin 1843) qui énu-
mère l'apidement les principaux objets de la collection. Cette énuméra-
tion ne présente plus d'intérêt aujourd'hui. Il n'en n'est pas de même des
lignes suivantes empreintes d'un- caractère de prévision si clairvoyant et
si élevé :
La collection de M. Dusommerard offre un intérêt immense aux artistes parce qu'ils
y pourront trouver des renseignements précis sur tous les usages anciens. Il n'y a pas
de meubles, d'ustensiles du moyen âge dont on ne trouve des exemplaires. L'indus-
trie peut tirer parti d'une foule d'objets. Il n'y a pas de collection que les ornemanistes
doivent étudier avec plus d'attention.
Dans mes tournées en province, j'ai observé bien souvent l'espèce d'attraction
qu'exerce un musée dès qu'il est formé. On lui fait des legs, on lui fait des cadeaux.
C'est un lieu où viennent se placer quantité d'objets qui se disperseraient ou qui seraient
perdus s'il n'existait des armoires pour les renfermer. Le musée de Francfort est un
1. Voir la description, la coupe et les vues perspectives de ce curieux monument
dans le Diclionnaire d'Architecture de Viollet-le-Duc, tome IV, page 466.
182 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
des plus riches de l'Allemagne (parmi les nouveaux). On m'a assuré qu'il avait com-
mencé par n'avoir que quelques lézards empaillés et quelques vieux coffres vermoulus.
J'en pourrais dire autant par expérience de beaucoup de nos musées départementaux
dont quelques-uns sont si riches aujourd'hui.
Encore une dernière considération. En Allemagne, en Angleterre, et même en
Espagne aujourd'hui on forme des musées du moyen âge. Nous avions celui desPetits-
Augustins. On l'a détruit. Il faut penser que c'est à nos établissements d'art que nos
fabricants doivent leur supériorité dans tous les objets qui demandent du goût. Plus
on leur donnera de modèles et de bons modèles, et plus on assurera cette supériorité.
Le rapport de M. Arago fut favorable au projet, et la loi fut votée le
24 juillet 18/i3. Huit mois après, le 16 mars ISZiZi, le musée de Gluny
était ouvert au public sous la direction du fils du fondateur dont Méri-
mée resta jusqu'à la fin de sa vie le conseiller et l'ami.
Il s'écoulera du temps avant que l'on rencontre un directeur de l'École
de Rome connue M. Schnetz. Je ne parle pas seulement au point de vue
de l'art, mais encore au point de vue politique; car, n'en déplaise aux
naïfs, ces fonctions sont autant politiques qu'artistiques. Leur but est le
mamtien de l'influence française à Rome en présence des compétitions
étrangères. Cette situation déjà délicate se compliquait pour M. Schnetz
de l'hostilité du Piémont et bientôt de toute l'Italie contre le saint-
siége et de l'occupation de Rome par l'armée française. Il fallait une
adresse consommée et des ménagements infinis pour manœuvrer sans
choc entre le gouvernement pontifical et les menées italiennes, entre nos
ambassadeurs et les généraux commandant le corps d'occupation.
M. Schnetz sut se tirer de ces difficultés sans abandonner un instant les
intérêts des artistes et sans compromettre ceux de son gouvernement ou
sa personnalité. Sous une enveloppe rude et un peu vulgaire, M. Schnetz
cachait la finesse d'un prélat romain. Connaissant à fond toute la société
romaine, il sut faire servir ses relations privées à éviter des froissements,
à atténuer bien des compromis, à assoupir bien des différends, à résoudre
bien des difficultés. Je le répète : les services que pendant treize années
de directorat M. Schnetz a rendus aux artistes d'abord, à la France
ensuite, ne se retrouveront pas d'ici longtemps.
En lSli'2, nommé une première fois directeur de l'École (il succédait,
je crois, à M. Horace Yernet), il fut remplacé en 1847 par M. Alaux, qu'il
remplaça une seconde fois en 1853, et quitta définitivement Rome
en 1866. Son successeur fut M. Robert Fleury. Arrivé à son poste le
20 mai 1853, un mois après, le 20 juin, il écrivait à un ami :
J'ai trouvé la situation de l'Académie assez bonne. Les pensionnaires présents à
Rome que j'ai me paraissent animés du désir de faire honneur à l'École par leurs
UN PAQUET DE LETTRES. 183
travaux: nous verrons cela par la suite'. L'École de Rome est dans les conditions de
toutes les autres écoles; tantôt elle s'élève, tantôt elle s'abaisse. Je puis vous assurer
qu'il ne dépendra pas de moi qu'elle se tienne toujours à un degré honorable. Conser-
vez votre bon vouloir en tout ce qui touche à notre bel établissement de Rome qui,
en définitive, depuis sa création a contribué pour sa bonne part à la supériorité qu'a
prise l'École française sur les autres écoles de l'Europe.
Le 20 août 1858, nouvelle lettre relative aux récompenses décernées à
la suite du Salon :
J'espère que vous êtes satisfait de mes anciens pensionnaires. Trois croix cette
année et la grande médaille d'or à M. Benouville^. Je pourrais bien également récla-
mer M. Jalabert qui, s'il n'a pas été pensionnaire, peut cependant être compté comme
un des enfants de l'Académie. Je pourrais vous en citer plusieurs autres dont j'ai vu
les noms parmi ceux des récompensés.
Enfin voici les judicieuses observations qu'il soumettait à M. de
Mercey, alors directeur des Beaux-Arts, à propos de son livre Études sui-
tes Beaux-Arts. Je donne tout ce qui a rapport à ce livre, certain que
les lecteurs de la Gazette ne se plaindront pas de la longueur du passage :
Vous avez traité nos voisins d'outre-Manche avec beaucoup de courtoisie, tout en
reconnaissant cependant qu'ils manquent généralement des qualités nécessaires à la
haute et noble peinture dont les maîtres des grandes écoles italiennes nous ont laissé
tant de beaux exemples. Vous avez été aussi bien indulgent pour nos amis les Alle-
mands. C'était de bon goût. Vous ne vous trompez cependant pas sur beaucoup de
leurs grandes et prétentieuses compositions souvent plus obscures que profondes.
Vous signalez aussi et vous critiquez avec raison cette ambition de plusieurs de leurs
artistes, à vouloir en quelque sorte écrire l'histoire avec le crayon plutôt que de la
peindre tout simplement avec leur pinceau.
Critique juste du genre de talent de Cornélius, d'Overbeck, de Kaul-
bach, de Weit, etc. En deux lignes le vieil artiste en apprend plus long
sur cette première école allemande contemporaine que les deux gros
volumes de M. Hippolyte Fortoul.
Vous avez donné moins d'étendue à votre coup d'oeil sur l'école contemporaine
française. Néanmoins vous faites bien comprendre le mouvement révolutionnaire artis-
tique qui s'opéra en France de 1814 à 1825. J'étais dans la mêlée à cette époque et
j'ai pu en suivre toutes les phases. Ce mouvement n'a point été une insurrection ni
1 . La plupart de ces pensionnaires n'ont pas fait mentir la bonne opinion de leur
Directeur. Les plus connus aujourd'hui sont MM. Gustave Boulenger, Baudry, Bougue-
reau, Berlinot, Gumery, Crauck, Bellay.
2. La distribution des récompenses à la suite du Salon de 1853 eut lieu dans le
salon carré du Louvre. M. Léon Benouville obtint une médaille de première classe
ainsi que M. Jalabert. MM. Hébert, Cavelier, Diebolt, furent nommés chevaliers de la
Légion d'honneur.
18/i GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'effet d'un parti pris : il s'est produit par la pente naturelle des idées. Je dirai plus:
ce mouvement avait été commencé par M. David lui-même, par l'enseignement quoti-
dien qu'il donnait à ses élèves dans les derniers temps de son séjour à Paris. Ceci va
peut-être vous paraître un peu paradoxal; mais pour vous en donner une preuve, je
vous envoie une lettre qu'il m'écrivit de Bruxelles et qui est le résumé assez exact des
conseils qu'il donnait dans son atelier.
Il est fâcheux que nous ne possédions pas la lettre de David. 11 eût été
curieux d'y trouver la confirmation de ce que Sclmetz appelle justement
un paradoxe. Pour ma part, je doute fort de cette confirmation. Schnetz
confond deux époques distinctes. En 1780, David faisait évidemment de
l'émeute contre le genre Boucher, Natoire, Lagrenée, Callet, alors à la
mode ; mais en 1820, les positions étaient changées : David était devenu
un classique (c'était le terme consacré) outré, et à leur tour Géricault,
Delacroix, s'insurgeaient contre ses principes. A en croire Schnetz, David
aurait été le premier ennemi de ses propres doctrines. C'est un peu vif.
Il y a trois noms que j'ai été surpris de ne pas rencontrer dans voire coup d'oeil sur
la peinture française. Le premier est celui de Granet. Vous êtes trop jeune, monsieur,
pour avoir été témoin de l'effet produit par son Stella en prison, exposé vers 4814 ou
1815. Ce tableau se distinguait par un haut degré d'originalité. Les deux autres
noms sont ceux de Michallon et de Léopold Robert. Ces deux artistes furent des
premiers à marcher dans la nouvelle route ouverte devant eux.
Pour Granet, son vieil ami Schnetz a été prophète. On commence à
rendre une plus exacte justice aux éminentes qualités de cet artiste, un
des plus remarquables peintres de genre que la France ait produits.
Quant à Michallon et à Léopold Robert, comme tous les hommes de tran-
sition donnant la main à deux époques et par cela même offrant une
physionomie complexe ; lisseront toujours intéressants à étudier.
Le succès dont l'Exposition universelle de 1855 fut l'occasion pour
Decamps est présent à la mémoire de tous. Il y figurait pour cinquante-
quatre tableaux, dessins et aquarelles. Ce n'est pas sans difficultés qu'il
avait pu réunir un pareil nombre d'œuvres. Leurs possesseurs se mon-
traient assez récalcitrants à s'en dessaisir, soit qu'ils fussent avares de
leurs jouissances, soit qu'ils redoutassent les accidents. Voici la trace de
ces appréhensions :
Quant aux dessins et tableaux, il n'y faut pas compter. Personne ne veut livrer les
siens avant que l'avalanche sous laquelle vous devez plier en ce moment ne soit tout à
fait passée. Je demande appui et indulgence, car le soin d'exposer est aujourd'hui pour
moi une affaire à peu près sans intérêt et pour ainsi dire au-dessus de mes forces
épuisées; et toutes les blagues que Jadin se plaît à faire sont impuissantes à me les
rendre.
UN PAQUET -DE LETTRES. 185
Je crois me rappeler que M. Jadin fut chargé par l'artiste du soin de
surveiller le transport et le placement de ses œuvres.
Ici se place un incident auquel font allusion les deux lettres suivantes.
J'avais l'honneur alors de faire partie du personnel des expositions d'art ;
je puis en parler en connaissance de cause. Vers le 4 ou 5 avril, lorsque
toutes les œuvres de l'artiste furent placées, on reconnut que loin, de se
faire valoir, elles se nuisaient les unes les autres, que la monotonie de
ton résultant de cette juxtaposition pourrait bien fatiguer le public, qu'en
un mot le succès auquel l'artiste prétendait allait lui échapper et tourner
à l'échec. L'avis des membres du jury fut unanime sur ce point; et non-
seulement unanime mais tellement formel que quelques-uns, possesseurs
d' œuvres de Decamps, signifièrent que, si l'on ne prenait pas un parti
plus favorable à cette exhibition, ils étaient résolus à retirer celles qui
leur appartenaient. De son côté, l'administration était du même avis et
voulait à tout prix éviter un insuccès au glorieux artiste. Il fallait prendre
une décision rapide. C'est alors que M. de Chennevières eut l'idée de
mélanger ces œuvres avec celles de Théodore Rousseau. L'idée était des
plus heureuses. Le vert intense qui domine dans la couleur de Rousseau
pouvait seul lutter avec le roux intense qui domine dans la couleur de
Decamps. La tonalité générale est la même; aucun des deux artistes ne
devait donc souffrir du voisinage de l'autre. Leurs qualités se faisaient
valoir, leurs défauts disparaissaient; la monotonie était évitée : point
capital pour le public pour qui en somme sont faites les expositions.
L'essai fut tenté séance tenante et le nouvel arrangement terminé dans
la soirée. Le lendemain le jury y donna son entière approbation. Mais
comme après tout il ne faut pas être plus l'oyaliste que le roi, l'on en
crut pas devoir maintenir le nouvel arrangement sans l'autorisation for-
melle des intéressés. Les deux artistes furent convoqués. Devant l'effet
produit, ils furent forcés de reconnaître que l'administration avait été plus
clairvoyante qu'eux; ils abandonnèrent leurs prétentions et acquiescèrent
au nouveau classement. Le succès qui accueillit leur exposition lors de l'ou-
verture leur prouva qu'il avaient été bien inspirés en sacrifiant leurs
susceptibilités.
Voici la lettre de Decamps :
J'ai éci-it à M. le comte de Nieuwerkerke pour le prier de revenir sur la résolution
prise, à ce qu'il paraît, de diviser mon envoi dessins et tableaux. Comment? Ma petite
pacotille couvrirait à peine le quart de tel tableau, et l'on va me chicaner sur leur
réunion ! Mettez-les donc où il vous plaira (au grand jour cependant), mais réunis. En
vérité! l'on obtient d'arracher des monuments publics des œuvres, et cela à grands
frais; on dispose de centaines de mètres; tel autre aura son salon exclusif et fermé,
XII. — 2« PÉRIODE. 2i
186 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tel autre choisira sa place et disposera ses ouvrages à sa fantaisie; et l'on me refusera
cette mince justice! Notez en passant que ce n'est pas moi, Dieu merci Irqui demande
à étaler mes misères. J'ai toujours été bète comme chou et me suis payé de monnaie
de singe. Il en a toujours été ainsi. L'on s'amuse à demander aujourd'hui 50,000 francs
d'un tableau dont je reçus autrefois force compliments [la Patrouille turque) ; mais
quand j'en demandai 1,200 francs, l'on trouva cela un peu salé et l'amateur me fit
remettre 1,000 francs et quelques petits objets pour {dans son idée) compléter la
somme*. Lorsque je fis cette fameuse Bataille des Ci?)ibres'^, qui n'était après tout
pour moi qu'une esquisse, je fus bien heureux de rencontrer votre oncle pour m'en
donner 4,000 francs. Je ne sais pourquoi je rappelle ici tout cela si ce n'est pour dire
qu'il en sera ainsi ou point. Désirant du moins me distinguer aussi par quelque exi-
gence.
Voici maintenant une lettre de Théodore Rousseau sur la même
question :
Monsieur, je me résume avec vous sur ce que j'ai eu l'honneur de vous dire : que
le changement qui a eu lieu pour mes tableaux est tout à fait à mon préjudice. Je suis
parmi les Decamps comme d'autres médiocres choses sont parmi l'exposition complète
de tel ou tel peintre. J'ai cinq tableaux sur la cimaise, Decamps vingt-quatre. Je ne me
plains certes pas d'être à côté d'un Decamps, mais je demanderais au moins que mes
tableaux alternassent d'une façon suivie et égale avec les siens jusqu'à expiration de
mon nombre treize inférieur de beaucoup au sien. Je serais désolé, monsieur, d'être
obligé de renoncer désormais aux expositions, si au lieu des égards que j'ai jusqu'alors
rencontrés en vous, cette unique demande était dédaignée^.
On a pu remarquer dans la lettre de Decamps la façon amère dont
il parle de « tel autre qui aura son Salon exclusif et fermé ». Ce tel autre,
1. Cet amateur était M. Abel Formé. En 18So la Patrouille turque appartenait à
M. le marquis d'Hertford. Elle est aujourd'hui la propriété de sir Richard Wallace.
2. La Bataille des Cimbres passa du cabinet de M. Etienne Arago dans celui du
duc d'Orléans à la vente duquel elle fut acquise, en 1853, au prix de 23,000"= par
M. Maurice Cottier, son possesseur actuel.
3. Cette lettre fait partie de la collection d'autographes de M. de Chennevières. En
m'en envoyant copie, il la fait suivre de celte lettre que l'on me saura gré de transcrire :
« Voici la lettre de Th. Rousseau dont vous avez conservé le souvenir, et qui fait si
singulièrement écho à celle de Decamps. Et pourtant vous vous rappelez, mon ami,
quelle fêle c'était pour nous que l'arrivée aux expositions des tableaux de cet artiste,
l'un dos plus grands de notre siècle, et quels soins nous prenions à l'avance pour satis-
faire de notre mieux un homme que nous savions fort chatouilleux sur le jugement
public et légitimement soucieux d'une gloire très-méritée. Si je vous confie cette lettre
dont mon amour-propre ne se sent nullement froissé, c'est qu'elle peut inspirer à vos
lecteurs quelque indulgence pour ceux de nos amis qui nous ont succédé dans une tâche
toujours difficile et délicate parce qu'elle est forcément hâtive. Rousseau était un des
hommes les plus droits, les plus dignes, les plus respectables, les plus respectueux pour
son art qu'il nous aura été donné de connaître pendant les dix-huit ans que nous
UN PAQUET DE LETTRES. 187
on l'a deviné, c'est M. Ingres. Que l'on me permette encore ici quelques
souvenirs personnels.
La Commission impériale tenait à honneur d'exposer le plus grand
nombre d' œuvres de M. Ingres. Les démarches tentées en ce sens réus-
sirent. Il y répondit de la façon la plus libérale ; mais toutefois à une
condition : c'est que ces œuvres ne seraient pas mêlées à celles de ses
confrères et que l'on mettrait à sa disposition une salle de la décoration
de laquelle il serait seul chargé. La Commission accéda à ce vœu, et la
Commission eut raison. La république des arts, comme toutes les répu-
bliques, ne peut se maintenir et se sauver que grâce à une puissante
aristocratie. Tous les artistes croient faire partie de cette aristocratie
et avoir des droits à des faveurs exceptionnelles. Or pour qui fera-t-on
exception, si ce n'est pour un artiste qui pendant soixante ans a donné
les preuves les plus manifestes de son génie, qui, à force de persé-
vérance et de travail a franchi tous les échelons de la célébrité et a fini
par devenir une des illustrations les plus pures de son pays? En
pleine possession d'une gloire incontestée, ce n'était plus une faveur que
demandait M. Ingres, c'était presque un droit dont il réclamait le béné-
fice.
Mais M. Ingres était-il bien avisé en faisant cette réclamation? Devait-
il user de son droit? Je réponds nettement : Non. Rapprochées les unes
des autres, sans doute les quarante toiles qu'il exposait devaient donner
une haute idée de ses qualités de style, de cette pureté de dessin qui en
font presque un élève de Raphaël ; mais elles devaient également mettre
en lumière les défauts correspondants à ces qualités ; la négligence de
l'effet pittoresque, le dédain presque systématique de la couleur, la mo-
notonie dans le gris. Ayons le courage de l'avouer : le public fut de cet avis.
Tous ceux qui se rappellent l'Exposition de 1855 se rappellent aussi la
solitude qui régnait dans le salon de M. Ingres. C'était loin d'être gai. Si
la foule ne s'en détournait pas avec précipitation comme du salon alle-
mand, elle était loin de s'y porter volontiers. C'était une véritable cha-
pelle où quelques adeptes convaincus ( je puis le dire : j'en faisais partie)
venaient adorer le demi-dieu; ce n'était pas du tout un pèlerinage fré-
avons consacrés aux expositions. Rien de plus naturel et de plus juste que son orgueil.
Aussi cette lettre n'est-elle qu'une preuve encore plus décisive de l'état maladif oîi
les expositions — c'est-à-dire la lutte contre le public — jettent les artistes; et de
l'inépuisable patience que doit l'Administration à des esprits très-nobles pour la plu-
part, mais très-surexcités, quand on voit jusqu'où l'un des hommes les plus notoire-
ment estimés et choyés de tous, peut pousser les injustices presque acariâtres de son
orgueil ému jusqu'à la fièvre. »
188 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
quenté comme l'exposition de Decamps, de Rousseau, ou de Delacroix.
M. Ingres fut donc mal inspiré, je le répète, en se refusant à laisser pla-
cer d'autres œuvres auprès des siennes. Il se fil tort à lui-même. C'était
ma conviction alors : ça l'est encore aujourd'hui.
Voici la lettre :
Quant à moi je vous seconde de mon mieux pour votre exposition par toutes
sortes de soins; comptant aussi sur toutes vos promesses pour entrer bientôt en pos-
session de mon enceinte débarrassée, les murs repeints, et y étant mon tableau d'Ho-
mère''. Et à ce propos a-t-on eu la bonté de demander au préfet de la Seine celui de
Napoléon I"^. J'ai écrit de mon côté au maire de la ville de Liège pour avoir le por-
trait en pied du Premier Consul Bonaparte^ . Je voudrais bien solliciter M. le ministre
d'État pour qu'il accordât mon tableau de Jeanne d'Arc'' à la ville d'Orléans pendant
Jes trois jours que vont durer les fêtes qui se préparent dans cette ville en l'honneur
de Jeanne d'Arc. Je vous avoue que je serais personnellement très-satisfait que le
ministre voulût bien accueillir favorablement cette demande.
Enfin la dernière lettre de cette liasse est de M. Aug. Préault, un sculp-
teur homme d'esprit. Il recommande un acteur comique à un directeur de
théâtres :
Cette lettre vous sera remise par un jeune homme qui désire entrer à votre théâtre
avec des appointements. Il se dit comique. S'il l'est, remerciez-moi; s'il ne l'est pas
remerciez-le.
Rivarol et Champcenetz n'eussent pas mieux dit ; mais ni Rivarol ni
Champcenetz n'eussent fait la statue d'Okewimi ou celle de Jacques Cœur.
C'"^ L. CLÉMENT DE RIS.
1. L'Apothéose cT Homère alors en plafond au Louvre, aujourd'hui au musée du
Luxembourg. Elle a été remplacée au Louvre par une copie faite par M. Baize.
2. L'Apothéose de Napoléon I". Plafond de l'Hôtel de ville détruit par les incendies
de la Commune.
3. Ce portrait peint en 1804 appartient à la ville de Liège et décore une des salles
de la mairie.
4. Peint en 1854. Aujourd'hui au musée du Luxembourg.
HISTOIRE DES ÉVENTAILS
PAR M. S. BLONDEL •
L'histoire des éventails n'est plus à faire. Ce coin
du domaine delà curiosité était à peu près inexploré
quand M. S. Blondel entreprit le travail que nous
présentons à nos lecteurs : on ne connaissait effecti-
vement que les deux monographies de MM. Edouard
Petit et Nalalis Rondot ; la Gazelle- avait effleuré la
question à diverses reprises, mais sans en envisager
les faces multiples.
Comme toutes les bonnes idées, celle-là s'est
trouvée mûre à point dans plusieurs cerveaux à la
fois. M. S. Blondel nous dit dans la préface de son
livre que l'intention de l'écrire lui a été inspirée par
l'exposition d'éventails organisée a\i Soulh Kensing-
ton Museu/rij en '1870; la même cause a engendré le
même effet chez un autre Français de notre connais-
sance, habitant l'Angleterre, qui s'occupe depuis la
même époque à réunir ses matériaux pour construire
le même édifice. Nous aurons certainement d'ici peu
une seconde Histoire des Éventails, et personne ne s'en plaindra, bien que là oîi
M. S. Blondel a passé il reste peu de chose à glaner, sauf l'image qui est inépui-
sable.
Le sujet est en lui-même bien plus gros d'intérêt qu'il ne semble au premier
abord; le « bijou léger » si souvent chanté par les poètes n'intéresse pas seulement
les curieux, les gens du monde, les antiquaires et les artistes; l'historien doit compter
avec lui. N'appartient-il pas à l'histoire l'éventail de Charlotte Corday, que Baudry
laisse tomber tout sanglant aux pieds de l'héroïne, dans son tableau de la mort de
Marat? Et l'éventail du dey d'Alger qui nous valut nos plus riches possessions
d'Afrique ?
L'invention de l'éventail date de l'invention du soleil, de la chaleur, des mouches,
de la poussière et de tous les inconvénients qu'il engendre. Elle dut suivre de bien
près la création de la femme, et celle-ci ne tarda pas à faire de cette arme défensive
1. Un vol. orné de gravures. Paris, Renouard, 1875.
2. "Voir : les Eventails à l'exposition de l'Union centrale ; Corporation, des Eventaillistes, par Paul Mantz.
t. XX, 25, 29. Peinture d'éventail, V, 184, et XI, 15'7.
190 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
un des plus redoutables engins de la coquetterie. Pour s'éventer dans l'origine, la
femme dut évidemment recourir aux produits de l'industrie contemporaine qui repo-
sait tout entière entre les mains de la nature : les feuilles de palmier et de lotus, les
fougères la charmèrent tout d'abord par leur grâce flexible et leur légèreté; puis, un
beau jour, elle s'aperçut que le règne animal lui offrait des ressources supérieures et
le paon dut abandonner sa parure.
Quelques dates n'ajouteraient rien à la valeur des précieux documents historiques
que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur ; il est acquis, croyons-nous, que
l'Orient s'évente avec rage depuis que le monde est monde, et l'usage ne semble pas
près d'en périr : il appert des relations de voyage les plus récentes, qu'en Chine
notamment l'éventail est le meuble par excellence, l'inséparable de tous, hommes et
femmes, grands et petits. M"" de Bourbourlon raconte que les soldats chinois manient
l'éventail, sous le feu de l'ennemi, avec une placidité incroyable.
Les Anglais de l'Inde s'attribuaient le mérite d'avoir inventé l'éventail-ventilateur
d'appartement, mais SJ. S. Blondel vint, qui leur jeta dans les jambes certain bas-relief
assyrien, vieux de trois mille ans, où l'on voit clairement fonctionner l'ingénieux appa-
reil qu'ils ont baptisé du nom de Pâiik'hd. — Stium cuique.
Ce qui est hors de conteste, c'est que les Japonais ont eu les premiers l'idée déplis-
ser l'éventail ; les Chinois eux-mêmes en conviennent. Ainsi donc, les anciens, propre-
ment dits, ceux d'Egypte, de Grèce et de Rome, n'auraient connu que l'éventail-écran.
Le silence du bas-relief est ici bien pénible; on aimerait à penser que les élégantes
d'Athènes et de Rome, dont l'imagination était si fertile en coquetteries, n'ont pas
ignoré le délicieux manège auquel se prête si bien le plissement ou le fractionnement
de l'éventail en languettes mobiles. Pour juger de toute l'importance de ce perfec-
tionnement, il faut avoir vu le petit meuble entre les doigts des Espagnoles s'épa-
nouir T3n faisant la roue, et soudain se replier comme les pétales d'une sensitive.
L'éventail étant de soi une bonne chose, il est presque superflu de dire que les
puissants de la terre élevèrent, dès le principe, la prétention de le monopoliser entre
leurs mains ; sous quelque latitude qu'on se place, que l'on prenne un roi Pharaon ou
un prince aztèque, l'histoire ne varie pas ; l'éventail est décrété attribut de la souve-
raineté : il n'y aura pas d'éventails pour le pauvre monde. Cet odieux privilège sub-
sisterait peut-être encore de nos jours, n'était la toute-puissance des femmes qui, tou
jours et partout, parvint à l'abattre après une lutte opiniâtre; on frémit en pensant
que, sans elles, les soldats chinois seraient peut-être encore réduits à faire l'exercice
sans leur éventail !
Les premiers chrétiens ne dédaignèrent nullement les commodités du meuble qui
nous occupe; l'abbé Martigny croit pouvoir afhrmer que saint Jérôme en fabriquait de
ses mains dans le désert de Chalcis, ce qui semble indiquer que le produit trouvait un
écoulement facile. Saint Fulgence aussi, au dire du savant auteur du Dictionnaire des
Antiquités chréticniies, mais il ne travaillait que pour les autels.
Si nous passons au moyen âge, nous trouvons qu'on s'évente peu : la légende de
l'attribut royal subsiste dans toute sa rigueur. L'éventail nous apparaît sous les espèces
majestueuses du flabellwn; l'Église l'adopte dans sa liturgie en lui donnant un sens
mystérieux, qui, selon saint Jérôme, était de marquer la continence. Le seul monu-
ment de ce genre qui existe encore est le flabcUum de l'abbaye de Saint-Filibert de
Tournus (ix« siècle) dont il sera parlé plus longuement dans cette revue, un jour ou
l'autre. « L'usage du (labellum subsiste encore chez les Grecs et les Arméniens; il a
192 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
disparu de l'Église romaioe vers le xiv" siècle, et n'a été conservé que par le souverain
pontife, qui fait porter devant lui deux grands éventails en plumes de paon dans les
solennités. »
Les laïques de distinction remirent la main sur les éventails vers le commence-
ment du xii' siècle. Cent ans plus tard, l'usage s'en est répandu sous le nom'disgra-
cieux A'e&mouchoir, qui passa par esvenloir,ayzrA d'arriver à la dénomination actuelle,
imaginée par Brantôme. Mais c'est en réalité des dernières années du xvi» siècle que
date l'entrée victorieuse en Europe de l'éventail : apporté de Chine à la cour du Portu-
gal et d'Espagne, il est déjà pourvu du perfectionnement japonais, du plissement, qu
d'emblée lui assura la vogue. Le petit meuble féminin régna sans partage à la cour des
Valois : il n'en pouvait être autrement. Pierre de l'Estoile nous apprend que le roi
Henri III usait de l'éventail comme une femme. «On luy mettoit à la main droite un
instrument qui s'estenrJoit et se replioit en y donnant seulement un coup de doigt, que
nous appelons ici un esventail : il estoit d'un vélin aussi délicatement découpé qu'il
estoit possible, avec de la dentelle à l'entour de pareille étoffe. Il estoit assez grand,
car cela devoit servir comme d'un parasol pour se conserver du hasle et pour donner
quelque rafraîchissement à ce teint délicat. » [L'Isle des Hermaphrodites, 1588.)
Les éventails furent dès lors ce qu'ils sont aujourd'hui : de « légers bijoux » aux-
quels toute parure était bonne : l'ivoire, la nacre, le cuir, l'écaillé, les métaux nobles,
les pierres précieuses et la dentelle s'ingéniaient à fournir un cadre chatoyant aux pein-
tures les plus délicates. Des artistes de premier ordre n'ont pas dédaigné d'y tracer du
bout de leur pinceau de gracieuses compositions; mais, comme l'a fort bien établi ici
môme IL Paul Manlz, le fait est plus rare que ne le prétendent les marchands. A les
entendre, les éventails du xviii« siècle, notamment, seraient tous des maîtres les plus
renommés qui auraient confié à ces petits cadres le meilleur de leur œuvre.
L'ouvrage de 51. S. Blondel, curieux comme un roman, et bourré de science comme
un livre d'histoire, constitue un traité de l'éventail envisagé sous toutes ses faces.
Après nous avoir conté ses faits et gestes, depuis les origines du monde, l'auteur nous
initie aux secrets de sa fabrication et nous donne la manière de s'en servir; on y lira
avec un intérêt particulier les savantes notices consacrées à l'écaillé, la nacre et
l'ivoire, trois véritables monographies des intéressants matériaux qui, le plus souvent,
forment la charpente de l'éventail. La librairie Renouard a édité ce livre avec le luxe
de bon goût qui lui est habituel, et dont elle n'aurait eu garde de se départir en cette
occasion, sachant bien que beaucoup de ses lecteurs seraient des lectrices. L'image,
tracée d'une main délicate, y vient fréquemment corroborer le texte, offrant en même
temps aux peintres-éventaillistes amateurs une suite remarquable de modèles à copier
d'après les éventails les plus célèbres.
Los destinées d'un livre né sous une bonne étoile et si bien présenté dans le
monde ne peuvent être qu'heureuses.
.VLl'niiD DE LOSTALOT.
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS GONSE.
p.». RIS. — J. CLAYE, IMrUlMEUU, 7, RUE S A 1 NT- D R N 01 T. — [ L'Î70 j
RECHERCHES
SUR UN GROUPE DE PRAXITÈLE
d'apbrs les figurines de terre cuite
I.
Parmi les figurines de terre cuite de la col-
lection Campana, au Musée du Louvre, on re-
marque un groupe d'une composition élégante
et recherchée, représentant une femme qui en
porte une autre sur ses épaules*. Le sujet paraît
singulier au premier abord et frappe d'autant
plus l'attention que cette superposition de deux
4. Dans la deuxième salle des galeries du bord de
l'eau, au premier étage. Ce groupe a été publié dans l'ou-
vrage de Biardot {les Terres cuiles grecques funèbres,
pi. xxii), bien qu'il n'ait jamais fait partie de la collection
de cet amateur.
> II. — 2" PERIODE.
19Zi GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
figures présentait, pour la combinaison des lignes et pour l'effet sculp-
tural, un problème très-difficile à résoudre. Malgré la familiarité que les
anciens ne craignaient pas de mettre dans leurs œuvres les plus sérieuses,
l'artiste ne pouvait, sous peine de produire un ensemble d'une symé-
trie disgracieuse et lourde, représenter une pareille action telle qu'elle
s'offre dans la vie commune. Pour introduire dans la. composition le mou-
vement et la variété nécessaires, il a figuré la porteuse marchant à grands
pas, la tête à demi retournée vers sa compagne, qu'elle soutient par une
seule jambe, tandis que celle-ci s'appuie d'une main sur son épaule et
lève l'autre bras vers le ciel.
Cette manière de porter, qui produit une combinaison d'attitudes des
plus originales et des plus harmonieuses, paraît avoir été empruntée par
l'artiste à un jeu des Grecs connu sous le nom d'encoiyU, et appelé aussi
éphédrismos ou encricadei'a^.Yoici en quoi consistait cet amusement,
dont la tradition plus ou moins altérée se retrouverait chez nos col-
légiens : le perdant recevait, dans le creux de ses mains croisées et pla-
cées derrière son dos, le genou du gagnant ; celui-ci se tenait à la tête ou
au cou de son compagnon, et parcourait, porté ainsi, un certain espace,
11 est vrai que dans l'exemple précédent comme dans ceux que nous
allons étudier tout à l'heure, les règles du jeu ne sont pas suivies à la
lettre. Les mains ne sont pas entrelacées de manière à former ce creux
que l'on appelait coiylé, et ce n'est pas seulement le genou, mais toute
la jambe de la figure portée qui est engagée sous l'un des bras de la
figure qui porte. L'attitude générale se rapproche seule de la description
des anciens ; ce qui peut s'expliquer par une de ces inspirations que l'art
antique aimait souvent à trouver dans la vie familière. Mais l'âge, l'ex-
pression des deux figures et surtout l'élan passionné de la figure qui
porte, donnent l'idée d'un enlèvement plutôt que d'un jeu de jeunes
filles. Certes, pour que la porteuse enlève aussi facilement son vivant far-
deau, il lui faut une force extraordinaire, qui suffn-ait à faire supposer
dans cet enlèvement quelque chose de fabuleux et de divin.
S'il n'y avait pas d'autres exemples dans l'antiquité d'un semblable
groupe, on pourrait admettre que ce n'est qu'une fantaisie d'artiste, un
sujet de genre, suivant le système proposé par quelques archéologues
pour l'interprétation des figurines trouvées dans les tombeaux grecs ^.
1. Eustatlie, Iliade, 550, 3, et 128^1, 55. Atliénée, 479. Hésychius, aux mots
ifiSfi^ui et è-yxpmâSeia.
2. Je n'en ai pas moins lu avec un grand intérêt, dans les derniers numéros de la
Gazette des Beaux-Arls, les articles tout remplis de fines observations et de rensei-
gnements précieux, oîi l'opinion contraire à la mienne est soutenue avec autant de viva-
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITÈLE. 195
Mais nous nous trouvons au contraire en présence d'une famille de
représentations nombreuse et bien déterminée, dont l'étude, intéressante
pour l'histoire de l'art, présente aussi des relations étroites avec la
mythologie.
Les seules terres cuites de la collection Campana, recueillies pour la
plupart dans les tombeaux antiques de l'Italie méridionale, nous offrent
encore quatre groupes analogues au précédent, bien que de dimensions
beaucoup plus petites ; et l'on en trouve de semblables, en assez grand
nombre, dans d'autres collections de même origine. C'était donc une
représentation qui avait place dans le symbolisme funéraire des popula-
tions italo-grecques, et qui jouissait parmi elles d'une assez grande
faveur pour avoir été reproduite par les procédés d'estampage familiers
aux anciens. Ces variantes ajoutent à la représentation un certain nombre
d'attributs qui ne s'expliqueraient pas facilement dans un sujet de
genre.
Tantôt la figure qui est portée est couronnée de fleurs, comme dans
la petite vignette gravée plus loin, ou bien elle paraît tenir à la main un
coffret, autant du moins que le mauvais état des épreuves permet d'en
juger. Parfois aussi les deux femmes portent l'une et l'autre la coiffure
des déesses, le bandeau de métal appelé Stéphane, qui n'aurait aucune
raison d'être dans la représentation d'un simple jeu déjeunes filles.
cilé que de courtoisie. Ne pouvant rentrer ici dans la discussion générale, je me con-
tenterai de renvoyer le lecteur au travail que j'ai publié dans les Monuments grecs
(années 1873 et 1874), et dans lequel je crois avoir réfuté d'avance, par la meilleure
des preuves, c'est-à-dire par une série d'exemples, les raisons données par M. Rayet
en faveur des sujets de genre. Il me suffit, du reste, que mon spirituel contradicteur
m'accorde mes prémisses et qu'il soit forcé de reconnaître que, pendant toute la
période archaïque, les figurines des tombeaux grecs représentaient des divinités.
Vainement il se débat contre les conséquences de son loyal aveu, en imaginant une
révolution philosophique qui aurait brusquement chassé des sépultures tous ces dieux
souterrains et substitué à la religion des morts une sorte de culte civil. L'histoire
aussi bien que l'archéologie protestent contre une pareille hypothèse. Ce n'est pas dans
le siècle même où le peuple athénien faisait périr dix généraux, vainqueurs dans un
combat naval, pour avoir été empêchés par la tempête d'ensevelir leurs morts, que l'on
peut parler de l'abandon des vieux rites funéraires. Il n'y avait rien de plus intime ni
de plus tenace dans la superstition des anciens. L'enchaînement des exemples prouve,
au contraire, que dans les charmantes figurines tirées des tombeaux, il y a beaucoup
plus de mythologie que l'on est tenté de le croire au premier abord. Il faut, de toute
nécessité, y faire une assez large place aux dieux et aux génies funéraires, sous les
formes gracieuses et souvent détournées, dont le paganisme d'alors, tout empreint des
idées du mysticisme bacchique, aimait à les envelopper. Telle est, dans sa juste mesure,
l'opinion qui me paraît l'expression de la vérité.
106 GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
A ces exemples il faut ajouter la peinture d'ua vase du Musée de
Munich S ouvrage de ce style négligé particulier aux fabriques italo-
grecques. On y voit le groupe des deux femmes superposées, accompa-
gné, cette fois, de tout un cortège mythologique : il est précédé d'une
autre femme et d'une petite figure ailée; en arrière, un satyre lève le bras
en signe d'étonnement. Là encore, toute idée d'un sujet de genre doit
être écartée.
II.
Mais voici d'autres faits qui augmentent singulièrement l'intérêt de
notre groupe. Ce n'est pas aux modeleurs de la basse Italie, imitateurs
négligents de l'art grec en décadence, qu'il faut attribuer la première
idée de cette composition ; nul doute que le modèle ne leur en soit venu
de la Grèce même.
Déjà un fragment de terre cuite, publié par M. Schœne à la suite
de ses Bas-Reliefs d'Athènes, m'avait fait soupçonner que le même sujet
devait se rencontrer aussi dans les nécropoles helléniques^ Ce dessin,
s'il est bien exact, présente le sujet avec quelques particularités remar-
quables. Ici, la femme qui est portée n'est pas seulement couronnée de
fleurs, elle a les yeux fermés, comme si elle était enlevée pendant son
sommeil, aussi la porteuse ne peut-elle la maintenir sur ses épaules, qu'en
la tenant accrochée par les deux bi'as ; celle-ci a de plus les cheveux
courts et tombants, et son manteau est noué au-dessous de sa poitrine, qui
paraît nue.
C'est surtout avec un vif plaisir que, parmi les charmantes terres
cuites de Tanagre récemment acquises par le Louvre, j'ai reconnu le
groupe des deux femmes, exactement superposées comme dans le princi-
pal groupe Campana'. La figure portée n'est soutenue de même que par
une seule jambe ; ses cheveux, relevés derrière la tête comme ceux de sa
compagne, sont tressés toutefois et disposés avec une recherche particu-
lière; et, ce qui fait l'intérêt principal de la représentation, elle tient
lans sa main droite un fruit rond, pomme ou grenade, qui garde des
traces de couleur rouge. Nous donnons ici ce groupe d'après l'original.
Nous avons réservé un page entière pour la reproduction d'un autre
groupe, plus grand et plus beau que tous les autres, qui provient
^. Otto Jahn, Description des Vases du Musée de Munich, n" 786.
2. Schœne, Bas-reliefs grecs des colleciions d'Alhénes, pi. xxxvii, fig. ne.
3. Voir les indications que j'ai déjà données sur ce groupe dans une note de la
nevue archéologique, signée L. H. (octobre 1873, p. 333).
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITELE.
197
d'une collection de Corinthe et dont nous avons pu nous procurer une
bonne photographie. L'excellent et très-exact dessin de M. Achille Jac-
quet donnera une idée de la haute valeur de cette composition, qui laisse
pour la première fois entrevoir deirière l'humble travail du modeleur
l'imitation d'un chef-d'œuvre appartenant à la grande sculpture et
remontant à la belle époque de l'art grec. C'est une merveille de grâce
DEM ETE R POKTANT SA FILLE,
Terre cuite de Tanagra.
hardie et savante , qui frappera vivement , nous n'en doutons pas ,
l'imagination de tous les amis du beau. L'élégance et la finesse de
style marquent mieux aussi le caractère idéal des deux figures et les
traits distinctifs de chacune d'elles. Il est difiicile de songer ici au jeu
de Vencotylé.
On est surtout frappé de l'aspect insolite donné à la porteuse par ses
cheveux dénoués et tombants, tandis que ceux de sa compagne sont
198 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
relevés sur le haut de la tète, suivant la mode des jeunes filles ^, et soi-
gneusement enroulés en boucles. C'est là en effet un trait qui n'est pas
ordinaire dans la sculpture grecque, et qui ne s'y montre qu'avec une
signification religieuse ou symbolique bien déterminée. Le contraste déjà
indiqué dans le groupe publié par M. Schœne est consacré par une des
plus belles œuvres d'art de l'antiquité, par le grand bas-relief d'Eleusis,
où la même opposition distingue la coiffure de Déméter et celle de sa
fille Coré ^ La chevelure tombante, expression de la douleur maternelle
de la déesse, condamnée tous les ans à être séparée de sa fille, était
devenue un des traits caractéristiques des représentations de la Terre,
sous la figure mythologique de Déméter, connue sous la forme allégo-
rique de Gœa : ce fait a été depuis longtemps établi par les archéologues
et il se trouve confirmé par un grand nombre de monuments.
Dès que l'on rencontre, dans les représentations de l'art antique,
deux femmes étroitement groupées ensemble, on est porté souvent,
et non sans raison, à y reconnaître le groupe sacré de Déméter et
de sa fille, unies par les liens d'une tendre affection comme par les
honneurs d'un culte commun. Or nous avons ici ce groupe avec l'un des
caractères qui le distingue le plus ordinairement. Les attributs que nous
avons signalés dans les autres représentations sont loin de contredire à
cette supposition : ceux de la couronne et de la pomme, donnés à la
seconde figure, caractérisent notamment, sur un grand nombre de monu-
ments antiques, la divine Coré, la déesse des fleurs et des fruits : ce serait
elle que les anciens auraient représentée ainsi portée par sa mère.
Il est vrai que la légende éleusinienne des deux déesses, telle qu'elle
nous est connue par l'hymne homérique, ne donne pas complètement la clef
de cette curieuse représentation. Mais il existait en Grèce d'autres formes
locales du même mythe, et ces variantes nous sont très-imparfaitement
connues. Il s'établit surtout de bonne heure, sur le même sujet, une
légende orphique, que de rares lambeaux parvenus jusqu'à nous nous
montrent comme assez différente de la légende d'Eleusis. Pline en par-
ticulier, à propos d'une œuvre d'art célèbre, fournit une indication, jus-
qu'ici controversée, mais qui me paraît trouver une explication inatten-
due dans le sujet qui nous occupe. Voici textuellement la traduction du
passage de Pline ; « Praxitèle a excellé surtout dans le marbre, et c'est
1. Pausanias, X, 25, 10 : -/.i-k rà ùlnwj.iia napôc'vot?, àvaTC=iT).£)CTat rii h rr, XEtpaXri
2. L'emploi des noms grecs des divinités, Démêler pour Cérès, Persephone ou
Coré pour Proserpine, Aphrodite pour Vénus, Éros pour VAmoïc?', est aujourd'hui
consacré par l'usage.
DEMETEi: POU TANT SA FILLE,
Terre cuite de Corinthe, d'après une pholographie.
200 GAZETTE DES 13EÂUX-ARTS.
aussi pai' cette matière qu'il s'est le plus illustré; cependant il existe de
lui d'excellents ouvrages en bronze, tels sont : Y Enlèvement de Proser-
pine et aussi la Catagousa : Proserpinœ rapium, item Cntagusam *. »
Qu'était-ce que la Catagousa de Praxitèle? Quel était au juste le sujet
qui se cache sous ce nom abrégé, donné familièrement à un chef-d'œuvre
populaire, comme lorsque nous disons le Penseur de Michel-Ange ou la
Belle Jardinière de Raphaël? 11 est peu d'énigmes qui aient exercé
davantage la sagacité des commentateurs et des archéologues. Ils s'ac-
cordent cependant presque tous sur un point important : c'est que ce
nom devait désigner une figure de Démêler « ramenant » sa fdle, et
très-probablement un groupe qui faisait pendant à l'enlèvement de
Perséphone par le dieu des enfers.
Ces premières indications, toutes générales, suffisent cependant pour
éveiller dans l'esprit l'idée d'une relation entre le sujet de la Catagousa
et les terres cuites que nous venons de décrire. Aucune autre représen-
tation ne donne ainsi une forme expressive et sculpturale à la vague dési-
gnation de Pline, en faisant entrevoir deixière le nom consacré par la
tradition, non une simple juxtaposition de figures, mais un groupe d'une
vivanie unité, une composition vraiment digne du génie de Praxitèle.
L'idée de ramener n'entraîne pas nécessairement celle de porter, mais
elle s'y associe volontiers, et l'on comprend que, d'après certaines don-
nées symboliques, Déméter ait pu être représentée comme portant sa
fille, au lieu de lui faire simplement escorte. L'action directe, débar-
rassée de l'appareil ordinaire des chevaux et du char, n'en devient que
plus saisissante; elle prend un caractère de simplicité et de naïve gran-
deur qui nous reporte aux âges primitifs et aux formes les plus antiques
delà mythologie. Il est présumableque, dans le sujet de l'enlèvement de
Perséphone par Pluton, Praxitèle, qui n'est pas connu pour avoir sculpté
des chevaux, avait supprimé aussi ces accessoires, encombrants pour un
ouvrage de ronde bosse, et qu'il avait concentré tout son art sur le
groupe pathétique de la jeune déesse emportée dans les bras de son
ravisseur. Il y a entre les deux compositions ainsi comprises un paral-
lélisme dont tout le monde sera frappé.
La difficulté commence quand ou veut déterminer à quelle phase pré-
cise de l'histoire des deux déesses se rattache l'action exprimée par le
mot Catagousa. Ici les savants se divisent en deux camps opposés. Pour
les uns, il s'agissait de Déméter reconduisant sa fille aux enfers, en exé-
cution du pacle conclu avec Pluton : c'était une des phases les plus
-1. l'Iiiie, llisloire naliireUe, XXXVI, 'IS, 20.
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITÈLE. 201
pathétiques des douleurs de la déesse. Pour les autres, c'était Déméter,
i^amenant sa fille sur la terre, après être descendue elle-même dans les
enfers, suivant la tradition orphique, pour arracher la jeune déesse au
charme enchanteur des Champs-Élyséens ^ Toute la question porte sur
la double interprétation du mot xaxa'yeiv -. Eu effet, ce mot est souvent
employé avec la signification directe, de faire descendre, et le substan-
tif xaTayuyvî désigne même spécialement dans certains cas la descente de
Perséphone ^. Mais le même mot a parfois aussi le sens dérivé de rame-
ner, faire revenir à son point de départ : on trouve, en toutes lettres,
dans les hymnes orphiques, une Déméter C'atagousa, appelée ainsi
parce qu'elle ramène chaque année, avec la récolte, les divinités qui
président au bonheur et à la richesse *.
Viens, ô bienheureuse, ô sainte déesse, toute chargée des fruits de l'été,
Ramenant (xaTâ-fouaa^ la Paix et l'aimable Concorde
Et Ploutos le fortuné et la santé souveraine.
Sous une forme allégorique, l'idée est tout à fait analogue à celle du
retour de Perséphone, ramenant la végétation sur la terre ^
Du reste, la solution de cette dernière partie, si controversée du
problème, n'est pas indispensable pour maintenir les rapports que nous
avons établis entre le groupe des deux femmes et le chef-d'œuvre de
Praxitèle. Il suffit que Perséphone, à l'un des moments de la légende, ait
pu être portée sur les épaules de sa mère.
1. Hymnes orphiques, XLI. Virgile, Géorgiques, I, 37 et 38.
2. Diodore de Sicile, V, 4.
3. Hymnes orphiques, XL, 18.
4. Sur le débat en général, voir surtout Gerhard [Antheslëries, note 161). Je ne
crois pas que les tentatives faites, pour sortir de ce double terme, par M. Stépliani
(Comptes rendus de Sainl-Pélersbourg , 1859, p. 73) et dernièrement encore par
M. Richard Fœrster {le Rapt, et le Retour de Perséphone, p. 105) obtiennent facile-
ment l'approbation des archéologues.
5. Ici, cependant, les deux sens se concilient peut-être mieux que l'on est porté à
le croire. En été, à l'époque de la moisson, c'était du ciel, où elle habitait alors avec sa
fille et aussi avec son fils Ploutos, le génie de la bonne récolte, que la déesse devait
revenir sur la terre. Il y a, dans cette donnée de la Calagousa, comme une première
étape de la descente, à laquelle il faudrait peut-être s'en tenir pour expliquer le sujet
de Praxitèle. A la même famille d'allégories orphiques appartenait le célèbre groupe de
Céphisodote à Athènes, représentant la Paix portant l'enfant Ploutos. (Pausanias, I, 8,
2;IX, 16, 2.)
XII. — 2' PÉRIODE. 26
202 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
III.
Mais là ne s'arrête pas l'histoire du petit groupe de terre cuite. Une
nouvelle série d'exemples, en faisant passer la même composition dans
d'autres cycles mythologiques, va nous montrer avec la dernière évidence
le caractère essentiellement symbolique et religieux de cette représenta-
tion d'une divinité qui en porte une autre. Les deux figures se transfor-
ment en des personnages tout diiïérents, sans que rien soit changé à ce
qui est proprement la création de l'artiste. Contrairement à ce qui a lieu
d'ordinaire, le motif ves,ie invariable et le sujet se modifie. C'est que le
grand effort de l'art est souvent dans la découverte d'une forme expres-
sive, d'un mouvement éloquent, d'un heureux agencement de lignes. Une
fois cette forme trouvée parle génie de l'artiste inventeur, les imitateurs
ne manquent pas pour l'appliquer à des sujets analogues. C'est ainsi que
l'invetinon des deux figures superposées acquit évidemment de bonne
heure une si grande popularité, que l'on s'ingénia à en reproduire la
disposition partout où la légende se prêtait à une combinaison du même
genre.
Une terre cuite de la collection de Janzé, aujourd'hui au Cabinet des
médailles, représente un groupe que l'on prendrait, à première vue, pour
l'un de ceux que nous venons de décrire ^ Cependant, quand on y regarde
de près, la figure qui est portée ne paraît pas être celle d'une femme,
mais celle d'un éphèbe aux formes molles et féminines. Ses jambes seules
sont enveloppées dans un manteau ; le haut du corps est nu; la cheve-
lure, bouclée, forme une tresse sur le haut de la tête, comme dans les
représentations de l'Amour; enfin deux saillies brisées, à la hauteur
des épaules, montrent que cette figure devait être ailée. La porteuse,
qui marche à grands pas en se retournant, a le front couronné d'une
Stéphane. On reconnaît, à l'élégance négligée du style, à l'indécision du
modelé, à la nature delà terre, les caractères delafabrique italo-grecque.
D'après un renseignement que je dois à l'obligeance de M. Rayet, ancien
membre de l'École française d'Athènes, le Musée britannique possède
deux groupes semblables, où la figure portée a conservé ses ailes, qui
sont deux courtes ailes d'oiseau.
M. de Witte, dans les indications dont il a enrichi la publication des
\. Clioix (le terres cuites antiques de la collection de !\f. le vicomte de Janzé:,
par M. de WiUe, pi. .\xvi.
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITELE.
203
Terres cuites de la collection de Janzé, désigne ce groupe sous le titre
d! Aphrodite portant Eros. J'accepte volontiers son opinion, à condition
toutefois de ne pas reconnaître ici l'Aniour de la légende ordinaire, mais
un de ces dieux mixtes produits en Italie par la décadence de la mytho-
logie grecque. En effet, si Aphrodite tient souvent l'Amour enfant dans
ses bras ou l'asseoit familièrement sur son épaule, on ne voit dans l'an-
cien mythe hellénique aucune scène où elle soit figurée enlevant sur son
APHRODITE PORTANT ADONIS,
Terre cuite italo-grecque.
dos et portant par le genou ce grand garçon ailé, aussi haut de taille que
sa mère. Mais un miroir de style gréco-étrusque représente un enfant ailé
semblable à Éros et le nomme Atunis, c'est-à-dire Adonis K Cet Adonis
ailé ou, si l'on veut, cet Éros-Âdonis, né de la fusion tardive des cultes
de l'Aphrodite grecque et de l'Aphrodite orientale, est le jeune homme
représenté par nos terres cuites italo-grecques. Aphrodite, ramenant
1. Gerhard, Miroirs étrusques, pi. cxiv.
204
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
chaque année Adonis des enfers ou l'y reconduisant, se trouve dans une
situation qui correspond exactement au sujet de Déméter portant sa fille.
On comprend que la corrélation des deux mythes ait amené les artistes
à employer le même groupement de figures pour les représenter tous les
deux.
. Nous quittons maintenant le cycle d'Aphrodite et nous passons à un
HERCULE PORTANT BACCHUS,
Peinture d'une coupe grecque.
troisième sujet, tiré, non plus des figurines de terre cuite, mais des vases
peints, et nous retrouvons le même groupe composé de deux hommes.
Le caractère mythologique de la représentation ne peut encore ici faire
l'objet d'aucun doute : car le porteur est Hercule, facilement reconnais-
sable à sa peau de lion et à sa massue, et celui qu'il porte sur ses épaules,
en enlaçant aussi l'un de ses genoux d'un bras vigoureux, n'est autre
que Bacchus. Le Musée d'Iéna possède un fond de coupe, provenant
d'Athènes, où le dieu est parfaitement caractérisé par sa couronne de
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITÈLE. 205
lierre et l'espèce de thyrse ou de sceptre qu'il porte à la main : cette
peinture est d'un dessin libre et facile, que l'on peut faire remonter à une
époque voisine d'Alexandre'. Sur deux autres peintures, la couronne de
lierre manque; mais le personnage porté tient entre ses mains une grande
corne à boire, qui est un des attributs favoris du dieu du vin. Dans une
de ces compositions, la scène se développe et ne permet en aucune façon
de songer à un sujet de fantaisie. Hercule joue le rôle d'un passeur; il
aide Bacchus à franchir à gué des ondes poissonneuses, sortant du pied
d'un rocher sur lequel une nymphe est assise; le groupe est précédé par
Hermès et par un vieux satyre qui exprime sa joie par des gestes violents'.
Nous nous trouvons encore une fois en présence d'une action qui ne
nous est pas connue par la mythologie courante. Cependant nous savons,
par différents témoignages, que Bacchus était au nombre des divinités
que les Grecs représentaient comme descendant aux enfers et comme en
revenant à des époques fixes : pour faire ce voyage, à la descente comme
à la montée, il devait traverser les eaux, et l'on montrait, en Argolide,
l'étang sacré qui lui servait de passage'. On retrouve encore là une
curieuse correspondance avec les sujets de Déméter portant sa fdle et
d'Aphrodite portant Adonis. Dans les trois cas, c'est toujours cette his-
toire profondément pathétique d'une divinité enlevée et ramenée à la
lumière, dont les trois grands cultes mystiques et funéraires de Déméter,
d'Aphrodite et de Bacchus, se partageaient le privilège. Ce parallélisme,
de jour en jour plus étroit, grâce surtout au travail des doctrines orphi-
ques, qui tendaient à l'assimilation de différents mythes, donne une sin-
gulière force aux idées quenou savons développées sur l'origine du groupe
qui fait l'objet de la présente étude. Il est naturel aussi que de pareilles
représentations se soient multijiliées surtout sur des monuments destinés
à être déposés dans les tombeaux.
Il paraît que parfois c'étaient des satyres qui jouaient le rôle donné
sur les vases peints à Hercule. On admirait, selon Pline S dans la curie
d'Octavie, à Rome, parmi diverses statues grecques en marbre, dont les
auteurs n'étaient pas connus, un satyre qui portait Bacchus sur ses
épaules, non le Bacchus enfant que l'on voit souvent dans les bras de
Silène, mais un Bacchus adulte, celui que les Romains adoraient sous le
1. Mémoires de l'Académie de Leipzig (classe de Philologie et d'Histoire),
année 1855, vol. VII, p. 23, article de Preller.
2. Gori, Musée étrusque, II, pi. civ. — Comparez Millin, Vases, II, pi. x, et Gale-
rie mythologique, II, pi. cxxi.
3. Plutai-que, Isis et Osiris, 35. Pausanias, II, 37, 5.
!x. Pline, Histoire naturelle, XXXVI, iv, 17.
206
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nom de Liber Pater, revêtu de la robe de cérémonie : Sntyri quatuor,
ex quitus unus Liberum Patrem palla velatum humeris prœfert. Cette
figure avait pour pendant un autre satyre portant de même sur ses
épaules la compagne du dieu, Libéra, qui était, selon la doctrine des
SAIVRÉ PORTANT UNE DEESSE VOILEE
Couvercle de miroir grec en bronze.
mystères, Perséphone, la fille de Déméter, unie à Bacchus dans les enfers :
alter Liberum similiter. La Gazette des Beaux-Arts a publié, avec
diverses autres antiquités rapportées de Grèce par M. F. Lenormant», un
^. Article de M. de Witte, dans la Gazelle du -l" août 1866. M. Dillhey, dans
Arclwologische Zeilunq, 1873, p. 73, y voit Pan et Séiéné.
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITÈLE.
207
couvercle de miroir trouvé à Gorinthe, sur lequel on voit un vieux satyre
aux jambes de bouc, qui porte sur ses épaules une femme voilée ; le
groupe est éclairé dans sa marche par un génie qui vole en tenant une
torche. On peut reconnaître dans cette représentation, au lieu d'un
Silène couronné par une Ménade, le sujet si bien décrit par Pline : c'est
HBRCUI, E ENLEVANT ini. K,
Petit groupe antique en marbre.
le satyre portant la compagne mystique de Bacchus, représentée ainsi
voilée sur un sarcophage antique ^ De toute manière, le groupe repoussé
ici en relief, sur un disque de bronze, conserve la disposition caractéris-
tique de tous ceux que nous avons passés en revue, le genou gauche de
la figure voilée étant seul soutenu par le bras replié du satyre. Ce fait
1. Voir l'Atlas d'Ottfiied Muller et Wieseler, paît, H, pi. xxxvii, fig. 43g, a.
208 GAZETTE DES BEAUX-ÂP.TS.
suffirait pour rattacher étroitement le motif à la série qui fait l'objet de
notre étude.
Mais nous ne sommes pas encore arrivés aux termes des transforma-
tions de notre groupe. Le sujet d'Hercule portant Bacchus donna sans
doute aux artistes l'idée de se servir du même arrangement pour figurer
d'autres enlèvements attribués à ce héros. J'ai fait reproduire un
petit groupe en marbre du Musée du Louvre, provenant de la collec-
tion Campana : Hercule emporte sur ses épaules une femme demi-nue,
que son bras soulève et tient suspendue par un seul genou ; appuyé sur
sa massue, il escalade à grands pas les degrés du rocher, en retournant
la tête vers celle qu'il porte, geste qui est aussi celui de Déméter et
d'Aphrodite dans quelques-uns des groupes précédents. La légende
d'Hercule ramenant Alceste des enfers ressemble trop à celle que nous
venons d'énumérer, pour que les anciens ne l'aient pas très-probable-
ment figurée sous la même forme. Cependant, ici, la nudité de la jeune
femme, le mouvement de sa tête et de son bras gauche qui, bien que
restaurés, devaient être levés vers le ciel, semblent indiquer plutôt un
des exploits antoureux d'Hercule, comme le rapt d'Iole. Ce groupe, qui, à
l'origine, avait une si profonde signification symbolique et religieuse,
n'est plus employé à traduire qu'une simple anecdote de la légende
héroïque. C'est la dernière variante que nous en puissions citer.
IV.
Le lecteur me pardonnera d'avoir fait défiler devant ses yeux une
aussi longue suite d'exemples. Il le fallait pour établir la filiation de toutes
ces représentations et pour montrer qu'elles forment une série archéolo-
gique des plus complètes et des mieux définies. Nous voyons en effet le
même motif antique, non-seulement se perpétuer dans l'art pendant
une longue succession de générations, être reproduit tour à tour enterre,
en marbre, en bronze et sur les vases peints, se transmettre même d'un
pays à un autre, mais encore passer par plusieurs cycles mythologiques
et traverser des sujets différents, sans se modifier dans l'ensemble de
ses lignes et dans ses traits essentiels. Cette longue fortune, je le répète,
ne peut s'expliquer que par la popularité d'un premier type, créé par
le génie d'un grand artiste.
De toutes les variétés que nous avons étudiées, la plus ancienne
assurément et celle qui se rapproche le plus d'un modèle appartenant à
la haute époque de l'art grec,estle groupe de Gorinthe, qui rattache aussi
RECHERCHES SUR UN GROUPE DE PRAXITELE. 209
l'origine de la composition à la légende deDéméter et de sa fille. Autant
qu'il est possible d'en juger par une photographie, l'air des têtes, le style
des ajustements, le caractère pathétique du sujet, se rapportent assez
bien à ce que nous savons de la manière de Praxitèle. Les proportions
n'ont pas encore cet élancement quelque peu artificiel introduit dans l'art
par le canon de Lysippe ; les grandes courbes des plis bouffants dans la
tunique de la porteuse rappellent le style des draperies dans les statues
des Niobides, pour lesquelles les connaisseurs de l'antiquité hésitaient,
comme on sait, entre Praxitèle et Scopas.
D'un autre côté, j'ai signalé dans l'arrangement du groupe une har-
monie savante et même recherchée. Mais quelques-unes des plus char-
mantes figures attribuées à Praxitèle et notamment son ^j3o//on 5aMrocïo?ie,
dont nous avons des copies en marbre, se distinguent par une élégance
étudiée, qui même n'est peut-être pas exempte de toute recherche. Il
en est ainsi des œuvres de presque tous les maîtres qui ont poursuivi
l'expression de la grâce, tels que sont, dans la peinture moderne, le
Corrége et Léonard. Tout le monde connaît, au Louvre, le grand tableau
de Léonard de Yinci, représentant sainte Anne portant sur ses genoux
la Vierge, qui tient l'enfant Jésus. Ce sujet, dont la tradition remontait
aux écoles primitives, imposait aussi à l'artiste une superposition de
figures, dont il n'a pu former un ensemble harmonieux qu'en faisant
appel aux combinaisons les plus savantes et les plus recherchées de son
art. Le groupe païen, dont nou§ avons signalé tant de répétitions et de
variantes, offrait de même une difficulté de combinaison digne de tenter
un Praxitèle.
A cette science consommée on ajoutera, si l'on veut, une certaine
familiarité clans la conception du sujet. Le maître, qui représentait
Apollon sous les traits d'un adolescent menaçant un lézard de la pointe
de sa flèche, avait pu trouver au besoin dans le spectacle d'un jeu antique
la première idée d'une heureuse disposition pour un groupe mytholo-
gique. Si le sujet de VAvoUon Sauroctone n' étSiit pas décrit par un texte
formel de Pline, il se rencontrerait assurément des critiques spirituels,
qui refuseraient d'y reconnaître un sujet religieux. Ils allégueraient
que rien, dans ce que nous connaissons de la légende du dieu, ne justi-
fie une pareille interprétation, et ils croiraient avoir trouvé le dernier
mot de la sagesse en écrivant sur la base : « Jeune Grec jouant avec un
lézard. » 11 ne faut pas prendre pour la suppression des sujets religieux
l'atténuation du symbolisme dans l'art et l'avènement de cette libre
inspiration qui emprunte volontiers cà la contemplation de la vie fami-
lière le secret d'une grâce plus persuasive.
XII. — 2« PÉRIODE. 27
210
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Je m'arrête à cette conclusion pleine de réserve. 11 me suffit que le
style et le sujet du groupe que nous avons étudié éveille dans l'esprit,
avec quelque vraisemblance, l'idée de ce que pouvait être la Cutiigousii
de Praxitèle. Mon but sera rempli, si j'ai seulement dressé quelques
premiers échafaudages pour aider à reconstruire par la pensée un chef-
d'œuvre de la sculpture antique que l'on pouvait désespérer de jamais
connaître.
I.I'OK IIEUZEY,
GAVARNl
Ce ne fut que quelques années plus tard,
en J837, qu'il songea à se charger lui-même de
nous révéler ce que pensent, ce que se disent, ce
que méditent les personnages qu'il met en scène,
qu'il invente, qu'il accouple. Philippon, qui diri-
geait alors le Charivari^ voyant le succès qu'obte-
nait Robert -Macaire, que Daumier venait d'inventer,
et sachant avec quel esprit Gavarni savait peindre
la femme, alla le trouver et lui demanda de faire
une madame Rolîert-Macaire : « Mais Robert -Macaire, lui fut-il ré-
ponchj, c'est la filouterie, cela n'a pas de sexe. Quand ce serait une
femme, cela n'y ferait rien. C'est la filouterie féminine qu'il faut
faire, voilà le neuf'. » Philippon se rendit facilement à l'opinion de
Gavarni et le laissa libre de faire ce qu'il lui plairait. Au bout de quelques
jours, l'artiste apporta au directeur du Charivari les premières planches
des Fourberies de femmes en matière de sentiment, série interrompue,
puis reprise, qui ne fut terminée qu'en 1840. Dans ces planches, Gavarni
apparaît pour la première fois tel qu'il sera toujours dans la suite, un
dessinateur rompu à toutes les difficultés du métier, un penseur profond
et un observateur d'une rare sagacité. Dans cette série, trois personnages
sont en scène le plus souvent, le mari, la femme et l'amant; victimes
tour à tour des pièges qui leur sont tendus par la femme, le mari et
l'amant acceptent avec plus ou moins de philosophie la situation souvent
ridicule qui leur est faite; ils sont tour à tour confiants ou jaloux,
débonnaires ou terribles. Gavarni avait réalisé le programme qu'il avait
Voir Gazelle des Beaux- Arls, t. XII, 2= période, p. 152.
Sainle-Beuve, Causeries du Lundi, 4866, t. YI, p.. 152.
212 ■ GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
développé devant Philippon ; le succès répondit à l'attente du directeur;
l'artiste, désormais un des dessinateurs habituels du Charivari, avait
trouvé sa véritable voie.
Après avoir débuté d'une façon aussi heureuse, Gavarni publia succes-
sivement dans le Charivari d'autres séries qui eurent le même succès que
leur aînée. Dans la Boite aux lettres (1837-1838), Gavarni donnait, au-
dessous de chaque sujet, le fac-similé de lettres imaginaires, écrites dans
les styles les plus variés et avec une orthographe presque toujours ultra-
pittoresque. Le côté comique domine ici comme dans presque toutes les
planches que Gavarni met au jour à cette époque : un jeune homme remet
comme lettre d'introduction à un protecteur auquel il ambitionne d'être
présenté, ce billet cacheté : Mon cher Camille, le grand cladet qui vous
remettra cette lettre est bien le jjlus ennuyeux jobard du département {ce
qui n'est pas peu dire), mais je n'ai pas su me défendre de vous l'adresser.
Débarrassez-vous-en comme vous pourrez. Le plus souvent les étudiants et
les lorettes sont en scène ; ce sont des rendez-vous donnés en partie double,
des demandes d'argent d'un neveu à son oncle, des déclarations d'amour
ou des mises en demeure; Gavarni excelle dans cette correspondance où
les sous-entendus jouent un grand rôle, où ce que trace la plume n'est
qu'une très-faible partie de la vérité. Bien que Gavarni ait prétendu « avoir
acheté au poids chez les épiciers les lettres d'amour' » qu'il transcrit au
bas des planches qui forment la série connue sous la rubrique de la Boite
aux lettres, il est permis de penser que le plus souvent il retouchait ces
épîtres et qu'il y mettait précisément le mot qui en faisait l'intérêt. Dans
cette série, Gavarni se contente de nous initier aux mystères occultes de
la petite poste, il aura un but différent en 1839, lorsqu'il publiera encore
dans le Charivari, les Leçons et Conseils : « Si l'on avait assez de fonds,
dit sérieusement un homme d'affaires à un confrère, pour acheter toutes
les consciences qui sont à vendre... les acheter ce quelles valent et les
revendre ce qu'elles s'estiment, ça serait ça une bonne affaire!... — Ah
fichtre l 1) répond le confident. En feuilletant cette série, on voit que l'ar-
tiste a fait une étude approfondie du cœur humain à un âge où le plus
souvent on se dispense de réfléchir et que ses réflexions l'ont amené à
cette conviction que les penchants mauvais l'emportent chez tous les
hommes sur les bons instincts.
Triste conviction qui poursuivra Gavarni sa vie entière. Les séries qu'il
invente à cette époque et qu'il pubHe sans interruption à dater de ce
moment procèdent toutes du même sentiment. Ce n'est qu'un côté de la
1. Edmond et Jules de Goncourt,'p. 163.
GAVARNI.
213
société sans doute qu'il nous fait connaître, mais s'il attire nos regards,
s'il appelle nos pensées sur les vices de l'espèce humaine, sur des torts non
excusables, il ne peut cependant être accusé de glorifier ces vices. Il les
montre à nu, quelquefois d'une façon un peu crue, mais il a soin en
même temps de nous avertir des maux qu'ils engendrent, du sort qui attend
« FINI DE RIRE.j^H
Fac-similé d'un croquis de Gavarni," appartenant à 'M. Maliérault.
tôt OU tard le débauché. A côté des planches où se révèlent pleinement
les instincts comiques de l'artiste, s'en trouvent, comme à dessein, quel-
ques-unes qui viennent contre-balancer l'effet que leurs voisines ont pu
produire.
Les Rêves, les Tramactions, les Muses, Paris le matin, les Nuances du
sentiment, les Martyrs, les Étudiants de Paris et les Enfatits terribles,
214 GAzi'yn'i': dks bkaux-akts.
créations qui commencèrent également à voir le jour en ,l.8;39, viennent
révéler d'une façon supérieure encore le talent de Gavarni. On n'oubfe
pas, quand on les a vues, les séries des ÉtucUtinlsde Paris ou des Enfants
terribles. L'étudiant, cet être disparu aujourd'hui de notre glohe, qui
vivait entre la rue de l'École-de-Médecine, la Sorjjoune, la place du Pan-
théon et la Chaumière, qui se prt'parait avec les cent francs que lui envoyait
chaque mois sa famille à de\enir médecin ou avocat, à avoir du talent
ou Cl avoir des mœurs, a trouvé dans Gavarni un Mêle historien. C'est, il
est vrai, l'étudiant qui n'étudie guère que l'artiste a dépeint de préférence,
nuiis il a mis dans sa peinture tant d'exactitude, un sentiment si vif de
réalité, que chacun reconnaîtra à ce portrait tracé de main de maître
l'homme à côté duquel il a vécu, s'il n'a pas assez de franchise pour se
reconnaître lui-même. Ce sont les travers que Gavarni prétend révéler,
et non pas les qualités qu'il entend mettre en évidence, aussi l'étudiant
qui va au couis, qui fréquente l'École de droit, qui passe régulièrement
ses e.xamens, l'intéresse-t-il beaucoup moins que celui qui a des succès à
la Chaumière ou qui est passé maître dans l'art du carambolage. L'étu-
diant, tel que Gavarni nous le montre, aime à jouer, à flâner et à danser;
le plus souvent il est en compagnie d'une grisette qui lui reproche d'avoir
acheté un cadavre avec l'argent sur lequel elle comptait pour avoir un
mantelet, qui brûle, après les avoir lues, les lettres de l'ancienne, ou qui
menace de son courroux son amant, si, le jour où il sera procureur du roi,
il ne l'emmène pas à tous ses jugements. Une légende brève snlTit souvent
à Gavarni pour exprimer toute une succession de pensées. Cette série, qui
est nombreuse, — elle se compose de 60 planches, — initie celui qui la
passe en revue aux habitudes de ces aspirants magistrats et de ces futurs
médecins' qui se préparaient assez gaiement à sauvegarder la société et à
guérir l'humanité de ses maux physiques; elle rappelle à notre généra-
tion qui ne sait plus se contenter des plaisirs à bon marché, mais qui n'est
pas pour cela plus morale, un temps déjà bien éloigné, une époque où la
vie semblait se composer d'une succession non interrompue de distrac-
tions et de fêtes.
Les Enfants terribles, suite très-diiféreute, conçue par Gavarni au
même moment, nous transportent dans un tout autre monde. Ces enfants,
dont Gavarni avait précédemment su rendre les expressions vives ou
maladives avec la précision d'un dessinateur consommé, fournirent encore
à l'artiste l'occasion d'exercer sa verve comique; cette fois-ci ce sont leurs
espiègleries souvent cruelles qui l'inspireront; les légendes répondront à
la fermeté du dessin, à la jusiesse de la pantomime et deviendront les
clas.siques du gem-e. Tout le monde se souvient de ces légendes qui sem-
GAVÂRNI.
2-15
blent, tant elles sont vraisemblables, avoir été entendues par l'artiste.
Les gestes sont en rapport direct avec les paroles que lancent ces enfants
sans se rendre coinple du déplaisir qu'ils causent à leurs parenls, du
trouble qu'ils mettent dans l'âme de ceux auxquels ils s'adressent. Leur
physionomie demeure calme et sereine, même lorsque leurs paroles sont
^-SIMILK D UN CROQUIS DE GAVARNI.
(CoUeclion de M. Maliérault.)
les plus blessantes ; leurs gestes ne trahissent aucuns iniention mau-
vaise, aucune volonté d'être désagréables; l'ignorance où ils sont de
la valeur des mots, cette franchise naturelle doublée d'une curiosité sans
égale, sont les seuls coupables de ce bavardage toujours agaçant, souvent
terrible.
En même temps que Gavarni inventait les Enfants terribles el les Étu-
diiinls de Paris, il était plus que jamais dévoré du désir de connaître à
216 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
fond les plaisirs de Paris et ce besoin de tout voir se traduisit pour la pos-
térité dans les séries, les Débardeias, les Souvenirs du bal Chicard et le
Carnaval à Paris, qui doivent être comptées parmi les créations les plus
originales de son crayon. Autrefois, à ses débuts, il avait entrepris de
réformer le costume; il avait entendu étendre sa réforme jusqu'aux habits
de carnaval ; non content d'avoir inventé le débardeur, il tint à nous faire
pénétrer dans ces lieux de plaisir où l'on est tenu de s'amuser à heure
fixe, sous un signe du zodiaque déterminé, à une époque fixée à l'avance.
En tête de la série des Débardeurs, Gavarni chargeait Robert-Macaire, ce
personnage grotesque inventé par son confrère H. Daumier, de produire
dans le monde, de patronner pour ainsi dire la troupe qu'il venait de
créer. Robert-Macaire, dans le costume qui lui est particulier, montre de
la main un homme et une femme montés sur une estrade et dit à la foule:
« Le débardeur mâle et femelle.. . vivants !... rapportés d'un voyage autour
du monde l par M. Chicard... Jamais Gavarni n'avait encore trouvé une
veine de légendes aussi comiques; un débardeur femelle, les poings sur
les hanches, apostrophe ainsi un jeune étudiant timide qui la suit : Va
dire à ta mère qu'a te mouche. — Voyons Angélina, as-tu assez fait poser
Mossieu, dit, en passant sa tète par la lucarne d'une loge, un débardeur à
un domino en bonne fortune; un autre débardeur, avec un geste admi-
rable d'indignation, s'écrie : Doux Jésus, oii que je vas me sauver? V'ià
Félicité qui fait des manières. Les légendes du Carnaval à Paris ne le
cèdent en rien à celles que nous venons de rapporter : Un étudiant dont
toutes les bizarreries du costume consistent dans un faux nez et dans un
petit balai suspendu à ses côtés, adresse ces paroles à un provincial égaré
au bal qui paraît prodigieusement s'ennuyer: Méfie-toi, Coquardeau ! situ
ne finis pas de t'amuser comme ça, on va te ficlî au violon. Ou bien entre
deux sauvages s' arrêtant devant un homme âgé assis sur un banc s'établit
le dialogue suivant : — C'est un diplomate, — C'est un épicier. — ISon!
c'est un mari d'une femme agréable. — Non, Cabuchet, mon ami, vous
avez donc bu... que vous ne voyez pus que mossieu est un jeune homme
farceur comme tout, déguisé en un qui s'embête à mort... le roué masque.
Au-dessus de ces légendes qui sont restées dans la mémoire de tous ceux
qui les ont lues, se trouve un dessin précis qui a droit, autant que la
légende, à être signalé. De 1840 à 1847, Gavarni est, pour nous, dans la
meilleure période de son talent, c'est à cette époque qu'il nous appai'aît
comme absolument maître de son crayon, complètement sûr de ce qu'il
veut rendre. Plus tard il fera autrement, jamais il n'arrivera à exprimer
avec plus de vérité la pantomime des êtres qu'il met en présence. Si nous
joignons aux séries que nous avons précédemment mentionnées, les
GAVARNI.
217
Lorelies, les Impressions de ménage et la nombreuse suite des Musiciens
et Chanteurs qui parut dans la Revue et Gazette musicale, nous aurons
indiqué les ouvrages qui font le plus d'honneur à Gavarni jusqu'au
moment où il quitta momentanément la France pour aller séjourner qua-
tre années en Angleterre.
Les Lorettes eurent un succès prodigieux ; Gavarni connaissait à fond
FAC-SIMILE d'un CROQUIS A LA PLUME, DE GAVARNI.
les ruses de ce monde interlope qui ne fait jamais marcher le plaisir sans
l'argent ; il s'entendait à merveille à exposer les roueries éternellement
semblables de ces êtres qui vivent de jeunesse, d'expédients et de men-
songes, et il est impossible d'en avoir mieux raconté l'histoire qu'il ne l'a
fait. Ne dépeint-il pas l'espèce tout entière dans ces trois mots profondé-
ment vrais. C'est mon état, qu'il met dans la bouche d'une blonde jeune
femme étendue sur un canapé, répondant ainsi à son amant qui l'accoste
XII. — 2" PÉRIODE. 28
218 GAZETTIi DES 13EAUX-ARTS.
en lui disant : Toujours jolie. Dans les deux séries qui constituent les
Impressions de ménage, Gavarni n'a toujours pris à parti qu'une fraction
de la société, la petite bourgeoisie ou le peuple; il n'a pas connu, parce
qu'il n'a pas voulu la connaître, ce que l'on est convenu d'appeler la
bonne société. De même que pour les hommes, il s'en est tenu aux
employés, aux bourgeois et aux viveurs petits et grands, de même pour
les femmes, il n'a pas dépassé la ménagère, l'ouvrière ou la lorette. Au
milieu de ces Impressions de ménage qui consistent le plus souvent dans
la représentation de scènes intimes entre couples bien ou mal assortis, de
petites taquineries entre maris et femmes, dans le récit de confidences
banales ou de révélations terribles, il est une planche dont le motif nous
a paru particulièrement comique : Un mari et une femme sont couchés
dans le même lit ; ils appuient sur un même cataplasme leurs deux joues
malades qu'unit un bandeau commun noué sur le sommet de leurs têtes.
Gavarni a inscrit au bas de la planche : Un Cataplastne partagé. Sympa-
thie. Économie. Dans un autre genre et dans une manière un peu diffé-
rente, — cette dernière planche fut exécutée en 1846, tandis que l'autre
parut en 1843, — un homme en chemise et en bonnet de coton quittera
son lit pour venir dire à sa femme occupée à travailler : M'ame Surmon-
sin, y aura ce soir trente-un ans que tu n'es plus niamselle Bouclé.
Est-il, en bonne conscience , possible de garder son sérieux devant
ces idées comiques rendues avec une justesse de pantomime et une vérité
de mouvement que la plume ne peut ni traduire ni même faii'e entrevoir ; la
légende exprime si bien l'action ou les paroles des personnages représen-
tés qu'il semble impossible qu'ils aient dit ou fait autre chose que ce que
Gavarni leur a fait dire ou faire ^ Il est encore en veine de gaieté, le
1. A. ce propos nous rapporterons ici deux passages du livre de MM. de Goncoui-t
où ils nous apprennent, en se servant dos paroles mômes de l'artiste, comment Gavarni
composait ses légendes : «Un soir que nous parlions à Gavarni de ses légendes et que
nous lui demandions comment elles lui venaient : « Toutes seules, nous dit-il ; j'attaque
« ma pierre sans penser à la légende, et ce font mes personnages qui me la disent...
« Quelquefois ils me demandent du temps... En voilà qui ne m'ont pas encore parlé»,
et il nous montrait les retardataires, des pierres lithographiques adossées au mur, la
tète en bas (page 274). Plus loin les mêmes écrivains rapportent encore ces autres
paroles de Gavarni (page 275) : « Je tâche de faire dans mes lithographies des bons-
hommes qui me disent quelque chose. Oui, ils médisent ma légende. C'est pour cela
qu'on les trouve si bien en scène, avec le geste si juste. Ils me parlent, ils me dic-
tent. Quelquefois je les interroge très-longtemps, ceux-là finissent par me lâcher mes
meilleures, mes plus cocasses légendes. Quandje fais mon de.ssin en vue d'une légende
faite, j'ai beaucoup de mal, je me fatigue; et cela vient toujours moins bien : les légendes
poussent dans mon crayon sans que je les prévoie ou que j'y aie pensé avant. »
/ -î^ ^ io't^'t^ çLl^ éiih>)
.^M.\ND -DURAND SC
DESSIN INEDIT DE GAVARN I .
'^-azette des Beaux- Arts
Imp , A. Durand -Paris
GÂVARNI. 219
moment n'est pas encore venu où il nous montrera l'avenir qui attend la
lorette ou le soir de la vie du libertin; il épuisera sa verve et la finesse de
son crayon à dessiner le type exact de ces musiciens qui ne connaissent
pas le premier mot de la musique, mais qui passent leur vie à chanier
clans les rues, à souffler dans un cornet à piston pour indiquer qu'ils
vendent des robinets, ou à battre du tambour, les jours de fête dans les
villages, pbysionomies bien définies qu'il a réunies sous le titre collectif
de MiDiiciens comiques ou pi/loresqucs. 11 peint l'espèce tout entière eu
dessinant un type, il sait, mieux que personne, résumer en un seul être
qu'il invente, toute une race dont il a su saisir les habitudes ou les
manies pour nous les présenter d'une façon concrète et facilement sai-
sissable.
Au mois de décembre I8!t7, le 21, Gavarni quittait Paris pour se ren-
dre à Londres. Mille ennuis le décidaient à entreprendre ce voyage; à
côté de préoccupations d'un ordre tout intime, une sorte de décourage-
ment s'était emparé de lui; un dégoût profond de la vie avait envahi sou
âme; il espérait, en traversant la Manche, échapper aux préoccupations
qui l'assiégeaient, trouver le calme d'esprit qui lui manquait et, en étu-
diant les mœurs d'un peuple qu'il ne conuaissaii pas, donner à son talent
un aliment nouveau. Bien que sa réputation l'ait précédé eu Angleterre,
ses rêves ne furent pas immédiatement réalisés. Il se passa quekjue temps
avant qu'il eût trouvé de l'autre côté du détroit des moyens d'existence
assurés ; il envoyait en France des croquis qu'on transportait ensuite sur
bois, il donnait aux journaux illustrés des dessins qui étaient immédia-
tement gravés et que les abonnés accueillaient avec faveur; mais à Lon-
dres comme à Paris, Gavarni ne sut pas se plier aux exigences du monde
et ne consentit pas à se souiuettre aux commandes des éditeurs ; il vou-
lut garder son indépendance et, s'il eut à souflrir personnellement de
cette détermination, son talent s'en trouva au contraire fort bien.
Il parcourut eu tout sens les cfuartiers excentriques de Londres; il
passait des heures entières à regarder les êtres misérables et tout
déguenilks qui les habitent; il allait s'asseoir dans les tavernes hantées
par les pick-pockcts, dans les trink-hull où se donnent rendez-vous les
industriels de bas étage; il assistait aux combats de rats et jamais il ne
manquait une occasion de s'assurer une place lorsqu'il devait y avoir
quelque part un assaut de boxeurs. Sa curiosité ne pouvait se satisfaire
et Gavarni attendit son retour en France pour mettre sur pierre la plu-
part des scènes auxquelles il avait assisté.
Pendant son séjour à Londres, Gavarni fit un très-grand nombre de
dessins à la plume et d'aquarelles, mais il signa fort peu de lithographies.
220 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
En dehors des compositions qu'il envoyait fréquemment à Paris au jour-
nal V Illustration, ou qu'il insérait presque périodiquement dans l'Illus-
trated London-Newn, on connaît un recueil de types des mœurs anglaises
contenant vingt- trois planches qui parurent à Londres en 1849 sous ce
titre : Gavarni in Lonclon. Toutes les classes de la société étaient admises
dans ce recueil qu'accompagnaient des notices dues à la plume d'écri-
vains spéciaux, et le maître témoigna, dans quelques-uns de ces dessins
qui furent tous gravés sur bois par Henry Vizetélly qu'il savait exprimer
avec une précision remarquable les signes particuliers qui distinguaient
les habitués de Hyde-Park des familiers des tavernes, ou les habitants de
la Cité des visiteurs de Saint-James. Six lithographies publiées par
G. Rowney, Gavarni' s studies, un portrait du comédien Mélingue et trois
planches destinées à un ouvrage qui ne fut jamais terminé, An artistes
ramhle in the north of Scotland, by Michel Bouquet (1849 in-foi.), tels
sont à peu près tous les dessins que Gavarni traça sur pierre pendant son
séjour en Angleterre. Ces ouvrages révèlent chez l'artiste un talent d'exé-
cution qu'aucune de ses productions antérieures n'accusait au même
degré. Les planches qui ornent le voyage de Bouquet témoignent prin-
cipalement d'un progrès sensible : elles représentent le jeu de la pierre,
Throiving thc Stone, des blanchisseuses écossaises. Scotch girVs Washing,
et un joueur de cornemuse écossais, Highland pij^er. Ici, à la précision
du dessin, à la recherche pittoresque de l'expression, vient se joindre une
exécution poussée aussi loin que possible. Gavarni ne se contente plus
d'exprimer la forme à l'aide d'un contour précis qui dessine la silhouette
du personnage, il se préoccupe du modelé, il s'inquiète du rapport des
tons entre eux et il traite la lithographie avec un soin égal à celui qu'il
apportait aux aquarelles signées de son nom qui apparaissaient à la même
époque.
C'est en Angleterre en elTet que Gavarni commença à devenir maître
dans l'aquarelle comme il l'était précédemment dans la lithographie. A
la place des dessins à la mine de plomb légèrement rehaussés de teintes
plates fournis par Gavarni dans la première période de sa carrière aux
graveurs qui étaient chargés de les reproduire, il met en circulation, à
dater de son séjour à Londres, des aquarelles dans lesquelles la gouache
vient souvent en aide à la couleur délayée à grande eau. Ce sont alors
de véritables peintures qu'il produit, peintures harmonieuses de ton et
savamment coloriées qui témoignent que le maître est aussi spirituel,
le pinceau à la main, que lorsqu'il n'a à son service que le crayon litho-
graphique. L'aquarelle reproduite ici par un procédé qui lui donne l'as-
pect d'une sépia, aquarelle que nous avons eu la bonne fortune d'acqué-
GAVARNI.
221
rir à la vente d'un amateur auquel Gavarni l'avait cédée, fut exécutée peu
de temps après que Gavarni fut revenu de Londres. En dehors de la
beauté du dessin, de l'esprit de la légende. Les niyntiquesl les stylistes!
les coloi'istesl... des bêtises! moi, la nature... et v'ià tout, elle peut don-
ner une idée très-exacte des procédés employés par l'artiste dans ces
CROQUIS DE GAVAKNl.
sortes de travaux; malgré la différence des moyens dont le reproducteur
a été contraint de faire usage, on aperçoit cependant sans difficulté les
parties où l'artiste s'est servi de la gouache pour accuser les places que
le jour frappe directement. Cette aquarelle a encore à nos yeux un autre
mérite; elle nous rappelle, en les chargeant un peu toutefois, les traits de
Gavarni à une époque de sa vie où, revenu eu France, il retrouvait ses
222 GAZIiïTE DES BEAUX-ARTS.
succès d'autrefois et reprenait, dans l'art de notre pays, la place que lui
assignait son prodigieux talent.
Pendant les derniers mois de son séjour à Londres, Gavarni s'occupa
presque uniquement de mathématiques. Il ne nous appartient pas de dire
si, en se consacrant à ces études, il fit de son temps un bon ou un mau-
vais emploi: qu'il nous suffise de rappeler que ce fut cette dérogation à
ses travaux habituels qui explique le nombre restreint de lithographies
parues en Angleterre avec sa signature. Les formules algébriques faisaient
tort au crayon et au pinceau, les calculs mathématiques absorbaient l'ar-
tiste à tel point qu'il ne fallut rien moins qu'un heureux concours de cir-
constances pour décider Ga\ arni, au moment où il revint en France, à
reprendre ses anciens travaux momentanément interrompus. Un jeune
homme plein d'ardeur, dévoré de la fièvre du journalisme, M. le comte
de "Villedeuil, venait de fonder VÉdair, journal purement littéraire qui
n'obtint pas tout d'abord le succès que le fondateur s'était promis. Attri-
buant l'indifférence des abonnés à l'absence d'illustrations, M. de Ville-
deuil résolut de confier à un artiste en réputation le soin de tracer tous
les jours sur la pierre lithographique un dessin qui devait accompagner
chaque numéro du journal. Une fois la chose décidée en principe, il
s'agissait de trouver un homme capable de suffire à une tâche aussi
lourde, pourvu d'une imagination assez souple pour varier à l'infini ses
motifs. MM. de Concourt consultés '^ désignèrent au choix de M. de Vil-
ledeuil-Gavarni qui, tenté par cette entreprise audacieuse, séduit par la
difficulté même qu'il y aurait pour lui à tenir ses engagements, accepta
les conditions qui lui furent faites, se mit à l'œuvre avec une ardeur de
débutant, et, pendant toute l'année que dura le journal, inventa sans
interruption et sans fatigue ces admirables séries auxquelles il donna le
nom de Masques et Visages.
Avant de nous arrêter aux planches qui parurent dans le journal
Paris, — c'est ainsi que se nommait le journal qui avait succédé à
l'Éclair, — il importe de ne pas omettre trois grandes lithographies qui,
exécutées en 1853, attestent encore chez Gavarni cette préoccupation que
nous avons déjà signalée plus haut, de faire rendre au procédé lithogra-
phique tout ce qu'il est propre à donner. Les Forts de la Halle, les
Dames de la Halle et le Jour de l'an de l'ouvrier méritent d'occuper
dans l'œuvre de Gavarni une place cà part à côté du Joueur de roruemuse
écossais; elles accusent une phase particulière, mais accidentelle, de ce
talent habituellement sobre dans les moyens d'exécution, auquel un trait
1. Edmond et .Iules de Concourt, p. 333.
L r: s DEUX M li G È ]î E s.
Fac-similé d'un croquis ;\ la plume, exécuté par Gavarni chez M'ie Mars, pu lS-10.
224 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
massé suffit pour exprimer dans ses plus complets détails la forme exacte
de l'être ou de l'objet qu'il entend représenter. Le Jour de l'an de l'ou-
vrier nous révèle un côté de l'esprit de Gavarni que son œuvre présente
rarement. Ce peintre des mœurs légères, des sottises ou des folies de
l'existence, nous montre cette fois une famille très-unie dans le cerveau
de laquelle n'a jamais germé une idée malhonnête : le grand-père, en
échange des souhaits de bonne année qui lui sont faits, se dispose à offrir
à ses petits-enfants, entourés de leurs parents, un moulin à vent et un
bilboquet qu'il cache soigneusement derrière son dos. Cette scène de
famille se passe dans l'atelier d'un mécanicien, au milieu des ouvriers,
qui semblent prendre part au bonheur du vieillard. C'est une composition
à la façon de Greuze, moins l'emphase ; Gavarni est demeuré simple et
vrai, et dans une note de sa main il nous explique le but qu'il s'est pro-
posé en dessinant sur pierre cette planche, à laquelle il attachait avec
raison une valeur particulière : « Ces mandataires patentés du peuple,
— Gavarni entend désigner ainsi les ouvriers devenus hommes politiques,
— ne sont pas du peuple et ne savent pas l'ouvrier. Ils l'ont rencontré
une fois par hasard au cabaret ou dans un mauvais lieu. Moi, je le sais,
je le connais bien. J'ai été dans un atelier de mécanicien... C'était aussi
beau qu'on le dit, mais d'un autre beau que celui que les républicains
prêtent au peuple... Il y aurait de curieuses choses à faire là-dessus. J'ai
essayé de rendre un peu du beau que j'ai vu dans le Premier de l'an de
l'ouvrier^. »
Cette planche et un certain nombre d'autres qui virent le jour posté-
rieurement ne nous signalent-elles pas une transformation dans l'esprit
de Gavarni, une phase nouvelle dans son talent d'observateur? 11 arrive
au soir de la vie, il sent venir la vieillesse. Il inventera désormais plu-
sieurs séries profondément tristes dans lesquelles il nous peindra d'une
façon sanglante l'avenir réservé aux débauchés des deux sexes. Les Invii-
lides du sentiment, les Lorettes vieillies, les Éludes d'Androgyne, qui
parurent en 1853 et en 1854 dans le journal Paris, nous font toucher
du doigt aux plaies les plus saignantes de la société. Elles nous montrent
à nu les ravages physiques et moraux que l'âge apporte avec lui, les
désespoirs qu'il engendre, les désillusions qu'il amène, la misère qu'il
entraine chez ces êtres qui n'ont vécu que de beauté et de débauche.
Cette vieille femme qui porte encore sur le visage les traces de sa vie
passée, ne donne-t-elle pas une leçon de morale à l'humanité lorsqu'elle
dit tristement à un monsieur qui lui fait l'aumône : Charitable mossieu,
1. Edmond et Jules de Goncourt, p. 351.
GAVARNI.
225
que Dieu garde vos fils de mes fdles ! Gavarni ne fait-il pas vibrer au fond
des cœurs honnêtes les fibres les plus sensibles lorsqu'il met dans la
bouche de cette lorette édentée et hideuse, s'adressant à une mère en-
tourée de ses enfants, cette supplique navrante : Au nom de ces amours-là,
CROQUIS DE GAVARNI.
qui consoleront voire vieillesse, madame, ayez jnliâ de vioi ! Est-il pos-
sible de flétrir le vice avec plus d'amertume que ne le fit Gavarni dans
cette autre planche représentant une femme maigre et sèche, entière-
ment vêtue de noir et tenant un livre à la main, qu'apostrophe ainsi
une femme du peuple : Mes respects chez vous, m'ame veuve tout le
XII. — 2= PÉRIODE. 29
226 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
monde! Jamais le juste châtiment d'une vie perverse n'a été aussi clai-
rement publié, jamais le vice n'a été bafoué avec plus de vigueur et de
sanglante cruauté.
Dans les Invalides du sentiment^ la dégradation morale n'est pas aussi
évidente que dans les Lorettes vieillies, mais les artifices employés par
les Vieux Beaux pour tâcher de dissimuler leurs infirmités sont dévoilés
par Gavarni avec une verve indiscrète. Ces viveurs, accoutumés à trouver
une satisfaction réelle à faire un bon repas, nous avouent maintenant,
quand ils sont à table, que to^ltes ces bêtises-là ont dérangé leur consli-
tution, ou que le cœur leur a ruiné l'estomac. Les habitués des coulisses,
lorsqu'ils se trouvent seuls avec eux-mêmes, se font des confidences du
genre de celle-ci : J'ai voulu connaître les femmes, ça m'a coûté une
jolie fortune et cinquante belles années. Et qu'est-ce que c'est que les
femmes?... Ma parole d'honneur, j'en sais rien. Quoi de plus saisissant
et de plus instructif, même pour les intelligences les plus faibles, que ces
exemples frappants du désordre physique et moral auquel est exposé le
débauché, à quelque classe de la société qu'il appartienne !
A côté de ces planches qui indiquent bien exactement la pente sur
laquelle glisse tous les jours davantage l'esprit de Gavarni et qui accusent
une puissance d'observation arrivée aussi loin que possible, se trouvent
quelques lithographies qui, par le comique des situations, par la gaieté des
légendes, se rapprochent des conceptions les plus amusantes de sa jeu-
nesse. A cette catégorie appartient l'estampe dans laquelle est représenté
un épicier profilant sa silhouette sur une perspective de tiroirs et de
pains de sucre, appuyé sur son comptoir et faisant en lui-même cette
réflexion profonde consignée dans la marge : Vous avez des états oii, avec
rien cjue de l'intelligence, un jeune homme qui voudra arriver arrivera...
Dans l'épicerie, c'est pas ça... Ou cette autre, dans laquelle un gamin
de Paris tout déguenillé dit à un épicier ahuri : J'suis un pas grand'-
chose, moi! j'suis un prop'e à rien! j'suis un gouapeur! un voyou...
va! mais j'suis pas un épicier. Ces planches et la plupart de celles qui
les avoisinent, publiées en 1859 par Paulin et Lechevalier, par dizains,
accompagnées de notices signées de Théophile Gautier, de Paul de Saint-
Victor, d'Edmond Texier et d'Edmond et Jules de Goncourt, rappelaient
le Gavarni des anciens jours. Les travers de l'humanité passaient tour à
tour sous l'œil du public; ils étaient l'un après l'autre résumés en un
type unique qui donnait la physionomie exacte d'une espèce, d'une
caste.
C'est à peu près à cette époque de l'existence de Gavarni qu'appar-
tient une suite à laquelle il attachait une grande importance et qu'il inti-
228 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tulait les Propos de Thomas Vireloqiie. De longue date il rêvait de
retracer l'odyssée de ce Juif errant raisonneur que son imagination avait
créé. Yireloque est une sorte de philosophe de carrefour, déguenillé et
hideux, devisant de tout, ennemi de toute société et de tout progrès,
auquel tout est permis, qui dit tout ce qui lui passe par la tête et qui,
au milieu de ce verbiage, a quelquefois des éclairs de bon sens et de
sages pensées. Il interrompt des enfants en train de jouer pour leur dire :
L'histoire ancienne, mes agneaux, c'est mangeux et mangés; blagueux et
blagués, c'est la nouvelle. Appuyé sur un poteau de télégraphe électrique,
il lui vient cette pensée : Y avait la parole, y a eu l'imprimerie, Misère-
et-corde! Ne manquait plus que ce fil de fer du diable à la menterie
humaine pour vous arriver de longueur aussi raide qu'un tonnerre. Les
paroles empreintes d'une ironie sinistre que Gavarni met dans la bouche
de son héros répondaient à l'état de l'âme de l'artiste dans la dernière
période de son existence. Il se tenait éloigné du monde, il ne quittait qu'à
de longs intervalles sa maison d'Auteuil, taillait ses arbres, arrosait ses
plantes rares et changeait sans cesse la disposition de ce jardin qui désor-
mais occupait presque exclusivement sa vie. Il n'avait pas rais absolu-
ment de côté ses crayons et ses pinceaux, mais il ne les prenait qu'à de
longs intervalles et comme à regret. L'étude des mathématiques redevint
sa passion dominante. Quelques essais d'eau-forte l'occupaient aussi; il
se mit en rapport avec tous les inventeurs de procédés de gravure, mais
il n'en trouva aucun à sa convenance, et, lorsque les mathématiques ne
l'absorbaient pas, il faisait des aquarelles qu'il envoyait, à mesure qu'elles
étaient terminées, chez un marchand de tableaux de la rue Laffitte,
M. Beugniet, d'où elles ne tardaient pasà sortir pour aller prendre place
dans les collections les mieux choisies, chez les amateurs les plus
délicats.
Dans cette retraite que Gavarni avait façonnée selon ses goûts, oîi il
aimait à recevoir quelques amis dévoués, un affreux malheur vint le
frapper : son fils Jean qu'il adorait, auquel il prodiguait les soins les plus
tendres, lui fut enlevé en quelques jours. Laissons le malheureux père
nous raconter lui-même la mort de cet enfant chéri : « C'était ma seule
raison d'être..., dit-il à MM. de Concourt quand ils vinrent le voir après la
mort de son fils', M. Andral l'avait vu la veille et n'avait rien vu d'alar-
mant... Le matin, à un moment, il fixa ses yeux sur les miens, sans me
voir, sans doute, mais avec des yeux grands comme je n'en ai jamais vu...
La pupille était comme ça... Et il nous en montra, — ce sont MM. de Gon-
1. Edmond et Jules de Concourt, p. 383-384.
GAVARNI. 229
court qui parlent ici, — la mesure sur l'ongle de son pouce. Je lui pris la
main; elle commençait à être froide... l'expression de ses yeux était
comme un grand étonnement. La main devint froide... C'était fini... J'ai
voulu user ma douleur... Je ne suis pas sorti d'ici, je n'aurais jamais pu
y rentrer... On peut crier, la maison peut brûler; j'ai un : qu'est-ce que
ça me fait!... qui est sublime... Je peux même me casser le cou, » et sa
parole s'arrêta. Nous faisons un tour dans le jai'din. « Dites donc, Gavarni,
c'est bien nu, là entre ces arbres ! « Ah! ça?... maintenant qu'est-ce que
vous voulez que j'en fasse? C'était le jeu de ballon de mon enfant... »
Cette propriété dans laquelle Gavarni avait perdu son fds, où il avait
trouvé, dans ses jours de découragement, le repos qu'il ne trouvait
nulle part ailleurs, cette propriété qu'il avait remuée en tous sens, trans-
formée, arrangée, puis dérangée cent fois, il apprit un jour qu'il lui fau-
drait la quitter pour n'y plus revenir. Un décret d'expropriation l'avait
atteinte. Un boulevard devait passer là où Gavarni s'était retiré, croyant,
en s' éloignant du centre de Paris, échapper ainsi aux exigences de la
société. La décision était sans recours, il fallut s'y soumettre. Considérant
ce déplacement forcé comme un nouveau malheur qui le frappait à l'im-
proviste, Gavarni tomba dans un marasme qui effraya sérieusement ses
amis. Tandis que les ouvriers démolissaient sa maison et dévastaient son
jardin, il s'était retiré dans une sorte de hangar d'où il assistait à la des-
truction de ce qui avait été depuis quelques années son unique distraction.
Ne pouvant songer à habiter longtemps ce réduit malsain et insuffisant,
il chercha un refuge où il espérait au moins trouver le calme. Il acquit,
avenue de l'Impératrice, une maison dans laquelle il passa deux années,
mais dans laquelle il ne prit même pas le temps de s'installer définitive-
ment. Il loua ensuite sur la route de Versailles, à Auteuil, dans la Villa
de la Réunion, une petite maison qu'il n'habita que quelques mois. C'est
là qu'il mourut le 2ù novembre 1866. Le seul fils qui lui restait, M. Pierre
Gavarni, absent de Paris, fut prévenu à temps et put recevoir le dernier
soupir de son père.
Le surlendemain de la mort de Gavarni, tous les amis de l'artiste,
présents à Paris, accompagnaient à sa dernière demeure le corps de cet
homme que jadis tout Paris avait acclamé. Ceux qu'il avait amusés
aussi bien que ceux qu'il avait enrichis tinrent à honneur de lui dire un
suprême adieu. Ses œuvres, que quelques fidèles avaient seuls songé à
rassembler jusque-là, furent recherchées avec ardeur par les amateurs
les plus difficiles; à côté des renseignements précis qu'elles fournissent
sur notre société moderne, elles possèdent par elles-mêmes des qualités
assez sérieuses au point de vue de l'art pur pour mériter pleinement
230
GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
l'estioie qu'on se décidait à lui accorder. L'histoire ne fournit aucun
exemple d'un homme qui ait réuni en lui seul un talent d'artiste aussi
remarquable et une aptitude semblable à condenser en quelques mots
une pensée. De tous les peintres de mœurs de notre temps Gavarni est
certainement celui dont le nom demeurera le plus longtemps. Sa place
est marquée à côté de Balzac qu'il commente à sa manière et qu'il com-
plète , et l'avenir qui est réservé à l'auteur des Parents ijauvres et
à'Eugênic Grandet ne peut manquer d'être également réservé au peintre
des Etudiants de Paris, des Lorettes et des Enfants terribles.
GEORGES DUPLESSIS.
'-^.;
LES SCEAUX DU MOYEN AGE
ÉTUDE SUR LA COLLECTION DES ARCHIVES NATIONALES»
ANS les précédents articles, j'ai étudié les
sceaux au point de vue de la matière, de
la forme, de la dimension, de la couleur.
Je les ai considérés dans leurs rapports avec
les actes. Je vais examiner maintenant les
sujets que l'on y voit figurés.
L'imagerie, des sceaux affecte la plus
grande variété : les uns représentent des
rois, des seigneurs à .cheval en costume de guerre ou de chasse, des
dames, des ecclésiastiques de tout rang, séculiers ou réguliers; d'autres
nous offrent des emblèmes héi'aldiques, des monuments, des attributs
de métier, des objets mobiliers. Certains mettent sous nos yeux des
légendes pieuses, des martyres; quelques-uns portent l'empreinte de
pierres gravées, antiques, delà décadence ou appartenant au moyen âge.
Enfin, à côté de types de pure fantaisie, on rencontre des dessins d'ani-
maux et de plantes, empnmtés à la faune ou à la flore de ces temps
éloignés.
En passant en revue chacun de ces groupes, je me réserve d'insister
sur les types à personnages des xii% xiii^ et xiv'' siècles. Les limites de
ce travail ne permettent pas d'entrer dans les détails si nombreux et si
différents à chaque époque, mais j'espère caractériser chacune d'elles
et en dire assez pour montrer combien les sceaux méritent de fixer notre
attention, et pour faire sentir qu'il n'est pas possible de donner une his-
toire complète du costume sans les avoir consultés.
4. Voir Gazette des Beaux-Arts, t' période, t. VIII, p. 337 et 541 ; t. IX, p. 242.
232 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
TYPE DES ROIS OU DE MAJESTÉ.
MÉROVINGIENS. — La représentation barbare des souverains de la
première race consiste en une tête ordinairement vue de face, à cheveux
longs partagés sur le milieu du front, avec peu ou point de barbe; une
croix l'accompagne de chaque côté.
Carlo viNGiENS. — Les Garlovingiens ont imilé dans leurs intailles un
type très-antérieur à leur époque, ou se sont servis de pierres antiques.
Le type qui leur est propre nous les montre en buste de profil, les che-
veux courts, le manteau agrafé sur l'épaule, la tête laurée. Zuentebokl,
roi de Lorraine, est le seul qui ait ceint le diadème.
Lorsque les Garlovingiens ont confié à des pierres anciennes le soin
de confirmer leurs diplômes, leur choix ne s'est pas égaré. Ils se sont
adressés aux divinités de l'Olympe, aux empereurs romains. Gharlemagne,
I-E JUPITER DE GHARLEMAGNE.
après son couronnement, emploie la tête d'un Jupiter Sérapis ; Pépin P'',
roi d'Aquitaine, emprunte la tête d'Auguste ; Louis le Débonnaire scelle
avec un buste de Commode ; Lothaire I" se sert de l'effigie d'Alexandre
Sévère.
Capétiens. — Avec les Capétiens va paraître le type dit de majesté .
A l'exception de Piobert, vu seulement à mi-corps, les sceaux représentent
ces rois en entier, assis de face sur un trône, revêtus de deux tuniques,
le manteau royal attaché sur l'épaule, couronnés, tenant le sceptre.
La chevelure. — Les cheveux, courts chez Robert, Henri \", Phi-
lippe \" et Louis le Gros, deviennent longs et flottants sur les épaules
dans les types de Louis VII, de Philippe-Auguste, de Louis YIII. Ils
diminuent ensuite de façon à ne pas dépasser la naissance du cou chez
saint Louis, Philippe le Hardi, jusqu'à Henri II et ses successeurs, qui
reprennent l'usage des cheveux courts.
La barbe, — Les premiers Capétiens, Robert, Henri P'', Philippe I",
LES SCEAUX DES ARCHIVES NATIONALES.
2n o
00
portent toute la barbe. Raccourcie chez Louis YI, elle paraît rasée chez
Louis VU, l'est complètement chez Philippe-Auguste et tous les autres
souverains, jusqu'à l'avènement de Henri H, qui la remet en vigueur.
L'habillement. — L'habillement apparent des rois de la troisième
race se compose d'une tunique ou robe de dessous, d'une autre tunique
ou dalmatique, posée sur la précédente, et d'un manteau.
Henri 1=% Philippe P'', Louis YI portent une dalmatique à manches
étroites allant jusqu'au poignet, à jupe descendant à mi-jambes et retenue
par une ceinture. Elle cache entièrement la robe de dessous. Le manteau
court, le sagum, est attaché sur l'épaule droite par une agrafe de perles
ou de pierreries disposées quelquefois en fleuron.
Chez Louis YH, Philippe- Auguste et Louis YIH, la dalmatique reste
PHTLIPPE-AUaUSTE.
la même, seulement sa jupe est fendue sur les côtés et laisse voir la
tunique de dessous qui, plus longue, descend sur les pieds. Le manteau,
devenu plus ample et bordé d'un large galon d'or qu'on appelait orfroi,
est retenu sur l'épaule par un nœud de l'étoffe.
Sur les sceaux de saint Louis, de Philippe le Hardi, la dalmatique
prend des manches larges, qui ne dépassent pas la moitié de l'avant-
bras. La jupe, ornée d'une riche bordure, s'arrête à mi-jambes et laisse
voir la robe de dessous, dont les manches étroites atteignent le poignet,
et dont le bas tombe jusqu'aux pieds. Le manteau devient la chlamyde
XII. — t" PÉRIODE.
30
234 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
antique. Bordé d'un large galon fleurdelisé, il est attaché par un fermail
en fleur de lys ou par une agrafe ornée d'une grosse perle ou d'une
pierre fine.
Sous les règnes suivants, la dalmatique s'allonge de telle sorte que,
descendant presque aussi bas que la robe chez Philippe le Bel, elle la
cache entièrement chez les successeurs de ce roi, et ne laisse voir que le
bout des manches. De plus, la ceinture disparaît ; la dalmatique devient
ample et flottante. Voici comment est inventoriée une dalmatique du roi
Charles V : « Ung dalmatique de satin azuré à fleurs de lys d'or, orfroisié
à perles tout autour et doublée comme dessus (de satin vermeil), fermant
sur les deux espaulles à quatre gros boutons de grossettes perles, et en
chascun d'iceulx, à ung chaston d'un ballay d'Orient ou mylieu. »
A partir de Charles VIII, le costume royal s'enrichit d'un camail
d'hermine posé sur le manteau.
Enfin, sous Louis XII, François I" et Henri II, les manches de la dal-
matique se raccourcissent et ne dépassent pas le milieu du bras.
Malgré l'usage si fréquent au moyen âge de porter des agrafes, des
fermaux précieux, des bijoux artistement travaillés, le costume de nos
rois a gardé sur les sceaux une grande sévérité. Le type de Charles VII
présente seul un ornement particulier. On distingue sur la poitrine du
souverain un joyau en forme de quintefeuille ou d'étoile à pointes arron-
dies.
La couronne. — La couronne royale est ouverte et rehaussée de
quatre fleurons ou fleurs de lys. Très-simple chez Robert, Henri I"', elle
s'enrichit ensuite de perles, de pierreries ou d'un travail plus précieux
chez Philippe P'', Louis VI, Louis VII, Philippe-Auguste, saint Louis, etc.
Dans la couronne de Philippe le Long, les fleurons sont séparés chacun
par un appendice muni d'une perle; quatre fleurons plus petits, au lieu
de perles, accompagnent les quatre grands fleurons de la couronne de
Charles V.
En l'absence du grand sceau, les souverains ont employé un sceau
plus petit, où la couronne royale est reproduite dans des proportions
plus grandes et avec des détails d'ornementation qui ne se trouvent
pas dans les types de majesté. C'est sur le sceau de régence qui servait
pendant la deuxième croisade de saint Louis qu'est figurée la couronne
dont nous donnons ici le croquis.
Le sceau de régence de Philippe le Hardi représente également en plus
grand la couronne de France. Dans un type de Louis XI, pour servir en
l'absence du type de majestù, la couronne est rehaussée de huit fleurs
de lys, séparées chacune par un élégant appendice trifolié, tandis que,
LES SCEAUX DES ARCHIVES NATIONALES. 235
sur les autres sceaux du roi, la couronne comporte seulement quatre
fleui'ons accompagnés chacun d'un fleuron plus petit.
Sous Henri II la couronne royale est fermée.
COUKONNE DE SAINT LOUIS.
Les descriptions fournies par les sceaux ne peuvent nous donner que
des idées d'ensemble. La petite dimension de ces monuments n'a pas
permis aux graveurs de i-eproduire en détail l'orfèvrerie et les bijoux qui
décoraient la couronne de nos souverains. Heureusement les comptes
sont plus explicites ; quelquefois même ils réussissent à satisfaire entière-
ment notre curiosité. Tel est l'Inventaire des meubles de Charles V, de
l'an 1380, dont j'extrais ce qui suit :
« ... la très grant, très belle et la meilleur couronne du Roy;
laquelle il a fait faire. En laquelle a quatre grans florons et quatre petiz,
garniz de pierrerie. Et en chacun des grans florons, c'est assavoir : au
maistre floron, endroit le chappel, a ung très gran ballay carré, acosté de
deux grans saphirs, et aux quatre coings du dit ballay carré a, en chas-
cun, une très grosse perle; et au dessus du dit ballay, a ung autre ballay
carré au dessus duquel a deux perles et ung dyamant ou mylieu, et au
dessus, ung autre ballay long sur le ront, ou au dessus a pareillement
deux perles et ung dyamant. Et ou mylieu du dit floron a un grant
saphir à huit costés, au dessus duquel a ung dyamant. Et ou chef du dit
floron a ung gros ballay cabouchon et, aux deux costez, deuxbalajs carrez
à l'environ desquels a quatre grosses perles. Et aux costez du dit saphir
a en chascun costé, troys balays à ung dyamant et troy s perles entre deux.
Et en chacune pointe de dessoubz la dicte fleur de lys, a une troche de
troys perles et ung dyamant oumylieu.Etouchef du ditfloi'on, aune troche
de cinq très grosses perles et ung dyamant ou mylieu. Et ou petit floron de
la dicte couronne a, au chappel, ung très grant saphir acosté de quatre
balays, au-dessus duquel saphir a ung ballay carré, et ou mylieu du dit
floron, ung gros balay cabouchon à F en tour duquel a troys saphirs et
quatre perles. Et au chef du dit floron, a une troche de troys perles et
ung dyamant ou mylieu. Et ainsi se poursuivent tous les dits florons en
236
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nombre de pierreiie. Et oultre, a au chappel, huit baslonnetz dont en
chacun a quatre grosses perles.
« Et est l'aumuce de la dicte couronne de veluiau, azuré, sur laquelle
a une croisiée d'or garnie de pierrerie, c'est assavoir : de huit balays,
huit saphirs et de trente-six perles. Et au-dessus a un très grant et très
gros saphir, où dessus a rivé une très grosse perle. Et sur le veluiau de
la dicte aumuce, a douze fleurs de lys d'or cousues. »
Le sceptre et le bâton de justice. — Le roi Robert n'a pas de sceptre,
LE GUAND SCEAU DE LOUI£
LE H UT IN.
à moins qu'on ne veuille donner ce nom au double lleuron qu'il tient de
la main droite; le sceptre de Henri P'' consiste en un bâton surmonté
d'une croix.
Philippe !"■'' et Louis VI tiennent un sceptre fleuronné; sur les sceaux
de Louis VII, de Philippe-Auguste et de Louis VIII, il est terminé par
un petit fleuron enchâssé dans un losange orné d'une pommette à chacun
de ses angles (voir, page 233, la figure de Philippe-Auguste). A partir de
LES SCEAUX ;DES AUGHIVES NATIONALES.
237
saint Louis, le sceptre redevient fleuronné, c'est-à-dire se termine par
un fleuron libre, fleuron de fantaisie variant dans ses détails et dans sa
proportion. Cette dernière forme va continuer ainsi pendant une longue
série de rois. Seulement, dès le sceau de Louis le Hutin, le sceptre aura
pour pendant le bâton de justice, tandis que les rois précédents tenaient
dans la main qui ne portait pas le sceptre, un monde, un trident à
pointes surmontées de troches de perles, un fleuron ou une fleur de lys,
Louis le Hutin et ses successeurs auront le bâton de justice.
Parmi les habits et joyaux ordonnés pour le sacre des rois de France
et remis en garde à l'abbaye de Saint-Denis par le roi Charles V, le
7 mai 1380, on remarque « ung ceptre d'or pour tenir en la main du Roy,
pesant environ neuf marcs, dont le baston est taillé à compas de neus
HENRI l"
et de fleurs de lys; et est la pomme du dit baston taillée de haulte taille
d'estore de Charlemaigne, garny de troys ballays, trois saphirs, troys
troches, dont en l'une a quatre grosses perles et ung dyamant ou mylieu.
Et au dessus et dessoubz de la dicte pomme a sezes perles et sur la
dicte pomme a ung lys esmaillé d'esmail blanc, sur lequel lys est assis
en une chayère d'or saint Charles qui fut empereur de Romme. Et sur le
devant de sa couronne a ung petit ruby d'Orient, et le fruitelet de la dicte
couronne est d'une grosse perle. Et est le dit ceptre en ung estui brodé
de veluiau azuré semé de fleurs de lys et garny d'argent doré. »
Le trône. — Les trônes commencent en 1035. A cette date, le sceau
de Henri I" représente ce roi sur un trône d'architecture, sorte de banc
garni d'un coussin, muni d'un dossier triangulaire et d'un marchepied.
Ce modèle n'a eu qu'une fort courte durée. Dès 1082, sous Phi-
238
GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
lippe I", le trône consiste en un siège pliant, en forme cl'X, cà têtes et à
pieds d'animaux ; les pieds du roi reposent sur un tapis ou sur un esca-
beau treillissé à fleurs. Telle est en général la manière dont le trône est
figuré sur les sceaux royaux jusqu'à Charles YII, sauf quelques modifi-
cations ou embellissements qui vont être mentionnés. Ainsi, les bras du
pliant royal sont ordinairement décorés de tètes de lion, mais on l'en-
contre des têtes de chien, de dragon, dans les types de saint Louis, de
LOUIS XII.
Philippe le Hardi. Pour le trône du roi Jean, on a employé des aigles,
sans doute par allusion à l'aigle de saint Jean. Des têtes de dauphin
ornent le pliant de Charles V, celui de Charles VU. Le trône de Charles VI
a des bras terminés par une fleur de lys sortant de la corolle d'un lys
naturel. Sous Philippe le Bel, le siège se couvre d'une draperie, d'un
poêle, et il en sera désormais toujours recouvert. Une tapisserie à com-
partiments fleurdelysés est tendue derrière les trônes de Philippe le
Long et de Philippe de Valois. Dès le roi Jean, l'escabeau est remplacé
par deux lions couchés, sur lesquels reposent les pieds du souverain;
un petit dais d'architecture est placé au-dessus de sa tête. La tenture,
LES SCEAUX DES ARCHIVES NATIONALES. 239
semée de France, que l'on a vu commencer avec Philippe le Long, vient,
sous Charles VII, rejoindre le dais et former ainsi un pavillon qui, sous
Louis XII et Henri II, sera soutenu par deux anges.
A partir de Louis XI, le pliant à têtes d'animaux disparaît. Les bras
du trône présentent l'aspect de deux bornes recouvertes d'une di'aperie.
C'est par exception que l'on trouve quelquefois un banc en forme de
stalle couronnée d'un dais, fermé de trois côtés par une boiserie délicate-
ment sculptée, tantôt pleine, tantôt à colonnettes à jour. Ces trônes figurent
particulièrement sur les sceaux ordonnés en l'absence du grand sceau
de majesté. On pourra les étudier dans les types de Charles VII, de
Louis XI et de Charles VIII.
G. DEMAY,
{La suile prochainement.)
LES GRAVEURS CONTEMPORAINS
JULES JACQUEMART'
h" HISTOIRE DE LA BIBLIOPHILIE
(Suite.)
N°s 74 à 124.
86. Pi. 14. — Reliure exécutée pour Thom. Ma[oli. — H. O^jSS; L. 0'",'i6.
Flavii Blondi de ftoma trionfatUe, in-folio, Bàle, 1531. Reliure à petits
fers et à entrelacs de couleur. C'est l'incomparable Flavius Blondus de la vente
Bergeret.
87. PI. 18. — Reliure italienne du xvi= siècle. — H. 0'",39; L. 0"',26.
Sonelli, cmizoni e Irionfi di Pelrarcha, petit in-4", Venise, 1547.
88. PI. 16. — Reliure exécutée pour Henri II. — H. 0'",39; L. 0"\28.
Seplem sessiones Concili Tridentini, manuscrit original d'Anth. Filhol,
archevêque d'Aix, présenté au roi en 1548. Charmante reliure française à com-
partiments, chef-d'œuvre de goût et de simplicité. Elle rappelle les reliures de
Geoffroy Tory et est digne d'être signée de ce grand artiste.
89. PI. 17. — Reliure de Le Gascon. — H. 0'",38 ; L. 0'",25.
Biblia sacra, in-16, Plantin, 1565, de la bibliothèque de M. le marquis
d'Adda; La Muse chrétiemie, in-12, Paris, 1582, de la bibliothèque de M. le
comte de La Garde.
90. PI. 18. — Reliures exécutées pour J. Grolieb. — H. 0"',38; L. 0"',2S.
Pauliis Jovius de /'wci'i«s, in-8" Bàle, 1331, et Diogenis Bruli Epistolœ,
in-Zi°, Florence, 1487.
91. PI. 19. — Reliure exécutée pour Thoji. Maioli. — H. 0"',38; L. 0"',26.
Flavii Bloyidi llisloriœ, in-folio, Bàle, 1531. Reliure à compartiments de
couleur, remarquable par son grand caractère et sa simplicité.
92. PI. A. — AR.MORUL DES BIBLIOPHILES. — H. 0'",39 ; L. 0"',25.
Écussons des bibliothèques du marquis de Montausier, du chancelier Séguier,
1. Voir Gazelle des Beaux-Arls, 2« période, t. XI, p. 559-572, et t. XH,
p. 69-80.
JULES JACQUEMART. 241
de Fr. de Harlay, de J.-B. Colbert, du marquis de Torcy, du maréchal de Vau-
ban, du maréchal de Noailles, de Le Goux de la Bei'chère, de Mathieu Mole,
de Guill. de Lamoignon, du chancelier Boucheraf, du cardinal de Noailles, du
chancelier d'Aguesseau, du duc de Saint-Aignan.
93. PI. 20. — Reliure exécutée pour Henri II. — H. 0'",39; L. 0"',2S.
Paidi Jovii Historiœ, in-folio, Paris, Vascosan, '1.5.53. Splendide reliure à
petits fers à roulettes et à compartiments, avec incrustations de couleur et
médailles à l'efBgie de Henri II au milieu et aux angles. Cette reliure, qui se
trouvait dans le cabinet de M. Solar, est un des plus somptueux spécimens de
l'art du relieur qui nous soient parvenus.
91. PI. 21. — Reliures du xvr siècle. — H. 0"',3S; L. 0,"',2o.
1° Volume in-S", provenant de la bibliothèque de Henri III, avec la tête de
mort, les emblèmes de la Passion et la devise : spes jiea deus ; 2° Volume
in-12, reliure do la fin du xvi' siècle, dorée en plein à petits fers et semée de
fleurs et de palmettes.
95. PI. 22. — Reliure exécutée pour Thom. Maioli. — H. 0"',38; L. 0"',25.
Procopiiis, in-4°, Rome, 1309. Très-belle reliure française du commencement
du xvi= siècle, à rinceaux et compartiments sur fond grené, avec la devise de
Maioli.
96. PI. 23. — Reliures exécutées sous Louis XIII et sous Louis XIV. —H. 0"',38;
L. 0"',25.
Un plat .de reliure dans le goût de Le Gascon, Aristklis Orationes, in-12,
Genève, 1604, et sept dos armoriés.
97. PI. 24. — Reliure parisienne du xvi' siècle. — H. 0™,38; L. 0"',26.
Œuvres de Jodelle, in-4°, Paris, 1574. Élégante reliure dorée en plein à
petits fers dans le goût de Clovis Eve, du cabinet de M. Double.
98. PI. 25. — Reliure exécutée pour Henri de Lorraine, duc de Guise. —
H. 0">,39; L. 0'",26.
Appian Alexandrin, trad. par Claude de Seyssel, in-folio, Lyon, 1544. Magni-
fique reliure lyonnaise à compartiments de couleur portant au milieu des plats
l'écusson du duc de Lorraine.
99. PI. 26. — Reliure exécutée pour Louis XIV. — H. 0'", 38; L. 0"',26.
Recueil de divers petits ouvrages par Charles Perrault;, avec les dessins
de Ch. Lebrun et de Sébastien Leclerc, manuscrit offert à Louis XIV et aujour-
d'hui conservé à la bibliothèque du château de Versailles. Riche reliure de Du
Seuil avec les chiffres et les armes du Roi.
100. PI. 27. — Reliure française du xvi" siècle. — H. 0'",39; L. 0'",27.
Éloge de Henri II, in-folio, Paris, Vascosan, 1560. Superbe reliure à entre-
lacs et à compartiments aux armes de France.
101. PI. 28. — Reliure française de la fin du xvi" siècle. — H. 0"',39; L. 0"',26.
Relation des funérailles d'Anne de Bretagne, manuscrit original, in-folio
Reliure à petits fers et au pointillé entièrement semée d'A couronnés et portant
au milieu l'écusson de la Reine.
XII. — 2' période. 31
242 GAZETTE: DES BEAUX-ARTS.
102. PI. B. — Armorial des Bibliophiles. — H. 0">,38; L. 0"',26.
Armoiries et devises de livres provenant des bibliothèques du duc de Riche-
lieu, du marquis de Miromesnii, du comte d'Hoym, de Huet, du comte de Tho-
rigny, plus tard duc de Valentinois, de Bossuet, des deux Le Tellier, de Mau-
repas, du duc de L aVallière, de Fonlenu, du cardinal Fleury et du duc
d'Aumont.
403. PI. 29. — Reliure vénitienne du xvi-^ siIxlb. — H. 0'",39; L. 0'",27.
Type très-riche de l'art de la reliure à Venise. Sur les plats on voit dessinée
une sorte d'architecture à colonnes en incrustations de maroquin. Cette reliure,
exécutée en IbTO, pour la bibliothèque du comte Giorgio Sciarra Martinengo,
avait été communiquée à l'éditeur par M. le marquis d'Adda.
104. PI. 30. — Reliure vénitienne du xvV siècle. — H. 0"',38; L. 0'",26.
Commenlari délia Moscovia, per ilbarone Herberslein, petit in-4°, Venise,
1550. Charmante reliure, dorée en plein au trait sur fond gi-ené. Elle se trouvait
dans la bibliothèque Yémeniz.
105. PI. 31. — Reliure exécutée pour le cardinal de Bourbon. — H. 0'",40;
L. 0"',29.
Bibiia sacra, in-folio, Lyon, 1550. Très-belle reliure lyonnaise du xvi'' siècle
à entrelacs de couleur, portant, au milieu, les armes de France barrées sous le
chapeau de cardinal.
106. PI. 32. — Reliure exécutée pour le cardinal Bonelli. — H. 0"',39;
L. 0"', 27.
Poesis chrisliana, in-8°, Rome, 1565. Reliure italienne du milieu du
xvi" siècle.
107. PI. 33. — H. 0"',38; L. 0'",27. — N° 1. Reliure exécutée pour Girardot de
Préfond.
Tiii Romani el Âigesippi amicorum Idsloria, in-S", Milan, 1509. Délicieuse
reliure de Pasdeloup à mosaïque de couleur sur fond de maroquin citron, avec
les armes du propriétaire au centre.
N" 2. Reliure exécutée pour H. Oswald de la Tour d'Auvergne, arche-
vêque de Vienne.
Poème sur la Grâce, par L. Racine, in-8°. Curieuse reliure du xviif siècle
portant en roulette les attributs répétés du propriétaire.
108. Pl. 34. — Couverture d'évangéltaire. — H. 0'",39; L. 0"',29.
Cette reliure en argent doré, relevé d'émaux et de cabochons, est un très-
précieux spécimen de l'art au xi' siècle. Le travail du graveur, à l'eau-forte
mélangée d'aqua-tinte, est d'une simplicité robuste et savante qui rend à mer-
veille la barbarie monumentale de l'original.
109. Pl. 35. — Reliure exécutée pour Thom. Maioli. — H. 0'",39; L. 0"'-,26.
Pelri Viclorii Varice lecliones, in-folio, Florence, 1553. Reliure d'un goût
irès-pur, entièrement dorée au trait, avec la devise de Maioli.
110. Pl. 36. — Reliure exécutée pour Henri II et Diane de Poitiers. — H. 0"',38;
L. 0"',26.
Basilii Episcopi Opéra, in-folio, Venise, 1535. Splendide reliure, avec les
244 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
chiffres, armes et emblèmes du Roi et de Diane de Poitiers, provenant du cabinet
de M. Double.
III. PI. 37. — Reliure exécutée pour J. Grolier. — H. 0"',39; L. 0'",2.j.
Floridi Sabini Opéra, in-fulio, Bâle, 1540. Reliure très-simple à compar-
timents.
III PI. G. — Armoriai, ces Bibliophiles. — H. 0'",39; L. 0'",25.
Armoiries et devises de livres provenant des bibliothèques de Samuel Ber-
nard, de Beringhen, de Machault d'Arnouville, de Rochechouart, du duc de
Mortemart, de Gabriel deSartines, du cardinal de Bouillon, de Jules Hardouin
Mansart, d'Amelot de Chaiilou, du cardinal de Rohan, de Franc, de Bassom-
pierre, de Franc. Voisin, de Mérard de Saint-Just et de Moreau de Beaumont.
M 3. PI. 38. — Reliures exécutéls pour Henri II et Diane de Poitiers. —H. 0"',39 ;
L. 0"',28.
Recueil de chansons et motels, deux vol. in-i" oblong. Exquises reliures à
mosaïque de couleur, chefs-d'œuvre de goût et de délicatesse, provenant du
cabinet de M. Double.
114. PI. 39. — Reliure française du xvii' siècle. — H. 0"',39; L. 0'",26.
1° Semaine sainte, in-8". Reliure exécutée pour Marie-Thérèse d'Aulriche,
dont les chiffres, entremêlés de fleurs de lys, forment un semis sur les plats.
2° Manuscrit, in-4° oblong. Reliure de Le Gascon exécutée pour la biblio-
thèque particulière de Louis XIV.
115. PI. 40. — Reliure du xvi" siècle. — H. G™, 39; L. 0'",25.
Oppiani de Venalioiie, in-8°. Reliure exécutée pour Gabriel Bouvier, évêque
d'Angers, en 1855.
116. PI. 41. — Reliures françaises du xvi» siècle. — H. 0"',39; L. 0'",26,
1° Le Labyrinthe de Fortune, in-8°. Reliure exécutée pour Arthur Gouffier,
seigneur de Boysi, grand maître de France en 1522, avec les chiffres, armes et
emblèmes sur les plats, et la devise : me terminvs ii.eret.
2° Reliure faite et signée par Louis Bloc en 1529, provenant de la collection
Luzarches, à Tours.
117. PI. 42. —Reliure exécutée pour J. Grolier. — H. 0^,39; L. 0™,26.
Heliodori .F:ihiopica Hisloria, in-folio, 1552. Splendide reliure à entrelacs
de mosaïque sur fond grené.
118. PI. 43. — Reliure parisienne du xvi" siècle. — H. 0"',.39; L. 0"',25.
Arislotelis Opéra, in-folio, Paris, 1555. Admirable reliure, du style le plus
pur et le plus noble, à entrelacs noirs sur fond de veau fauve, exécutée pour
Elisabeth de Valois, fille de Henri il, reine d'Espagne et appartenant aujourd'hui
au duc d'Hamillon.
119. PI. 44. — Reliures françaises du xvii'^ siècle. — H, 0'",39; L. 0">,25.
1° Volume présenté à Marie de Médicis. Reliure semée de fleurs de lys, avec
l'écusson de la Reine au milieu.
2° Volume de la bibliothèque de Louis XHI. Reliure semée de fleurs de lys,
avec l'écusson royal au centre.
JULES JACQUEMART. 245
120. PL 45. - Reliure française du xvi= siècle. — H. 0"',39; L. 0"',29.
Paali .Emylii de Rébus geslis Francorum, in-folio, Paris, 1550. Belle et
sévère reliure, à entrelacs blancs sur fond noii-, exécutée pour la bibliothèque
de Charles, premier duc de Croy, dont les chiffres et l'écusson sont frappés sur
les plats, avec la devise : iy parviendrav.
121. PI. 46. — Ueliubb exécutée pour Marie Stuart. — H. 0"',39; L. 0'",26.
Charmante reliure, avec roulette d'arabesques en bordures, chiffres cou-
ronnés et écusson sur les plats. Elle appartient à M. James Gibson Craig, à
Edimbourg. Les livres provenant de la bibliothèque de cette reine infortunée
et portant sa reliure sont rarissimes.
122. PI. 47. — Remure exécutée pour Anne de IMontmorency. — H. 0"',39;
L. 0">,26.
/ Ire iibri di messer Giov. Baliisla Sitsio délia Ingiuslilia del duello,
in-S°, Venise, 15.55. Élégante reliure du xvi" siècle à mosaïques, » petits fers
et à roulettes, aux armes du grand connétable de France. Ce précieux volume
appartient au riche cabinet de M. Ambroise-Firmin Didot.
1 23 — A ces planches il faut ajouter une pièce parue dans le Bidlelin du Biblio-
phile, d'après une reliure aux chiffres de Henri II et de Diane de Poitiers,
appartenant à M. Double.
5° LES GEMMES ET .TUYAUX DE LA COURONNE'.
N"» 124 à 184.
Nous atteignons ici l'œuvre la plus considérable de Jules Jacque-
mart, en même temps qu'elle est à tous les points de vue l'une des plus
importantes et des plus caractéristiques de notre époque, l'œuvre qui
non-seulement le fit décorer de la Légion d'honneur, mais encore qui
mit le sceau à sa réputation, en France et à l'étranger, et lui assigna un
rang l)ors pair dans l'histoire de l'eau-forte. L'Histoire de la Céra-
mique et V Histoire de la Porcelaine, dans lesquelles nous avons cepen-
dant constaté l'épanouissement. déjà complet des facultés de l'artiste, ne
sont presque qu'un jeu à côté du travail gigantesque des Gemmes et
Joyaux, et l'on se demande avec étonnement, en feuilletant les pages de
cette admirable publication, comment peuvent se trouver réunies dans une
même main tant de sève et tant d'ardeur, tant d'adresse et de fle.Kibilité.
Au moment où l'étude approfondie et le goût réfléchi et intelligent
de tous ces objets de la curiosité, qui sont souvent de véritables objets
1 . Les Gemmes et Joyaux de la Couronne, publiés et expliqués par Henri Barbet
de Jouy, dessinés et gravés à l'eau-forte, d'après les originaux, par M. Jules Jacque-
mart, 1868. En vente à la Chalcographie du Louvre, imprimé par J. Claye.
246 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
d'art, prenaient tant d'importance et s'imposaient avec la force d'un
engouement de la mode, au moment où l'admiration du passé se géné-
ralisait, il semble que Jules Jacquemart ait surgi tout armé pour donner
une expression vivante et durable à ce mouvement.
A côté de ces splendides collections particulières qui se renouvellent
incessamment en passant de main en main, la France possède des
collections publiques qui n'ont pas de rivales; à côté des cabinets Solty-
kolï, Thiers, Rothschild, elle avait le Cabinet des Médailles de la Biblio-
thèque, le Musée de Cluny, le Musée des Souverains, et toutes les mer-
veilles, gemmes, joyaux, pièces d'orfèvrerie et émaux, accumulées dans
la galerie d'Apollon comme dans une sorte de caverne des Mille et une
Nuits, richesses merveilleuses sauvées de la dispersion des antiques
trésors de Saint-Denis et de la Sainte-Chapelle, dépouilles opimes du
mobilier royal. Le moment était propice pour rendre à ces incompa-
rables collections le tribut d'hommages et d'honneurs qui leur était dû.
Les galeries s'étaient transformées et multipliées. Ici, c'était le Musée
Campana qui était venu se joindre, avec ses bijoux et ses bronzes, aux
collections léguées par Sauvageot; c'était le Musée du Sommerard, qui,
devenu Musée de Cluny, grandissait à vue d'oeil sous l'intelligente et
généreuse impulsion de son conservateur, et la donation du duc de
Luynes qui venait compléter la première collection de médailles du monde
et réparer les brèches faites à noti-e cabinet national par les vols de 1804
et 1831; c'étaient encore les Musées de Saint-Germain, de Fontainebleau
qui se fondaient. Là enfin, c'était la plus belle galerie de l'Europe, la
galerie d'Apollon, qui, magnifiquement restaurée par Duban, devenait le
sanctuaire des trésors laissés par quarante générations de rois, pour
former un ensemble dont l'harmonie et la richesse, depuis la porte de
fer forgé qui en ferme l'accès jusqu'au plus mince objet de ses étince-
lantes vitrines, n'ont point d'égales.
L'œuvre était parfaite, comme un bijou dont la matière et le travail
eussent été sans défauts, et méritait d'être consacrée par un monument
hors ligne. C'est M. Henri Barbet de Jouy, le savant et distingué con-
servateur du Musée des Souverains, des Collections du Moyen Age et
de la Renaissance, qui conçut l'idée grandiose, et la mit à exécution, de
faire le catalogue illustré de ce qui en est la plus insigne richesse, des
gemmes et joyaux. Les planches d'objets d'art publiées par la Gazette
des Beaux-Arts et signées par notre artiste l'avaient frappé non-seule-
ment par leur facture savante, hardie et minutieusement sincère, mais
encore par cet aspect peint et animé qui exprimait d'une façon si nou-
velle et si juste l'éclat des pierres les plus variées, le travail des orfé-
C/3
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H
c
2^
JULES JACQUEMART. 247
vreries les plus compliquées : il avait trouvé l'interprète, il ne s'agis-
sait plus que de savoir si la tâche à accomplir ne dépassait pas les forces
d'une seule main. Jules Jacquemart était trop jeune et trop ardent pour
qu'un tel labeur l'effrayât. Les plans de l'ouvrage ébauchés, il apportait
son crayon et sa pointe et était installé dans une salle du pavillon de
l'Horloge transformée par lui en atelier.
Tout ce qui sortit de là est absolument remarquable et quelques
planches sont des chefs-d'œuvre uniques dans l'histoire de la gravure.
Il n'est pas possible d'avoir un travail plus franc, mieux incisé dans le
cuivre, plus mordant et plus nerveux. Il n'y a plus là ni tailles, ni
hachures, ni procédés voulus; en face de l'objet, l'artiste ne voit plus
que des formes, une matière, des facettes, des éclats de lumière, des
ombres chaudes, des transparences et des reflets mouvants. Il suit le
ciselet de l'orfèvre qui coupe le métal et le fait vibrer ; il allume les
prismes des pierreries qui chatoient au milieu de l'or et lui renvoient
leur scintillement; il s'attache aux ingénieux rinceaux, aux griffes des
montures, aux fins rehauts de l'émaillerie ; il fait vivre les sirènes aux
cambrures provocantes, les monstres aux écailles azurées qui rampent
sur les anses des coupes et s'enroulent aux cols des aiguières; il fait
jouer le soleil à travers les cristaux de roche limpides et pesants, il
illumine leurs arêtes vives et les fines broderies de leurs intailles ; il
cherche en un mot avec tout le feu de son enthousiasme le sens et l'esprit
de chaque siècle, de chaque style, de chaque type. Pour lui il n'est plus
question de métier; il n'y a qu'une expression d'art à trouver, une forme
à rendre avec toute l'intensité de ses aspects : il travaille avec son âme
et avec ses nerfs surexcités par une sorte de tension fébrile. Aussi
M. Jacquemart a fait ce miracle de produire des copies qui égalent les
originaux et en donnent l'illusion.
Le succès de cette belle entreprise fut tel, qu'à peine étaient parues
les premières feuilles de la publication , que l'érudition et le goût
de l'écrivain ainsi que le talent de l'artiste donnaient comme un mo-
dèle à suivre, comme un type définitif du livre d'or des Musées, on se
mettait à l'œuvre de toutes parts. En Angleterre, la direction du South
Kensington faisait graver les séries successives de ses trésors par les
artistes formés dans ses écoles; en Portugal, les riches collections royales
des gemmes étaient décrites et publiées; en Autriche, M. le comte de Gren-
neville, le surintendant qui a tant fait pour les beaux-arts, obtenait
de l'Empereur qu'il patronat un ouvrage semblable au nôtre sur les mol-
veilles célèbres du Trésor de Vienne. Chez nous de tous côtés surgissaient
des publications remarquables sur les collections publiques ou privées.
2Zt8 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Les Gemmes et Joyaux de la Couronne se composent de deux grands
volumes de format in-folio, imprimés avec le plus grand luxe chez Claye,
qui contiennent trente planches chacun. Ils seront suivis et complétés
par un troisième volume auquel l'artiste travaille actuellement et qui
comprendra les objets des xvii" et xviii" siècles. Cet ouvrage, entière-
ment dégage de toute idée de spéculation, n'a été tiré qu'à un nombre
restreint d'exemplaires.
Les tirages sont de deux sortes : avant la lettre, avec la lettre.
Quelques épreuves, essais définitifs, avant le numérotage et l'aciérage
des planches, et cinq collections tirées avec le plus grand soin sur par-
chemin, existent en dehors de la publication. De ces dernières aucune
n'a paru dans le commerce.
Les dessins, dont quelques-uns valent les eaux-fortes, forment une
collection précieuse que l'artiste a offerte à M. Barbet de Jouy, comme
don d'amitié et de reconnaissance.
Les planches sont de proportion uniforme : H. 0"',380, L. 0"',280.
Les états sont faciles à déterminer et très-distincts ; nous pouvons donc
les suivre avec méthode.
124. PI. 1. — Épée de Childéric (v*' siècle) et globe de cristal trouvé dans
SA SÉPULTURE A TouRNAY. — Cette épée, si précieuse par son origine et son
style, est le plus ancien monument de la monarchie française; elle fut donnée à
Louis XIV, en -1665, par Léopold I", empereur d'Allemagne.
La planche de M. Jacquemart, venue du premier coup, très-poussée de ton et
très-franche de travail, a un caractère noble, robuste et héroïque qui en fait
comme le grandiose et symbolique frontispice de l'ouvrage. La poignée en
lamelles d'or, les incrustations du fourreau en pâtes colorées et la boule de
cristal sont d'une exécution étonnante.
Premier état : La boule de cristal n'est, pas terminée. La planche non signée.
Second état: La rondeur et l'éclat de cette boule claire sur fond clair sont
maintenant surprenants. Signé J. Jacquemart, del. et sculp. 1864.
125. PI. 2. — Vase antique de sardoine. — Vase connu sous le nom de Vase de
Milhridale, dans les anciens inventaires de la Couronne, et aussi rare par la
beauté de sa matière que par son incontestable antiquité. Il est du très-petit
nombre de ces vases de pierres dures, gemma poloria, parvenus jusqu'à nous,
dont la possession très-enviée était à Rome le privilège des plus puissants et
des plus riches, ainsi que le fait remarquer M. Barbet de Jouy dans sa notice,
et dont notre Cabinet de médailles possède le type le plus incomparable, la
Canthare dionysiaque des Ptolémées.
Pièce digne de l'original et qui rend merveilleusement l'éclat sombre et
velouté de la matière. Aussi éclatante et limpide dans le noir que la boule de
cristal de la planche précédente l'était dans le blanc , la surface polie du vase
luit comme l'éclair d'une lame d'acier et reflète, comme en un miroir, la
JULES JACQUEMART.
2^9
lumière delà fenêtre et jusqu'aux toits des Tuileries qui faisaient face à l'atelier.
Premier état : Très-belle morsure; quelques retouches à faire dans les parties
de reflet qui sont trop claires; la lumière du vase entièrement blanche. La
planche est signée dès le commencement du travail.
ÉPÉE DE CHARLEM AGNE.''
Second état : Les travaux d'harmonie sont ajoutés aux parties reflétées du
corps du vase.
Troisième état : Quelques menues retouches de pointe sèche sur le bec du
vase ainsi que dans le pied.
XII. — 2= PÉRIODE. 3a
25'0' GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
126. PI. 3. — Épée de Charlemagne.
Celte pièce est si magistralement traitée, surtout la poignée d'oi- avec ses
entrelacs et ses griffons du plus beau style carolingien, que l'on se demande si
les petites retouches c|ui distinguent les états étaient bien urgentes.
Premier état : La fusée, de restauration peu ancienne, est un peu foncée de
morsure; la monture d'or du fourreau est trop miroitante, ce qui nuit à l'éclat
des pierres qui y sont enchâssées. — Pas de signature.
Second état: Les retouches indiquées plus.haut sont faites, les velours aussi
sont plus riches de ton.
Troisième état : La planche est signée.
127. PI. 4. — Calice de cristal de roche. — Œuvre très-rare du xv'' siècle,
dans sa monture en argent doré.
C'est par cette planche que l'ouvrage a été entamé; on s'en aperçoit à quel-
ques incertitudes et comme à une sorte de timidité de travail. Elle est
cependant d'une valeur blonde et fine, exprimant à merveille le ton du cristal
qui, dans le vase, est épais et lailié avec rudesse.
Premier état : La gravure profonde qui court sur le vase est peu décidée. La
planche n'est pas signée.
Second état : Les oineraents intaillés sur le vase sont plus profondément
creusés; ils font en même temps mieux sentir le relief du calice. La planche
signée sans date.
LOUIS GONSE.
La siiile proohainemciU.)
MURILLO ET SES ÉLÈVES'
UAND Murillo eut terminé la décoration
du couvent des capucins de Séville, il
partit pour Cadix. Ce fut au commen-
cement de l'année 1680 qu'eut lieu ce
voyage. Murillo devait peindre, en exé-
cution d'une promesse faite depuis
longtemps aux capucins de cette ville,
un grand tableau d'autel, le Mariage
de sainte Catherine de Sienne et quel-
ques autres sujets moins importants. Une somme de neuf cents piastres
fortes, provenant d'un legs fait au couvent par un riche commerçant
nommé Juan Violato, Génois de nation et établi à Cadix, lui était allouée
pour ce travail. Murillo se mit tout de suite à l'œuvre et en quelques
semaines il avait déjà préparé et commencé de peindre le beau groupe de
la sainte recevant l'anneau des mystiques fiançailles des mains de l'en-
fant Jésus assis sur les genoux de sa mère, orsqu'une indisposition grave
où peut-être une chute du haut de son échafaudage, car la tradition
n'est pas unanime sur ce point, vint le forcer à laisser son tableau
inachevé. Ce fut Menesès Osorio, son élève préféré, qui termina la iÇ^e'/J^e
Catherine.
Murillo s'était senti mortellement atteint. Il revint immédiatement à
Séville, où sa vie ne fut plus que langueurs et souffrances. Il habitaif
alors sur la paroisse de Santa-Cruz, et chaque jour il allait dans cette^
église méditer quelques heures devant le fameux tableau de Pedro Cam-
pana, la Descente de Croix, pour lequel il avait une sorte de culte.
(( On s'explique — remarque M. A. de Latour — cette admiration dans'
H. Voir Gazelle des Beaux-Arls, %'■ période, t. XI, p. 53, 176 et 310.
252 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le chef d'une école à la fois naturaliste et catholique; car, à côté du
sentiment religieux qui se révèle dans l'ensemble de ce tableau et dans
le choix du moment, avec une majesté idéale, il y a dans les détails une
réalité qui intéresse le regard. Un mot attribué à Murillo traduit à mer-
veille le double intérêt qui le ramenait sans cesse et le retenait si long-
temps devant l'auguste scène. Un soir qu'il y demeurait plus que de
coutume, le sacristain chargé de fermer les portes s'approche et lui dit :
(( Qu'attendez-vous pour vous retirer? l'Angelus est sonné. — J'attends,
répondit Murillo, que ces saints hommes aient achevé de descendre Notre-
Seigneur de la croix. »
Le 3 avril 1682, Murillo, pris de faiblesse extrême, fit appeler le
notaire Juan Antonio Guerrero pour lui dicter son testament. Rien.n'ex-
prime mieux que ce curieux acte, brusquement interrompu par la mort,
l'admirable simplicité de cœur et les honnêtes sollicitudes de l'homme
de bien qui veut quitter la vie l'âme sereine et dégagée de toute préoc-
cupation d'intérêts matériels.
Après avoir confessé sa foi et s'être placé sous la protection de la
Vierge, Murillo règle les unes après les autres toutes celles de ses
affaires qu'il n'a pu terminer. Il désigne l'église de Santa-Cruz pour le
lieu de sa sépulture, ordonne des messes de requiem pour le repos de
son âme, en fixe le prix et le nombre. 11 détermine ensuite l'emploi de
certains dépôts qu'il a reçus comme exécuteur testamentaire de sa cou-
sine germaine Maria de Murillo; lègue à Maria de Salcedo, femme de
Geronimo Bravo, qui avait pris soin de la conduite de son intérieur,
une petite somme de cinquante ducats de vellon; déclare qu'Andrès de
Campos, fermier de son oliveraie de Pilas lui est redevable du prix de
quatre années de fermage, à raison de cinq cents réaux par année, mais
qu'il en a reçu à-compte dix arrobes d'huile; enfin il rappelle que le
locataire d'une petite maison sise sur la paroisse de la Magdalena, et
qui lui appartient, lui doit un semestre de bail s'élevant à huit douros.
Puis le testament aborde quelques points d'un intérêt plus en rapport
avec notre étude. Ici nous traduisons textuellement, u Je déclare que
j'ai commencé un grand tableau pour le couvent des capucins de Cadix
et quatre autres petits tableaux dont le prix a été arrêté à neuf cents
piastres fortes, sur lequel prix j'ai reçu trois cent cinquante piastres, et
je le déclare pour qu'il en soit tenu compte.
« hem. — Je déclare que je dois à Francisco Casomaner cent pias-
ti-es de huit réaux d'argent qu'il m'a données l'année passée de 1681 ; je
lui vendis et livrai deux petits tableaux du prix de trente piastres chacun,
soit ensemble soixante piastres : laquelle somme étant ddnite, je reste
MURILLO ET SES ÉLÈVES.
253
devoir au susdit quarante piastres : j'ordonne qu'elles lui soient rem-
boursées.
« Item. — Je déclare que Diego del Gampo m'a demandé de lui peindre
un tableau de sainte Catherine martyre, dont le prix fut convenu à trente-
PORTRAIT DE MURILLO,
D'après ua tableau de Tobar, au musée de Madrid.
deux piastres qui m'ont été payées : mes exécuteurs testamentaires livre-
ront donc au susdit son tableau terminé et lini en toute perfection.
« hem. — Je déclare qu'un tisseur dont je ne me rappelle pas le
nom, mais qui demeure sur l'Alameda, m'a commandé un tableau en
demi -grandeur de la Sainte Vierge, lequel n'est qu'ébauché; le prix
n'ayant pas été convenu et le susdit m'ayant cependant donné à-compte
neuf varas de satin, j'ordonne que, faute de lui livrer le tableau, il lui
soit payé lesdites neuf varas de satin. »
.254 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Murillo expose ensuite qu'à l'époque de son mariage — « il y a
trente-quatre à trente-six ans » — avec doua Beatrix de Cabrera Soto-
mayor, sa défunte femme, celle-ci lui a apporté une dot dont l'inven-
taire précis se retrouve dans un acte qu'il indique, prenant soin d'ob-
server que personnellement il ne possédait alors aucun bien ni valeur
quelconque.
Enfin il désigne pour ses exécuteurs testamentaires ses deux amis, le
chanoine Don Justino de Neve et Don Pedro de Villavicencio, chevalier
de Malte, son élève, ainsi que son plus jeune fils Don Gaspar Esteban
Murillo, entré dans les ordres. Il institue pour ses légataires universels
ses deux fils, dont l'aîné, Don Gabriel, était alors dans les Amériques
espagnoles. A la suite de ce paragraphe et sans transition, le notaire
ajoute : « En la ville de Séville, ce troisième jour d'avril de 1682, vers
cinq heures environ de l'après-midi , j'ai été appelé pour recevoir le
testament de Bartolomé Murillo, peintre et habitant de cette ville, et
étant à le faire et comme je lui demandais pour remplir la formule pré-
cédente relative à ses héritiers, les nom et prénoms du susdit Don Gaspar
Esteban Murillo, son fils, et après qu'il eut prononcé lesdits noms ainsi que
ceux de son autre fils, l'aîné, je m'aperçus qu'il se mourait, parce que
lui ayant demandé ensuite, selon la coutume, s'il avait déjà fait ou non
quelque autre testament, il ne me répondit rien et expira très-peu après ;
ce que je constate ici étant présents audit testament Don Bartolomé
Garcia Bravo de Barreda, prêtre en la collégiale de San-Lorenzo; Don
Juan Caballero , curé de la paroisse de Santa-Gruz ; Geronimo Trevino ,
peintre de cette ville , habitant la paroisse de San - Esteban ; et Don
Pedro Belloso, notaire. »
Cette mort de Murillo venant interrompre brusquement l'exposition
de ses dernières volontés pouvait, paraît-il, devenir un obstacle sérieux à
la validité de son testament, puisque, le même jour, son fils dut présenter
une requête au lieutenant de Y Assislente demandant une enquête aux
fins de constater que son père avait conservé jusqu'à son dernier soupir
la plénitude de son intelligence. Cette requête fut d'ailleurs admise; les
témoins testamentaires vinrent affirmer sous serment la vérité des faits
exposés, et le testament demeura valable.
D'un commencement d'inventaire dressé aussitôt en présence des
mêmes témoins nous extrayons quelques indications d'une sécheresse
toute tabellionnaire et partant trop succinctes pour qu'elles puissent
permettre de reconstituer l'intérieur du grand artiste : « En la ville de
Séville, le quatrième jour d'avril de 1682, m'étant transporté dans la
demeure de Bartolomé Murillo, sise dans la paroisse de Santa-Ci'uz, par-
MURILLO Eï SES ÉLÈVES. 255
devant moi Juan Antonio Guerrero, notaire, ont comparu Don Justino de
Nevey Yevenes, chanoine de notre sainte église; Don Pedro de Villavi-
cencio, chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et Don Gaspar
Murillo, habitants de ladite ville et exécuteurs testamentaires dudit Bar-
tolomé Murillo, désignés comme tels par le testament que le susdit a fait
par-devant moi, notaire, en cette présente année : lesquels ont déclaré
que le testateur a laissé divers Mens et meubles dont ils désiraient
qu'inventaire authentique fût dressé, comme il a été fait à la suite :
« Premièrement : un escrilorio de Salamanca, avec son pied en
forme A' escaparate . Item; une armoire de bois d'acajou avec ses fer-
rures, mesurant deux varas, moins un quart, de largeur: Item; une
autre armoire en bois d'acajou, avec ses ferrures, mesurant une vara et
demie de largeur. Item; trois tableaux avec leurs bordures dorées; l'un
représentant un sujet d'architecture, et les deux autres des sujets de
l'Écriture sainte : tous les trois sont des copies. Item; un tableau,
avec son cadre doré, qui est une copie de la tête de saint Jean-Raptiste,
plus deux tableaux de fruits, sans bordure, de demi-vara de lar-
geur. »
Ici s'arrête, après les formules et signatures d'usage, ce premier
inventaire. Sans doute il dut être repris et achevé, mais les archives de
l'étude de don Antonio Abril, notaire à Séville, où existent encore en
originaux le testament, la requête de Don Gaspar et le premier procès-
verbal d'inventaire ne renferment plus aucun autre acte ou document
relatifs à Murillo.
Le h avril 1682, le corps de Murillo fut porté en grande pompe dans
l'église de Santa-Gruz et enterré dans une chapelle appartenant à la
noble famille des Hernando de Jaen. Une dalle de marbre, sur laquelle on
inscrivit ces deux mots : vive moritiiriis, couvrit ses dépouilles mor-
telles. Selon ses désirs, Murillo reposait en face du tableau de Gampana.
A l'époque de l'occupation de Séville par l'armée française, l'église
de Santa-Gruz, qui menaçait ruine, fut démolie. On entreprit alors, mais
sans succès, de retrouver les restes du grand artiste, les caveaux de la
chapelle n'étaient déjà plus qu'un vaste ossuaire où se confondaient pêle-
mêle les ossements de tous ceux qui y avaient été ensevelis.
Les contemporains et les biographes de Murillo ont peu parlé de sa
personne, mais les portraits où il s'est peint lui-même suffisent à révéler
qu'en lui l'homme extérieur est en étroite harmonie avec le caractère
intime comme avec le tempérament de son génie : aussi, soit que nous
cherchions à évoquer cette douce et loyale figure en faisant appel à nos
souvenirs des deux admirables portraits qui figurèrent, avant 1848, dans
256 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la galerie espagnole du musée du Louvre'; soit que nous l'étudiions dans
la gravure que Richard Gollin exécutait à Bruxelles, en 1682, d'après le
beau portrait dédié par l'artiste à ses fils, ou encore dans les burins de
Blanchard, de Calamatta et du graveur espagnol Alegre; soit même que
nous la demandions à cette copie du musée de Madrid que Tobar dut
peindre d'après un original resté inconnu, Murillo se présente tout de
suite à nous comme l'artiste richement doué de nature, à l'inspiration
spontanée, exubérante, pleine de laisser-aller, travaillant sans efforts,
sans fatigues, et obéissant moins aux préceptes d'école, aux conventions
systématiques, qu'à l'empire de son propre sentiment. L'éclat riant de sa
couleur, les grâces sensuelles de son dessin et la pénétrante intensité
d'expression de ses figures semblent bien répondre à ce qu'on attend de
cette physionomie ouverte au front élevé, plein de bosses intelligentes,
d'un modelé si ferme et si puissant, qu'éclairent ou plutôt qu'illuminent
deux yeux noirs, spirituels, vivants et tout remplis de passion contenue.
L'homme ici dit l'œuvre , et l'on peut , en renversant ces mêmes
termes, formuler encore ce jugement : que la peinture de Murillo est
comme le reflet de son propre caractère.
S'il nous fallait chercher ailleurs que dans les témoignages de
ses biographes, des preuves nouvelles de la profonde sympathie et
des amitiés aussi durables que dévouées que sut inspirer durant sa vie
l'aimable et doux artiste, nous n'aurions pas de peine à les trouver dans
ce cortège si nombreux de disciples et d'amis qui, jusqu'à son dernier
jour, ne cessa de l'entourer de sollicitude et de vénération.
Son enseignement, l'enthousiasme qu'excitaient ses ouvrages et le
1. Voici ce que W. Biirger écrivait dims ses Trésors d'art en Angleterre à pro-
pos de ces deux portraits qni figurèrent en -1857 à l'Exposition de Manchester: « La
France avait autrefois deux portraits de Murillo par lui-même : — l'un au musée espa-
gnol, payé en Espagne 50,000 francs, à ce que je crois, par le baron Taylor, et qui ne
paraissait pas estimé en France selon son mérite; — l'autre à la galerie Standish, et
que l'on considérait comme une sorte de copie assez faible du premier.
« Ils sont là tous les deux à l'exhibition de Manchester.
« Celui du musée espagnol, qui est parfaitement original et très-beau, et bien pré-
cieux, a été -acheté par lord Stanley à la vente des objefs d'art du feu roi Louis-
Philippe. Il est, on se le rappelle, en buste, dans un médaillon ovale, sur le rebord
duquel s'appuie la main droite, une main supérieurement peinte. La tête puissante est
de trois quarts à droite et offre quelques traits de ressemblance avec la belle tête de
Molière. La toile porte en bas une inscription.
« Celui de la galerie Standish, qui ne saurait être une copie ni une répétition
puisqu'il est disposé autrement, a bien moins de caractère; mais encore n'est-il point
à dédaigner. Peut-être a-t-il été peint dans l'atelier du maître par un de ses élèves. »
MURILLO ET SES ELEVES. 257
charme séducteur de son caractère, exercèrent sur ses élèves une irré-
sistible influence : l'école Sévillane contemporaine, même ses rivaux :
Valdès Leal, Berrera el Mozo, Iriarte, et tous les peintres qui rem-
plissent la fin du XVII'' siècle et le xviii^ siècle, le copient ou l'imitent.
Il est leur modèle constamment étudié, leur idéal cherché, leur inspirateur
absolu, leur dominateur tyrannique : Murillo mort, nul ne parviendra à
se créer une originalité, à faire vraiment preuve de qualités personnelles
et saillantes.
L'Académie publique de dessin que Murillo avait fondée à Séville
en 1660, peut-être en souvenir des difficiles épreuves de sa jeunesse,
est une création d'autant plus remarquable qu'elle est due tout entière
à son initiative et à ses efforts personnels. Ce que Velasquez lui-même
ne put parvenir à faire à Madrid, Murillo le réalisa, soutenu par sa seule
énergie, et entravé plutôt qu'aidé dans l'accomplissement de son géné-
reux projet par Herrera le jeune et par Valdès Leal. Orgueilleux et
jaloux, ces deux artistes lui suscitèrent obstacles sur obstacles : Murillo
leur opposait son angélique patience. Lassé pourtant à la fin de leurs
prétentions injustes et toujours renaissantes, Murillo abandonna à
Valdès la direction de son académie et n'enseigna plus que dans son
atelier.
Autour du maître se groupaient alors son fils. Don Gaspar, qui ne fu
guère qu'un amateur, Menesès Osorio, celui de ses élèves qu'il préfé-
rait, Juan Garzon qui travailla presque constamment avec Menesès Oso-
rio, Nunez de Villavicencio, le chevalier de Malte, l'auteur du tableau du
musée de Madrid, où des enfants du peuple, des muchachos déguenillés,
jouent et polissonnent; Juan Simon Guttierez qui peignit une suite assez
remarquable de sujets empruntés à la vie de saint Dominique, et enfin
Sébastian Gomez, el jnitlato, l'esclave dont Murillo fit un artiste et qui
eut la gloire de voir deux de ses ouvrages admis dans ce même cou-
vent des capucins de Séville, où le maître compte tant de chefs-d'œuvre.
A côté de ces disciples, presque tous des collaborateurs, il resterait
encore une longue énumération à faire. Bornons-nous à citer : Alonso
de Escobar, Fernando Marquez Joya, Francisco Ferez de Pineda, José
Lopez, Francisco Antolinez de Sarabia, pour arriver aux sectateurs, aux
élèves des élèves de Murillo, dont Miguel de Tobar et German Uorente
sont, au xviii^ siècle, les individualités les plus marquantes.
De Tobar, le musée de Madrid possède un portrait de Murillo, copie
d'un original inconnu, mais fort belle, que reproduit la gravure placée dans
le corpsdecet article, etdeGermauLlorenteune Vierge, la i)î'î;»ze Bergère,
gardant deblanches ouailles, qui lèvent vers la Vierge leur bouche ornée
XII. — 2" piiniODE. 33
258 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
d'une rose. Rapidement, l'école de Séville en était arrivée là. A la grâce
du maître a succédé la fadeur, et son mysticisme, si dangereusement capi-
teux, mais contenu du moins, et comme relevé chez lui par le réalisme
sensuel d'une éblouissante exécution, dégénère et finit dans sa posté-
rité en concetti dévots, en sujets quintessenciés où la préciosité de l'idée
ne trouve plus pour enveloppe qu'un dessin mignard et des colorations
appauvries.
Après avoir étudié Murillo dans les manifestations élevées où s'est le
plus habituellement maintenu son génie, il nous reste à le suivre dans
les domaines moins ambitieux où le talent, l'habileté de l'artiste peuvent
suffire à enfanter des œuvres de premier ordre. Les étonnantes apti-
tudes de Murillo à tout comprendre, à tout s'assimiler et à tout repro-
duire, lui permirent de s'essayer avec un égal succès dans tous les
genres. Nous avons déjà parlé de ses propres portraits : quelques autres
ouvrages encore attestent son incontestable sujjériorité à rendre le visage
humain, à en évoquer le caractère intime et à faire apparaître l'homme
intérieur tout entier sous les traits et dans l'expression d'unephysionomie.
Un de ses portraits les plus remarquables est celui de son ami, le cha-
noine Don Justino Neve : enlevé à l'hospice de los Vénérables de Séville,
cet ouvrage est aujourd'hui l'honneur d'une des galeries particulières de
l'Angleterre, celle du marquis de Lansdowne.
C'est aussi à l'Angleterre qu'il nous faudrait redemander aujourd'hui
ce superbe portrait en pied de Don Andrès de Andrade, qui figurait
avant 1848 dans la galerie espagnole du roi Louis-Philippe. Le Musée
royal de Madrid ne possède qu'un seul portrait peint par Murillo, celui
du P. Cabanillas, morceau robuste, tête pleine dévie et d'esprit.
Comme peintre de fleurs, d'animaux et de nature morte, Murillo a pro-
duit de véritables chefs-d'œuvre. De même que Yelasquez, il était entré
dans l'art par l'étude des choses inanimées, peignant toutes sortes d'ob-
jets riches de ton, des vases de terre, des fruits, des poissons, des
fleurs, des ustensiles de cuisine, des accessoires quelconques de la vie
domestique. De bonne heure donc, Murillo se montre peintre et coloriste,
et cela bien auparavant que d'être un dessinateur suffisant. Les bode-
gones de sa jeunesse valent les meilleures productions des artistes hol-
landais, les maîtres du genre, lout en s' écartant de leur faire par une
touche plus audacieuse et plus large. Plus tard, dans ses grandes com-
positions et lorsque les nécessités de son sujet appellent la présence de
quelque objet accessoire, fleurs ou fruits, meubles ou étoffes, animaux
de tout genre, vivants ou morts, Murillo les traite avec une résolution,
une vivacité, une franchise et en même temps avec une justesse de
pi^ hjCmi ^J-^mSJ^, /t
SAINT JEAN-BAPTISTE,
Fac-similé d'un dessin de Murillo. — (Collectior de W. de Beurnonville.)
260 GAZETTE DES BEAUX-ABTS.
coloration, qui font de ces parties de ses tableaux autant de modèles par-
faits, tant l'artiste y déploie d'aisance prestigieuse unie d'ailleurs à une
science absolument sûre d'elle-même.
Paysagiste, MuriUo ne pouvait l'être qu'à la façon des Bolonais ou à
celle de Rubens, c'est-à-dire dans une manière large, décorative, som-
maire, qui semble naturelle aux peintres d'histoire. C'est par Iriarte, élève
de Herrera le Vieux, que Murillo fut initié à la peinture du paysage.
Longtemps même ils collaborèrent, Iriarte exécutait les fonds de Murillo,
et, à son tour, Murillo enrichissait de quelque sujet tiré le plus souvent
des saintes Écritures les paysages de son ami. « Ils avaient ensemble,
— dit M. Charles Blanc dans son Histoire des Peintres, — deux fois
plus de talent qu'il n'en fallait pour un chef-d'œuvre. Un jour, ils se
piquèrent sur la puérile question de savoir lequel des deux devait com-
mencer un tableau commandé au paysagiste par un amateur qui avait
compté sur l'alliance des deux amis. Murillo, dans un mouvement d'hu-
meur, prit la palette et fit d'un seul coup le paysage et les figures de
manière à enchanter l'acheteur. Il venait de découvrir en lui un artiste
nouveau qu'il ne soupçonnait point, un admirable paysagiste : la même
chose était arrivée à Rubens. »
Le Musée de Madrid a de Murillo deux paysages bien authentiques,
catalogués sous les numéros 898 et 899 : comme la plupart de ses autres
productions en ce genre, ces paysages sont brossés hardiment, brutale-
ment, par masses et tout à fait dans le seul sentiment décoratif. Pas
plus qu'aucun des artistes espagnols de son temps, Murillo n'a étudié et
peint le paysage d'après la nature elle-même : comme il le disait lui-
même d'Iriarte, ses représentations sont d'inspiration divine, idéale.
Ainsi que l'ont pratiqué presque tous les peintres de l'École espa-
gnole, comme Herrera, Yaldès et Velasquez lui-même, Murillo s'est
essayé dans la gravure à l'eau-forte.
Nous connaissons du grand artiste une charmante petite pièce repré-
sentant un Saint François d'Assise, à mi-corps, que Cean Bermudez a,
du reste, pris soin de décrire dans son dictionnaire historique de los mas
ilustres j^rofesores de las bellas arlcs en Espana,
On lui attribue également une autre eau-forte représentant la Vierge
et l'Enfant Jésus qui, si nos souvenirs sont exacts, porte la signature :
Bartolome Moryllo fecit.
La Bibliothèque nationale de Madiid possède ces deux précieuses
petites gravures, qui proviennent de la collection de notre savant ami.
Don Valentiu Carderera.
C'est encore à cette riche collection que la même Bibliothèque natio-
MURILLO ET SES ELEVES,
261
nale doit aujourd'hui de pouvoir offrir à l'élude quelques dessins typi-
ques de presque tous les maîtres espagnols. Or, parmi ces dessins, nous
nous rappelons avoir vu une superbe indication du tableau de Murillo :
la Multiplication des Pains, exécutée à la plume et lavée de bistre, qui
dépasse de beaucoup, par l'importance de la composition, tous ceux des
dessins de l'artiste qu'il nous a été donné de voir au Louvre et ailleurs,
y compris même cette curieuse étude de vaisseaux, faite sans doute par
Murillo lors de son séjour à Cadix et qu'a décrite Cean Bermudez.
Le délicieux croquis du Saint Jean-BajJliste adolescent, dont le fac-
similé accompagne ce travail, et qui appartient à M. de Beurnonville,
présente cet intérêt, qu'en outre d'être une étude d'une rare saveur et
d'une authenticité indiscutable , il a fait autrefois partie des dessins
recueillis par Cean Bermudez. Avons-nous besoin de dire ensuite com-
bien la signature, Bartolome Murillo /', autographe d'une insigne
rareté, vient ajouter encore à l'attrait de cette élégante et délicate Heur
d'inspiration du maître.
PAUL LEFORT.
LES EAUX-FORÏES DE VAN DYGK
ET DE PAUL POTTER
o
La photogravure ne
remplacera ni l'eau-forte,
ni le burin, ni la pointe;
elle ne crée pas; mais
;^é:5 quand elle s'applique à
une traduction déjà faite,
elle rend avec une exac-
titude qui défie la plus
scrupuleuse conscience
et la plus inaltérable pa-
tience du graveur. C'est
la chose elle-même, et,
au point de vue archéolo-
gique, cette suppression
de l'intermédiaire, dont
le plus ou moins de valeur
inteivient toujours pour monter, descendre ou même fausser le carac-
tère du modèle, est une des conquêtes de la science les plus utiles à
l'histoire de l'art.
^_Avec ces procédés, les raretés importantes peuvent être connues de
tous, et, par leur reproduction, servir presque directement. On répand
ainsi, on sauve même souvent les pièces uniques ou incomparables,
trop chères pour se trouver ailleurs que dans les musées d'États ou les
cabinets fermés ou inconnus des plus riches particuliers et trop rares
pour qu'on puisse les connaître et en profiter. Ces reproductions, tout
en faisant honneur à leurs heureux propriétaires, en répandent l'inlluence,
et par leur enseignement les rendent utiles aux artistes, en même
temps qu'elles les font servir k l'étude historique du passé de l'art.
EAUX-FORTES DE VAN DÏGK ET DE PAUL POTTER. 263
Dans les deux volumes qui nous occupent^ plus d'une pièce est à
l'état unique, et personne ne les a possédées toutes, ni ne les possédera
jamais.
Ainsi, pour Paul Potter, si presque toutes les planches ont été prises
dans l'admirable collection de M. Dutuit, il lui en manque cependant
quatre ; le portrait de Paul Potter d'après Van der Helst et la planche
botanique de la branche de Zabucaia, très-certainement faite pour une
Flore de l'Inde ou de l'Amérique du Sud, qui serait à retrouver, sont au
British Muséum, et les deux autres dans notre Cabinet des estampes et
dans la collection de M. Edmond de Rothschild.
Les tableaux de Paul Potter, de ce peintre qui a si justement donné
et fait donner aux animaux, dans la peinture, une place qu'ils n'avaient
pas avant lui, disparu trop jeune pour l'art, puisqu'il est mort en 165Zi,
à moins de vingt-neuf ans, ses tableaux, dis-je, sont rares et ne sont
pas toujours agréables. La suite de ses eaux-fortes permet d'en bien
étudier la sincérité et la solidité. ,11 est remarquable que les deux plus
anciennes pièces, le Vacher, daté de 1643, et le Bercer, daté de l'année
suivante, où il n'avait encore que dix-neuf ans, soient en même temps
les plus nombreuses en personnages et de véritables compositions, alors
que toutes les autres sont de simples croquis d'études. Mais qui a
jamais mieux rendu les ossatures aiguës de l' arrière-train des vaches,
le ballonnement de leur ventre, surtout lorsqu'elles sont couchées à
terre, comme aussi l'air doux, toujours un peu étonné et parfois vide
d'expression de leur long regard. Nicolas Berghem, qui a vécu jus-
qu'en 1683, a la pointe plus fine et plus spirituelle en apparence, et bien
des amateurs préféreront son adresse si brillante; mais toutes ses eaux-
fortes sortent de Paul Potter et ont bien moins de conscience et de soli-
dité réelle. C'est là la qualité dominante de P. Potter, qui ne court jamais
après les sautillages et les prestesses de l'exécution. La sienne est égale,
monotone même; ce sont des dessins avec une certaine lourdeur en
plus, résultant de la franchise et de l'uniformité de la morsure, qui a
avancé les fonds, noirci les premiers plans et élargi le trait jusqu'à
l'épaissir, A première vue, on éprouve un certain désappointement ; cela
paraît trop simple, naïf même et presque maladroit; si l'on regarde plus
1. Eaux-fortes de Paul Potter... iii-f° de 7 pages avec 20 planches et un por-
trait et le texte en regard.— Eaux-fortes de Antoine Van Dïck... in-f° de 11 pages
avec 21 planches et le texte en regard, reproduites par Amand Durand; texte par
Georges Duplessis, bibliothécaire du déparlement des estampes à la Bibliothèciue
nationale.
264 GAZETTK DES UEAUX-AKT.S.
longtemps, on est bientôt pris par la qualité sérieuse, la compréhension
et le naturel parfait de ce talent consciencieux et patient. P. Potter met
le travail le plus sincère au service de l'observation la plus juste. Dans
ces eaux-fortes mêmes, il y a des exceptions à cette espèce de lourdeur,
ainsi le beau cheval de la Frise, pommelé de taches et à la crinière nattée,
gravé en 1652. Jamais l'habileté de Wouvermans n'a produit quelque
chose d'aussi vigoureux et d'aussi simplement fort.
Avec les eaux-fortes de Van Dyck, nous entrons dans une tout autre
manière ; ici la naïveté proprement dite disparaît pour faire place à
l'esprit et à la plus complète et à la plus intelligente sûreté de main.
Éliminant les pièces douteuses, dont la valeur est fort habilement
discutée dans la préface de M. Duplessis, M. Amand Durand reproduit
vingt et une eaux-fortes qui sont incontestablement de Van Dyck. Il n'a
pas fallu moins de quatre collections françaises et de trois collections
anglaises pour réunir les originaux de cette publication. En France,
M. Galichon en a communiqué deux, M. Ambroise-Firmin Didot trois,
M. le baron Edmond de Rothschild quatre et M. Dutuit cinq; en Angle-
terre, le British Muséum fournit cinq planches, le duc de Devonshire et
M. G. S. Baie, de Londres, une. Sur ces vingt et une eaux-fortes, deux
seulement sont des sujets, le Christ au roseau à mi-corps, et le portrait
du Titien et de sa maîtresse. Tous les autres sont de simples portraits.
Parmi ceux-ci, il faut tout d'abord citer le portrait d'Érasme, qui est à
peine connu et qui n'a jamais été achevé ni par Van Dyck ni par aucun
autre. La morsure en a été malheureuse et toute une partie est couverte
de points résultant de la crevure du vernis. Malgré cela, c'est une mer-
veille de dessin et de fidéhté ; jamais personne n'a si bien rendu le dessin
précis et serré d'Holbein. Le maître, s'il se fût gravé lui-même, aurait
fait autrement, il aurait approché de Lucas de Leyde encore plus que
d'A, Durer, mais il n'eût certes pas fait mieux et il ne se serait pas
interprété avec plus de justesse et de grand air.
Les dix-huit autres planches sont des portraits d'artistes qui ont été
ensuite achevés par des graveurs de profession pour ce qu'on appelle la
suite des cent portraits de Van Dyck, que diverses additions ont portés
depuis au nombre de cent vingt et un. On sait que toutes ces planches
ont été heureusement achetées par la Chalcographie du Louvre en 1851,
contre des épreuves de son fonds, car il lui eût été impossible de les
payer en argent. Grâce aux soins qui ont été pris pour dégager, par un
bain très-légèrement acidulé, le fonds des tailles de l'encre qui s'y était
encrassée, les épreuves actuelles valent mieux que beaucoup de celles
qui ont été antérieurement tirées. Ce ne peut-être, naturellement, que
XII. — 2" piiiiioi)!.;.
34
266 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le cinquième et dernier état, reconnaissable à l'indication cum privilégia.
Le premier état est avant toute lettre, le second donne la lettre sans les
noms des graveurs, le troisième porte le nom de Van den Enden et le
quatrième celui de Gilles Hendrickx. Avant le premier état de la suite,
i! y en a pour certaines pièces un antérieur, c'est celui où se voit, sans
aucun travail de reprise ou de complément par le graveur, le premier
croquis de Van Dyck. 11 avait peut-être eu l'intention de faire toutes les
têtes lui-même et il se serait arrêté, d'abord à cause du temps que cela
lui aurait pris, ensuite parce que son travail disparaissait quand les gra-
veurs étaient obligés de le reprendre et de le recouvrir, pour l'harmo-
niser avec les tailles burinées des vêtements et des fonds. Ici c'est le
dessin même de Van Dyck tracé sur le cuivre avec la rapidité, l'aisance,
la sûreté du maître le plus consommé, La ligne de la pointe se comporte
comme le trait de la plume ou du crayon, obéissant à tous les sentiments
de l'artiste, et les chairs sont rendues par un pointillé dont Morin tirera
plus tard un parti si merveilleux ; on est ravi de cette facilité, à la fois,
comme de cette élégance et de cette fermeté. Souvent il n'y a que la tête
de faite : lorsque les mains, les gants, les habits même, interviennent,
comme dans le portrait de Susterman, et surtout comme dans le pour-
point de Guillaume de Vos, où la pointe n'a cherché le modelé que du
côté de l'ombre, ce n'est plus qu'une indication, souvent aussi sommaire
que celle employée pour les vêtements par M. Ingres dans ses crayons ;
et certes il n'a point emprunté cette manière aux eaux-fortes de Van
Dyck, assez rares pour qu'il n'ait pu les connaître que bien tard. Dans
cette spirituelle indication, que de verve, que de justesse! la main du
maître y est tout entière. Il est inutile d'insister sur la valeur des têtes.
Celle de Van Dyck lui-même, celle de Breughel sortant de la fraise à
larges tuyaux, sont peut-être les deux plus étonnantes ; mais pour être
juste, il faudrait les citer toutes.
Ces deux séries d'estampes ne sont pas seulement des reproductions
fidèles, mais, comme le dit M. Duplessis, de véritables contrefaçons,
dans le bon sens du mot, qui permettent aux artistes et à bien des ama-
teurs de connaître, de posséder et, par suite, de revoir et d'étudier ces
belles eaux-fortes qui sont d'un si grand intérêt et d'un si grand ensei-
gnement. C'est un véritable service que M. Amand Durand rend ainsi
non-seulement à la curiosité, mais à l'art lui-même. Il faut vivre avec les
belles choses, parce que ce n'est pas sans grand profit que l'on est auprès
d'elles; alors même que l'on ne s'en inspire pas directement, il y a dans
leur influence une élévation d'esprit et une sorte d'émulation toujours
profitables.
EAUX-FORTES DE VAN DYGK ET DE PAUL POTTER. 267
M. Amand Durand ne saurait donc être trop encouragé à suivre cette
voie , et des œuvres spéciales publiées séparément et complètement
comme celles-ci, sont des plus intéressantes et des plus utiles. L'œuvre
de Claude Lorrain, d'après les premiers états, ou d'après les seconds
quand ceux-ci sont supérieurs, serait par exemple une des plus rares et
des plus admirables publications qu'on pourrait faire dans ce genre.
M. Charles Leblanc a publié il y a quelques années un opuscule sur
les copies trompeuses ; les reproductions de M. Amand Durand vont au
delà, tant elles sont fidèles. Il est encore facile, avec un peu d'expérience,
de voir qu'on n'a pas affaire aux originaux; le papier du xvn'= siècle,
quoique très-fort et très-résistant, était moins épais, souvent très-mince,
plus souple, et la vergeure en était bien plus apparente que dans l'imita-
tion de vieux papier qui sert aux tirages de ces fac-similés. En même
temps, les traits, les tailles et les points de la gravure sont, par le fait
même du transport, toujours un peu épaissis et alourdis, ils n'ont pas
toujours autant de franchise et de liberté. Mais, cependant, on ne peut
pas pousser plus loin l'imitation et les novices y pourraient être trompés.
Derrière chaque épreuve, M. Amand Durand a mis une estampille rouge
pour marquer la qualité de copie, mais plus tard un marchand, ou igno-
rant ou malhonnête, peut la faire prendre pour une marque de cabinet,
la dissimuler en contre-collant la feuille, ou même la supprimer. Il vau-
drait peut-être mieux signer les copies de ce genre par une très-courte
inscription ou un monogramme qui tiendrait peu de place et serait tou-
jours visible ; de plus, le nom de celui qui se sert aussi habilement même
d'un procédé a tous les droits du monde à figurer sur les planches qu'il
reproduit.
PAUL CHÉRON.
EXPOSITION RETROSPECTIVE DE NANCY
Peinture. — Les organisateurs de l'Expo-
sition rétrospective de Nancy ont, à notre avis,
résolu un problème assez difficile : celui de
donner les dimensions des tableaux exposés.
En théorie, cela ne semble rien; mais il n'en est
pas de même dans la pratique, et ils ont créé là
un précédent dont les catalogueurs des futures
expositions devront tenir compte.
De plus, s'y étant pris très-longtemps a
l'avance et ayant tenu à n'admettre que des
œuvres appartenant à la Lorraine, soit par leur
origine, soit par leurs possesseurs, il leur a
été plutôt loisible de choisir que de solliciter.
Aussi doit-on reconnaître que si parmi les
tableaux il y en a d'inférieurs, on n'en trouve
pas de médiocres, et que, si l'on n'admet pas
toujours les attributions annoncées, il n'y en
a aucune qui choque la raison.
Quelques tableaux décorent la grande salle, pastiche assez réussi de l'architecture
du temps jle Stanislas, qui a été réservée pour les curiosités. Ce sont surtout des
portraits ovales qui s'encadrent dans des médaillons qui décorent les murs. La majorité
est exposée dans des salles à la suite.
L'œuvre capitale, à notre avis, est une Halle de chasse appartenant à M. H. de
La Salle et attribuée par lui à Gerrit Camphuysen, qui serait né à Gorcum, en 1624, et
serait mort en ^ 674.
L'histoire des Camphuysen est assez obscure, dit-on. M. Paul Mantz n'en connaît
que cinq dont aucun ne porte le prénom de Gerrit. Ce serait un sixième si l'attribution
est exacte, car le tableau n'est pas signé. Mais qu'il soit de Govart, auteur d'une
Poule couvant dans im nid d'osier ^ de la collection Suermondt; de Gerrit ou même
d'un Camphuysen quelconque, l'œuvre est des plus remarquables.
Un cavalier vêtu de gris et blanc s'avance au pas d'un cheval blanc, au carrefour
d'une forêt, vers un valet tout vêtu de vert qui, à côté d'un lévrier, porte à la main un
EXPOSITION RETROSPECTIVE DE NANCY. 269
lièvre. Un second cavalier, vêtu de gris uni, s'avance au galop, débouchant d'une allée
qui s'enfonce entre deux masses d'arbres. Des bœufs sont couchés à droite, du côté
opposé au groupe du premier cavalier et du valet.
Une tonalité grise règne dans tout ce tableau, adoucissant la verdure rougissante
des arbres et les harmonisant avec les personnages. C'est par cette tonalité ainsi que par
la limpidité de l'air qu'est surtout remarquable cette peinture qui, si elle est d'un élève
de Paul Potter, laisse deviner l'influence d'Albert Cuyp.
Nous ne ferons que citer V Intérieur hollandais, de Peter de Hoogh, qui est passé
des collections Vaudreuil, Malgrave, Mecklembourg et Pereiro, dans celle do M. H. de
La Salle, parce que la GûssreWe rfes Beaux-Arts en a publié une gravure. (I'" série
t. XVI, p. 305), et, parmi plusieurs paysages attribués à J. Ruysdaël, nous n'en retiendrons
qu'un, la Mare près d'un moulin, où les terrains, ies eaux, le moulin et les arbres
s'enlèvent en vigueur sombre sur un ciel jaune matinal, appartenant à M. Élie Baille.
M. Barbey possède le portrait très-vivant d'un jeune homme, à la figure allongée
sous une longue chevelure, vêtu d'un justaucorps blanc, que cache en partie un grand
col plat, signé :
On croit qu'il représente Cinq-Mars. Il aurait alors été peint pendant l'année même
où le favori de Louis Xlll fut décapité.
Un petit portrait de femme représentée à mi-corps, à M. Hennequin, pendant évi-
dent d'un portrait d'homme du musée de Nancy, est attribué à N. Maas. Il nous rap-
pelle G. Netscher, mais avec des carnations plus rosées et une allure plus vive dans le
maniement du pinceau.
M. H. de La Salle attribue à Jean Van Maes une grande composition, oîi sont
représentés la femme et les enfants de J. Netscher, grands comme nature, et d'une
laideur maniérée. L'auteur de ce portrait collectif est un peintre froid et impuissant à
envelopper dans une tonalité quelconque une machine aussi grande que celle-ci.
Le môme M. H. de La Salle, qui semble préférer les belles œuvres des peintres
secondaires aux œuvres douteuses des chefs d'école, possède encore un tableau inti-
tulé YHoimne à la canne, qu'il attribue à Jacob de Bray.
Il y eut, suivant M. Paul Mantz, deux J. de Bray, a Harlem, nés tous deux après
l'année '1625 — probablement — car c'est celle du mariage de leur père. L'un, Jacob,
mourut de la peste en 1664. L'autre, Jean, fut enterré en 1697.
L'Homme à la canne est modelé avec quelque dureté, dans une tonalité rouge
pour les carnations. Ces caractères, comparés à ceux des grands portraits du musée de
Haarlem, pourront aider à décider si c'est à Jacob ou à Jean qu'il faut faire honneur
du portrait en question.
Nous terminerons cette revue des œuvres hollandaises par une nature morte
attribuée à Jan Davidz de Heem, par M. Élie Baille. Un jambon s'y prélasse sur une
table, en la saison des cerises, au milieu des accessoires ordinaires d'un repas, le tout
peint plus sèchement qu'il ne convient.
Après un portrait d'homme un peu usé de Pourbus (à M. DeviUy), le chef de
270 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'école flamande se présente avec une Sainte Famille peinte sur bois, qui doit être
une œuvre de sa jeunesse. Ce tableau, qui appartient à M. Barbey, nous déroule quelque
peu, bien qu'il nous semble difficile de ne point y reconnaître la main de Rubens. Mais
l'exécution en est d'une sécheresse telle que la sainte Elisabeth vers laquelle l'enfant
Jésus, posé sur les genoux de sa mère, tend les bras, semble être plutôt de bois que
de chair.
D. Teniers est représenté par deux de ces petites esquisses d'un ton gris si
agréable, qu'il brossait avec tant de bonne humeur en une matinée, dit-on.
En outre des Joueurs de boule et des Pécheurs, M. Beaupré a exposé une Tenta-
tion de saint Antoine^ d'une exécution un peu sèche, qui n'est pas celle dont la gra-
vure est si connue.
A ces trois bambochades nous préférons les Livres et Parchemins de 1\I. Fran-
çois. Ce sont eux en effet qui sont le sujet principal d'une composition très-amusante.
Le savant, qui les a abandonnés pêle-mêle sur les meubles et ie plancher, n'est qu'un
infime accessoire. Il fume au fond, adossé au feu qui brûle dans la cheminée : un peu
petit, peut-être, pour les bouquins du premier plan.
Un nommé Lamb redit, sur lequel le catalogue ne donne aucuns détails, serait
l'auteur de sept tableautins. Nous n'en retenons que deux : la Marchande de fruits et
la Marchande de légumes, d'une tonalité verte très-caractéristique. Ils seraient d'un
Flamand à la suite de D. Teniers.
Guillaume Van Ehrenberg signe et date de 1667 un Intérieur de rancienne
Église des jésuites d'Anvers, que Rubens avait décorée de peintures et qu'un incendie
a détruite. (i\I. de Lescalle, de Bar-le-Duc.)
^ S.-Voru
Q^ Jir entera ftt
Ji6&f
Ehrenberg, qui peignait l'architecture des tableaux de ses contemporains, a peut-
être emprunté la main de quelqu'un de ceux-ci pour les tableaux et les personnages
de son intérieur. Toujours est-il que les tableaux qu'on aperçoit dans le sien sont
très-reconnaissables,etque ses personnages, — femmes en robe à longue taille de guêpe,
comme ceux de H. Janssens, — sont excellents d'allures. Il est impossible de produire
plus d'effet à moins de frais, et d'être plus clair et plus lumineux sans artifice. On
voit que Ehrenberg était un perspecteur de première force.
Citons, pour en finir avec les flamands, deux bambochades, frottis quasi-mono-
chromes, d'A. Brauwer, à M. Ottenheimer, puis une Chasse aux canards, de Paul
Bril, d'une tonalité d'un vert-jaune très-adouci par les gris, reproduction presque lit-
térale de celle du Louvre.
Comme d'habitude, les écoles d'Italie sont pauvres. Un portrait par .lacopo Palma
d'une Vénitienne avec son fils, en vêtements spicndides, et d'une coloration pourpre
doré merveilleuse (M. Jaquiné), et une esquisse de Tiepolo, représentant le Jardin
des Oliviers, qu'éclaire un pétard de lumière qui éclate entre l'ange et le Christ (M. le
curé Barbier), forment le contingent de ce qui nous a semblé surtout remarquable.
272 GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
L'école française, en revanche, est nombreuse; mais les peintres lorrains célèbres
en sont absents. Rien de Claude Gellée, rien non plus de Callot, si ce n'est le cuivre de
sa Grande Thiîse. Nous ne pouvons considérer comme étant de lui quatre miniatures
d'après les Misères de la Guerre, fort spirituellement touchées d'ailleurs et exposées
par II. H. de La Salle. Pour apprécier sa peinture, s'il en fit jamais, c'est au Musée de
la ville qu'il faut aller.
Le Parlement de croix que le Musée possède est de la même main, assure-t-on,
que les tableaux de l'Académie des beaux -arts de Venise. C'est une peinture très-habi-
lement enlevée, mais un peu sèche, et conçue à la façon des graveurs qui indiquent la
différence des plans par le plus ou moins d'intensité du noir et par les dimensions
différentes des personnes et des choses.
Si le désinvolte des personnages y est bien celui que l'on voit aux estampes de
J. Callot, il fait aussi songer à ceux qu'Israël Sylvestre allonge et déhanche avec tant
de sans-façon.
Quant a Claude Deruet, il est représenté par deux œuvres qui font sourire lors-
qu'on en connaît les sujets. L'une est le portrait de Jeanne Darc tenant à la main l'épée
sur laquelle le peintre a écrit son nom; l'autre montre la même Jeanne Darc chevau-
chant en compagnie du beau Dunois, sur une haquenée blanche à la crinière soyeuse,
qui est comme une signature. — Voirie tableau du Musée d'Orléans. — Quelle invrai-
semblance historique et quels accoutrements! On dirait les personnages héroïco-
comiques d'un roman de M"° de Scudéri. Peinture sèche et claire, au demeurant, et
bien française.
Le livret attribue à un François Legrand, qui vivait en Lon-aine au xvii^ siècle,
Une Réprimande, appartenant à M. Daubrée. On aurait pour garants de cette attribu-
tion plusieurs tableaux, un entre autres qui se trouverait dans la cathédrale. Or la
Vierge au Rosaire, dont il s'agit, que Lionnois, dans son « Histoire de Nancy »
(t. Il, p. 290), attribue à un Thierry Bellange, de Nancy, qu'il ne faudrait pas con-
fondre avec le graveur Jacques Bellange, de Châlons, dont les personnages sont d'un
dessin si extravagant, est une œuvre importante de la fin du xvi" siècle, qui n'offre
aucune analogie avecla manière des Le Nain. Cette peinture est correcte, et dans les por-
traits grands comme nature d'un duc et d'une duchesse de Lorraine, accompagnés de
leurs enfants et assistés de leurs saints protecteurs, agenouillés au-dessous de la Vierge
planant dans les cieux, on reconnaît la pure tradition française du xvi' siècle. Nous la
croyons désignée dans un compte de l'année '1597, publié par M. Henri Lepage, au
milieu de «Quelques Notes sur différents peintres lorrains des xv^jXvi'et x vu" siècles ».
{BuUeiin de la Société d' archéologie de Nancy, année '1853.)
Son auteur serait Jean de Vayembourg, peintre ordinaire du duc Charles III, dont
il aurait exécuté plusieurs fois le portrait en pied, de l'année '1592 à l'année '1602. Ce
Jean de Vayembourg est un artiste fort habile, qu'il est juste de tirer de l'oubli, car il
tient sa place dans la tradition de l'école française du xvi« siècle.
Quant à François Legrand, nous ne savons rien de lui; ses tableaux de la Confrérie
des Arquebusiers ont été brûlés dans l'incendie du Musée lorrain, et il ne nous a été
donné de voir de lui que la Réprimande, qui ressemble furieusement, par le sujet et
par la couleur, ;i une œuvre d'un Le Nain,
Les figures sont à mi-corps, autour d'une table chargée de fruits. Un jeune garçon,
portant sous son bras une bouteille clissée, rit. Derrière lui, urje petite fille se retourne
vers un homme qui lui fait une l'ecommandation, le doigt levé, debout sur le seuil de
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE NANCY. 273
la porte. Du côté opposé, un autre garçon, drapé dans un ample manteau, tient un
fouet d'une main et montre de l'autre les personnages du fond.
On attribue à l'un des Le Nain une Tcle d'homme tenant un bougeoir à la
main, à M. Devilly, le conservateur du Musée. Le personnage, représenté à mi-corps,
de grandeur naturelle, a touclié la cinquanlaine, et son visage couturé est modelé dans
ces tons gris, froids et verdàtres particuliers au plus froid des Le Nain. S'il fallait tou-
jours s'en rapporter à ce caractère, on lui attribuerait aussi les Joueurs de cartes
(M. Gast) : deux jeunes vauriens en tricorne, vêtus d'habits gris rapetassés, sur un
fond carmélite, vus à mi-corps. Mais les costumes s'y opposent.
Jean Girardet, de Nancy, le peintre ordinaire de Stanislas, est représenté par l'es-
quisse du plafond qui orne le salon carré de l'Hôtel de ville, grande machine très-
ronilante où l'e.x-roi de Pologne, assis sur le char du Soleil, est conduit par Phébus
lui-même. Des figures, sortant de la percée imaginaire de la voûte, débordent sur l'ar-
chitecture, où l'on voit le Temps vaincu. La légende : Signant biunera cursusi est
d'une louange quelque peu excessive, si elle est en partie méritée.
Quatre panneaux représentant des sacrifices à Jupiter, à Mercure, à Apollon et à
Hygie complètent la décoration de ce salon, qui a réellement grand air.
Ces fresques valent mieux que l'esquisse un peu vide appartenant à M. Meixmoron
de Dombasle, et que les froides Vénus couchées, tableaux à l'huile que l'on voit au
Musée.
Quelques petils panneaux spirituels de J.-B. Leprince, de Metz, appartenant à
M. de Haldat, complètent l'apport des artisles lorrains.
Remontons quelque peu maintenant vers le xvi' siècle, pour signaler quatre petits
portrails d'hommes sur fond vert, exposés par M. F. Blanc et attribués à F. Clouet. Deux
sont plus allemands que français par la tournure et par l'habit, mais les deux autres ne
répugnent point à l'attribution qu'on leur donne.
Une Caravane en marche, à M. Meixmoron de Dombasle, nous ramène au
XVII' siècle avec Sébastien Bourdon. Peinture un peu vide, d'un aspect quelque peu effacé,
qui est malgré cela d'un grand aspect et qui rappelle le Poussin.
Le Trio)nphe d'Amphilrilej de Noël Coypel, à M. Elle Baille, composition impor-
tante dont les petites figures sont d'une tonalité rouge bien particulière, doit avoir été
gravé, ainsi que la Surprise, de François Le Moyne, à M. Cotelle.
Quelle qu'ait été l'assiduité au travail et la facilité d'exécution de N. Largillière,
nous doutons qu'il ait pu faire, pendant sa longue carrière, tous les portraits qu'on lui
attribue. Il y en a douze à Nancy, dont plusieurs pourraient être réclamés par
P. Mignard ou par un de ses élèves. Tel est le portrait de Louise-Françoise de Bourbon,
accompagnée d'un négrillon et cueillant des fleurs (M. CoUesson).
Le portrait de Titon du Tillet, à M. Meixmoron de Dombasle, coiffé d'une vaste per-
ruque, vêtu d'un habit marron doublé de rouge, debout, un poing sur la hanche, l'autre
main appuyée à un in-folio, a tout à fait grand air. Il est d'une touche grasse et onc-
tueuse, et remarquable par le jeu des rouges, qui vont s'assombrissant du maroquin
du livre au satin du fauteuil et au velours du rideau drapé sur un fond d'architecture
et de ciel.
M. le colonel de Morlet attribue également à Largillière les deux poriraits de Noël
de Morlet, directeur des serres de Louis XIV, et de sa femme, peints en -1705. Celui de
la dame, coiffée à la Titus, en robe d'un bleu verdàtre léger, nous plaît mieux que
celui de l'homme, dont les carnations rouges sont sans consistance.
XII. — 2' PÉRIODE. 3g
274 GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
Un autre portraitiste célèbre, Nattier, a traité d'un pinceau plus moelleux que d'habi-
tude, et dans une tonalité grise fort agréable, le portrait d'une femme déjà mûre, qu'on
appelait la Belle Dindonnière de Lenoncour. Elle serait montée de la basse-cour à la
chambre à coucher, ce qui lui aurait valu ce surnom qui ne lui répugnait pas, répon-
dant aux railleuses qu'à sa place elles seraient restées dindonnières tout court (M"'" la
baronne Saladin).
M""'" Lambert-Zevylier a exposé une répétition en petit, signée et datée de 1707, du
portrait de Desporles en chasseur^ du iVIusée du Louvre, avec quelques changements
dans la tête, à ce qu'il nous semble.
Parmi plusieurs tableaux de fleurs qu'on attribue à J.-B. Monnoyer, nous n'en
retenons qu'un, appartenant iiM. Munich, et qui est fort beau. Une aiguière d'or, d'oîi
s'échappe un bouquet de fleurs, un plateau, une autre aiguière renversée, à côté d'une
corbeille de fruits, sont posés sur un tapis de velours bleu brodé et frangé d'or.
Quelle modeste figure font auprès de ces splendeurs les choses vulgaires que Chardin
réunit comme au hasard sur une table de cuisine! 11 n'importe! le prestige de l'art
transforme les Pêclies et le Bocal et la Sole frtle, que M. François a exposés.
Des peintres des fêtes galantes du xviii'^ siècle, nous remarquons deux agréables et
très-décents dessus de porte, appartenant au même amateur, que Carie Van Loo a
signés, et qui représentent, l'un, un grand garçon ailé et couronné de fleurs, jouant
delà harpe; l'autre, une jeune fille très-vêtue, jouant du violon. Aujourd'hui on per-
muterait les instruments.
Un des moins connus de la famille, Gharles-Amédée-Philippe, neveu de Carie, a
peint et signé Am. Van Loo, 1774, une pâle et froide allégorie : le Triomphe de la
Justice, appartenant à M. Daubrée.
Puisque nous relevons des signatures et des dates, relevons celle de J.-B. Ditples-
sis, 1777, au bas du portrait de Ms' Du Coëtlosquet, évêque de Limoges, appartenant
à M. le comte Léon Du Coëtlosquet, à Metz, et celle-ci : Stefainus Jeaurat, pinxil,
1747, au bas d'une esquisse représentant unereineoffrantune coupe à un guerrier. Cette
scène fait pendant à un Diogène cassant son écuelle. Ces deux compositions acadé-
miques, qui appartiennent à M. Gouy, sont assez étranges dans l'œuvre d'un peintre
surtout connu par des scènes familières.
Il n'y a pas d'exposition sans tableaux de François Boucher. Celle-ci ne lui en attri-
bue que onze! Parmi ceux-là, nous n'en citons qu'un, exposé par M. Ch. Cournault, le
conservateur du Musée lorrain, Tubie et VAnge. Il est tellement une œuvre de la jeu-
nesse de François Boucher, qu'il {)orte plutôt le cachet de Le Moyne que le sien.
Une Jeune Fille dessinant, vue de profil, les cheveux relevés en natte sur la tête,
très-grassement peinte par Aved, appartient au môme amateur.
Le nom de Joseph Vernet est inscrit sur deux toiles : l'une, une Marine, à M. Butte,
rappelle les matins blonds et légers de W. Van de Velde; l'autre. Un navire à la
côte, à M. Collenson, où le peintre a accumulé les bâtisses lointaines, les personnages,
les rochers et les épisodes, est d'une exécution tellement sèche, qu'elle nous fait douter.
Une Entrée de port, au lever de la lune, signée Lan ta ha en couleur blanche,
peut faire pendant, dans le cabinet de M. Butte, au Malin de Joseph Vernet, dont il
possède la légèreté et la transparence.
11 nous semble que Leclerc, desGobelins, vaut mieux que sa réputation, à en juger
par la PasiomZe, facilement dessinée et d'un aspect fort agréable, que possède M. IL de
La Salle. Nous en dirons autant de L.-J. Walteau, dont le Déjeuner interrompu et
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE NANCY. 275
l'Attaque dans un bois, à M. de Haldat, sont de fort spirituelles compositions, où le
paysage joue un rôle important. Le grand Antoine Watteau a fait évidemment tort à
ses deux homonymes, dont le Musée de Lille possède des œuvres charmantes.
La Danaé de Vincent, exposée par M. Besval, sent encore son xviii" siècle par
le froissé des draperies dont les tonalités rompues font valoir les blanches carnations
et les formes pleines de celle que Jupiter fut forcé d'acheter, ce qui fut assez humi-
liant pour un dieu.
Vallin fait prime aujourd'hui sur le marché aux tableaux. Les Bacchatites et jeunes
Satyres dans une grotte, à M. Collesson, signé : Vallin, i8l8, peuvent être d'un
grand prix, mais ils sont bien sèchement dessinés et bien froidement colorés.
Nous réservons pour la fin une œuvre exquise de J.-B. Greuze, le Portrait de
M"'" la marquise de l'ange, peint en 1770 et exposé par J[. le marquis de Pange,
son petit-fils probablement, entre deux ovales oi!i Drouais représente, en 1769, le
jeune /I7«rg!m rfe froide, enseignant à lire à son polichinelle; et le Chevalier de
Pange, encore plus jeune, nourrissant son chien de gimblettes.
La marquise est représentée de face, la tète un peu penchée, avec un œil de
poudre, les deux mains, effilées comme son visage, posées sur un coussin, vêtue d'une
robe gris-bleu qui dégage la poitrine et s'harmonise avec ses carnations nacrées; le
tout s'enlevant sur un fond brun verdâtre. Mais pourquoi ce coussin? — Pour y
poser les mains sans doute, et celles-ci sont si belles!
On attribue à Greuze un Portrait présume de Danton, à M. Tulpain. Ici on nous
semble réunir deux présomptions. Ce portrait, très-vivant d'ailleurs, d'un homme à
cheveux courts, mais poudrés, le col découvert dans un vêtement de velours à galons
d'or, peint très-grassement dans des colorations roussâlres, nous rappelle un portrait de
Voïart, par Gérard Van Os que le Musée de Nancy a acquis enlseedeM^'Élise Voïart.
Un Prud'hon que l'on n'a pas vu à Paris, au grand chagrin de M. E. Marcille,
le portrait, peint en 1817, de M. le marquis de Marnésia, qui l'expose, terminera cette
revue de la peinture et des peintres français.
Ce portrait est celui d'un enfant coiffé de cheveux séparés sur le front et tombant
en boucles blondes de chaque côté de la tête; vêtu d'une culotte rouge boutonnée à
une veste ronde de même couleur, et tenant une balle à la main. Les chairs sont
modelées avec ce sfwnato particulier aux coloristes blonds comme Le Vinci, Le Cor-
rége et Prud'hon.
Manuscrits. — Les manuscrits sont rares. A vrai dire il n'y en a eu que deux,
mais ceux-ci sont importants. L'Évaiigèliaire de saint Gauslin, évêque de Toul, de
922 à 962, dont la reliure nous occupera plus tard, est surtout intéressant pour la
paléographie, la symbolique et la poésie latine au ix" siècle. Il fut probablement écrit,
en effet, pour Arnould, qui occupa le siège épiscopal de Toul de 872 à 894, à en
juger par cette inscription latine APNAAAQ IOBHN0H écrite en lettres grecques*.
Le second manuscrit est le Missel de saint Diê, grand in-folio du xv' siècle, oii
nous signalerons surtout l'encadrement de la miniature qui représente la consécration
d'une église. Cet encadrement, large de 4 à 5 centimètres environ, est d'un tel intérêt
pour l'histoire archéologique de l'exploitation des mines et de la fabrication du fer,
que nous serions étonné qu'il n'ait point été publié quelque part.
1. Notice sur l'cvangéliaire , le calice cl la patène de saint Gauzlin, par M. Digot. Dans les s Bulle-
tins et Mémoires de la Société archéologique de Lorraine », t. II, p. 5 et dans le « Bulletin monumental »,
t. XII, p. 507.
276
GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
D'un côlé, une mine est exploitée ii ciel ouvert; entre ses parois garnies de boisages,
des wagonnets chargés de minerai circulent sur des rails de bois, et le portent à
l'atelier de triage, puis de bocardage mécanique. Le minerai pulvérisé est porté dans
une broiielte au lavage. Du côté opposé, on voit une forêt en exploitation; au-dessous
une meule à charbon ou peut-êtro un fourneau à réduire le minerai, car la construction
n'est point provisoii'c. Puis l'entrée d'un puits de mine d'où les ouvriers extraient
U VANGKLIAIUE DE SAINT GAUZLIN.
l'eau à l'aide d'un treuil et de seaux. Par une ouverture de la montagne sortent de
nouveaux wagonnets circulant sur des rails qui forment l'encadrement inférieur, complété
par une forge dont les soufflets sont mus mécaniquement. Un écu d'argent aux deux
marteaux de sable en sautoir et au chef de Lorraine indique qu'une association de
mineurs aura contribué à l'exécution du manuscrit et peut-être de cette si remar-
quable miniature.
OaFÉvRiîRiE. — Grâce a quatre fibules circulaires exposées par M. Bretagne, avec
une belle bague trouvée à côté d'un quinaire de Justin, on pouvait étudier les précé-
dents mérovingiens de la reliure d'orfèvrerie carolingienne de l'évangéliaire de sain
Gauzlin. Des pierres en cabochon, combinées avec des triangles de verroterie pourpre
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE NANCY.
277
symétriquement disposées dans des battes saillantes; des perles do métal et des
filigranes tordus formant des entrelacs plus ou moins symétriques couvrent la pièce,
tantôt d'or, tantôt d'argent.
Le bijou circulaire qui occupe le milien de la reliure de \' ÉvangéUcdre de saint
Gauslin est comme une magnifique fibule à plusieurs étages. La partie centrale,
émail cloisonné sur fond d'or qui représente la Vierge tenant un fleuron, est entourée
d'une galerie de filigranes et portée par une arcature à jour en filigranes, sur une
terrasse qui repose elle-même sur une arcature semblable. Les quatre grosses pierres
CALICE DE SAINT GAUZLIN.
quadrangulaires en cabochon qui y alternent avec quatre émauï cloisonnés sont mainte-
nues par des griffes en forme de feuilles lobées, portées également sur des arcades,
tandis que les émaux circulaires sont sertis également dans des battes à arcades, sans
griffes. Des filigranes très-simples, dont l'éVirouleraent est terminé par une tète
d'épingle, garnissent l'intervalle des pierres.
La fabrication est la même pour quinze des seize plaques d'or qui forment l'enca-
drement et la croix dont le bijou que nous venons de décrire est le centre. La dernière
est d'argent et le résultat d'une restauration. Les grosses pierres qui les décorent au
centre sont ii battes sans griffes, mais sur arcades. Les petites qui les encadrent sont à
battes lisses. Les filigranes sont plus abondants que sur le bijou central, plus tordus
278
GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
et sans tête de clou à leur extrémité en volute. Les tranches des plaques sont lisses,
et celles-ci sont moins élevées que la rosace centrale.
Nous serions tenté de voir deux époques dans l'exécution de cet ensemble.
Les champs restés libres au milieu de cette ornementation sont garnis de plaques
d'argent gravé et peut-être niellé jadis, représentant les quatre évangélistes.
Le revers, en argent, reproduit les mêmes dispositions. De grandes feuilles lobées
forment des rinceaux sur la bordure et la croix. L'agneau est gravé au centre elles
quatre symboles évangéliques dans les intervalles des branches de la croix.
Les croquis ci-joints, que nous empruntons au Bulletin inonumenlal que M""= la
l'ATIiNE DE SAINT GAUZLIN.
comtesse de Caumont a bien voulu nous confier, en souvenir de nos relations avec son
regretté mari, nous dispenseront de décrire le calice et la patène de saint Gauzlin.
Le calice, qui est à anses, indice d'ancienneté, est formé de trois pièces en or battu
et décoré, comme la reliure, avec des pierres en cabochon, des émaux cloisonnés et
des filigranes. Les battes des pierres sont pleines, mais ornées de filigranes sur leur
épaisseur, imitation ou souvenir des montures à jour.
Nous ne noterons qu'un détail, c'est que les frettes du pied sont bordées par un
feston qui leur est normal et qui est formé d'un ruban d'or ondulé.
La patène est d'argent, tellement doré à l'intérieur qu'il semble doublé d'or. La
dorure est plus légère à l'extérieur.
L'orfèvrerie du moyen âge était absolument absente, etcelledela Renaissance n'avait
guère à nous montrer qu'un coffret et une mappemonde.
Le coffret, envoyé par M. de Chabron, est à couvercle en toit concave. Des termes
d'argent doré garnissent ses arêtes et divisent ses deux grandes faces en trois panneaux.
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE NANCY. 279
Des niches garnissent les panneaux d'angle, et des plaques d'argent, aujourd'hui noirci,
sont encadrées dans les panneaux centraux par des bandes d'or gravé ornées de rubis.
La mappemonde appartient à la Bibliothèque de Nancy. Atlas la supporte , et une
sphère céleste la surmonte. Des émaux translucides représentant des fleurs ornent le
dessous de la terrasse. C'est une œuvre de l'orfèvre de Nancy, Antoine Vallier, qui
l'exécuta en 1601 .
Parmi plusieurs bijoux du xvii" et du xviii= siècle, nous n'en mentionnerons que
deux. Une boîte de montre, à M. Beaupré, exécutée en bronze doré, vers 1660, par
Hardi, graveur du duc Charles IV;— Lolh el ses filles y sont représentés en relief, et
c'est aussi avec des lettres en rehef que Hardi l'a signée;— etunEnlèvetneti t d'Hélène,
en or repoussé, à M. Beaupré, signé aussi en relief d. cociiin f.
Émaux. — M. Bretagne avait réuni quelques spécimens parfaitement choisis, lui
appartenant, ainsi que MM. Quintard et Laprévote, pour montrer l'histoire de l'émail-
lerie depuis les temps gaulois jusqu'au xvi» siècle. C'étaient d'abord des fibules de
bronze, les unes provenant de la Côte-d'Or, les autres de la Lorraine, décorées
d'émaux champlevés et filigranes.
Afin d'èlre bref, nous renverrons nos lecteurs que ces questions de détail intéres-
seraient, à ce que nous en avons dit déjà dans \diGazeUe des Beaux-Arts. (De l'émail-
LERiE, I" série, t. XII, p. 265.)
Les émaux de l'évangéliaire de saint Gauzlin, représentant l'art grec et l'émaillerie
cloisonnée, celle qui est simplement champlevée dans le cuivre, avaient fourni deux très-
belles croix du xin" siècle, une petite châsse de la fm du x:ii"^ siècle, dite de saint
Eucaire, à M. M. Coëtlosquet; deux custodes de la même époque, à MM. de Meix-
moron et Quintard.
Les émaux peints avaient donné une Vierge et l'enfant Jésus, qui doit être de Nar-
don Pénicaud, à M. Bretagne; un beau coffret à M"" de Landriau, que nous croyons
de la jeunesse de Pierre Raymond et qui représente en grisaille plusieurs épisodes de
la guerre de Troie; une assiette ii M. Martin, oîi Jean III Pénicaud a figuré une femme
qui trait une vache. Une gerbe verte est peinte sur le boi-d avec cette légende : fla-
vescent; et enfin une Crucifixion à M. Herbin, que nous croyons de l'anonyme I. C.
Jehan Limosin clôt la série des émailleurs du xvi' siècle par un plat ovale, repré-
sentant Adam et Eve en émaux polychromes, et par une boîte de miroir où Junon est
accompagnée des Furies, e.xposés tous deux par M. Bertaux.
Les émaux du xvii' siècle sont comme d'habitude les plus nombreux. M. de Meix-
moron en possède un, une coupe où est figuré Bacchus, qui porte le monogramme
I. R. tracé en or. Ce serait celui d'un Joseph Raymond, dont nous ne connaissons que
cet émail facile à confondre avec ceux des Laudin.
Les émaux de peintres du xvii' siècle sont représentés par plusieurs contributions
de M. Bretagne, qui consistent en un petit portrait d'Anne d'Autriche sur une feuille
d'or repoussé, en un Louis XIV enfant et en un portrait d'homme de l'école de Petitot
dont le contre-émail porte une tête de mort couronnée de roses.
BRONZE. — L'époque gauloise et l'époque romaine ont fourni à M. Beaupré une
abondante collection de bronzes. La première, des haches, des bracelets et des fibules
parmi lesquelles on trouve, le sanglier si fréquent a cette époque. La seconde a donné
un grand nombre de clefs dont plusieurs sont très-originales, plusieurs tètes munies
d'une bélière, qui devaient être des attaches d'anses de vase, un petit ternie à buste
d'Atys, portant des fruits dans le pan de sa draperie, et levant un pédum sur sa tête;
280 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
un pelit Hercule coiffé de la peau du lion et deux figures de Mercure, dont une est
d'un très-beau caractère.
Ces Mercure sont debout, suivant l'habitude; nous en reproduisons un troisième,
tant à cause de sa beauté et de la rareté de l'attitude que des problèmes qu'il peut
soulever.
Celte figure, qui appartient à M. Laprèvote, secrétaire de la Société archéologique
MEHCUKE ASSIS.
Bronze antique.
do Lorraine, est assise comme le beau Commode en Mercure donné au Cabinet des
antiques et des médailles, par M. de Janzé, et une autre représentation de ce dieu
essentiellement gaulois, du Musée archéologique de la Seine-Inférieure. La reproduc-
tion ci-jointe permet d'apprécier la grandeur du caractère de ce bronze, modelé large-
ment dans ses plans principau.x.
Le rocher sur lequel il est assis est indépendant de lui et a soulevé une question
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE NANCY. 281
d'époque. Certains archéologues ne le trouvent pas conforme aux habitudes antiques et
le croient de la Renaissance. La tortue qui y est figurée cependant, coaitre le pied droit
du Dieu, et dont elle est un des attributs, ainsi que le serpent, nous semblent cepen-
dant d'un symbolisme bien cherché pour la Renaissance. Toujours est-il que la figure
et le socle ont été trouvés, à trois années d'intervalle, 1852 et \Soo, dans le même
champ, à Fraines-en-Saintais, près du mont Sien, oîi il existe des vestiges d'une sta-
tion romaine.
M. Quintard avait exposé un beau prefericulum trouvé à Scarpone ainsi qu'un
petit buste de iMithra d'une ciselure un peu rude, découvert à Gripport.
Nous passons immédiatement à la Renaissance, avec le petit cavalier d'une si
grande lournure qui est figuré en tête de cet article. Il appartient ii M. Beaupré, qui a
exposé en même temps un Satyre agenouillé, fonte florentine probablement, ainsi que
le cavalier dont nous ferons remarquer le socle encore gothique.
Les bronzes modernes deviennent de l'ameublement. Tels sont deux candélabres
appartenant à M. de Perceval. Quatre Termes debout sur un pied un peu lourd en
forment la tige et portent cinq bobèches portées par ces volutes allongées que les
gravures de Salembier ont fait assez connaître. La ciselure en est très-fine.
Telle est encore une pendule plus intéressante pour l'histoire que remarquable par
l'art, qui fut exécutée afin de perpétuer le souvenir des édits que Louis XVI pro-
mulgua en '1774, en montant sur le trône. Deux crieurs de papiers entourent le cadran,
surmonté par le médaillon du roi. Ce modèle, sinon unique, du moins excessivement
rare, appartient à M. Beaupré.
La ferronnerie, si remarquable à Nancy au xviii' siècle, ne pouvait pas n'être point
représentée à l'Exposition, bien que pour y arriver il fallût passer sous et devant ses
plus célèbres produits. Il y avait dans le grand salon d'entrée un amortissement de l'une
des grilles de la place Stanislas, exécutées par F. Lamour et appartenant à M. Morey,
et un panneau du même provenant d'un ancien couvent, à M. Barbey.
A Nancy toute grille un peu ouvragée est attribuée au célèbre Lamour, qui du reste
a publié son œuvre ; cependant nous avons relevé la signature suivante, percée à jour
dans les ornements de deux grilles des deux chapelles les plus voisines du grand por-
tail dans la cathédrale.
~ F. JEAN FECIT
MAIRE 1759
Les guides les attribuent cependant à J. Lamour.
Un ouvrier de Metz, nommé Hisette, a exécuté, au commencement de ce siècle,
plusieurs travaux de ferronnerie que le musée de Metz avait envoyés. L'un est une
coupe qui n'a d'autre valeur que celle de la difficulté vaincue; l'autre est une plaque
en tôle repoussée d'un médaillon renfermant des initiales au milieu d'ornements, dans
le style de Salembier. L'exécution en est fine, un peu sèche, et les ornements en relief
s'y détachent sur un fond maté à l'outil.
Une armure composée de la cuirasse, du hausse-col et de la salade avec couvre-
nuque et oreillères formées de lames à recouvrement, appartenant à M. Cailly, est un
beau spécimen de l'armurerie allemande du xvii' siècle. Charlemagne est gravé sur un
des côtés du plastron, Charles-Quint sur l'autre; entre eux et au-dessus est l'écu de
l'empire. Un cavalier au galop orne la dossière. Ces gravures sont dorées.
La Sculptube. — Nous commençons cette série par un peigne. II est vrai qu'il est
XII. — 2« pÉRTonE. 36
282 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
d'ivoire, du x' siècle, qu'il a appartenu à un saint, saint Gauzlin, et qu'il guérissait de
la teigne. De plus, il est sculpté ou plutôt ciselé, et c'est pour cela qu'il nous intéresse.
La partie pleine qui sépare les grandes dents des petites représente un calice d'où par-
tent deux ceps de vigne entre deux oiseaux adossés, sous un arc en plein cintre
flanqué de deux arcs en mitre abritant un cep où perche un oiseau. Ce sujet est
encadré par des feuilles entablées. Des perles bleues figurent les yeux des oiseaux et
sont enchâssées dans les feuilles de bordure.
Si l'on s'étonne de trouver un peigne parmi les ponlificalia d'un évêque, il faut
rappeler que ce meuble de toilette avait un rôle dans l'ancienne liturgie, ainsi que l'a
montré M. Bretagne, dans un mémoire auquel nous renvoyons les curieux '.
Un feuillet de diptyque carolingien appartenant, croyons-nous, à M. Bretagne,
représentant, en deux registres, la Crucifixion al la Mise au tombeau, donne quelques
renseignements précieux sur le costume pseudo-antique des soldats qui gardent le
sépulcre. Il nous fait regretter que le Musée de Metz n'ait pas complété ses envois par
le beau feuillet qu'il possède et qui, en outre de son intérêt pour la symbolique de la
Crucifixion, présente celui d'être daté par le nom de l'évêque de Metz, pour qui il fut
fait à la fin du x' siècle.
M. de Broissa possède six des statuettes de Chartreux et de Pleureurs qui ornaient
jadis les tombeaux des ducs de Bourgogne, à Dijon, et qui sont en partie dispersées.
Deux d'entre elles sont d'un dessin plus simple et d'un marbre plus poli que les quatre
autres. Nous croirions volontiers qu'elles proviennent du tombeau que Philippe le Hardi
avait fait exécuter pour lui-même par Claux Sluter, aidé de Claux de Vausonne et de
Jacques de Baerze, et qui était presque terminé lors de sa mort, en UOZi. Les autres,
d'un dessin passablement tourmenté, bien qu'il y en ait deux d'une grande finesse d'exé-
cution, proviendraient du tombeau de Jean Sans-Peur, exécuté vers 1444, par l'imagier
aragonais Jehan de la Verta, aidé de Jehan de Drognès et d'Antoine de Monturier.
Des « ymaigiers » des ducs de Bourgogne aux Bagard du xv« siècle au xvii», le
passage est brusque.
Si les documents sont muets sur les artistes de cette famille, leurs œuvres sont
., nombreuses, et l'on attribue aux Bagard, à Nancy, tout ce qui est bois sculpté, figure,
cadre ou coffret.
On connaît à Paris ces coffrets en bois de poirier, le plus souvent ornés de chilîres
ou d'armoiries au milieu d'entrelacs et de rinceaux feuillages et très-fleuris, d'un faible
relief, qui, dessinés avec goût, couvrent tout le meuble. Ils sont des Bagard; ils sont
aussi de lui ces petits flambeaux qui, surmoulés sur un modèle de bois, sont si répan-
dus dans le commerce du bronze.
Ces œuvres industrielles étaient nécessairement nombreuses et il y en avait de
charmantes. Nous citerons les coffrets appartenant à M. Bretagne, il M. de Meix-
moron, à M. Quintard qui possède en outre deux petits flambeaux, à M. Gény, dont la
collection est nombreuse, et à M. Reiber.
Ces artisans, si habiles dans la composition et l'exécution des choses de petites
dimensions, étaient moins sûrs d'eux-mêmes lorsqu'ils voulaient agrandir l'échelle de
leurs compositions, ainsi que le prouve un christ dans un cadre sculpté, appartenant
à M. G. d'Hannoncelles. Ils ont multiplié les détails dans le cadre qui n'est plus qu'un
assemblage de fleurs et de feuilles d'acanthe finement découpées et supérieurement
1. Bulletin et mémoires de la Société d'archéologie hiraine (2« série, t. II, p. 158).
EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE NANCY.
283
exécutées d'ailleurs, mais sans une seule surface lisse ou une seule courbe continue où
l'œil puisse se reposer.
L'un des Bagard a aussi abordé la figure, ainsi que le prouverait la statuette d'évê-
que ci-jointe, appartenant à M. du Coëtlosquet et qui porte les armes de George d'Au-
busson, évèque de Metz, mort en 1697. Les orfrois de la chape dont est vêtu le prélat
E V Ê ij U E.
Bois sculpté de Bagard.
rappellent exactement le genre d'ornementation des coffrets de cette famille de
sculpteurs sur laquelle les érudits de Nancy devraient bien chercher des détails biogra-
phiques.
M. Gény possède en outre des œuvres des Bagard qne nous avons mentionnées, un
petit panneau de bois sculpté à la fin du xviii= siècle, qui représente un vase allongé
entre des rinceaux symétriques que nous avons déjà plusieurs fois caractérisés, d'une
finesse et d'une liberté d'exécution bien remarquables.
11 n'y a qu'un Hercule filmit aiix pieds d'Omphale, terre cuite de Guibal, l'auteur
m
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
des deux fontaines de plomb de la place Stanislas, si bien encadrées par les ferronne-
ries de Lamour et les verdures plantées en arrière; mais les Adam y sont représen-
tés par d'assez nombreuses terres cuites. Auquel des trois frères faut-il les attribuer?
Ou bien les deux seconds ayant pris les leçons de leur aîné, tous trois eurent-ils le
môme style? Toujours est-il que les maquettes en terre cuite que nous avons vues sont
SAINT CHRISTOI'HE.
Bois sculpté d'Adam.
quelque peu tourmentées et crânement enlevées du bout de l'ébauchoir. Leur main
était plus sage lorsqu'ils travaillaient le bois, comme le prouve le saint Christophe
exposé par U"" de Haldat.
La plupart des terres cuites d'Adam ont été exposées par M. Morey,qui est en outre
un amateur des terres de Cyfllé. Tout le monde connaît le Savclier el la Ravaudeuse,
les Savoyards, le Tailleur de pierre et tous ces types populaires exécutés avec
agrément et avec esprit, en terre blanche de Lorraine que cuisaient les fabriques de
Saint-Clément, de Toul et de Lunéville.
Lemire, plus classique, ne modelait que des sujets mythologiques, et l'on connaît
son Amour silencieux aussi bien que son Amour lançant une flèche.
EXPOSITION RÉTRPOSECTIVE DE NANCY. 285
Nous n'avons pas à y insister non plus que sur les terres cuites attribuées à Clo-
dion, le neveu des Adam. Presque aucune de celles que nous avons vues ne nous a pré-
senté un caractère d'authenticité bien évidente.
M. Beaupré, auteur d'un excellent catalogue de l'œuvre de Ferdinand de Saint-
Urbain ', n'avait eu garde de ne point exposer les principales médailles du célèbre
graveur lorrain. C'était, en effet, un médailliste fort habile qui savait masquer sous
l'agrément des ajustements et le brio de l'ensemble ce qui manquait de fermeté à son
modelé. De plus, les sujets allégoriques que l'on voit au revers de certaines de ses
pièces n'ont rien de monumental. Comparés à ceux de ses contemporains ils font l'effet
de tableaux de genre. Ils sont très-fins, nombreux en détails, mais ne remplissent
point le champ de la médaille.
Augustin de Saint-Urbain, son fils, hérila des défauts paternels, mais posséda aussi
ses qualités, qui sont un peu celles de tous les artistes du xviii"^ siècle.
Enfin, M. Liffort de Buffévent avait exposé un médaillon en cire, fort bien touché
par Marie-.\nne de Saint-Urbain, graveur en médailles comme son père et son frère.
CÉRAMIQUE. — Nous serons brefs, tant la matière est vaste. Les faïences de tous
les pays et de toutes les époques étaient représentées, surtout celles de la Lorraine et'
de l'Alsace. Nous nous contenterons d'indiquer les pièces de la pharmacie de l'hôpital
Saint-Charles, de Nancy, dont nous publions les plus magnifiques spécimens. Ce sont
deux grands vases fabriqués àNiderviller, ainsi que le prouve ce nom, inscrit en toutes
lettres parmi les ornements peints en violet ou en rouge d'oeillet autour des armes de
Stanisliis et sur les reliefs de style rococo qui accidentent leurs panses.
Ce sont aussi deux petites aiguières qui les accompagnent.
La porcelaine avait à nous offrir des merveilles. La vraie porcelaine de Meissen,
parmi de nombreux produits, groupes, figurines et piècesde service, était surtout repré-
sentée par quelques pièces d'un service qu'on prétend avoir appartenu à Auguste de
Saxe, aujourd'hui à M"« Dansas, de Strasbourg. Mais nous les croyons d'une époque du
xviii"' siècle beaucoup plus voisine, à en juger par la rigidité des lignes et le classique
delà composition. La soupière est néanmoins un chef-d'œuvre d'exécution; ses deux
anses, faites de têtes de bélier dorées en or vert, sont comme ciselées dans le métal.
Cette soupière pourrait rivaliser presque avec les deux en pâte tendre que possède
M. de Landres. Ce sont les plus grandes pièces de vieux Sèvres que nous connaissions.
Elles nous sont parvenues intactes avec leurs plateaux, grâce aux écrins fleurdelysés
qui les ont protégées depuis leur fabrication, en 1761. Le décor, fait par Bosiet, se
compose de semis de bouquets où les roses dominent et de fdets bleus formant rocaille
le long des ornements en saillie qui font que ces deux belles pièces imitent l'ar-
genterie.
En outre des autres pâtes tendres que M. de Landres expose à côté de ces
soupières qui les effacent, nous devons signaler encore une tasse à bouillon décorée
d'oiseaux, à M"'« la baronne Saladin.
Les Meubles. — Toutes les armoires où les petits objets avaient été exposés
appartenaient à des amateurs, ainsi que les tables sur lesquelles les grandes pièces
avaient été disposées.
A l'opposé des fenêtres figuraient les meubles plus spécialement exposés pour eux-
mêmes, comme les cabinets d'ébène incrusté d'ivoire, appartenant à M. Butte ou à
1. Ce catalogue fait suite à la Notice de M. Henri Lepage sur Ferdinand de Saint-Urbain. Nancy,
1861.
286
GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
M. de Meixmoron ; comme les cabinets espagnols où l'écaille se combine avec le cuivre,
à M. de Scitivaux ; comme un grand nombre d'autres cabinets flamands ou hollandais,
en bois divers incrustés, de la fin du xvi' siècle, ou en ébène à intérieur d'écaillé, du
1 .. "- .
CH.CZCVTZ.- ,-L^P^
é-iU'*'"'
VASE DE PHARMACIE
Faience de NiderviUer.
xvii" siècle; comme enfin. un bureau surmonté de son casier, en ébène garni de cui-
vres dans le style de Boulle, ii M. Gailliard.
Les meubles du xviii" siècle étaient en assez grand nombre, surtout les commodes,
et la plupart fort belles. Elles étaient en général à deux tiroirs et hautes sur pied, en
bois des îles incrustés et garnis de bronze doré.
EXPOSITION RETROSPECTIVE DE NANCY.
287
Mais comment indiquer les nuances dans des formes de même type. Ici les pieds sont
plus contournés, ici ils sont plus droits. Tantôt le meuble forme un ventre sur lequel
des bronzes rocaille dans le style de Caffieri dessinent un large médaillon, qui se com-
bine avec les poignées et les entrées de serrure, comme sur celle deM. Gilbert. Tantôt
l'ornenientation métallique est plus sobre et est remplacée par des bouquets de
SOUPIÈRE ET SON PLATEAU.
Pâte tendre cJe Sèvres. 1761.
bois noir encadrés de môme sur le fond général en bois de rose, comme sur celle
deM.de Metz. Puis, sous l'intluence de l'antique, les formes devenant plus ri-
gides, le ventre s'aplatit en une saillie nettement dessinée, qui rompt le contour
inférieur du meuble ainsi que sa face et la divise en trois parties que décorent des
panneaux de bois incrusté comme sur la commode de M. de Ludres et sur celle de
M. Bruneau.
Enfin les formes géométriques imposent leur rigidité aux lignes et aux surfaces,
même quand elles sont courbes comme est la commode demi-cylindrique à quatre pieds
en fuseau de M. Mannequin, et celle à corps carré, mais ii tablettes semi-circulaires
latérales, ornées de bronzes, dans le genre de Gouthières, mais non ciselés, de M. de
Broissa.
Parmi les autres meubles nous rapprochons du genre ventru, deu.x charmantes encoi-
gnures ornées de bronzes peu finis cependant, exposés par M. Godchaus-Picard, et enûn
288
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
la magnifique horloge deLepautre que possède le musée de Metz. Sa boite, divisée en
ti-ois éléments, l'un arrondi, pour contenir le mouvement et le cadran; 1" autre renflé,
pour le jeu du balancier; le troisième évasé, pour former pied, est en bois incrusté,
orné de bronzes dorés de style rocaille. Une belle figure du Temps est couchée au
sommet de cet édiBce quelque peu compliqué.
Sur ce nous nous arrêtons, craignant d'en avoir trop dit et trop peu.
AL r RED DARCEI..
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS GONSE.
P*K!S. — J. Ct.A-ïr, IMrKiMEUlî, ~, RUE SAl.NT-D KNOIT.
|1.^21|
ANTIQUITES DE LA TROADE
On formerait toute une bibliothèque
avec ce qui a été écrit depuis deux ans,
dans des sens divers, sur les fouilles de M. Schlieniann en Troade, et
sur les curieuses antiquités qu'il y a découvertes. Des polémiques
de toute nature se sont engagées à l'occasion de ces trouvailles. On a
d'abord contesté leur authenticité; mais ces contestations, cjui parais-
sent n'avoir pas été toutes absolument désintéressées, n'ont pas pu
tenir devant un examen séiùeux des faits et des objets eux-mêmes. De
l'aveu de tous les archéologues compétents qui ont étudié la collection
troyenne de M. Schliemann ou seulement l'atlas photographique qu'il
en a publié, ces monuments ne sauraient être sujets au doute. La ques-
tion du jugement à porter sur leur date et de leur relation possible avec
la Troie homérique est restée davantage en suspens. C'est celle qui a fait
surtout répandre des flots d'encre. Une véritable guerre d'érudition s'est
engagée sur la topographie de V Iliade et l'application des données du
poëme aux sites de Hissarlik et de Bounarbachi, en faveur desquels se
sont formés les deux camps.
Ce débat n'est pas nouveau, du reste. La question de l'emplacement
de Troie était déjà très-discutée dans l'antiquité comme de nos jours.
Les descendants des colons éoliens de la ville grecque qui dès sa fonda-
XII. — 2" PÉRIODE. 37
29tf GAZETTE DES UEAUX-ARTS.
tion, vers le va" siècle avant notre ère, avait repris l'ancien nom d'Ilion,
prétendaient habiter l'emplacement même de la cité de Priani. Ils mon-
trèrent chez eux à Xerxès l'acropole de Pergame, quand celui-ci passa
par leur territoire en se rendant en Grèce ; et cette opinion était si bien
admise à l'époque d'Alexandre qae ce fut là ce qui induisit le con-
quérant macédonien, dans sa passion pour les souvenirs homériques, à
rebâtir magnifiquement la nouvelle llion. Cependant, au ii*' siècle avant
Jésus-Christ, un écrivain originaire de la Troade, Démétrius de Scepsis,
contesta cette prétention en s'appuyant à la fois sur une variante de la
tradition locale et sur la difficulté de concilier les données topographiques
de l'Iliade avec le site où les Eoliens avaient bâti leur ville. Strabon
donna au système de Démétrius l'autorité de son approbation, et c'est
celui que jusqu'à ce jour ont suivi la majorité des modeines qui se sont
occupés de la topographie de la Troade.
A la fin du siècle dernier, un voyageur français, Le Chevalier, crut
pouvoir déterminer avec précision le site de l'Ilion d'Homère sur la col-
line appelée aujourd'hui Bounarbachi, et son opinion fut adoptée presque
unanimement. Elle a rallié à elle Rennel, Choiseul-Gouffier, Mauduit,
Forchammer, Texier, Welcker, l'amiral Spratt, M. Curtius, et, plus
récemment, elle a trouvé pour défenseurs convaincus MM. Vivien de
Saint-Martin, d'Eichthal et G. Perrot; c'est, on le voit, un ensemble impo-
sant d'autorités. Cependant M. Schliemann, en étudiant les lieux d'une
manière plus approfondie que la plupart des voyageurs, qui n'avaient
fait que passer, fut frappé de différents arguments qui lui parurent
renverser le système de Démétrius de Scepsis et militer en faveur de la
tradition des Iliéens de l'époque grecque. Il résolut donc d'entreprendre
des fouilles sur une grande échelle aux deux emplacements qui se dispu-
taient la gloire d'avoir vu le désastre de Troie. A Bounarbachi même les
excavations furent stériles; il devenait évident que les hauteurs propre-
ment désignées par ce nom n'avaient jamais été le siège d'un centre de
population de quelque importance dans l'antiquité. Quant à la petite
acropole située un peu en arrière sur le sommet du Balidagh, acropole
fouillée un peu auparavant par le savant consul autrichien von Hahn,
tout ce qu'on y trouve fut jugé par M. Schliemann ne pas pouvoir être
antérieur à l'époque grecque. C'est là, du reste, une question à part,
sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir dans la suite de notre
étude.
L'actif explorateur transporta ensuite ses ouvriers sur la colline de
Hissarlik, plus rapprochée de la mer, et où l'on voyait les ruines consi-
dérables et incontestées de l'Ilion bâti par Alexandre et par Lysimaque.
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE. . 291
Pendant trois années consécutives il en fouilla le sol à grands fi'ais, avec
une infatigable persévérance, pénétrant à une énorme profondeur et Ira-
versant les décombres accumulés de six villes d'époques différentes qui
se succédèrent sur le même emplacement, jusqu'à ce qu'il eût atteint les
ruines les plus anciennes. Ces recherches, conduites avec une remar-
quable intelligence et dépassant de beaucoup ce qu'on eût pu attendre
des efforts d'un simple particulier, finirent par être couronnées du plus
magnifique succès. On est en droit de contester plus d'une des opinions
de M. Schliemann et des conséquences qu'il a cherché à tirer de ses
trouvailles; mais, à quelque avis que l'on se range sur ces questions
controversées, les résultats obtenus dans les fouilles de Hissarlik ont une
importance archéologique de premier ordre et devront être comptées au
rang des plus belles découvertes faites de nos jours.
II.
La plupart des polémiques auxquelles l'interprétation de ces trou-
vailles a donné lieu — et ici, comme de raison, je laisse de côté cer-
taines divagations qui n'appartiennent pas à la science, et auxquelles il
est regrettable que des revues sérieuses aient donné l'hospitalité, — laplu-
part de ces polémiques me paraissent engagées sur un terrain tout à fait
faux, en prenant pour point de départ le texte des poésies homériques.
C'est une ancienne habitude que de vanter l'exactitude topogra-
phique de V Iliade, et si on se borne à prendre cette louange dans un sens
large et élastique, elle est méritée. Oui, l'auteur ou les auteurs de ces
chants épiques, qui vivaient dans les cités grecques de l'Asie Mineure,
connaissaient la plaine de Troie et ne commettaient pas d'erreurs quand
ils parlaient de ses conditions climatériques, quand ils décrivaient l'as-
pect du paysage et la disposition générale des lieux. Mais si l'on veut
aller au delà, entrer dans la précision des petits détails et s'en servir
pour déterminer exactement la position de la ville, on rencontre bien des
contraditions et l'on se plonge dans des obscurités inextricables. En réa-
lité, cette topographie homérique est fort peu claire, puisque c'est préci-
sément elle qui a donné lieu à tant de systèmes opposés. C'est en s'ap-
puyant sur la lettre de Y Iliade que l'on soutient également les droits de
Hissarlik et ceux de Bounarbachi ; les partisans des deux opinions ont de
part et d'autre à leur service des vers tout à fait positifs; et j'ajouterai
en passant qu'une portion des arguments de Le Chevalier en faveur du
dernier emplacement, celui, par exemple, tiré des sources voisines du
292 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
village, ne supportent pas la vérification et n'ont pu être renouvelés der-
nièrement que par un géographe qui n'a pas vu les lieux et n'est jamais
sorti de son cabinet. C'est toujours aussi sur la lettre du texte poétique
que se fondait Démétrius de Scepsispour soutenir une troisième opinion,
plaçant Troie à ri>.'.£wv /icoix-/), c'est-à-dire sur les hauteurs d'Akciii-Kieui,
ou bien qu'en iSlih MM. Glarke et Parker Webb ont prétendu pouvoir
défendre un quatrième emplacement, celui de Chiblak.
La manière dont on doit appliquer au terrain tel qu'il se présente
actuellement les indications homériques, dépend d'ailleurs de questions
profondément obscures, qui n'ont pas été suffisamment élucidées et pour
lesquelles on ne saurait se passer d'un examen nouveau et approfondi du
sol par un géologue ayant spécialement' étudié les dépôts récents. Il s'a-
git avant tout de savoir quels ont pu être les changements du cours des
fleuves dans la plaine, et surtout de déterminer dans quelle mesure
leurs alluvions ont augmenté depuis les temps historiques l'étendue de
cette plaine aux dépens de la mer. Si la côte formait autrefois un golfe
profond aujourd'hui comblé, les vraisemblances sont en faveur de Bou-
narbachi ou d'Akchi-Kieui; si, au contraire, la ligne en a été depuis le
commencement de la période géologique actuelle telle que la déterminent
encore les courants des Dardanelles, il n'y aura pas moyeu d'appliquer
les distances indiquées par l'Iliade autrement qu'à l'intervalle entre
Hissarlik et cette ligne du rivage, là où nous la voyons.
Et, même après que l'on aura tranché d'une manière définitive ces
questions encore sans solution, l'on n'aura pas, ce me semble, atteint à
la fixation de l'emplacement réel de Troie. On sera seulement parvenu, si
l'on constate la précision et la concordance de tous les détails donnés par
la poésie, à déterminer quel était le système qu'avait suivi le chantre de
V Iliade. L'antagonisme des prétentions des Iliéens de l'époque grecque et
de celles dont Démétrius de Scepsis s'était fait l'écho, prouve que, dans
l'antiquité, la tradition locale variait au sujet de l'emplacement de la ville
fameuse détruite par les Achéens d'Agamemnon. 11 est évident que les
Pdiapsodes avaient embrassé l'une de ces traditions diverses et que, pour
eux, Troie était dans un endroit bien déterminé. Mais ils composaient leurs
vers plusieurs siècles après les événements, après que des flots suc-
cessifs de populations avaient passé sur le sol de la Troade, interrompu et
bouleversé la chaîne des souvenirs. On ne saurait donc en bonne critique
prendre les chants de l'Iliade pour des bulletins exacts des combats du
siège d'Ilion, ni même croire que la détermination de l'emplacement visé
par les vers homériques implique celle de l'emplacement authentique de
la cité. Des indications de l'épopée pourraient parfaitement s'appliquer
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE. 293
à Bounarbachi ou à Akchi-Kieui mieux qu'à tout autre endroit, et pourtant
les vraies ruines de Troie exister à Hissarlik, ou réciproquement l'/^îV/rfe
avoir eu en vue le site de Hissarlik et pourtant les débris de la cité se
retrouver sur leBalidagh.Dans tout ce que l'on a écrit de part et d'autre
à ce sujet, il y a une préoccupation beaucoup trop grande, et à mon avis
peu scientifique, de chercher de l'histoire dans les poëmes décorés du
nom d'Homère et de les prendre au pied de la lettre.
n en est de même des rapprochements que l'on a cherché à établir
entre quelques-uns des objets trouvés dans les fouilles et des ustensiles
mentionnés dans V Iliade. Les poésies homériques décrivent un état de
civilisation tout différent de celui dont on a exhumé les vestiges des cou-
ches les plus profondes des décombres qui couvraient la colline de
Hissarlik, une civilisation plus avancée, plus raffinée, qui respire déjà le
sentiment le plus élevé du beau, dont la métallurgie est en possession
du fer et dont les Grecs des âges postérieurs ont gardé une tradition encore
fort exacte. En général, les tentatives de M. Schliemann pour inter-
préter d'une manière nouvelle, d'après les pièces récemment découvertes,
des expressions homériques, ne me semblent pas des plus heureuses.
L'explication d'Aristote pour le ^eira? àjxcpiyjJTOlVjv me paraît meilleure
que la sienne, et je ne peux pas plus que M. Max Mûller reconnaître le
y.p-o5£[;.vov homérique dans les ornements de tète en or, auxquels le
savant explorateur voudrait appliquer ce nom.
D'ailleurs quelle valeur peuvent avoir aux yeux de la critique les
chants de V Iliade pour connaître ce qu'étaient réellement les mœurs, les
usages, la civilisation de la Troie de Priam? Les auteurs de ces poésies,
non plus que les Grecs d'aucune époque, n'étaient pas des archéologues,
préoccupés de l'exactitude et de la couleur locale, cherchant à recon-
stituer le tableau du passé. Ils peignaient avec une vie merveilleuse la
société qu'ils avaient sous les yeux et ne s'inquiétaient pas de savoir si
celle du temps de la guerre troyenne en était ou non différente. Les
descriptions de la poésie homérique ont donc un prix infini pour nous
faire pénétrer dans l'état de civilisation au milieu duquel elles ont été
composées, deux ou trois siècles ou même plus après l'époque historique
de la chute de Troie, dans la première phase de la culture proprement
hellénique. Les monuments que l'on peut considérer comme en étant
contemporains sont assez nombreux, et elles en forment l'incomparable
commentaire. Mais il n'y a rien à demander à ces poésies pour l'éclair-
cissement des objets qui représentent des phases antérieures du dévelop-
pement industriel , artistique et social , comme ceux découverts par
M, Schliemann, ni pour la connaissance de la période précise de ce déve-
294 GAZETTE DES liEÂUX-AHTS.
loppement pendant laquelle eurent lieu le siège et la ruine de Troie.
Pour arriver à des résultats un peu certains dans l'étude des décou-
vertes récentes de la Troade, c'est exclusivement par la méthode archéo-
logique qu'il faut procéder. On doit d'abord les examiner en eux-mêmes
et s'efforcer de préciser l'état de culture qu'ils représentent. On les com-
parera aux objets analogues trouvés en Chypre, à Rhodes, à Santorin et
en général dans tout l'Archipel grec, de manière à déterminer leurs
afTniités, leurs différences, et par suite à fixer le point historique
auquel ils se rapportent dans la marche de la civilisation commune à ces
contrées. Enfin leur rapprochement , d'un côté avec les sculptures
égyptiennes qui, à des époques chronologiquement certaines, offrent
l'image des populations de la Grèce et de l'Asie Mineure, de l'autre avec
les monuments des Pélopides dans la plaine d'Argos, permettra de for-
muler des dates approximatives, que l'on rapportera ensuite à celle de
la guerre troyenne. C'est seulement ainsi que l'on peut arriver dans une
certaine mesure à juger si c'est la Troie d'Homère dont on a mis au jour
les débris, ou si c'est quelque ville antérieure ou postérieure.
III.
Ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, six villes ou agglomérations d'ha-
bitations humaines se sont succédé sur la colline de Hissarlik jusqu'à
la chute de l'empire romain, et leurs débris s'étagent depuis la plus
ancienne jusqu'à la plus récente, formant un amas de 16 mètres d'épais-
seur totale. Il a fallu descendre à cette profondeur de 16 mètres» au-des-
sous de la surface actuelle pour retrouver le sol de la cité primitive. La
couche la plus récente et la plus superficielle contient les restes de la
ville dont Alexandre commença la magnificence, que Lysimaque entoura
de murs, en la dotant d'un vaste théâtre, et qui subsista jusqu'aux pre-
mières incursions des Barbares en Asie Mineure. C'est à cet étage de la
stratification des débris qu'a été rencontrée l'admirable métope dont la
Gazelle des Beaux-Arls publiait le dessin l'année dernière avec un savant
article de M. Rayet.
Au-dessous des débris de cet llion des âges macédoniens et romains,
on rencontre des restes de celui des colons éoliens. Une couche plus
mince et beaucoup moins riche, qui ne donne guère que quelques frag-
ments de poteries assez communes, paraît correspondre à l'époque des
rois de Lydie, avant l'établissement des Grecs. Il semble que, durant
cette période, l'emplacement fut presque inhabité, ou du moins qu'il n'y
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE, 295
exista plus qu'un groupe de population très-peu important. En descen^
dant plus bas on arrive au milieu des restes d'une civilisation tout à fait
à part et exclusivement indigène , où l'on chercherait vainement une
trace de l'influence des grandes cultures de l'Egypte ou de l'Assyrie.
Les fouilles ont permis de constater que la ville, dont M. Schlieraann
a ainsi retrouvé les débris sous l'ilion des siècles helléniques, avait été
détraite quatre fois par l'incendie sans que l'état de sa civilisation eût
changé d'une manière sensible. Quatre étages de ruines, où les objets
demeurent les mêmes, se superposent les uns aux autres, et toutes ces
couches de décombres portent les traces manifestes de violentes confla-
grations. Les quatre reconstructions ont pu, du reste, se succéder assez
rapidement. Il ne faudrait pas que l'épaisseur des débris amoncelés fit
illusion sur le temps qu'a demandé leur accumulation; l'importance de
chacune des couches de cendres prouve seulement la quantité de bois
qui avait été employée dans les constructions et qui a été dévorée par
l'incendie.
On a prétendu — et quelques-uns en ont tiré des conclusions con-
sidérables — que les objets étaient d'un travail plus parfait à mesure
que l'on descendait à de plus grandes profondeurs, que l'on devait donc
constater une barbarie croissante à chaque reconstruction de la ville. Il
y a même des savants qui ont été jusqu'à dire que ces reconstructions
successives avaient probablement été l'œuvre de peuples différents. Je ne
saurais l'admettre, car ce qui me frappe le plus, c'est au contraire l'unité
des objets à toutes les couches une fois que l'on a dépassé celle de
l'époque lydienne. Quant au fait que l'on a signalé, je trouve qu'on l'a
fort exagéré. En réalité les poteries, tout en restant les mêmes, sont
d'une qualité plus fine, non pas à l'étage inférieur mais au second, plus
grossières ou mieux plus rustiques dans la troisième et la quatrième
couche, et aussi dans la plus ancienne ; c'est également dans la seconde que
l'on a rencontré le plus d'objets en métaux précieux. Mais ceci s'explique
si l'on remarque que le second étage de décombres est le seul où l'on
constate les restes d'une ville à proprement parler, d'une ville ceinte de
remparts, qui malgré sa médiocre étendue était pour l'époque une ville
importante, et qui servait de résidence au chef ou au roi d'un petit
peuple, dont la demeure, véritable donjon s' appuyant en partie sur les
murailles de défense, dominait toutes les autres habitations. Dans la
troisième couche on voit y succéder une bourgade ouverte et secondaire,
dans la quatrième un simple village aux maisons entièrement faites de
bois. Il n'y a donc pas besoin de supposer un recul dans la civilisation ;
le déclin de la localité au fur et à mesure de chaque destruction suffit à
296 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
expliquer le fait qu'on a grossi. Sans que la culture du peuple ait baissé
de niveau, les objets de même nature doivent être naturellement plus
simples et plus grossiers dans ce qui n'est plus qu'un village, qu'ils
n'étaient auparavant dans la ville où résidait le chef, et dont ce village
a pris la place après une catastrophe dont le résultat avait été bien évi-
demment de faire changer le site de la cité royale.
Les maisons de la ville fermée (dans la seconde couche) étaient fort
irrégulières de plan et leur partie inférieure était construite en petites
pierres grossièrement taillées, mêlées à certains endroits de briques
crues, que reliait de l'argile employée en guise de ciment. Dans l'habi-
tation royale et dans l'enceinte, l'échantillon des pierres est seulement
plus fort, comme les murailles plus épaisses, mais elles n'auraient pas
résisté un seul instant au choc du bélier, engin que ne connaissaient
donc ni le peuple qui a construit la ville ni ses voisins. Ce mode de
bâtisse est aussi celui des bourgades de la première et de la troisième
couche, mais avec plus de rusticité dans l'exécution. C'est également
de la même manière que sont construites les habitations des villages
enfouis sous les déjections de tuf ponceux produites par la grande érup-
tion finale du volcan primitif de Santorin, véritable Pompéi préhistorique
exploré par deux de nos compatriotes, M. Fouqué et M. Gorceix, qui en
font remonter la date entre 2000 et 1800 ans av. J.-C. Nous aurons à
revenir plusieui's fois sur la comparaison entre ces antiquités de Santo-
rin et celles de la Troade.
On a constaté le rôle considérable que jouait la charpente de bois,
grossièrement taillée et reliée exclusivement par des chevilles également
en bois, dans les habitations préiiistoriques de Santorin. Il en était de
même dans la ville dont les vestiges ont été découverts à Hissarlik.
Toute la partie supérieure des maisons, qui semblent avoir eu au moins
un premier étage, était en bois. C'était aussi le cas de la demeure royale,
dont l'élévation en bois devait être assez considérable. Les murs mêmes
de l'enceinte n'étaient en pierre que jusqu'à une assez faible hauteur;
des tours de bois les couronnaient et semblent avoir été reliées entre
elles par de puissants hourdages. Ce sont tous ces bois qui ont produit
les masses de cendres et de charbons sous lesquelles sont enfouis les
restes de maçonnerie. Ces faits, que l'on a pu constater d'une manière
positive, nous placent au milieu des usages particuliers et proprement
indigènes des anciennes populations de l'Asie Mineure. A la belle
époque grecque, ils ne s'étaient conservés que dans les montagnes voi-
sines de Trapézonte, chez le petit peuple des Mossynœques, demeuré
fidèle aux vieilles mœurs et à la barbarie primitive, comme du temps
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE. 297
d'Hérodote il y avait encore à l'intérieur de la Thrace et de la Macé-
doine des peuplades qui vivaient encore dans des villages lacustres,
pareils à ceux de la Suisse, tandis que les colonies helléniques, dans leur
pleine fleur de civilisation, couvraient déjà les côtes. Les Mossynœques
étaient ainsi nommés, nous dit-on, d'après les tours de bois qu'ils habi-
taient et désignaient dans leur langue par le mot mossyn. Xénophon,
dans son Anaba.se, décrit avec une précision technique la petite ville
royale d'une des tribus de ce peuple que les Dix-Mille durent emporter
de vive force sur leur passage; il la montre avec ses remparts et ses
maisons de bois groupées dans un étroit espace et dominées par le
mossyn ou donjon de bois du chef, qui servait de réduit. Sa description
cadre trait pour trait avec les raines trouvées dans la seconde strate de
décombres à Hissarlik, de même que les indications qu'il fournit sur le
mobilier des habitations mossynœques coïncident fort exactement avec les
ustensiles exhumés des mêmes ruines. Il devient donc évident que ce
peuple immobilisé dans ses montagnes gardait un type d'habitations
agglomérées et fortifiées qui avait été autrefois commun à toutes les
populations du nord -ouest de l'Asie Mineure, et que le pergnmos pri-
mitif de laTroadeet de la Phrygie, dont M. Schliemann nous a rendu
un exemple, était pareil au jnossyn des Mossynœques. Ceci s'accorde
très-bien avec son nom même de jjergamos, qui est certainement appa-
renté au grec Tïupyo; a tour », macédonien pupYo;, au gothique baurgs
(allemand burg) et à l'ancien irlandais bnigh.
FRANÇOIS LENORMANT.
[I.a snile profluiincmenl.)
XII. — 2" PIÎRIODK. 38
JAN VAN GOYEN'
II.
iix approches de 16/i0, l'école hollan-
daise, déjà influencée par Frans Hais
et de plus en plus guérie des pratiques
minutieuses, vit son rêve consacré par
une autorité irrésistible, celle de Rem-
brandt. Le grand maître avait eu, lui
aussi, des débuts presque timides; son
pinceau s'était d'abord montré sage et
réservé; mais, peu à peu, l'audace avait
iî^jî^^'rri-''^J'-i)s'"^^ '-^ss-f^^^ pris possession de son talent, et, bien
qu'il ne fût pas encore le peintre déchaîné qu'on admira plus tard, Rem-
brandt était devenu un exécutant libre, superbe et fier. L'Ange quittant
Tobie, du musée du Louvre, est de 1637, et l'on ne niera point que ce
tableau ne soit l'œuvre d'un artiste déjà très-rassuré. Mais l'ambition de
Rembrandt allait bien plus loin; ici deux dates suffiront : le Mhmge du
menuisier est de 16/iO, la Bonde de nuit, ou, pour mieux dire, la Sortie
des arquebusiers^ est de 1642. Le maître avait fait un grand pas vers la
conquête de son idéal. Dans ces peintures, dont la signification histo-
rique est considérable, la Hollande pouvait saluer deux choses auxquelles
elle était certainement préparée et qui cependant durent paraître nou-
velles : je veux dire l'effacement systématique de la note locale ramenée
à la glorification du ton roux, et cet art, venu du cœur, qui, faisant
parler le clair-obscur, élève la lumière à la hauteur d'une poésie.
L'école hollandaise fut profondément touchée. La parole que Rem-
4. Nom- Gazelle des Beaux-Arls,%' période, t. XII, p. 138.
JAN VAN GOYEN. 299
brandt venait de prononcer, c'était depuis longtemps la parole attendue,
c'était la réalisation définitive du desideratum universel, l'harmonie.
Van Goyen, conquis par avance, à la grande doctrine de l'unité, fut un
des premiers à comprendre Rembrandt. Ils étaient compatriotes. Se sont-
ils connus personnellement? Le fait serait vraisemblable, mais il n'eu
reste aucune trace. Je constate avec surprise et même avec regret que
Rembrandt, qui possédait des marines de Percellis et une grisaille de
S. de Vlieger, n'avait pas un seul Van Goyen'. Mais si les deux maîtres
ne se sont pas l'encontrés dans la vie, ils ont communié dans l'art; ils
se sont compris, et, pour la largeur du faire, la chaleur des colorations
brûlées, les grandes harmonies savoureuses, le paysagiste a souvent
parlé un langage qui emprunte quelque chose à celui du grand poëte
de la lumière.
A l'origine, Van Goyen avait aimé les tons verts, les prairies éclai-
rées d'un gai rayon d'or, et parfois, comme dans \esChau7inéresdelQ5S,
il avait noyé ses gazons et ses arbres dans une douce teinte olivâtre.
C'était déjà un grand pas dans la voie de la simplification. Mais quand
l'astre de Rembrandt se lève dans le ciel hollandais, Van Goyen fait son
examen de conscience, il se reproche d'avoir trop varié ses tonalités, il
craint qu'on ne l'enrégimente dans la bande criarde des multicolores.
Aussi allons-nous le voir modérer ce qu'il considérait comme les excès
d'une palette juvénile, discipliner ses couleurs, faire une place meilleure
aux gris chaleureux, substituer l'arbre roux à l'arbre verdoyant, et
arriver ainsi à une unité pénétrante et adorable. Comme il n'avait pas
cessé d'aimer la vérité, il a dû parfois subir la fatalité du ciel bleu. Je
suis assuré qu'il en a gémi.
La Chapelle, de la galerie de M. Rothan, est de 1642. Les Bords de
la Meuse, de la même collection, les Patineurs, du musée de Dresde,
YEscaut près de Flessingue, de l'Ermitage, la RivUre, du musée de
Rotterdam, sont datés de 16Z|3. Nous n'avons malheureusement pas vu
tous ces tableaux, mais comme en ces matières il n'est pas interdit
d'aller du connu à l'inconnu, ceux-là mêmes que nous ignorons se
laissent entrevoir de loin. Nous avons d'ailleurs des équivalents dans
d'autres galeries, chez M. Sedelmeyer par exemple. A cette époque,
Van Goyen est dans toute sa force : l'accent de son pinceau devient de
plus en plus décisif. 11 semble même que l'artiste, dont la situation est
'I. Voit- l'inventaire des tableaux et des meubles de Rembrandt fait en '1656 à la
requête de ses créanciers. Charles Blanc. VŒuvre complet de Rembrandt, 1859, 1,
p. 40.
300 GAZETTE DES BEAUX-AKTS.
faite et qui n'a plus à complaire aux amateurs timorés, se livre plus
librement à son caprice : il peint pour lui ; il agrandit son cadre, et
telle est l'audacieuse fantaisie de ses allures, que pour un peu il serait
presque singulier.
M. Sedelmeyer possède une de ces toiles que Van Goyen peignait
sans souci ds l'acheteur et qu'il couvrait à peine d'un frottis de couleur
légère. C'est une marine qui porte le monogramme V. G. et la datel64/i.
La conception en est simple et Jiardie. Dans la partie iuférieure du
tableau s'étend la mer, ou du moins un fleuve élargi et profond; d'un
côté, se profde un rivage avec cette église au clocher rectangulaire
dont l'artiste a si souvent fait le portrait ; la brise ride légèrement
l'eau blonde autour des bateaux; au premier plan, on voit naviguer
un canot noir chargé de dix figures. Le tableau étant très- vaste, la
mer et la côte lointaine n'occupent qu'une bande de quelques centi-
mètres, le peintre ayant voulu donner de l'importance au ciel, qui est
lumineux, immense, presque démesuré. Il y a très-peu de peinture
sur celte toile; mais elle y a été mise par un pinceau si savant, la
scène contient tant d'air, elle donne si bien l'impression des grands
horizons maritimes qu'on ne peut qu'admirer la hautaine liberté de cette
fantaisie, que quelques-uns trouveraient peut-être excentrique.
Dès lors Van Goyen prit goût aux cadres élargis, et, en cette même
année l64/i, il peignit plusieurs autres tableaux de grand format.
M. Sedelmeyer en possède un qui est fort curieux; un vaste paysage
peu meublé, aux premiers plans duquel on voit des carrosses précédés
ou suivis de valets portant encore le costume du temps de Louis XIII.
L'exécution est un peu lâchée : c'est un exemple intéressant de la
manière décorative que Van Goyen adopta quelquefois. La grande marine
de la collection de M. Rothan est aussi une improvisation. Elle a été
peinte en quelques heures, toujours en iGhli. Mais nous gardons vis-
à-vis de ce tableau l'attitude que nous avont prise dans une étude précé-
dente^ : notre admiration n'a pas changé. « Cette marine, disions-nous,
n'est pas seulement la vue pittoresque d'une côte hollandaise; c'est
une puissante conception de l'esprit. Le ciel est infini; la vague, courte
et coupée, clapote sous la brise, le vent gonlle les voiles des barques
penchées; tout prend une sorLe d'accent tragique. » Dans les paysages
d'une date antérieure, nous avions signalé d'abord les gaietés printa-
nières de la jeunesse, puis une mélancolie douce et voilée; ici un grand
1. Voir Gazelle des Beaux-Arts, 2' période, t. VII, p.
JAN VAN GOYEN. . 301
pas a été fait dans les voies du sentiment, nous avons l'émotion et le
drame.
Il n'y a rien dans ce fait qui doive surprendre. Yan Goyea a gardé
son originalité, il n'imite personne, en cette période où son esprit et sa
main ont l'allure de plus en plus libre ; mais l'admiration lui a été une
leçon; il pense au maître d'Amsterdam, il est devenu rembranesque.
Nous avons tous les regrets du monde de ne pas connaître le Paysage
d'hiver, du musée de l'Ermitage, celui dont les lointains laissent voir la
perspective de Harlem. Ce tableau, peint en iQlib, doit être significatif.
Nous connaissons de la même année la Rivière, du musée d'Amster-
dam ; mais notre souvenir ne nous rend pas un très-bon témoignage de
ce tableau, que Burger a d'ailleurs qualifié en trois mots : « Grand, vrai,
mais pas très-heureux ^ » L'auteur des Musées de la Hollande n'était
pas accoutumé d'être sévère pour Van Goyen ; il a dû cependant consta-
ter chez lui quelques somnolences accidentelles : « Van Goyen, écrivait-d
en 1860, n'est guère jugé, hors de la Hollande, que sur d'assez grands
paysages, vides et roussâires, presque monochromes, d'une pratique
lourde et négligée. Souvent, en effet, vers la fin de sa vie, son talent,
devenu trop expéditif, se relâcha; mais... c'est un vrai peintre et un
coloriste original-. » Et Burger subissait en réalité le charme de Yan
Goyen ; nous en avons parlé bien des fois, dans ce petit salon du boule-
vard Beaumarchais qui était le temple de l'enthousiasme. Je puis dire
que notre ami aimait l'astre pour lui-même et pour ses satellites, Pieter
Molyn et Jan Yan Croos.
Il faut d'ailleurs s'entendre sur les négligences de Yan Goyen. Il se
pourrait qu'elles fussent parfois des artifices comme celles du poëte dont
parle Régnier; mais elles sont aussi — le petit procédé de Breughel de
Velours étant tout cà fait oublié — des hardiesses, des virtuosités, des
accents enfiévrés et superbes. Je ne crois pas qu'on puisse trouver un
tableau mieux peint qu'une certaine vue d'église que possède M. Rothan,
et qui passe pour représenter la Cathédrale d'Utreeht. Ce paysage, de
dimension moyenne, est daté I6Z16; il est fait avec deux tons presque
pareils, car il n'admet que des gris chaleureux jouant avec des bruns.
L'influence de Rembrandt y demeure visible. L'exécution est libre, fière,
vaillante. Ce tableau n'aurait peut-être pas été compris par un cri-
tique de 1820; mais, depuis lors, nous avons fait quelque progrès, et si
nous n'admirions pas cette Cathédrale d'Utreeht, nous devrions être
1. Musées de la Hollande, I, p. 149.
2. Galerie Suermondl, p. 17.
302 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
rangé au nombre des ennemis de la bonne peinture, classification dou-
loureuse dont nous voudrions éviter l'amertume.
De cette période où Van Goyen semble parfois décolorer systémati-
quement sa i^alette pour atteindre une unité plus complète et plus douce,
il reste çà et là d'éloquents témoins. Telle est la Plage à la Tour-Carrée,
dont nous donnons la gravure et qui appartient à M. Sedelmeyer (10i6)
sous un ciel tourmenté et superbe, des cavaliers et des gentilshommes se
promènent sur les pentes adoucies des dunes, et regardent au loin cou-
rir les barques légères. La peinture, ici, est faite avec des bruns et des
gris d'une finesse incomparable. La Vue cV Arnhem, de la collection Suer-
mondt, est aussi de 1646.Burger a bien connu ce tableau : c'est, dit-il,
la vue d'une ville, avec ses monumenis et ses maisons au bord d'un
fleuve qui circule dans des lointains panoramiques, à la manière des
paysages de Philip Koninck... Le ton de la couleur tourne à l'olive'.
Ainsi Van Goyen, qui a cherché les gris blonds dans la Cathédrale
d'Utrccht, arrive au vert bruni dans la Vtie d'Arnhem; il est roux dans
un Inférieur de ville (16/i7) que possède M. Sedelmeyer. Nous aimons
beaucoup ce paysage sans arbres, où l'on ne voit que des maisons et un
pont de pierre jeté sur un canal. Ce tableau, exceptionnel dans l'œuvre
du maître, est admirable en effet pour la sûreté de l'exécution et la cha-
leur du pinceau.
C'est de cette époque, ou peu s'en faut, que datent certaines pein-
tures de Van Goyen d'un caractère tout particulier. Dire que ce sont des
grisailles, ce ne serait pas les désigner avec une précision suffisante. Ce
sont en réalité des monochromies, qui sur une dominante d'un ton roux,
marron, noisette ou cuir de Cordoue — font jouer les clairs et les
vigueurs, sans s'écarter jamais du parti-pris adopté. Nul doute que de
pareilles coloiations ne soient tout à fait arbitraires. Ce sont de pures
abstractions, comme celles du dessin et de la gravure qui, avec du noir
et du blanc, font comprendre la verdure des arbres et l'azur du ciel . Mais,
alors même qu'on ne prendrait ces grisailles rousses que pour un jeu
du pinceau, il faut avouer que Van Goyen y a fait paraître une tenue, une
volonté, on dirait presque une richesse qui n'appartiennent qu'aux
maîtres. Ces paysages chimériques et charmants, espèces de sépias rem-
branesques, sont d'une exécution très-libre : un frottis léger caresse le
panneau dont le ton se devine à travers les transparences de la couleur,
et le peintre se contente parfois de l'à-peu-près du rêve.
Il avait en effet de la fantaisie ce naturaliste si assidu d'ordinaire à
1. Voir Gazelle des Deuux-Arls, 2" période, t. I, p. 175.
304 GAZKTTE DES BEAU X- A liTS. *
reproduire dans leur réalité de tous les jours les humbles aspects des
campagnes hollandaises. Il possédait aussi le sentiment, et c'est surtout
dans ses marines qu'il l'a fait voir. Au temps de sa jeunesse, Van Goyen
avait vu, dans les rivages de la mer, des canaux ou des fleuves, des spec-
tacles reposés et comme endormis au milieu d'une atmosphère sereine ; plus
tard, et surtout après qu'il eut connu le grand agitateur Rembrandt, il re-
mua le flot, il comprit les tumultes de la vague fouettée par l'âpre vent
de l'hiver. C'est au moment où la jeunesse s'en va que l'on commence à
goûter l'austère poésie du mauvais temps. Très-calme en 1633 dans la
marine de l'ancienne collection de M. Etienne Arago, Van Goyen s'émeut
en 164Zi, il exprime l'aspect douloureux de la nature dans la grande
scène maritime que nous avons rencontrée chez M. Rothan et dont nous
avons signalé l'accent poétique. Le Louvre nous montre une œuvre qui
appartient à la même impression morale. On trouvera ici la reproduction
de cette marine, qui est datée de 1647 et qui n'avait jamais été gravée.
C'est un type excellent de la manière du maître cà cette époque. 11 ne
serait pas impossible à un touriste hollandais de reconnaître le site dont
le peintre s'est inspiré. A droite, au second plan, on voit trois moulins et
la silhouette d'une ville que domine la tour carrée d'une église. Lamer, ou
pour mieux dire le fleuve abondant et large qui tout à l'heure va se perdre
dans l'Océan, occupe, avec un grand ciel sinistre, tout le reste de l'es-
pace. Quelques barques naviguent au premier plan. Ici encore, Van
Goyen a montré son goût pour les grisailles : partout il a mis des gris
énergiques, mais qui laissent cependant toute leur valeur aux bateaux
noirâtres, aux brunes figurines qui les habitent. Sur le devant, un
canot, monté par huit hommes, se défend, non sans peine, contre les bru-
talités du vent et de la mer. Ces figures sont d'une exécution abrégée,
mais admirable de justesse et de décision. Van Goyen a souvent des em-
portements de pinceau qui révèlent en lui un contempoi-ain de Frans Hais.
Ce tableau, si peu regardé jadis, est bien près d'être une merveille.
Quand l'émotion entre une fois dans une âme choisie, elle s'y accli-
mate et elle y demeure. Si jamais Van Goyen a pu toucher le cœur,
c'est par ses marines. iNous en connaissons plusieurs qui, pour le
sentiment, rappellent celle du Louvre. Ce travail ne doit pas ressembler
à un catalogue, et nous ne pouvons tout dire; mais nous ne nous par-
donnerions pas d'omettre un tableau que M. Sedelmeyer nous a montré
et dont l'éloquence est irrésistible. C'est une marine encore, signée du
monogramme V, G., sans date. Elle doit être d'environ 1650, et nous ne
sommes point surpris que Gustave Greux ait trouvé plaisir à la graver.
La mer est violemment agitée ; le flot, fouetté par le vent, se soulève en
XII. — 2' PÉRIODE.
39
306 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
crêtes aiguës; un canot, difficilement dirigé par quelques pêcheurs,
et une barque qui, si l'équipage était prudent, devrait carguer sa voilure,
courent sur l'eau profonde et peu rassurante. Le ciel, qu'illumine par en
bas une clarté d'orage, est noir dans les hautes régions, et, subitement
la foudre y trace son serpent de feu. C'est là une marine d'un aspect
tragique et désolé, un paysage digne des plus grands maîtres. U y a
dans cette mer démontée, dans ce ciel d'encre que traverse l'éclair
blanc, une sorte de sauvagerie désespérée et shakespearienne que le
placide W. Van de Velde n'a jamais connue et que notre Delacroix aurait
aimée.
Dans un passage que nous avons cité, Burger assure que, vers la fia
de sa vie. Van Goyen, devenu improvisateur, négligea son exécution et
faiblit un peu. Cette assertion n'est peut-être pas des plus exactes. Si
Burger était encore des nôtres, c'est un point que nous aimerions à dis-
cuter avec lui. L'élève éprouvant des voluptés secrètes à faire la leçon
à son maître, nous irions avec celui qui nous a appris tant de choses,
revoir aux bons endroits les œuvres significatives, et comme l'art de
vérifier les dates est un très-grand art, nous montrerions à notre ami
qu'en d6/i8, en 1650 et plus tard. Van Goyen avait encore bien du
talent. La première de ces dates se lit sur le tableau qui appartient
à M. Demidoff, le Grand Arbre, qui a été reproduit à la page 149 de ce
volume; le second sur une charmante scène d'hiver, de la galerie
Suermondt, Burger lui-même a reconnu tous les mérites de ce tableau,
et c'est dans la Gazelle qu'il a écrit : « Petit Hiver délicieux. En avant
d'une auberge entourée d'arbres dépouillés, nombreux personnages sur
la glace d'un fleuve, des patineurs, des gentilshommes et des dames, des
paysans, des traîneaux, des chevaux : l'exécution est vive et perlée, la
couleur très-brillante. » Ce tableau, qui par le choix du motif rappelle
un sujet que Van Goyen avait traité dans sa jeunesse S présente une sin-
gularité dont il faut dire un mot. Il est signé deux fois, et il porte deux
dates, 1650 et 1651. Cette profusion d'écritures n'est pas pour éveiller
les soupçons. Nous connaissons plusieurs Van Goyen, qui sont double-
ment signés et datés. Quelquefois même, il y a entre les deux dates un
intervalle assez respectable. La grande Vue de Bordrecht, dont on a
une gravure par M"" Marie Duclos et qu'on a vue à Bruxelles lors de
-l. Ce motif, cher à H. Van Avorcampetà Esaïas Van de Velde, a beaucoup préoc-
cupé Van Goyen. Il l'a repris en 1652 dans les Patineurs, delà collection Sedelmeyer.
C'est le tableau dont la gravure illustre notre premier article. Respectueux de la chro-
nologie, nous no pouvions confondre cette peinture, où dominent les gris et les
bruns, avec les tableaux de la famille verte.
JAN VAN GO YEN. 307
l'exposition de la galerie de M. Wilson, est datée à la fois de iQhh et de
1653. N'est-ce pas là une lumière de plus sur les méthodes du peintre?
Il commençait un tableau, il arrivait à se satisfaire, il signait son œuvre,
et il l'oubliait pendant quelques années. Plus tard il la reprenait avec
un esprit nouveau; il y ajoutait un détail, il revisait un accent, et la
peinture étant ainsi complète et parachevée, il signait une seconde fois.
Plusieurs, parmi les modernes, ont eu la même aventure : l'histoire des
tableaux commencés, abandonnés et repris, est fréquente dans la bio-
graphie de Théodore Rousseau.
A l'époque où nous sommes parvenus, Van Goyen parait avoir des-
siné beaucoup. Il avait le crayon facile et presque lumineux. Dans une
harmonie grise et où les vigueurs restent douces, il exprime les trans-
parences de l'atmosphère. Sans parler des dessins des collections Suer-
mondt et Sedelmeyer, le musée du Louvre en expose deux, qui sont
exquis. Paysages au bord de l'eau, datés l'un de 1651, l'autre de 1653.
Avec cette habileté à rendre l'elTet, dans un crayonnage clair et
blond, il semblerait étrange que Van Goyen n'eût point fait quelques
eaux-fortes. Il s'est en effet essayé dans la gravure. La question, disons-
le tout de suite, n'est pas très-élucidée. Charles Blanc en a dit un mot
dans sa notice sur Van Goyen de l'Histoire des Peintres. Il a expliqué
combien les eaux-fortes du maître sont peu nombreuses, combien les
épreuves en sont l'ares et il a remarqué que Bartsch ne les a point con-
nues ou qu'il les a dédaignées. Charles Blanc en mentionne six, et
même sept, en y ajoutant la marine, du cabinet d'Amsterdam, pièce
octogone qui porte la date 'J650 avec le monogramme. On la considère
comme unique. M. Vosmaer a aussi parlé de cette gravure qui est, dit-
on, traitée avec beaucoup de légèreté et d'esprit. Nul doute que s'il eût
voulu s'y appliquer et se souvenir plus souvent des exemples d'Esaïas
Van de Velde, Van Goyen n'eût réussi dans l'eau-ibrte. Il ne paraît y avoir
cherché qu'un délassement de quelques heures, sorte de repos entre
le tableau fini et le tableau commencé. Aussi Van Goyen n'occupe-t-il,
comme graveur, dans l'école hollandaise, qu'une place qu'un peu plus
de zèle aurait faite meilleure.
Mais Van Goyen avait tant de choses à dire avec le crayon et avec le
pinceau ! les bords de la Meuse et les rivages de la mer lui gardaient
encore tant de spectacles ! L'âge arrivait, mais son activité restait entière,
et son pinceau devenait plus facile. Ce prétendu relâchement qu'on a cru
remarquer dans sa manière aux dernières années de sa vie, n'est point
une défaillance, c'est un changement de système. L'aventure de Van Goyen
n'a pas été différente de celle de Frans Hais et de Rembrandt. Pour lui,
308
GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
comme pour eux, la vie a été l'évolution rationnelle, le mouvement con-
tinu qui monte de la timidité à l'audace. Van Goyen a toujours marché
vers la conquête de la liberté. 11 faut faire état de ses derniers tableaux,
car ils l'expriment tout entier. Les Bords ÏÏunc rivière (n° 181, du musée
du Louvre) sont de 1653, et cette peinture n'est pas mauvaise, parce
MARINE PEINTE PAU VAN GOYEN EN J6j3.
(Collectiun Sedelmeyer.)
qu'elle est aisée et vaillante. C'est aussi en 1653 que Van Goyen peignit
la petite marine de la collection de M. Sedelmeyer, dont nous donnons la
gravure. C'est une œuvre d'un caractère robuste et concentré. Le sen-
timent mélancolique domine dans l'abondance des noirs qui assom-
brissent la mer et le ciel, et qui, on peut le croire, n'ont pas été mis là
au hasard. 11 y a dans cette élimination de la lumière une tristesse sys-
tématique. L'exécution est simple et large. Qu'on s'imagine Rembrandt
peignant avec du noir, au lieu de se maintenir dans ses teintes fauves, on
aura une idée de cet éloquent tableau.
L'effacement de la coloration correspondait-il chez Van Goyen à ces
JAN VAN GOYEN. 309
mélancolies qui, si souvent, viennent voiler les dernières pensées de
l'artiste? Il serait imprudent de le dire. Le peintre vieillissant gardait
la sérénité des années heureuses; son œil était sain, sa main prompte
et sûre : il avait toujours pour la nature hollandaise des adorations infi-
nies, et sans effort, comme un bon ouvrier, en paix avec sa conscience,
il termina sa vie par un chef-d'œuvre.
Ici, 1q mot n'est pas excessif. On peut voir chez M. Sedelmeyer le Pont
près de la ferme, dont une gravure accompagne cet article. Chose
étrange : si ce tableau ne portait le monogramme V. G. avec la date 1655,
la chaleur puissante des colorations ferait penser à un Albert Cuyp. Le
parti-pris général étant emprunté à la note brune, le roux automnal des
feuillages, la splendeur d'un soleil couchant viennent jeter sur toute
chose une sorte de dorure. Les horizons s'éclairent de vapeurs transpa-
rentes; des tons marrons, à la fois puissants et veloutés, s'étalent sur les
terrains du premier plan. Nous prononcions tout à l'heure le nom de
Cuyp. Oui, c'est à ce grand peintre de la lumière que le tableau de Van
Goyen fait songer. Tous ces grands Hollandais du xvii" siècle sont diffé-
rents et tous se ressemblent, car leur pensée se tourne vers le même
idéal.
Le Pont près de la ferme, est-il le dernier tableau de Van Goyen?
Non. Indépendamment d'une marine, qui date aussi de 1655, et qui,
d'après un renseignement fourni par M. Vosmaer, serait à Cologne, chez
M. Ruhl, il existe un petit Van Goyen de 1656. Ce tableau, les Bords d'un
canal, est au Louvre dans la galerie Lacaze. Il n'y fait pas très-brillante
figure au milieu de la gaieté claire des Lemoine et des Boucher. Le motif
est peu compliqué : au centre, sur une digue, une porte de ville, un
chariot rustique qui se dirige vers cette porte, et à gauche, un large
canal avec quelques barques. Le tableau est noir et triste : et cette fois,
en effet, c'était la fin. Saluez le monogramme V. G. : vous ne le rever-
rez plus.
Honbraken nous apprend que Van Goyen est mort à la Haye en 1656.
Cette indication, nous le savons, a été contestée. La réimprimer aujour-
d'hui au moment où elle tend à disparaître des catalogues autorisés,
c'est prendre une attitude paradoxale; mais c'est aussi rendre ses titres
à une date très-innocente et qui avait été à tort suspectée.
(1 Suivant quelques écrivains. Van Goyen serait mort en 1656. Ceci
est parfaitement faux et en contradiction flagrante avec la date de 1664
que l'on trouve sur un Hiver dans les environs de la Haye, peint par
lui et dont les figures sont de la main de Jan Steen. » Ainsi s'exprimait
en 1856 M. Van Westrheene dans son volume, si intéressant d'ailleurs.
310 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sur le gendre de Van Goyen. Il allait plus loin encore : il affirmait que
Van Goyen était mort en 1666. Cette assertion a fait fortune. Dans son
chapitre sur le musée de Rotterdam, Burger écrivait : « En 1664 il
peignait une Vue d'hiver, animée des figurines de Steen et signée de
leurs deux noms, suivant Van Eyiiden, qui la possédait. C'est seulement
en 1666 qu'il mourut. »
Dès que M. Van Westrheene et Burger eurent adopté la date de 1666,
Houbraken fut regardé comme un radoteur. Le millésime nouveau fut
accepté par les auteurs des catalogues de Dresde, de Rotterdam, et même
par M. Reiset lorsqu'il rédigea la notice sur la galerie Lacaze. La date est
aujourd'hui dans la circulation : il s'agit de la démonétiser.
On ne connaît pas un seul tableau de Van Goyen postérieur à 1656.
V Hiver, que possédait Van Eynden et dont nous ignorons le sort, peut
fort bien être daté de 1664, sans que cette indication ait la moindre
éloquence. Jan Steen aura trouvé dans la succession de son beau-père
un paysage presque achevé; il y aura ajouté des figurines et une date.
Voilà tout. Mais nous avons ici mieux qu'une conjecture : en général,
lorsqu'il y a des héritiers, il y a un mort. M. Van Westrheene l'a reconnu,
et, corrigeant dans son livre sur Paulus Potter ce qu'il avait écrit dans
son ouvrage sur Jan Steen, il nous fait assister à la Haye, en juin 1657,
à la vente des maisons que possédait Van Goyen. C'est lui qui nous
apprend que l'opération produisit 15,370 florins. Or cette vente fut
faite à la requête et au profit des héritiers de Van Goyen, c'est-à-dire
sa veuve Annetje van Raelst, ses filles Margaretha et Maria, ses gendres
Jan Steen et Jacob de Claeu. Et l'on sait même les noms des acqué-
reurs qui devinrent alors propriétaires des deux maisons du Kleine
Bierkade. Revenons donc à la date traditionnelle : les documents que
nous avons cités ne permettent pas de croire que Honbraken se soit
trompé : Van Goyen est mort en 1656.
Les débuts de l'artiste ayant été précoces, la période de production a
duré pour lui près de quarante ans. Van Goyen a bien géré sa vie, et
quoiqu'elle n'ait pas été longue, il a su y faire tenir beaucoup de travail
et beaucoup de rêve. Au commencement, il se préoccupe de la réalité
et il la voit par les yeux de son maître Esaïas van de Velde. 11 peint des
tableaux à la mode de 1620, avec toutes sortes de figurines et de détails
spirituels et encombrants. Il est petit et compliqué. Un peu plus tard, il
s'étudie à simplifier, et cette simplification élimine, d'une part, quelques-
uns des habitants du paysage, d'autre part, plusieurs des tons qui fai-
saient obstacle à la grande unité silencieuse. Van Goyen est allé du
composé au simple; il s'est élevé de l'embarras à l'aisance, suivant ici
JAN VAN GOYEN.
311
la voie qu'avaient ouverte Frans Hais et fiembrandt. Amusant et amusé
aux premières heures, il s'est senti envahi peu à peu par l'émotion qui
se dégage des spectacles de la nature, et il a laissé son cœur prendre
la parole, particulièrement dans ses marines où lèvent fait entendre sa
plainte stridente, où le flot tourmenté interrompt et recommence sa
lamentation inégale. Il a été ainsi un puissant initiateur, car il a, par
son exemple, enseigné à Salomon Van Ruisdael des secrets mélancoliques,
des poésies voilées que Salomon devait révéler à son glorieux frère
Jacob. Mais ce que Van Goyen a surtout prêché, c'est l'unité de la
coloration, le jeu discret des tons analogues et des valeurs disciplinées.
Jamais un cri dans ses tableaux d'un vert grisâtre, d'un brun doré ou
d'un blond roux. Sur son modeste drapeau où n'éclate aucune note
violente. Van Goyen n'a voulu écrire qu'un mot : Tout pour l'harmonie.
PAUL MANTZ.
LES ARTS MUSULMANS'
DE L'EMPLOI DES FIGURES
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K*:^i%^?î^^>i
N voit donc quels usages constants les
artistes arabes avaient fait des figures,
et dans les vases et dans les tentures;
la gronde rotonde que nous avons
citée en était couverte. C'était d'après
yj [/^^^^^•^«è^S^^-^^^j 1 les ordres du vizir Yazouri que cette
'^ ^ " \ _i /^ - merveilleuse tente du khalife avait été
fabriquée dans la seconde moitié du
x" siècle de notre ère.
Le vizir Yazouri était un de ces
seigneurs musulmans dont les ri-
chesses se répandaient en libéralités sur les artistes de son époque. 11
aimait les lettres, il aimait les sciences, et sa protection éclairée appelait
au Kaire les grammairiens, les poètes, les théologiens, les juristes de
tous les pays arabes de l'Asie, de la Sicile et de l'Espagne. Mais ce que
le vizir préférait encore aux Kncida des poètes, aux récits des conteurs
de Mcikamas, aux entretiens des lecteurs du Koran, c'était les beaux
livres ornés de dessins et d'arabesques ; c'était les manuscrits à minia-
tures couverts de vignettes des imagiers arabes; c'était enfin, et par-
dessus toute chose, les peintures et les tableaux des maîtres des diverses
écoles de l'Orient. Aussi payait-il leurs œuvres à des prix exorbitants et
traitait-il avec une magnificence digne d'un khalife les artistes qui quit-
taient leur patrie pour venir exercer leur art en Egypte. De ce nombre
étaient deux peintres célèbres Ibn-el-Aziz et Kasir, l'un originaire de
Bassorah, et l'autre de l'Irak. Yazouri les avait attachés à sa personne.
1. Voir Gazelle des Beaux-Arls, 2° période, t. XII, p. 97.
LES ARTS MUSULMANS. 313
et les vastes salles de son palais, les riches appartements de ses kiosques
étaient couverts de peintures exécutées par ces deux maîtres. Parmi les
ouvrages de Kasir, on remarquait une aimée dont les vêtements blancs
se détachaient sur un fond noir; la perspective avait été ménagée de telle
sorte que cette figure semblait s'éloigner du spectateur et se faire un
passage à travers le mur sur lequel elle était peinte. Ibn-el-Aziz, au
contraire, avait représenté une danseuse drapée dans ses voiles rouges.
Le fond du tableau était jaune, et, par un effet opposé k celui produit
par Kasir, cette aimée avait un relief tel, qu'elle paraissait s'avancer vers
le spectateur. Cette habileté dans les procédés de la perspective semble
avoir été commune aux peintres de cette époque, car Makrizy, en décri-
vant des escaliers figurés dans un palais du Kaire, nous dit qu'il était
difficile de ne pas croire au premier aspect à l'existence d'un escalier
véritable. Il ajoute que dans le Beït el Nôman se trouvait un tableau
peint par un Arabe de la tribu de Khotma, représentant Joseph jeté par
ses frères dans la citerne de Dothaïn : le corps nu, d'un blanc mat, se déta-
chait sur un fond noir et sortait, pour ainsi dire, de sa prison souterraine.
Si nous nous en rapportons à Makrizy, nous voyons que pendant
le x*^ siècle de notre ère la peinture fut en honneur chez les musulmans.
Ainsi l'art s'était développé malgré les défenses de la religion ; ainsi les
prescriptions interprétées par des commentateurs et mises au compte de
Mahomet étaient tombées à cet égard dans l'oubli le plus complet. 11 est
vrai de dire qu'une grande partie du monde musulman obéissait alors
aux Fathimites, et sous cette dynastie la loi mahométane, considérable-
ment affaiblie, avait perdu de son autorité et de sa force. Pourtant les
sulthans thoulounides qui avaient précédé ces princes dans la domination
de l'Egypte ne s'étaient pas montrés plus orthodoxes. Et l'un d'eux,
Khomaroïeh, voulant ajouter encore aux magnificences de son père
Ahmed, avait fait placer dans une salle de son palais des bords du Nil
sa statue, celle de ses femmes et des musiciennes de sa cour. Ces figures
étaient en bois : elles étaient travaillées, dit encore Makrizy, avec un art
admirable.
Elles portaient sur leur tête des couronnes d'or et des turbans enrichis
de pierreries; un enduit magnifique couvrait leurs corps et représentait
des vêtements de toute sorte et de toute nuance. Khomaroïeh, qui
remplissait de statues les salles de son palais, était aussi amateur de
peintures. Souvent il se rendait au couvent de Kosair pour voir un tableau
qu'il ne se lassait pas d'admirer. Ce tableau, placé dans le sanctuaire
du monastère, représentait la Vierge Marie. Il jouissait d'une grande
réputation et attirait de tous côtés une foule de curieux.
XII. — 2' piîRionE. 40
314 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
En Espagne, dans cette contrée que les schismes religieux avaient
atteinte moins profondément que les autres pays de l'islamisme, le Kha-
life Abd-el-Rahman fondait une ville pour satisfaire un caprice de
femme. Ce prince n'avait-il pas placé au milieu même de son palais, et
en l'exposant aux regards de tous, la statue de sa favorite Zehrah sous
les traits de la Flore antique dont sa maîtresse portait le poétique nom?
N'avait-il pas entouré la merveilleuse fontaine du Palio de douze figures
d'animaux en or et en pierres précieuses, exécutées à la manufacture
royale de Cordoue? Faut-il rappeler le passage dans lequel Ibn Bassam
rapporte que le poëte sicilien Abou'l Arab, exilé en Espagne, se présenta
un jour devant le roi de Séville, Môtamed, qu'il trouva occupé à admi-
rer une foule de figurines d'ambre? Yacouti ne raconte-t-il pas que sur
la cobba d'une des mosquées de Bagdad, on voyait la statue d'un cava-
lier tenant en main une lance? Le dôme d'un autre mosquée de cette
capitale des khalifes était surmonté aussi d'une statue : elle représen-
tait un homme qui marquait les heures. A Ëmèse, sur la porte d'une
mosquée se dressait une statue bizarre : la partie supérieure offrait le
buste d'un homme, la partie inférieure se terminait par une queue de
scorpion ; les Orientaux se plaisaient à ces sortes de représentations
fantastiques. Sur les tapis, sur les étoffes et sur les miroirs particulière-
ment, on rencontre fréquemment des sphinx ailés. Peut-être est-ce là
l'animal que, suivant certaines doctrines musulmanes, Dieu avait placé
dans le paradis : il avait des pieds de cerf, une queue de tigre et une tête
de femme et Mahomet et Aly devaient le montrer aux élus. Est-ce cet
Anka fabuleux auquel la crédulité des Arabes donnait des ailes et une
figure humaine? Est-ce enfin YAlborac, sur lequel le Prophète s'éleva
jusqu'au septième ciel, en présence du trône de Dieu? On ne sait : tou-
jours est-il que nous retrouvons fort souvent cette singulière figure. Le
voyageur Ibn Batoutah, qui parcourait les pays musulmans au milieu du
XIV'* siècle, nous a laissé quelques notes curieuses, qu'il est bon de
relever dans le sujet qui nous occupe. Il mentionne, en effet,- dans
quelques villes d'Orient des statues représentant des animaux. Les lions,
principalement, ornaient les palais, les places publiques. Au Kaire, le
pont des lions avait été construit par le sulthan Beibars : un fou mutila
ces statues. C'était un certain Mohannned qui par là croyait se rendre
agréable à Dieu. Le sulthan Mamiouk Beibars portait dans ses ar-
mes un lion que l'on retrouve aussi sur ses monnaies. Je ne fais que
nommer ici la fontaine du Patio de los Leones à l'Alhambra, avec les lions
qui la supportent : elle est si connue qu'il me suffira, je pense, de la
mentionner.
LES ARTS MUSULMANS.
315
Il y a quelques mois, le public de curieux et d'amateurs qui se
presse à la salle des ventes de l'hôtel Drouot, a pu voir un précieux monu-
ment de l'art arabe. 11 faisait partie de cette collection formée avec
tant de goût et tant de soins par Fortuny. Ce petit musée était digne
à lui seul d'une sérieuse étude avec ses étoffe orientales, ses beaux
vases, ses faïences, avec son coffre d'ivoire orné d'inscriptions antiques,
de figures d'hommes et d'animaux et qui présentait quelque analogie
dans l'ornementation avec la cassette d'ivoire conservée à la cathédrale
de Bayeux, ouvrage admirable par ses médaillons d'argent ciselés,
niellés et dont le motif principal de la décoration capitale est un paon
fréquemment répété. Pour nous, l'objet qui nous a paru le plus inté-
MONNAIE DU SULTHAN lîEIBAKS.
ressaut est le lion en bronze qui a été acquis par M. Eugène Piot. Sa
hauteur est de 0'",3], sa largeur de 0'",37. Une ouverture pratiquée
sous le ventre et donnant passage à un tuyau correspondant à la gueule
de l'animal, indique assez quel était l'usage de ce monument : il servait
de fontaine. A la naissance du cou on lit ces mots : 'iLl^ i^«j iL^ i^ji
Bénédiction parfaite, bonheur co?nplet. Cette légende se répète sur cha-
cun des flancs du monstre. On l'a retrouvé sur un cerf en bronze qui
esta Séville et que me signale M. de Gayangos, le savant traducteur de
l'historien arabe El Makkari. Elle se lit aussi, mais plus développée sur
le griffon en bronze du Campo Santo à Pise, le monument le plus impor-
tant que nous possédions de la sculpture arabe. Comme le cerf de Séville,
comme le griffon de Pise, le lion de M. Eugène Piot remonte au xi" siècle
de notre ère.
Je pourrais allonger encore cette nomenclature et dresser la liste des
monuments de cette sorte mentionnés par les historiens arabes et qui
sont arrivés jusqu'à nous; mais j'ai hâte de rentrer dans mon sujet et
de revenir aux représentations de la figure humaine. Aussi bien, en ce
qui concerne les représentations d'animaux, les docteurs s'étaient mon-
trés moins sévères dans l'interprétation de la loi. Mouradja d'Ohsson
s'explique ainsi à ce propos en parlant du code religieux des musul-
316
GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
nians. « Les images des animaux sont interdites aux fidèles à moins
qu'elles ne soient très petites et presque impej'ceptibles à l'œil. Il serait
même indifférent d'avoir des figures d'animaux sous ses pieds, ou der-
rière soi lorsqu'on fait la prière. Il est encore indifférent qu'une femme
LION EN DRONZU.
(Collection de M. E. Piot.)
musulmane fasse la prière le sein garni de médaillons d'or ou d'ar-
gent, frappés par les infidèles et portant l'empreinte de quelque figure,
mais assez petites pour qu'elles échappent au premier regard de l'homme.
Il en est de même du musulman qui s'acquitterait des devoirs du culte
ayant sur lui des pièces monnayées en argent ou en or, qui représente-
raient des figures d'animaux. » Il est aussi des accommodements avec le
LES AHÏS MUSULMANS.
317
Prophète. Les casuistes pouvaient s'arranger de ces concessions. Mais que
pensaient-ils aux époques où les graveurs de la monnaie prenant pour
modèles les pièces grecques et romaines qui se rencontraient en grand
nombre en Orient, mettaient en circulation les portraits des rois grecs
et des empereurs de Rome et de Constantinople? Ce monnayage dura
près d'un siècle et demi. Il eut des ateliers dans un grand nombre de
villes de l'Asie et de la Syrie : à Mardin, à Miafarkiu, à Amida, à Dje-
zireh, à Mossoul, à Alep, etc. 11 n'appartenait pas, il est vrai, à des
dynasties purement arabes. C'étaient ces ïurkomans envahisseurs de
l'empire des khalifes, devenus souverains d'un grande partie de l'Orient
pendant tout le cours du xii" siècle et pendant les premières années
du xiii% c'étaient les sulthans Ortokides, les Atabeks de l'Iraq qui mar-
quaient leurs monnaies des types empruntés aux médailles anciennes et
aux espèces chrétiennes ayant cours dans leurs Etats. Il est facile de
reconnaître dans ces pièces aux légendes arabes les portraits des rois
d'Egypte ou de Syrie, ceux d'Auguste ou de Néron, de Constantin, de
Héraclius, de Jean Comnène et de remonter par les imitations aux mon-
naies byzantines avec leurs représentations du Christ et de la Vierge. Le
graveur musulman n'est pas fort adroit et ses copies sont loin d'être par-
faites ; cependant il est telles de ces pièces qui dénotent chez l'artiste une
véritable habileté de main. Je citerai la monnaie de l'Ortokide Nour-ed-
din Mohammed au type de la monnaie de Séleucus II, roi de Syrie. Elle
MONNAIE DU TRINCE ORTOKIDE NOUR-ED-DIN MOHAMMED.
est frappée l'an 578 de l'hégyre. Dans quelques-unes de ces médailles,
l'artiste, se dégageant de l'imitation, prend ses motifs dans la vie qui
l'entoure. Il grave des sujets empruntés aux idées arabes et parfois il
représente le souverain assis, à l'orientale, sur son trône et tenant le
globe du monde à la main. C'est le portrait de Nedj-ed-din Ayoub, prince
de Rhelat, que nous trouvons sur sa monnaie. Le roi est vu de face; il
est coiffé du turban royal d'où pendent deux bandelettes terminées
par trois perles. C'est le portrait du roi Ayoubite d'Arménie El Aschraf
318
GAZETTE DES BEAUX-AliTS.
Mousa qui se dessine sur sa médaille. Nous rencontrons partout sur les
pièces des Otokides et des Octabeks des types animés : un (ils de Zenghi
Abou'l Fatha Mohammed mettait sur ses pièces saint Georges terrassant
MONNAIE DE NEDJ-ED-DIN AYOUB.
le lion. Quelques petits princes Seldjooukides se servaient, eux, de types
empruntés aux monnaies des croisés. Les relations constantes entre les
MONNAIli D EL ASCHRAf MOUSA.
peuples envahisseurs et les peuples envahis imposaient ces échanges
entre les Arabes et les chrétiens. Parfois les croisés imitaient la monnaie
MONNAIE d'ahOU'L FATHA MOHAMMED.
purement musulmane et se servaient de caractères arabes : parfois aussi
les princes musulmans frappaient leurs pièces aux types chrétiens. Ainsi
LES ARTS MUSULMANS.
519
faisait cet émir de Magnésie Ssarou Khan dont les monnayeurs prenaient
pour modèle la monnaie de Robert d'Anjou qu'ils entouraient de cette
légende latine :
MONEÏA. MAGNESIE. SARCANI.
DE. VOLVTATE. DNI. EJVSDEM. LOCI.
MONNAIE DE SSAHOU-KHAN.
Le XIII' siècle fut l'époque où se produisirent en grand nombre ces
artistes, ces graveurs sur métal qui ont fait de la damasquinerie un art
essentiellement arabe. Un géographe musulman, Ibn Saïd, nous apprend
que, de son temps, en 1273, les habitants de Mossoul jouissaient d'une
grande réputation dans la fabrication des vases de cuivre, et que les
produits de leur industrie s'expédiaient à l'étranger pour les princes et
pour les riches seigneurs. Les musées, les collections particulières nous
offrent de nombreux ouvrages de ces damasquineries avec ces vases, ces
aiguières, ces ustensiles en tous genres, ces plats, ces flambeaux que le
cuivre et le métal d'alliage servaient à confectionner; c'est un art dont
l'histoire pourrait facilement se faire, car il nous est possible de déterminer
l'âge d'un objet, soit par le nom du possesseur, ■ — ce nom appartenant
presque toujours à un sulthan, soit parles caractères de l'inscription;
et peut-être reviendrai-je un jour sur ce travail. Mais pour me renfermer
dans le sujet qui nous occupe, je ne veux parler ici que de monuments
sur lesquels on voit des figures. On en connaît une assez grande quan-
tité. L'abbé Lanci, qui s'est occupé de cette question dans son Trattato
délie Simboliche rappresentanze Arabiche en signale de fort curieux. Ils
appartiennent pour la plupart aux musées et aux galeries particulières
d'Italie ou à ce trésor célèbre de Donna Olympia de la villa Pamphili.
M. Reinaud, dont l'excellent livre : Description des monuments miisid-
mans du cabinet de M. le duc de Blacas, a ouvert, en la facilitant, l'étude
de l'archéologie et de l'épigraphie musulmanes, a décrit quelques pièces
de ce genre. La plus importante dont ce savant ait donné l'explication
320
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
est assurément le vase exécuté à Mossoul, dans le mois de regeb de l'an
six cent vingt-neuf, par Schodgia, fils de Hanfar. Sur la panse du mo-
nument sont représentées, encadrées dans dix médaillons, des scènes
diverses de la vie orientale. C'est la chasse au faucon ou à l'once, c'est
la chasse menée par des meutes de chiens, c'est la lutte, le concert,
la danse, les aimées; c'est enfin le tableau des habitudes d'un peuple.
VASE ARABE.
( ColIecUon Louis Fould.)
Dans le catalogue de la collection Louis Fould, publié par M. A. Cha-
bouillet, je trouve aussi de curieuses pièces du même genre. Ces repré-
sentations se reproduisent sur des flambeaux en bronze, sur un vase à
anse circulaire en forme de seau de l'art le plus exquis. Les cabinets
d'amateur, soit à Paris, soit à Londres, recherchent depuis tantôt vingt
ans ces précieux monuments de l'art arabe. Il nous serait facile de dres-
ser une liste de ces monuments sur lesquels l'artiste nmsulman a repré-
senté des figures humaines. La légende échapperait parfois en raison de
LES ARTS MUSULMANS.
321
l'excessive recherche dans les lettres et dans l'emploi capricieux des
caractères. Il faut que l'œil soit averti. Le département des antiques de
la Bibliothèque nationale possède une coupe arabe du xm^ siècle, sur
laquelle on remarque six médaillons, occupés par six personnages à che-
val, chasseurs ou guerriers. Sur le bord extérieur de cette coupe court
une frise composée de personnages et d'animaux. M. de Longpérier qui,
FRISE d'une coupe ARABE DU XllI" SIÈCLE.
le premier, étudia ce monument, fut frappé de l'étrange tournure des
personnages et de la bizarrerie de leur attitude. Après un examen des
plus attentifs, ce savant reconnut que sous ces figures de guerriers, de
chasseurs et d'animaux se déguisait une légende dont nous ne donnons
ici que les premiers mots :
^^y,]\j jA J.J1 yJI
Honneur durable et victoire.
HENKI LAVOIX.
{La suite •prochainemenL)
XII.
2' PÉRIODE.
41
POINT DE VUE PARTICULIER
SUR GALLOT
L est des hommes nés sous une heureuse étoile, qui
puisent si abondamment dans les coffres de la Re-
nommée et lui enlèvent de tels lopins de réputation
qu'il en reste à peine pour ceux de leurs contempo-
rains qui les valent et parfois les surpassent. Je
pense à quelques artistes, Benvenuto Cellini, Salva-
tor Rosa, Jacques Callot, gens d'un certain mérite, au char desquels se
sont attelés tour à tour biographes, romanciers, auteurs dramatiques et
naturellement la foule. Pour avoir été mêlés à quelques aventures, ces
artistes ont été pour ainsi dire encadrés avec leurs personnages, et
comme le public s'intéresse particulièrement aux aventuriers, aux mata-
mores, aux pourfendeurs, on a toujours voulu voir dans Benvenuto Cel-
lini et Salvator Rosa des artistes de cape et d'épée, sans trop s'inquiéter
de leurs œuvres, de même que les gueux, les bouffons et les bohémiens
devaient depuis deux siècles former cortège à Callot.
Le graveur est même devenu un terme de comparaison dans l'ordre du
grotesque « Bans le goût de Callot, Fantaisies à la manière de Callot, »
et peu s'en est fallu que son nom ne forçât les portes du dictionnaire et
ne prit la place de celui de <i fallot » .
J'ai à diverses reprises, et à des âges différents, feuilleté l'œuvre du
graveur lorrain pour y chercher ce/ew, cette fougue , ce génie, sur lesquels
les biographes ne tarissent pas. « Pourquoi ne puis-je me rassasier de tes
ouvrages bizarres et fantastiques, ô maître sublime! » est un mot
d'Hoffmann qui m'était resté dans l'esprit. Et chaque nouvelle étude de
Callot me renforçait dans l'idée qu'il fallait le regarder comme un gra-
veur raisonnable, d'une imagination médiocre, qui n'avait peut-être pas
la valeur de son contemporain Abraham Bosse, l'homme qui donne le
mieux l'idée des costumes, des professions et des façons d'être des gens
POINT DE VUE PAlVnClJLlER SUR CALLOT. 323
de son époque. Un écrivain a particulièrement insisté sur « la verve
comique qui étincelait dans les dessins » de Callot, lorsqu'il étudiait chez
son premier maître en Italie. De même, paraît-il, dans son enfance cette
même verve « s'épanchait, sans s'épuiser jamais, dans d'innombrables
caricatures où chaque personnage de sa connaissance était représenté avec
son ridiculeleplussaillant '». Ces dessins d'enfance, dejeunesse, qui lésa
vus? Dans quelle collection se trouvent-ils? Pour en retrouver trace, il
faut se reporter à l'œuvre du graveur.
Trois séries sont à consulter : les Bulli di Sfessania, les Varie figure
gobbi, gravées à Florence en 1616, et les Capricci di varie Figure,
dans lesquelles quelques rares grotesques sont mêlés à des figures et
des attitudes régulières.
Les planches de masques et de bouffons italiens forment à peu
près un dixième de l'œuvre de Callot, et ce sont elles qui ont le plus
contribué à la réputation d'un homme qui était avant tout un graveur
correct de fêtes princières, de sièges, de sujets pieux. L'imagination du
public a considérablement travaillé pour travestir d'un habit de fou un
artiste raisonnable et jjatient.
Je ne demande pas mieux que de m'égayer aux danses dégingandées
de Cocodrillo, de Gian Farina et de Franca Tripa; les seringues mêlées
aux mandolines ne me choquent en quoi que ce soit; Pulcinello décla-
rant sa flamme à la signera Lucretia, je l'admets , comme aussi ce per-
sonnage qui s'appelle d_u nom invraisemblable de Gucurucu; mais je ne
retrouve pas la variété de comique suffisante dans les Balli di Sfessania :
ce cahier d'eaux-fortes, qui n'est pas gros, se répète invariablement à
chaque page. Et ils doivent accuser Callot de pénurie comique les Ita-
liens qui sont doués d'une verve endiablée, eux dont la mimique est ges-
ticulante, spontanée, vivante et remuante.
Si Callot donne une idée, quoique bien effacée, des acteurs de tré-
teaux de Florence qui devaient encore exagérer la pantomime des
comédiens d'un ordre plus élevé de leur temps, son second cahier,
Varia figure gobbi (fatlo in Firenza, l'anno 1616), qui contient de
petits personnages tous bossus, tous à grosses têtes, tous à gros ventres,
est d'une infériorité et d'une faiblesse marquées.
La seule qualité de ces petites pièces, qualité un peu négative, gît
dans la pointe sérieuse qui traduit le branle et les contorsions de cette
bande de fantoches. Le graveur est resté impassible en reportant sur son
1. Ed. Meaume. Callolj recherches sur sa vie et ses œuvres. Catalogue de
l'œuvre, suite au Peintre-graveur français de Robert-Dumesnil. 2 vol. in-8°. 1860.
32/i GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
cuivre la nature frétillaute de ses personnages. C'est un cas sur lequel
Diderot n'eût pas manqué de s'arrêter dans le Paradoxe du comédien, à
savoir si l'artiste qui doit émouvoir, attendrir, provoquer la gaieté, a
besoin lui-même de partager cette émotion, ce rire, cet attendrissement.
Pour moi, je crois qu'une émotion ne peut être déterminée dans le public
que par un homme ému, et qu'un artiste qui ne s'amuse pas le premier
de son œuvre, court grand risque de laisser le public froid. Qu'est-ce
qu'un livre, un tableau, une œuvre musicale, sinon la vibration d'une
âme particulière qui ressent vivement et par là détermine les mêmes
sensations dans le public? L'âme de Callot manquait de ces vibrations
qu'on est certain que partageait le grave Rabelais dans ses bouffonneries.
Ces grotesques sont donc peu de chose dans l'œuvre considérable du
graveur lorrain, et on est étonné que la postérité les ait accrochés dans
son petit Musée où même les merveilles n'entrent que difficilement. II
resterait alors à l'avoir de Callot la Tentation, sa pièce capitale, celle où
affluent les diableries de toute nature.
Au risque de choquer les esprits cramponnés à la tradition, et qui se
rendent rarement compte par eux-mêmes de leurs sensations, j'avoue
que cette fameuse Tentation me laisse absolument froid, et qu'elle me
semble le contraire du fantastique. A regarder l'ensemble, on trouve,
avec un manque d'effet, une sécheresse que fait comprendre l'opinion
sensée de Mariette : « Callot était né pour être l'inventeur de minuscules
productions qui, dans un très-petit espace, représentassent de grands
sujets. » Ici le champ est beaucoup trop vaste pour les figures lillipu-
tiennes du graveur; mais il faut voir les détails. L'acteur principal, le
grand diable qui semble descendre des frises du théâtre et qui appelle
tout d'abord l'attention par son envergure considérable, manque de
l'accent d'étrangeté que les Orientaux apportent dans leurs représentations
surnaturelles. Une figure monstrueuse doit avoir son caractère typique
particulier comme une figure angclique. Qu'il soit terrible ou comique,
un monstre ne s'en rattache pas moins à de certaines lois fantastiques
dont les Chinois et les Japonais ont donné de nombreux types.
Ce personnage qui lance autour de saint Antoine tant de larves
capricieuses, de diables et de chimères, Callot l'a fait menaçant et d'une
humeur farouche. Il n'inspire pas de sympathies. Si du père on passe
aux enfants que sa gueule a vomis, on verra que la plupart sont chargés
d'assourdir les oreilles du saint par une musique et des détonations
empruntées invariablement à l'arsenal du dieu Crepitus. Ces acteurs de
second ordre appuient presque tous l'embouchure de leur trompette à
une ouverture qui n'est pas précisément la bouche; la fumée de leurs
POINT DE VUE PARTICULIER SUR CALLOT. 325
détonations sort invariablement par le même orifice, et le burin du gra-
veur n'est ni assez varié ni assez plaisant pour faire oublier cette unité
de situation.
« Callot sut introduire dans ce chef-d'œuvre, la Tentation, un
mélange de sérieux et de comique, de grotesque et de grandiose, digne
du Dante et de l'Ariosle, » dit le biographe déjà cité.
Qu'un Lorrain vante le patriotisme du graveur refusant de graver une
planche que lui commandaient des adversaires triomphants, rien de
mieux. Mais mettre l'auteur de la Divine Comédie au même rang qu'un
ouvrier patient, voilà qui passe les bornes et fera bien sourire de nos en-
thousiasmes artistiques sans limites la génération raisonnable qui suivra.
Ceux qui connaissent les vieux maîtres flamands, Jérôme Bosch,
Breughel d'Enfer, savent d'ailleurs combien Callot a emprunté à leurs
planches symboliques de détails pour sa Tentation. Ceux-là, les peintres
flamands du xvi° siècle étaient pleins d'imaginations compliquées, débor-
dantes, confuses. Travailleurs infatigables, ils ont bourré leur grange
d'un tel amas de drôleries, de rêves fantasques, de symboles étranges,
que les artistes qui leur succédaient y trouvaient tous à puiser.
Mais Callot, on peut l'elfacer de la liste des « drôles. » Ce ne sera pas
tâche facile, tant l'imagination l'emporte sur la réalité, tant les opinions
de convention et qui se perpétuent forment glu et prennent les esprits
légers et assoupis et même parfois les esprits réfléchis.
J'ai été vivement frappé par un détail dramatique prouvant la force
de l'imagination. Rossel, condamné à mort pour avoir pris part à l'insur-
rection de la Commune, attendit longtemps la fin de son sort. Fièvre
politique, orgueil mis à part, l'homme était intelligent et ses facultés
eussent pu être tournées vers un but plus élevé que de commander des
troupes d'insurgés maniaques. A quelles occupations Rossel se livre-t-il
dans son cachot pour échapper à la solitude, aux angoisses d'une condam-
nation à mort? Il copie à la plume des figures de la série des Gueux de
Callot. Il les commente et y joint des annotations ingénieuses qui prou-
vent combien il croit à la réputation du graveur.
J'aurais compris le condamné lisant une grande œuvre philosophique,
un philosophe ou un sceptique, Platon ou Montaigne; mais je reste
pour le moins étonné d'un tel emploi de derniers jours.comp tés, et de l'ad-
miration du méticuleux et froid Callot dont la place est marquée dans le Dic-
tionnaire des graveurs, mais qui ne doit occuper qu'un bien petit coin à
l'arrière-plan du petit groupe des maîtres véritablement fantasques.
CHAMPFLEUKY.
LES GRAVEURS CONTEMPORAINS
JULES JACQUEMART'
5° LES GEMMES ET JOYAUX DE LA COURONNE.
(Suite.)
N" '124 à 484.
128. PI. 5. ~ Vase antique de sardonyx. — Monument infiniment précieux,
monté et transformé, au xn" siècle, pour le service de la messe, puis offert par
Suger au trésor de l'abbaye de Saint-Denis.
La morsure de cette planche a, dans son premier étal, un eiïet peu accusé;
l'anse d'orfèvrerie comme le bec sont légèrement mordus; les pierres enchâs-
sées dans le filigrane manquent de vivacité de ton. La planche n'est pas signée.
Deuxième état : L'effet est déterminé par un modelé brillant et ferme et par
l'ombre qui colore l'anse dans tout son développement. Les lettres de l'inscrip-
tion niellée sur le pied du vase sont glacées d'un léger travail de pointe sèche.
Troisième état : Les dernières finesses sont mises, et la signature apposée au
bas de la planche.
129. PI. 6. — Vase antique de porphyre. — C'est le célèbre Vase de Suger, en
porphyre rouge, serti au xu» siècle dans une monture d'argent doré repré-
sentant un aigle aux ailes déployées et qui fut conservé jusqu'à la Révolution
dans le trésor de Saint-Denis.
A coup sûr, c'est une des pièces les plus précieuses de la collection de France
par son incomparable caractère d'originalité et par la sauvagerie de son style,
et la planche de M. Jacquemart, la plus fière et la plus grandiose peut-être de
tout l'ouvrage. Le travail de la monture, repoussée et finement incisée de
hachures qui simulent les plumes de l'aigle, aune force et une acuité toutes métal-
liques. Le porphyre rouge moucheté de blanc, dont le poli gras et onctueux
reçoit doucement la lumière, est d'un rendu prodigieux; on en voit la couleur
1. Voir Gazelle des Beaux-Arts, t' période, t. XI, p. 5b9-572, et t. XII,
p. 69-80 et 240.
JULES JACQUEMART. 327
sombre et patinée, on en sent la pesanteur massive. Cette planche est un chef-
d'œuvre dans toute la force du terme.
Premier étal : Très-beau dessin qui ne demande qu'à être étoffé; Jes reflets
se voient trop et le modelé des ors manque de force.
Deuxième élal : Tout est accordé, corrigé; la planche est parfaite, mais elle
n'est point encore signée.
Troisième état : La signature est ajoutée en bas, à gauche.
130. PI. 7. — Vase d'Alienor d'Aquitaine. — Encore une merveille pour la valeur
historique et la rareté du travail de la monture.
L'eau-forte est une des plus remarquables de la série des vases en pierres dures
montés. Le cristal de roche, épais, peu transparent et imparfaitement taillé à
facettes, alternant comme les alvéoles d'une ruche, est rendu dans la gravure
avec son caractère spécial, et la cassure antique, qui le fragmente, en rehausse
admirablement l'effet en faisant apprécier son épaisseur exceptionnelle. Les
travaux de filigrane, le petit médaillon émaillé, les pierres qui alternent avec
les perles fines, tout est détaillé d'une façon exquise, avec la même facture fine
et mordante que pour le Vase de Suger.
Premier état: Préparation excellente; beaucoup de parties sont définitives.
Dans le pied du vase, les imperfections sont surtout sensibles : les blancs
détonnent dans l'ensemble.
Deuxième état : L'effet est coordonné, la gravure terminée mais non signée.
Troisième état : Définitif; au bas de la planche est ajouté : J. Jacquemart,
delin. et sculp.
ISI. PI. 8. — Patène du Calice de Suger. — Très-belle planche d'après une pièce
qui n'est pas moins précieuse que les précédentes. C'est un disque de serpen-
tine, de travail oriental, avec incrustations d'or et monture d'orfèvrerie enchaî-
nant des pierres fines, exécutée au xii= siècle.
Premier état : Sorti pur et brillant de l'eau-forte, il semble ne manquer
qu'un peu de diversité dans les tons, mais, en le rapprochant de l'état suivant
on est alors frappé de tout ce que l'artiste a su y ajouter.
Deuxième étal : Les pierres enchâssées dans la bordure ont pris leurs colo-
rations propres; le fond de serpentine a pris sa valeur, et les poissons incrustés
d'or s'en détachent en clair.
Troisième état : Les poissons sont relevés de petits coups de burin qui
simulent des écailles, comme dans l'original. La planche est finie et signée.
132. PI. 9. — BuiRE ORIENTALE EN CRISTAL DE ROCHE. — M. de Longpérler, M. Barbet
de Jouy, et plus récemment M. Henri Lavoix, dans la Gazette des Beaux-Arts,
ont fait ressortir l'importance de ce vase comme spécimen de l'art arabe au
X' siècle. Il provient également du trésor de Saint-Denis.
L'eau-forte de M. Jacquemart est des plus remarquables, surtout par la façon
dont les inscriptions et les ornements en relief conservent, au milieu du miroi-
tement de la matière, leur rectitude et leur style.
Premier état : Peu différent du suivant; la masse colorée de la panse du
vase est traitée avec un travail sommaire qui, dans l'état suivant, sera repris
et assoupli.
3-28 GAZETTE DKS BEAUX-ARTS.
Deuxième état : Après la retouche indiquée et quelques autres dans le fond
du vase.
Troisième étal : La planche est signée.
133. PI. 10. — Agrafe du Manteau royal de saint Louis.
Le fond, à fleurs de lis sans nombre semées sur émail bleu, est une merveille
d'habileté, et l'on ne saurait assez louer la précision que l'artiste asuapporler
dans la pondération de ses valeurs pour superposer, sans froideur et sans confu-
sion, tant d'effets si divers : le fond net et glacé de l'émail, le semis de fleurs,
correctes et symétriques, dont la pointe poursuit impitoyablement le dessin
dans les parties claires comme dans l'ombre estompée des moulures, et la
grande fleur de lis royale qui s'épanouit au centre avec son faisceau d'éme-
raudes, d'améthystes et de rubis.
Premier état: Très-bonne préparation; le fond d'émail est au-dessous du
ton, et la fleur de lis réservée entièrement blanche.
Deuxième état : Le fond est recroisé d'une seconde taille et les réserves
légèrement teintées.
Troisième étal : Quelques légères retouches d'ensemble et la planche signée.
4 34. PI. 11. — Joyaux des xi% xii", xiii'= et xiv" siècles.
Le -premier état est presque achevé, la monstrance de lapis seule n'est que
légèrement mordue.
Deuxième étal : Le dernier objet est monté de ton et terminé, ainsi que la
bague de saint Louis, dont les fleurs de lis étaient réservées blanches dans l'état
précédent.
Troisième étal : La planche est signée.
135. PI. 12. — Reliquaire. — Tout le monde a remarqué dans les vitrines de la
Galerie d'Apollon ce spécimen si riche de l'orfèvrerie au xv" siècle, ovi l'éclat
des perles et des émaux le dispute à celui de l'or et des pierreries.
La planche, qui est très à l'effet et très-pittoresque, fait véritablement illusion
pour la variété de coloration des émaux.
Premier état : L'architecture d'orfèvrerie est franchement accusée par des
valeurs fermes; les détails de demi-teintes négligés.
Deuxième état : Beaucoup de travaux ajoutés; les noirs sont nourris et reliés
les uns autres par des tons de passage.
Troisième étal : Beaucoup de modifications encore apportées à l'effet par des
travaux légers qui glacent les parties de métal. Cet état se distingue facilement
du précédent par les perles du sommet qui n'étaient indiquées qu'au trait et
qui sont maintenant modelées.
Quatrième étal : La planche achevée est signée.
136. PI. 13. — Drageoir de cristal de roche.
Premier état : Excellent; la vasque du vase demande seule quelques retouches.
Deuxième état : Des hachures viennent se confondre avec les premières pour
augmenter l'eflèt et le relief de la coupe.
Troisième étal : La planche achevée est signée. 1864.
137. PI. 14. — Vase antique de saiidoine.
Pièce d'une couleur puissante, d'un noir velouté admirable, et plus étonnante
JULES JACQUEMART. 329
encore, s'il est possible, comme réussite d'effet, que celle de même nature que
nous avons décrite plus haut. Blême reflet de fenêtre, sur le flanc poli du vase,
avec la perspective du Carrousel et des bâtiments du Louvre.
Premier état : La planche presque à son point définitif, sans signature.
Deuxième état : Quelques travaux sur le reflet, un peu trop sensible à la
première morsure, de la fenêtre de l'atelier. Signé. 1864.
138. PI. 15. — Bassin en cristal de roche.
Premier état : Le bassin, présentant un petit côté pour faire voir l'anse avec
son mascaron profondément refouillé et sa feuille d'acanthe à l'antique, ne se
détache pas suffisamment sur le papier.
Deuxième étal : Un fond qui va se perdant affirme les contours du vase.
Troisième état : La planche est signée.
139. PI. 16. — Épée de François I". Nous en donnons un dessin de M. Jacquemart.
Premier étal : Eau-forte pure presque définitive; quelques blancs à rebou-
cher dans la fusée émaillée,
Deuxième état : La lame, d'abord très-claire, est ici colorée de traits parallèles.
Troisième état : La planche est signée.
140. PI. 17. — Aiguière de cristal de roche.
Cette planche est admirable; le cristal éclate de lumière. L'épreuve d'essai
que nous avons sous les yeux est tellement surprenante de miroitenient, de
transparence et de finesse, que nous regrettons presque que, pour faire mieux
sentir les détails, l'artiste ait dû, en insistant sur son premier travail, calmer un
peu l'effet. Le peintre a dû regretter ce que le dessinateur réclamait.
Premier état : C'est l'eau-forte pure dont nous venons de parler.
Deuxième état : Les écailles et les nageoires du mon.stre qui forme l'anse
sont plus nettement dessinées.
Troisième état : La planche est signée.
141. PI. 18. — Vase de jaspe oriental. — C'est le vase que reproduit plus loin le
dessin de M. Jacquemart.
Pièce fine et délicate, d'un coloris éblouissant.
Premier état : Effet définitif presque entièrement obtenu; la planche est
signée. 1864.
Deuxième étal : Les jaspures du vase sont un peu adoucies et le modelé en
est plus accentué. Les petites figures de sirènes, qui formentbague autour, sont
aussi revues et plus nettement dessinées.
142. PI. 19. — Hanap de cristal de roche.
Nous serions tenté de répéter ici, comme une critique absolument relative
d'ailleurs, ce que nous faisait dire le premier état du dragon dans la planche 17.
Il est des cas où l'impression prime-sautière doit être respectée avec la fraîcheur
de la première morsure; la couleur perd alors ce que gagne l'expression du
rendu.
Premier état : Brillante et vive eau-forte. La signature y est.
Deuxième état : Quelques travaux de pointe sèche pour modeler davantage
les détails et faire tourner la pièce.
XII. — 2" PÉRIODE. 42
330 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
143. PI. 20. — Coupe de jaspe oriental.
Premier état : Le travail, tvès-fin de pointe, est insuffisamment mordu.
Deuxième élal : La planche est airivée à son effet.
Troisième élat : La signature est ajoutée.
444. PI. 21. — Bouteille de cristal de roche.
Premier élal : La planclie est faite, sauf quelques légers raccords dans les
ombres qui donnent au cristal sa transparence et son relief.
Deuxième élal : Les quelques hachures qui assouplissent le travail sont
ajoutées. La planche est signée.
14b. PI. 22. — Coupe de jaspe (xvi'= siècle).
Cette délicate pièce est venue dans sa perfection du premier coup.
Premier élal : La signature seule manque.
Deuxième élat : La planche signée. 1864.
146. PI. 23. — Drageoir de cristal de roche.
Mordue juste à point, la première épreuve est excellente; quelques traits de
pointe sèche se distinguent pourtant, qui donnent au second état une plus grande
délicatesse et plus de perspective aussi à la vasque.
Premier étal : La planche est déjà signée.
Deuxième élal : Les retouches indiquées plus haut sont faites avec une
adresse extrême.
147. PI. 24. — Coupe de jaspe de Sicile.
Premier étal : La matière, un peu pâle de ton, manque de modelé. La
planche est signée.
Deuxième élat : L'effet est remonté et la couleur du jaspe extrêmement
riche et variée; quelques taches blanches attirent trop l'oeil encore.
Troisième étal : Ces points trop clairs sont calmés et rentrent dans le modelé
général.
148. PI. 25. — Drageoir de cristal de roche.
La pièce est présentée à contre-jour, donnant un effet de transparence très-
heureux; le pied et la base sont absolument étonnants de limpidité et d'éclat.
Différences d'états peu sensibles; la planche est signée dès l'origine.
Premier état : Le triton et le monstre marin gravés dans le cristal sont trop
blancs et nuisent au modelé de la nef.
Deuxième élal : L'ensemble est meilleur ; la pièce tourne mieux.
149. PI. 26. — Drageoir de jaspe oriental.
Cette pièce est superbe de couleur, et le travail, franc et souple, a une puis-
sance merveilleuse.
Premier état : Quelques taches de la pierre paraissent trop et enlèvent un
peu de la profondeur du vase. La planche est signée.
Deuxième élat : Le bord du devant, plus assombri, aide à la perspective
de l'autre.
150. PI. 27. — Nef de cristal de roche.
Cette planche est, au môme degré que l'original qu'elle reproduit, un pur
chef-d'œuvre. Sur les flancs du vase se déroulent dans la transparence lumineuse
JULES JACQUEMART.
331
du cristal des sujets en intailles représentant des scènes du déluge, empruntées
aux Mëlamorphoses d'Ovide. Nous en donnons un dessin de l'artiste.
Très-fine et soyeuse dans ses miroitements, l'eau-forte est venue à souhait à
la première morsure.
EPEE DE FRANÇOIS l^r
(Musée du Louvre.)
Premier élal : Épreuve non signée, mais sur laquelle nous ne trouvons pas
de différences sensibles avec l'épreuve définitive.
Deuxième élat : La planche signée.
332 GAZbrrTE DES UEAU X-A l'.TS.
151. PI. 28. — SALliiRE UN LAPIS-LAZULI.
Une des plus jolies pièces de la série; elle est venue d'emblée; quelques
retouches à peine sensibles différencient les états.
Premier élal : Un peu taché par places. La planche est signée.
Deuxiètne élal : Les accidents de coloration de la pierre sont adoucis et
subordonnés au modelé de l'ensemble.
152. PI. 29. — Verre de cristal de roche.
Pièce fort adroitement faite et qui présentait de grandes difficultés, avec ses
limpides transparences et les fines gravures qui couvrent tout le calice, ses
délicates moulures et ses oves en relief. Tout cela est traité avec une légèreté
de pointe inimaginable.
Premier élal : L'effet est obtenu; il ne reste qu'à épurer les détails, adoucir
les passages.
Deuxième élal : Ce travail de netteté et de précision est achevé.
Troisième élal : Quelques traits ajoutés encore, et la planche signée.
153. PI. 30. — Coupe de jaspe oriental et Vase de cristal de rochk.
Pièce intéressante par la façon dont elle met bien en opposition deux matières,
le jaspe aux tons foncés et puissants, et le cristal transparent; et deux procédés
de gravure caractéristiques, un effet noir et un effet blanc.
Premier élal ; La pierre du vase manque par places de morsure. Dans un
endroit de la coupe se voit un clair qu'un reflet eût pu expliquer et qui lie plus
étroitement les deux pièces ensemble; dans l'état suivant, ce clair a disparu. La
signature est au bas de la planche.
Deuxième élal : Le ton du jaspe est homogène et riche.
154. PI. 31. — Vase a boire de cristal de roche (xvi" siècle).
Planche très-fine et très-délicate de pointe; différences d'états pou sensibles.
Premier élal : Les guirlandes gravées sur le verre sont réservées en blanc
dans la partie ombrée.
Deuxième élal : Quelques traits de pointe sèche les adoucissent.
Troisième élal : La figure gravée qui supporte le panier de fruits est plus
accentuée.
155. Pi. 32. — Vase a boire en cristal de roche.
Planche arrivée d'emblée, d'une pointe fine et vibrante; d'une légèreté de
ton incomparable, blanc sur blanc, avec un repos coloré dans l'anneau émaillé
qui sertit le pied de cristal.
Premier élal : Quelques points un peu indécis dans les parties fuyantes du
verre.
Deuxième étal. -Légères retouches accusant les bords et nettoyant les finesses
des ornements gravés.
Troisième élal : La planche est signée.
156. PI. 33. — Cristal de roche et Vase de jade.
Même observation à faire que pour la planche 30. L'opposition de forme et
de couleur est déduite à souhait : d'une part, c'est un petit vase en forme
d'urne, d'un galbe sévère; de l'autre, c'est une tôte de mort en cristal de roche
qui accroche et fait grimacer la lumière.
Premier élal : Un peu taché et désuni.
JULKS JACQUEMART. 333
Deuxième élal : L'harmonie et le calme sont obtenus par des travaux addi-
tionnels.
Troisième étal : La planche est signée.
157. PI. 34. — Aiguière ue cristal de roche.
Pièce étourdissante par sa taille, son éclat, sa facture hardie et ferme, et la
façon magistrale dont le dessin en a été enlevé.
Premier état : Excellente morsure qui ne demande q-u'à être reprise dans les
godrons taillés de la panse.
Deuxième état : La pureté des godrons est ici parfaite.
Troisième état : Les rinceaux gravés sur le cristal sont plus vivement accu-
sés, plus sentis dans leur creux. Le pied plus ferme soutient mieux la masse
du \'erre.
Quatrième étal : La signature ajoutée.
158. PI. 35. — Tasse de cristal de roche et Soucoupe de jade.
Celte ravissante pièce est traitée avec l'amour particulier de l'auteur pour les
choses orientales.
Pretnier élal : La pièce de cristal est presque terminée, mais le jade est tout
tacheté par la morsure qui n'a atteint qu'une partie des tailles qui donnent
le ton.
Deuxième état : La teinte est raccordée et unifiée; elle est maintenant souple
et onctueuse comme la matière môme.
Troisième élal : La planche est signée.
159. PI. 36. — Coupe de cristal de roche.
Ce cristal est peut-être le plus merveilleux de tous. Les ornements gravés se
détachent avec une pureté exquise et transparaissent dans les reflels ondoyants
qui baignent le vase, dont on sent en quelque sorte la minceur et la légèreté.
Premier élal : Venu presque directement; les parties de métal sont peu
mordues.
Deuxième étal : La planche terminée par quelques finesses à la pointe sèche.
Troisième étal : La signature est ajoutée.
160. PI. 37. — Vase de cristal de roche et Vase de jaspe.
Môme assemblage et même opposition que dans la planche 30.
Premier élal : Un peu désuni et taché.
Deuxième élal : La planche est arrivée à son point, nourrie dans les valeurs,
dégagée et nettoyée dans les délicatesses du cristal.
Troisième élal : La planche est signée.
161. PI. 38. — Coupe de cristal de roche.
Planche aussi blanche et aussi légère de ton que l'original.
Premier état : Quelques nettetés, quelques finesses manquent seules pour
que le rendu de cette pièce délicate, mince et transparente, soit complet.
Deuxième état : Les travaux nécessaires pour donner cette fermeté d'accent
sont ajoutés.
Troisième état : La planche est signée.
162. PI. 39. — Bassin en cristal de roche.
Premier élal : Les deux bords de la coupe sont insuffisamment détachés.
SSfi GAZETTE DES 1! KA U X -A UTS.
Deuxième étal : Des demi-teinles ajoutées au bord postérieur creusent la
coupe et éloignent le second plan. Le pied, baigné d'ombre, exalte encore la
finesse et la blancheur du cristal.
Troisième état : La planche est signée.
-163. PI. 40. — Biberon de cristal de roche. — Bijou du xvi' siècle, à anse tri-
lobée, exquis de forme, de couleur et de matière.
Celte planche, comme la précédente, venue sans retouches, est de la plus
délicieuse fraîcheur. Comme pointe, elle rappelle les finesses étourdissantes de
l'Histoire de la Porcelaine.
Premier état : La morsure est tellement juste qu'il n'y a rien eu à y ajouter.
Deuxième étal : La planche est signée. '1868.
'164. PI. 41. — Jatte de cristal de roche. — Coupe élégante, gravée d'orne-
ments, avec une monture en émail noir, d'une suavité de ton et d'une finesse
de travail extrêmes.
L'artiste y a mis toute la coquetterie et toute la délicatesse de sa pointe.
Premier état : Morsure simple laissant aux travaux de seconde main à com-
pléter l'effet.
Deuxième état : Des tailles fines ont nettoyé et accentué les gravures, tandis
que des tons légers ont augmenté le modelé et le relief de la pièce.
Troisième état : Signé.
4 65. PI. 42. — Drageoir de jaspe.
Cette planche est l'une des plus brillantes et des plus puissantes de ton de
l'ouvrage; elle est d'ailleurs tout à l'effet, et l'artiste, dans la poursuite passionnée
des colorations de ce joyau, est arrivé à un véritable tromije-l'œil; elle vous
frappe aussi entre toutes par la manière surprenante dont il sait faire tourner
les surfaces polies et les isoler en pleine lumière dans la transparence de
l'air.
Premier étal : L'effet n'est qu'ébauché; les masses sont posées, mais creuses
et sans lien.
Deuxième état : Les tons sont nourris de nouveaux travaux qui se mêlent
avec les premiers et leur donnent de la chaleur et du mordant.
Troisième état : Les perles fines et les pierres qui ornent le pied du vase, et
qui étaient réservées en blanc, sont terminées.
Quatrième état : Dernières finesses ajoutées avec la signature.
166. PI. 43. — BUKIE DE cristal DE ROCHE.
Premier étal : Quelques nettetés à mettre; quelques finesses à ajouter.
Deuxième élat : La planche terminée.
Troisième élat : La signature ajoutée.
167. PI. 44. — Drageoir de jade.
Mêmes remarques et mêmes éloges que pour le n" 165.
Premier étal : Très-sommaire et désuni.
Deuxième étal : La planche tout entière est très-travaillée ; les perles fines
du pied du vase restées blanches.
Troisième élat : Le pied et les perles qui l'ornent sont étudiés et terminés.
Quatrième élat : Dernières retouches et planche signée.
JULES JACQUEMART.
335
168. PI. 45. — Cristal de roche. — Ceci est l'incomparable aiguière de cristal, du
temps de Henri H, que M, Desgoffc a peinte dans l'un de ses tableaux du
VASE DE JASPE ORIENTAL ATTRIBUE A BENVENUTO CELLINI.
(Musée du Louvre.)
Luxembourg, oii il l'a suspendue par la cordelette de soie de son anse magni-
fique.
De cette œuvre, aussi merveilleuse par la matière que par le dessin et le
travail, M. Jacquemai't a t'ait peut-être la pièce de maîtrise de l'ouvrage. C'est
336 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bien celle en tout cas où il a eu à lutter avec les émaux les plus riches et les
plus éclatants. De l'anse en or émaillé, oii l'invention la plus exquise et la plus
élégante lutte avec la plus extrême délicatesse d'outil, il a fait un chef-d'œuvre
d'eau-forte absolu. Pour les légères et ravissantes intailles du cristal, il s'est
également surpassé.
Premier état : Trop clair; morsure tachée dans la monture.
Deuxième état : De nombreux travaux donnent l'effet, tout en précisant les
détails. La monture est étudiée et terminée.
Troisième état : La planche signée.
469. PI. 46. — Drageoir de jahe.
La matière tenace et comme savonneuse de la pierre est rendue ici à mer-
veille; le dessus du vase, avec la lumière qui le frappe et pénètre doucement
dans la demi-transparence du jade, est d'une délicatesse adorable et d'une
observation parfaite.
Premier étal : Dessous solide, mais sans passages; les perles réservées et
toutes blanches.
Deuxième état : La planche est terminée et semble venue du premier coup.
Troisième état : La signature au bas de la planche.
170. PI. 47. — Aiguière en cristal de roche.
L'une des pièces les plus étonnantes pour la transparence.
Premier état : Très-avancé; les rinceaux gravés sur le vase ont seuls besoin
d'être plus accusés.
Deuxième état : Les ornements qui se déroulent sur le vase sont plus fine-
ment exprimés et l'ensemble y gagne en même temps comme effet. Quelques
valeurs rehaussées concourent à ce résultat.
Troisième état : La planche signée.
471. PI. 48. — Vase de sardoixe onyx et Coupe d'agate onyx.
Très-fine de ton et de modelé, cette planche est parfaite de tous points. Nos
lecteurs peuvent en juger, du reste, par les épreuves que nous pouvons mettre
sous leurs yeux, grâce à l'obligeance de M. Barbet de Jouy.
Premier état : De.-sous habilement préparé pour la retouche.
Deuxième état : Avec presque rien, le travail primitif, qui semblait insuf-
fisant, est parvenu à rendre les intentions les plus délicates, les plus fines
nuances, les accents les plus précis.
Troisième état : La planche est signée et parachevée.
472. PI. 49. — Vase de cristal de roche. — L'un des plus beaux et des plus grands
vases de la série. La matière est transparente et admirablement pure, la paroi
mince et polie; les gravures sont nettes et coupantes. La brillante monture d'or
émaillé qui enserre le vase et soutient le goulot rapporté, fait un heureux con-
traste, par ses accents nerveux, avec les fluidités hyalines du cristal.
L'eau-forte de M. Jacquemart est splendide, et l'effet d'opposition entre le
blanc translucide du cristal et l'or brillant des guirlandes émaillées qui pendent
à la monture du couvercle est si audacieusement réussi, que nous tenons les
belles épreuves de cette planche pour le 7iec plus ultra de la perfection.
■^ 2
XII. — 2° PERIODE.
43
338 CA/IOTTF, DES BEA U X- A li'l'S.
Premier élal : D'un jet étonnant. Les gravures du lapidaire sont seules à
accuser plus nettement.
Deuxième élal : La pointe a précisé ce que la morsure avait laissé d'un peu
vague. La base du vase plus colorée aussi.
Troisième élal : La planche est signée.
173. PI. .50. — Coupe d'agate orientale.
Pièce d'une distinction délicieuse.
Premier élal : Peu avancé; peu coloré de ton.
Deuxième élal : La planche, entièrement reprise, est arrivée à point.
Troisième élal : Le sagittaire d'or émailTé, dont le torse est formé d'une
perle baroque, est retouché principalement dans le bras qui lâche la flèche.
Quatrième élal : La planche signée.
174. PI. 51. — Boire de sardoine onyx. — Bijou délicat et des plus précieux.
Dans cette pièce, tout est remarquable : la puissance de coloration de la
gemme, dont les taches blanches et laiteuses prennent, à côté de la lumière
éclatante qui se projette sur la panse, une saveur exquise; la fermeté des ors
ciselés et émaillés; la finesse du pied, oii la pierre devient d'une nuance si
tendre que relève avec tant d'art les nielles de la monture.
Premier élal : Rien que des raccords à mettre; la morsure est des plus heu-
reuses.
Deuxième élal : La planche est terminée ; quelques légers traits mènent dou-
cement de la lumière au ton profond de la pierre dure.
Troisième élal : La planche est signée.
175. PI. 52. — Coupe d'agatr orientale.
Cette planche paraît avoir demandé au graveur un effort de travail particulier.
Le modelé de l'ensemble, interrompu par les oves et les gravures d'ornements
qui surchargent la pièce, était fort difficile à suivre; d'autant que l'artiste a
été mal servi par le premier état, très-incomplet.
Premier élal : Préparation insuffisante.
Deuxième élal : Toute la planche est reprise, et la morsure interrompue de
l'état précédent est raccordée très-heureusement.
Troisième état : L'effet devient puissant et nerveux; le modelé est gras,
souple et chaud de ton; les dauphins d'or émaillé du pied sont nettement écrits,
et par leurs tons fermes soutiennent bien le vase.
Quatrième êlat : La signature est ajoutée en bas.
176. PI. 53. — Gobelet en sardoine orientale.
Par la puissance du ton dans les noirs, qui peut rivaliser avec la peinture
par la richesse de l'outil et la vigueur du dessin, cette pièce étincelante prend
place au premier rang dans l'œuvre de M. Jacquemart.
Premier élal : L'eau-forte a merveilleusement servi l'artiste, qui n'a plus
qu'à reprendre les ornements de l'anse et du pied.
Deuxième élal : La figure charmante de sirène aux cheveux d'or ciselé, aux
ailes et aux écailles multicolores, est modelée d'une pointe caressante; les
acanthes se détaillent et se soulèvent avec une finesse énergique; le ton profond
de la pierre est assoupli.
Troisième état : La planche est signée.
JULES JACQUKMAKÏ. p39
177. PI. b4. — Aiguière d'agate orientale.
Premier élat : Peu poussé, morsure interrompue et cahotée.
Deuxième état : Les tons ont pris une suavité, une souplesse qu'on n'aurait
pu préjuger d'après le premier état.
Troisième état : Après quelques raccords elle est signée.
■178. PI. S5. — AiGuiiîRE de sardoine orientale.
Premier étal : Définitif, sauf quelques légères retouches de pointe sèche
qui estompent la base du vase et les ornements émaillés de l'anse.
Deuxième étal : Ces retouches faites.
Troisième état : La planche signée.
179. Pi. 56. — Coupe d'agate orientale.
Pièce blonde et fine, qui rappelle la première mauière de l'artiste.
Premier état : Excellent; il ne manque que d'un peu déliant dans quelques
passages où l'eau-forte a mordu imparfaitement, dans le pied surtout.
Deuxième état : La pointe a remédié et ajouté ses finesses à ces demi-
teintes incomplètes.
Troisième état : La planche est signée.
180. PI. 57. — Coupe de lapis-lazuli.
Peu de différence dans les états, le premier étant venu très-juste.
Premier étal : Lqs, parties de lapis sont presque à point; quelques taches
seulement sont à ramener dans la masse; les détails des ornements d'émail
blanc sont, par endroits, encore peu distincts.
Deuxième état : Les ornements, en forme d'écaillés ou de gousses, sont plus
définis, plus modelés.
Troisième état : La planche est signée.
181. PI. 58. — Bougeoir de Marie de Médicis.
Au-dessous de cette planche il faudrait inscrire le mot chef-d'œuvre tout
court, surtout si l'on tient compte des immenses difficultés que l'artiste a eu à
surmonter pour rendre son scintillement si multiple et en quelque sorte si peu
rangé. Toutes ces pierres tachées, rubanées, disséminées sans ordre apparent,
encadrant des camées antiques ou de la Renaissance, de toutes nuances et de
toutes proportions ; toutes ces choses attirant l'œil au même degré par l'abon-
dance et la variété des couleurs, ont pris dans la gravure l'unité et l'harmonie
qui leur manquent un peu dans l'original.
Comme quelques autres, cet objet est un peu diminué dans la gravure.
Premier élat : Très-bien mordu, mais beaucoup de retouches sont néces-
saires; le ton est trop égal et les finesses négligées.
Deuxième élat : Les camées, qui n'étaient qu'ébauchés, sont faits; les perles
et les coquilles d'émail, d'abord réservées en blanc, sont modelées.
Troisième étal : Encore quelques points de retouche et la planche signée.
182. PI. 59. — Aiguière de sardoixe orientale.
Cette planche est la seconde entreprise par l'artiste, qui, là encore, eut a
lutter contre bien des papillotages de tons.
Premier élat : Trop égal de Ion; la panse du vase, chargée de Iravail, ne
reçoit pas assez de lumière.
3/,0 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Deuxième éiat : La pièce se colore par la base et reprend de l'effet; la signa-
ture est mise.
Troisième élal : La planche est encore revue; l'effet, cette fois, est franche-
ment accusé par une vive lumière reprise sur l'épaule du vase; le culot et le
pied encore assourdis.
183. PI. 60; — Miroir de cristal de roche. — C'est le miroir offert par la ville
de Florence à Marie de Médicis. On connaît assez la valeur et la beauté de cet e
pièce célèbre.
Quant à la planche de M. Jacquemart, elle est comme le magnifique couron-
nement de cette première partie de l'ouvrage de M. Barbet de Jouy. Aussi,
quelle volonté et quelle persévérance dans le travail n'a-t-elle pas demandées!
Un homme du métier pourrait seul apprécier ce qu'il y avait de difficultés
accumulées dans le détail de cette planche, aride et continu dans sa minutieuse
répétition, et combien cette môme petite feuille émaillée, qui suit tous les pro-
fils, claire ici, là légèrement teintée, mais toujours symétrique et dessinée avec
le même soin, était propre à lasser la patience la plus robuste.
Arrivé à la fin, l'artiste, pour laisser toute l'imporlance à ce cadre compliqué,
n'a fait qu'indiquer le biseau du miroir qu'il a laissé absolument en blanc.
Premier étai : Très-bien venu, mais sans effet, le graveur s'étant surtout
préoccupé d'avoir les détails aussi finis que possible, et réservant pour une
seconde morsure les ombres portées et le modelé.
Deuxième étal : Le modelé se forme par des ombres franches.
Troisième état : Les ornements d'émail blanc, ménagés jusque-là, sont
modelés finement. L'effet est affirmé par une plus grande puissance des ombres.
Quatrième état : La planche terminée et signée.
LOUIS GONSE.
{La :iuUe prccliainevient.)
EXPOSITION TRIENNALE DES BEAUX-ARTS
A BRUXELLES
E demanderai la permission de faire avant tout les honneurs de mon
petit Salon aux Français, aux Allemands, aux Hollandais, aux Ita-
liens; je serai plus libre ensuite pour me batailler avec les miens.
Mais un scrupule m'arrête dès le début : la plupart des ouvrages
français envoyés à Bruxelles ont été vus au Salon de Paris, et il m'est
difficile d'en parler après ce qu'en a dit l'éminent critique de la Ga-
zelle des Beaux- Arts. Je me contenterai donc d'en rappeler quelques-uns pour mé-
moire. C'est ainsi qu'on a revu les LuUeurs, de M. Falguière, groupe athlétique aux
enlacements puissants dont les musculatures semblent sculptées à coups de mailletdans
les tranches du marbre; — la lionne énigmatique que M. Jules Goupil a intitulée :
En i793j figure étrange, composée de sous-entendus, dans la sérénité de laquelle on
devine de brusques éclairs et qui allonge dans son cadre une silhouette d'acier, vague-
ment crispée sous les satins. MM. Falguière et Goupil ont été nommés tous deux pour la
médaille. Onarevu aussi la Respha de M. Becker, un effort violent qui, dans son excès
même, se ressent encore de l'école ; — les excellentes chairs bronzées résistantes à la
fois et moelleuses comme les morceaux de fabrique ancienne, de M. James Ber-
trand : Connais-loi loi-même; — puis la Cassandre, de M. Comerre; le Troupeau,
de M. Luminais; \e Régiment qui passe, de M. Détaille; les Vieux Papiers, de
M. Brillouin; la Fin rf'efef et le Portrait d'enfant, Ae M. Carolus Duran; \a Rue
d'Allemagne, de M. de Vuillefroy; la Vengeance duseiior Cornaro, de M. Mérino; le
Sylvain, de M. Maignan; les admirables portraits de M. et M™° Edwin Edwards, de
M. Fantin-Latour, et d'autres qu'il me faut oublier pour passer aux œuvres nouvelles.
Trois figures groupées autour d'un clavecin composent l'Accord difficile, de
M. Goupil. C'est d'abord un jeune beau, en bas verts et en culotte gorge-de-pigeon; une
de ses mains e.st posée sur l'instrument, l'autre fait tournoyer entre ses doigls un jonc à
pomme d'agate. Assise au clavecin, une jeune femme appuie le bout de ses jolis doigts
sur les touches rebelles, en se renversant légèrement, tandis qu'une autre dame,
debout derrière elle, en robe de soie bleue échancrée au corsage, pose la main sur la
3ii2 GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
partition. Un fond de mui- vert, encadré de panneaux en boiserie, détaclie cette jolie
scène, à laquelle on ne peut reprocher qu'une touche un peu mince. — Un parfum
exotique et fin, de riz et de Ihé, m'arrête devant les deux tableaux de M. Th. Delamarre ;
il me semble voir se détacher des fonds lumineux d'une soie chinoise, de vieux petits
mandarins ratatinés et montés en ton. Ceux de M. Delamarre sont très-franchement
touchés dans de belles pâtes fermes, oîi s'incrustent en valeurs senties les mille
détails de l'ameublement. - M. Ed. Richter a moins de modération dans ses éta-
lages de palette : je ne saurais nommer autrement son Retour du Corsaire, une
grande machine brossée a la diable avec une verve quelquefois heureuse. Les tons
y sont jetés par tas, en traînées de fusées pétardant sur des paillons; il y a trop de
bleuettes et de scintillemenis. — Ce sont aussi des effets de palette chez M. Isabey : mais
quel lapotage exquis de petites touches ! Comme elles sont bien martelées dans la
pâte ! La Procession rentrant dans la sacristie se détache en reliefs nerveux et
brusques dans des harmonies fauves, barrées de rayures vermeilles, au fond desquelles
reluit en demi-teinte l'or des candélabres. — M. Jundt envoie une jolie Bretonne en
prière, en robe rouge frangée de dentelles et la tête sertie d'une coiffe à dessins de
filigranes, dans les verts chatoyants d'un paysage oià filtre le soleil; M. Landelle, un
Portrait et une petite figure de /îi«i/j^ silhouette gracieuse d'un ton trop uniformément
ambré, IVI.Castiglione de petites toiles fines dans des gammes claires, un peu vitreuses
d'aspect. Le Début artistique, de M"« Tompkins, un petit Italien à tête crépue écorchant
un papier du bout d'un crayon, a des crâneries de silhouette remplies de caractère;
mais les pâtes sont égralignées sèchement et comme maçonnées en épaisseurs trop
égales. — Une pratique souple et d'onctueuses coulées donnent au contraire, au Chau-
dronnier de M. Legros, l'apparence des choses fortement travaillées; des lumières
sobres sont mêlées en quelque sorte à la pâte et réchauffent les demi-teintes. C'est cette
clialeur qui manque à VÉtameur, de M. Carrier-Belleuse fils, figure d'un beau mouve-
ment et bien campée, dont la tonalité noirâtre plaque malheureusement sur les gris
ardoisés des fonds. Une jolie Plage, de M. Claude, enchâsse dans ses blondeurs
nacrées une silhouette d'amazone d'un ton très-fin.
Puis viennent les paysagistes : MM. Defaux, Imer, Chaliva, Benouville. M. Breton
envoie une Marine d'une exécution superficielle, déferlant en larges ondulations,
éclaboussées de sang, vers des avant-plans de plage mous, et un grand moutonnement de
troupeau {l'Étoile du Berge?'] dans une plaine poudreuse, sur laquelle s'appuie un ciel
brumeux, trop cuivré dans le haut. — Les Chênes des Bretons, .Aq M. Cliabry, massés
dans de belles alternatives d'ombre et de lumière, forment un motif vigoureux lar-
gement enlevé et d'une couleur vibrante. — Un délicieux tableau de M. Van Thoren
[le Matin : près de Rome), est baigné de transparences argentines, d'une clarté
doucement scintillante, au rebours du Chariot, de M. Schreyer, embourbé dans une
vaste plaine brune marbrée de flaques d'eau, sous un ciel couleur de vieux plomb : un^
superbe morceau de facture.
Il y a quelques bonnes marines : je citerai celles de M"'" La Villette et de
MM. Durand-Brager, Ziem, Vernier et Jaboneau. Un beau Bouquet de pivoines, de
M. Jules Ragot, peint dans des pâtes grasses veinées de roses délicats, rappelle par sa
large maîtrise et ses onctions de palette certains Vollon. M. Ragot est aussi l'auteur
d'un tableau de Poissons d'eau douce, irisés de scintillations lumineuses sur un fond
de roseaux et d'attirails de pèche, excellente page groupée avec l'abondance et la sou-
plesse de lignes qu'on admire chez les vieux poissonniers hollandais.
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
3/t3
Du côté de rAllemagne, il y a de l'étude, de l'observation, des progrès incontes-
tables; mais la science l'emporte sur l'impression et des sécheresses de touche glacent
les plus nobles recherches de coloris. Un maître, toutefois, peu connu jusqu'à ce jour
en Belgique et, je le crois, en France, s'est révélé dans deux belles œuvres d'une
importance capitale : c'est M. de Bochman, à qui le jury a décerné une médaille.
L'habitude en Esthonie est qu'on se réunisse aux portes de l'église, Pendant la messe
POISSONS d'eau douce, par m. j. ragot.
(Croquis de l'artiste.)
du dimanche : des groupes d'hommes et de chevaux occupent les différents plans
de la toile; l'église est au fond, entourée d'arbres et bordée par le mur du cimetière.
Un ciel chaud, à demi brouillé d'une vapeur roussâtre, baigne le paysage de clartés
un peu grises peut-être, coupées d'ombres pâles, d'un effet charmant. Un dessin spiri-
tuel qui donne à chaque chose sa physionomie, une touche rapide, décidée, très-
juste, des glacis émaillés, font de ce tableau un ensemble complet qui rappelle
Teniers. Les mêmes qualités se rencontrent dans V Écluse hollandaise, où fourmille
une foule d'un mouvement et d'un esprit délicieux, à travers un jour toujours un peu
3Z|4 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
gris. — Chez M. Oswald Achenbacli, au contraire, un autre peintre de foules, très-
spirituel aussi, les lumières ont des flamboiements excessifs et qui ne s'expliquent
pas : un ciel aux nuages nacrés, troués d'éclats d'incendie, couvre la Procession
éparpillée en demi-teinte sur les marches d'un vaste escalier. — MM. Herthel et
Hubner peignent dans la pâte, d'une touche grasse qui fait exception aux tendances
de l'école et que n'a pas, notamment, M. Salentin, dans son E7ilerremenl, peinture
habile mais lustrée de tons faux. — Celle de M. de Gebhardt est terreuse et lourde,
mais elle recouvre une physionomie étudiée avec une sincérité admirable: c'est le
portrait d'un vieillard, d'un organiste; l'expression est parlante et la tête, les mains
sont superbes de caractère. — Dans le paysage, il faut mentionner en première ligne,
JIM. Munthe et Oeder, très-vrais tous les deux et d'une émotion qui se communique,
puis .MM. Burnitz, de Bechsolsheim, Irmer, Normann et Siggert.
L'Italie est représentée par MM. Cipriani, de Chirico, Rota, par M. Blanchi surlout,
le plus large de ces peintres à la pointe d'aiguille, si menus, si minces, si artificiels
pour la plupart, et qui ont substitué, aux pratiques anciennes, des étalages de verro-
teries et de clinquant chatoyant, sous le papillotement de la touche. M. Blanchi du
moins a des indications justes à travers ses martelages de pinceau.
On connaît les malicieux petits tableaux de genre de M. Bakkerkorf, le Hollandais :
personne mieux que lui ne crayonne une silhouette de vieille dame, mais sa peinture,
tapotée de louches minces et carrées, en facettes de bouchon de carafe, n'est la plu-
part du temps qu'un lavis sans force et sans relief. Des brillanis de zinc reluisent
désagréablement dans sa Fille du héros, un groupe amusant cependant, auquel je
préfère, comme morceau de peinture, YÉcureuse, plus fermement attaquée. — L'hu-
mour n'inspire pas de moins jolies pages il M. Blés; mais M. Blés a des recherches
de coloris qui s'émaillentà la lumière etsesdemi-teintes s'enveloutent de transparences
moelleuses. — J'aime le sentiment, la mélancolie émue des toiles de M. Israëls; ses
Pauvres dit village, défilant un à un sur la plage et se portant au-devant d'un navire
dont on décharge la marée, se détachent en silhouettes expressives sur la mer, une
mer profonde et pleine; mais des jus de tabac saucent un peu uniformément les bruns
de la toile. A M. Blommers je reprocherai ses empâtements; l'arrangement et l'esprit
de ses Pigeons sont, du reste, charmants. Puis c'est la Maîtresse de tricot, de
M. Kankes, parfait de louche et d'esprit.
Les Hollandais ont gardé leur vieille passion des fleurs : ils comptent au Salon des
fleuristes de talent. M"" Rosenboom et Vandesande-Backhuysen, entre autres, et qui
sentent à merveille la nature. Celle-ci les a toujours bien conseillés et leurs paysagistes
ont de la poésie, de la fraîcheur en même temps qu'un sentiment très-juste du ton
local. J'en nommerai quelques-uns : MM. Bilders, de Boch, de Haas, Ter iMeulen,
Naaken, Stortenbeckeret Verveer dont les qualités se sont en quelque sorte condensées
dans le talent de M. Mesdag, un mariniste très-franc.
Me voici à présent sur mon terrain ; c'est aux gens de mon pays que je vais me
prendre. Je les ai connus tout petits; je les ai vus grandir; j'ai grandi avec eux; je
puis parler en connaissance de cause. Si je devais chercher un exemple de la
vieille loyauté flamande, je le trouverais dans l'art, tel qu'ils le pratiquent : le fond de
leur art est la sincérité. Ils n'ont pas les recherches de science, les aspirations il l'idéal,
qui se voient ailleurs : ce sont des esprits positifs plutôt que des imaginations; ils
appuient fortement les pieds au sol. Si voisins de la Hollande, pétris, pour ainsi dire,
d'une même argile, et vivant sous un climat presque semblable, natures sanguines et
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES. 3Z|5
lymphatiques à la fois, qui se eompliquenlde ténacité et d'ardeur à fioid, ils devaient,
comme leurs frères du Nord, rechercher dans la réalité les éléments de leur invention :
c'est ce qu'ils commencent à faire, après avoir incliné un instant vers les élégances
et les atticismes d'une tradition qui n'est ni dans leur sang ni dans leurs habitudes.
Leur tempérament, encore une fois, n'est ni littéraire ni savant; il ne porte pas aux
sophistications ni aux quintessences; il est paysan, marin, bourgeois, avec des ins-
tincts de race, aimant avec ténacité ce qu'il aime. Il est paresseux à l'invention, inven-
tant peu et chargeant les choses d'inventer pour lui, ce qui explique le petit nombre
des illustrateurs, des metteurs en scène, des peintres de fantaisie et d'histoire et en
retour le grand nombre de peintres de paysages, de marines, d'animaux, de scènes
d'observation. Ceci rentre dans sa coutume : il s'y sent chez lui; il ne lui faut, pour
y réussir, qu'un esprit et qu'un œil ouverts aux choses. C'est là qu'est la force du
pays flamand; et qu'on me permette de le dire, c'est lii que sera son génie si rien n'en-
trave cette direction.
Les mélanges n'ont jamais servi à faire un art viable; tout au plus languit-il, avec
les apparences de la vigueur. Nous autres Flamands, gens d'habitude et de sensation,
nous ne connaissons que notre clocher : nous nous disons entre nous qu'une tradition
peut se modifier, mais qu'elle doit se modifier en elle-même. Aussi faisons-nous
comme ont fait les nôtres, qui ne sont plus : nous regardons autour de nous, nous
étudions l'esprit et la couleur des choses ; et, pardon de la comparaison, nous faisons
comme le pêcheur à la ligne : nous laissons glisser au fond de l'eau notre esprit; quand
nous le remontons, le poisson pend à l'hameçon.
Il est inutile de surfaire la valeur du Salon qui m'occupe : il a du bon, il a du
mauvais, et la sincérité s'y mêle à la convention, à doses à peu près égales. Le retour à
la coutume, à l'humeur de race, aux choses nationales s'y montre plutôt à l'état de ten-
dance qu'à l'état de fait accompli ; mais la tendance est fortement accusée, et l'on peut
juger déjà du point où elle peut aboutir par ce que l'on voit. Il faut commencer par le dé-
tail avant d'arriver à l'ensemble; et les genèses définitives se composent de genèses
partielles, obtenues une à une. A l'heure présente, l'attention de nos Flamands se porte
surtout vers la nature : elle se portera plus tard vers l'homme. Nous aurons alors
l'homme du terroir exprimé avec son accent individuel, dans ses milieux, sous tous ses
aspects : il prendra possession des demeures qu'on lui aura préparées, de ces champs
fraîchement labourés, du fruit de tout le travail antérieur; et l'art flamand contempo-
rain recommencera à la fois et s'achèvera en lui.
La nature est essentiellement soumise aux accords : il n'y a rien chez elle qui ne
soit lié à autre chose; et, pour parler peinture, elle constitue un ensemble d'harmonies
produites par la relation des tons. C'est ainsi que l'entend la loyale et sympathique
école des peintres du plein air. On leur reproche d'être gris; quelquefois même, ils
sont blancs. Je n'ai garde de les en blâmer, bien que l'excès soit mauvais dans le blanc
autant que dans le noir; je suis trop heureux de rencontrer chez eux ce que je vois aux
champs et dans la rue, le pâle et doux éclat du jour familier, mais je leur reprocherai
de faire parfois avec le blanc de la virtuosité, d'y chercher des difficultés afin de les
surmonter, en un mot de faire du blanc pour du blanc. J'ai dit parfois — pas tou-
jours.
Puisque nous sommes à l'air, restons-y. Nous trouverons bien une porte tout à
l'heure pour rentrer dans la peinture de l'homme. On peut affirmer, du reste, que l'inté-
rêt du Salon est surtout du côté des peintres de la nature; c'est de ce côté, en effet,
XII. — 2° piîRionR. ^*
3^6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
que se lève le soleil. Eli bien, il m'a semblé qu'un rayon d'or, descendu de cet Orient,
s'était enroulé aux tresses d'immortelles, transparentes sous le crêpe, de la cou-
ronne posée sur les toiles de Hip. Boulenger : un vent léger palpitait autour de ce
symbole de nos regrets; et la jeune gloire du peintre se levait brillante, dans le reflet
des aubes qui lui étaient familières. Hip. Boulenger, un des premiers, sut dégager de
la terre natale l'âme cachée et la verte sève, qui sont comme lei sens profonds du
paysage. 11 avait l'enthousiasme des modernes créateurs de l'école rustique, de Rous-
seau, de Corot, de Millet; il avait surtout l'enthousiasme de la nature. C'est lui qui, en
opposition aux académies de ville où s'apprend le paysage, conçut l'idée d'une aca-
démie dans les bois, avec le ciel, les arbres et Dieu pour maître; et fièrement, avec son
audace juvénile et rieuse, il se nomma l'élève de l'académie de Tervueren, son Barbi-
zon à lui et à quelques autres. Il y a un an qu'il est mort, dans la ileur de l'âge.
Deux de ses toiles au Salon nous le montrent dans les raffinements de sa dernière ma-
nière. C'est d'abord un paysage intitulé Bois fort, accoté sur la droite d'une maison-
netle à toit de tuiles rouges et sur la gauche d'un talus de verdure frottée de taches
de rouille; des avant-plans monte un chemin maçonné à larges touches dans une
glaise spongieuse. Un groupe d'arbres, silhouettés en faisceaux épars, accroche aux ter-
rains du talus des troncs délicatement fuselés, dont la lumière détache en plaques ar-
gentées les écorces : en haut moussent, dans une sorte de buée d'un gris roux, des
feuillages clair-semés. Ce n'est qu'un coin banal; mais le dessin des arbres étale de
si prestigieuses élégances et la vibration coloriste est si intense que cette simple soli-
tude se pare de splendeur, comme un lieu enchanté. Derrière la colonnade d'arbres, un
fond de ciel, très-tendrement modelé dans des pâtes brillantes sur des parties de frottis,
arrondit de petits nuages rosés dans des azurs nacrés d'irisations. — V Automne
a les ardeurs enflammées et les violences de coloris d'une gerbe cueillie à l'époque de
la moisson. C'est du reste, un motif très-simple aussi : des avant-plans verts part un
chemin pétri dans de beaux tons d'ocre chaud, avec la multiple empreinte des piétine-
ments. A droite et à gauche du chemin, se massent de petits mouvements de terrain
d'un brun roux tacheté par l'or des feuilles tombées; deux beaux arbres, d'un dessin
qu'on rencontre chez Corot, jaillissent de la partie de droite, feuilles comme des
thyrses, le premier dentelant sur les verts violets du second sa silhouette d'une blon-
deur safranée. Un ciel charmant, frotté de rose sur des échappées d'un vert tendre, roule
dans les dernières lueurs du jour les fumées de la plaine qui s'étale en bas au fond
d'une perspective rousse. Des moutons dévalent le sentier. Une impression de chaleur
et de richesse se dégage des colorations brûlées de ce superbe morceau do palette, com-
biné dans une gamme coquette et triomphale comme une slrophe en l'honneur de la
saison vermeille. On peut, du reste, considérer ces belles toiles de près : la facture a des
liaisons subtiles, profondes, d'indissolubles soudures. Aucune trace de taches ni de
bavochures : le jeune maître ciselait ses pâtes comme des orfèvreries, et ses huiles
ont pris l'apparence d'un émail brillant.
A l'heure oi!i j'écris ces lignes, le jury a déjà donné la médaille du paysage à
M. Joseph Coosemans. Comme Hip. Boulenger, celui-ci s'est élevé à l'école des champs,
à l'académie de Tervueren même, dans le rayonnement de ce talent tout d'émotion.
Après dix ans de peinture, car il ne peint guère depuis plus longtemps, il est passé
maître à son tour. Il expose un Hiver, une Campine et un Chemin creux. Je ne par-
lerai pas du premier de ces tableaux, qui est au-dessous de ce qu'il peut faire; mais
sa Campine a des beautés de sentiment et de facture irrésistibles. La plaine monte,
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
347
sous le moutonnement des bruyères, coupée par place par le scintillement d'un ruisseau
où se reflète le couchant, jusqu'à une rangée de saules inégalement plantés, qu'on voit
dessiner sur les vastes espaces du ciel des profils ébouriffés. Le disque du soleil s'apla-
LA CAMPINE, COUCHER DU SOLEIL, PAR M. J, COOSEMANS.
(Dessin de l'artiste.)
lit contre la ligne d'horizon, étranglée par la silhouette gibbeuse de deux saules. Des
vapeurs violettes rampent au bas du ciel où (loconnent, dans les vermillons, de légères
effumures carminées. Les sévérités de la nuit prochaine imprègnent ce beau paysage
et l'on devine à la pointe des herbes les lueurs tremblotantes de la rosée. Le Chemin
318 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
creux a son austérité aussi, mais elle ne vient pas de l'heure, car il fait grand jour
dans la toile, seulement un jour gris et triste, tombant d'un ciel bas sur un chemin
raviné qui monte entre deux talus d'un vert rouillé et coupé d'écorchures de sable.
M. Coosemans truelle solidement ses terrains : sous le bosselage des surfaces on sent
la résistante attache des plans. Il est ferme et rude dans les parties solides, tendre et
nacré dans les ciels, et il varie ses pratiques selon les densités ou les fluidités des
choses qu'il peint. C'est une nature adroite qui sait s'émouvoir.
M. Th. Baron a une sincérité différente : d'une ténacité opiniâtre, il cherche à lutter
avec Vaspect naturel; il est un de ceux qui poussent le plus loin le principe du gris.
Ce qu'il veut c'est rendre ce qu'il voit comme il l'a vu, sans subterfuges et sansconces-
sions. Il lui sufKt que sa toile soit dans l'air et qu'elle ait la justesse des tons; il a dès
lors son effet; il est sûr de ses accords. Ses trois paysages ont, à ce point de vue, une
valeur très-remarquable; mais M. Baron ne semble pas avoir fait assez attention à sa
facture : elle est devenue cotonneuse et monotone, de vibrante et de serrée qu'elle
était autrefois. C'est là le plus grave défaut de sa manière, et il provient surtout de
l'abus des empâtements ; mettez à la place de ces couches de peinture étalées au cou-
teau ou martelées par le pinceau, des pâtes là où il en faut, en épaisseurs inégales,
avec des alternatives de frottis et de glacis légèrement appliqués : vous verrez se
dégager de ces paysages une lumière argentine et claire, des avant-plans robustes,
des ciels d'une extrême distinction, tout un ensemble de qualités charmantes qui
sont comme emprisonnées sous les entassements de la couleur. M. Baron est un vrai
peintre de la nature : il lui suffira de se débarrasser des lourdeurs de sa facture pour
marquer au premier rang. Quelle vérité d'impression dans son Éléj un bout de lande
bosselée de petits mamelons de sable et rayée de sentiers crayeux filant à travers les
roussissures de l'herbe, avec quelques arbres arrondis en boule ou découpés en bali-
veaux sur un fond de ciel gris tacheté de bleu! Il fait là-dessus un soleil doux, d'une
pâleur plâtreuse, et une ombre grisâtre glacée de demi-teinte.
On sent chez M. Toussaint, un débutant, la fréquentation de M. Baron : il en a le
pirti-pris et jusqu'à un certain point, la manière; mais ses tons .sont plus chauds. Sa
Matinée se dilate avec des épanouissements d'aise dans une belle tranche de soleil épan-
due en transparences d'un gris argentin sur de solides terrains. — C'est aussi un
débutant que M. Hagemans: sa Prairie aux bouleaux, Iraitée dans une gamme de verts
tendres, a des fluidités d'air charmantes. Une remarquable distinction règne dans le
Soleil de mars, un soleil tamisé par un ciel blanchâtre, en écharpes de lumières
pàlotes, par-dessus un paysage aux arbres élégants reflétés dans une mare. — Un peu
plus de fermeté dans les plans et de modelé dans les frondaisons, et ces fines études
seraient tout à fait bien. M"' Beernaert (médaillée aussi) peint gris, avec une tendance
à Vandive, comme les peintres que je viens de citer; elle a de l'élégance, de la dis-
tinction, des finesses de touche et de sentiment; mais ses avant-plans sont parfois un
peu mous. Les Vieux Chênes, i;rrondis en dômes métalliques sur le gris du ciel,
détaillent, dans l'épaisseur des branches, des ramures nerveuses d'un dessin qui ne
laisse rien au hasard; un petit fond de sables très-cbauffés de ton forme une crevée
lumineuse au milieu de ce majestueux massif éclairé à contre-jour et tacheté de larges
écailles de soleil. Trois autres dames, RI"" Becker, Boch et Heger, exposent des
notes prises sur nature, bien en plan et justes de ton. Je citerai aussi les paysages
de MM. Dandoy, Vogells, Le Mayeur, Sacré, Van Camp, Tscharner et Den Duyts, doués
tous d'un excellent sentiment rustique et s'appliquant également à chercher l'impres-
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
3/i9
sion vraie par la relation des tons. M. Asselbergs, un instant arrêté aux ciels torrides
du Midi, nous revient, au sortir des bleus pliosphorescents de ses études algériennes,
avec des morceaux de Campine très-justement exprimés dans des tons de chaume,
sous les rares accidents de lumière d'un ciei lourd et plat. Ses Sables^ tachetés de
verdures pelées, déroulent, à travers de mornes perspectives, leurs vagues ondulations
de petits cônes jaunâtres qui n'en finissent pas et recommencent là-bas, derrière
l'horizon.
C'est toujours l'influence de M. Baron que nous rencontrerons chez M. Rosseels :
il a le sentiment de la note, il voit, mais sa peinture s'alourdit sous les empâtements.
C'est une chose charmante, du reste, que son Moulin aux environs de Termonde,
entouré de petites constructions basses aux toits de chaume et ouvrant ses ailes déchi-
ENVIROMS DE LA HULPE, PAR M. VAN DEK HECHT.
( Croquis de l'artiste.)
quetées sur un ciel frangé de rose : les premiers plans sont modelés en reliefs solides,
dans des tons d'herbe roussie, mêlés de ces colorations andives qui sont l'écueil de
l'école. Je reprocherai au fond de ne pas détacher suffisamment les silhouettes. Chez
M. Heymann, au contraire, l'air enveloppe les choses : sa Vieille Avenue de Bloe-
merchol est superbe d'impression, dans des tons de velours vert, troués par endroits
de larges échancrures de soleil. Puis, c'est M. Louis Dubois, un tempérament coloriste.
Une verve admirable règne dans son vaste Paysage. On dirait d'un tissu de damas
broché de soies étincelantes, avec des plaques de passementeries, d'étoiles et d'entre-
lacs, fourmillantes à la lumière : toute la palette a passé à ces riches gammes étalées à
plaisir, dans des combinaisons de bouquet, et comme pour former une S5'mphonie; et
l'on voit, sur le fond des harmonies sévères alternant des vers profonds aux bleus
turquoise, comme les violons sur les basses, danser, voltiger, scintiller une nuée de
touches lumineuses et spirituelles ; c'est de la plus pure virtuosité. Je citerai un peu
350 GAZETTE DES BEAUX-ÂUTS.
rapidement M. Verheyden, dont les intérieurs de forêt sont criblés de petits cliatoie-
ments de lumière quelquefois un peu secs, les deux MM. Marcelle, MM. Roelofs, dont
le Troupeau, acheté par le roi, plonge à pleins fanons dans des eaux grassement tou-
chées, MM. Gabriel et Huberti, deux poètes charmants, le premier amoureux des
brumes, le second amoureux des blés, mais rapprochés par une même délicatesse de
toucheet par des similitudes d'effet, M.M. de Biseau, Goethals, G. Speeckaet, Van der
Hecht, un quatuor sérieux; puis encore, dans un autre ordre de paysage, avec des
impressions moins nature et une recherche du ton moins rigoureuse, MM. Keelhof,
Quinaux, Laraoricière, Van Luppen et de Schampheleer. Ceux-ci, en effet, forment
un groupe distinct : ils ont do l'habileté, du savoir-faire, des qualités d'agencement
et de mise en scène; mais ils n'éprouvent pas le besoin d'être sincères au même titre
que les artistes cités antérieurement. Quant à l'adresse, elle est souvent considérable.
Cette adresse, vous la retrouverez chez M. de Baerdemacker, dans ses jolies eaux
rayées d'égratignures brusques et lustrées de reflets coquets, au milieu d'un miroi-
tement de paillettes; mais M. de Baerdemacker a prouvé qu'il ne craignait pas de
sortir de la manière un peu chatoyante qui lui est habituelle pour aborder les brutalités
du gris : son Hameau de Maurenne, massé sur une butte de terre, et pris par un
temps pluvieux, a la justesse de caractère et d'impression qu'il faut.
J'ai mis à part un artiste de beaucoup de talent qui me servira de transition pour
passer aux animaliers : c'est M''^ Marie Collart. Comme on se sent en pays flamand
chez elle! comme l'impression est vive et franche! quelle bonne odeur d'animalité! Je
ne puis résister au désir de décrire un de ses trois tableaux du Salon, le Fond de
Calevoet. Fin chemin monte à droite, crevassé d'ornières, dans une neige boueuse.
Suivez-le, vous ne tarderez pas a arriver au village. On voit, en effet, au bout du che-
min, un petit fond de maisons détachées en noir sur un ciel crépusculaire, barbouillé
de nuages roses: car c'est le soir; des ombres violettes rampent à ras de terre, de l'autre
côté du chemin, derrière la bordure d'arbres bruns dont les profils se tordent sur les
cuivres rougis du couchant. Un cheval blanc, de ces vieux chevaux mal équarris, aux
côtes hors d'aplomb et qui ressemblent à des vaches, piétine la neige qui grince sous
ses sabots, en secouant sur ses reins en biseau un paysan à demi endormi. C'est peu
de chose, comme vous voyez ; et pourtant tout un poëme de vie rustique repose dans
les pénombres des lointains, glacées des feintes bleutées de l'hiver. Au fond des
masures, parmi la fumée du plat de pommes de terre, s'allume la lampe de la famille.
Une tonalité générale lie-de-vin, un peu luisarneuse par places, donne bien la note
de l'heure. Les valeurs sont justes et la loile s'émaille sous des pâtes bien étendues,
réchauffées parles vernis.
Dans le paysage animalier, nous rencontrons d'abord M. Alfred Verwée, avec sou
Allelaye irlandais: quatre chevaux aux robes lustrées tirant une belle charretée
de pailles rousses à reflets d'or, dans un champ rempli de lumière, page harmo-
nieuse et solide, couronnée par un ciel bleu d'une transparence charmante; M. Jules
Montigny avec un Souvenir de Genck, un motif exquis, rien qu'un petit chariot rus-
tique attelé d'un cheval rouge, dans une lumière vermeille, d'un vaporeux, d'une
douceur infinis, sur un chemin en plaine; M. Lambrcchs, qui expose un Lévrier
d'une très-belle tournure; MM. Van Leempulten et Woulermaertens, très-vigoureux
tous deux dans leurs verts légèrement bronzés oîi paissent des moutons, de bons mou-
tons 'a toisons drues, poissées par les suints de la bergerie; puis MM. Vandervin,
Jochams et Robbe.
F.XPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
351
M. Jean Stobbaeris est. un peinlre de chiens, si oa veut ; c'e^t surtout un peintre
d'intérieurs. Ceux qui sont au Salon ont une intimité, une justesse de ton, un senti-
ment impressionnant qui dénotent un maître. M. Stobbaerts est, en effet, un des
peintres les plus flamands de l'école : la race reparaît, sous sa brosse, avec un accent
brusque et original. Il est parvenu à dégager la formule mystérieuse, le sens profond
de notre existence passive et sommeillante, par une sorte de simplification; et le côté
animalier de ses tableaux s'enchaîne à l'être liumain par des liens naturels. En ce qui
regarde sa grande toile, Boucherie anversoise, ]& n'hésite pas à déclarer qu'elle est
à mon sens une des manifestations les plus caractéristiques du Salon : j'y trouve, en
effet, cet amour sauvage et passionné de la vérité, ce dédain des succès marchands,
et surtout les qualités de nature qui font les grandes écoles.
Un autre Flamand, bien de sa race et fortement trempé, doublé de marinier et de
LE HAMEAU DE MAUKEN^^E, PAR M. DE BAERDEMACKER.
(Dessin de l'artiste.)
paysagiste, c'est M. Joseph Heyraans, l'auteur de la Vieille Avenue de Bloemeschot.
M. Heymans expose deux vues de l'Escaut, un Mali7i et un Soir : elles comptent
toutes deux parmi les surprises du Salon ; c'est qu''elles sont d'une naïveté et d'un
charme émotionnants. Un frémissement infini, d'invisibles bouches agitent doucement
l'argentine constellation du fleuve sur lequel traînent des brouillards, soyeux comme
des écharpes orientales et comme elles lamés de filets lumineux. Des marbrures
roses jaspent les profondeurs du ciel, illuminées de proche en proche et couleur
de plomb fondu dans le haut, alors qu'au bas rampent des bandes de vapeurs vio-
lettes. Vers le milieu du fleuve, deux bateaux marchent de front, dans une sorte
de nimbe auréolé. Au loin quelques voiles grises qu'enfle le vent du matin, à demi
perdues dans les demi-teintes. — Puis c'est le Soir avec ses estompes de bruns doux
352 OAZI'/l'Tl'] DKS BI'.Al'-X-AHTS,
et chatoyants, ses ascensions de clartés remontant vers le haut, ses assombrissements
lentement répandus sur le bas ; les deux bateaux du Matin sont presque à la même
place, mais les lumières salinées qui en faisaient miroiter les coques dans les écaillures
de l'eau caressée par l'aube, se sont enveloutées d'ombre ; au large, le fleuve étale
ses nappes d'un gris bleu où pose la nuit. Par là-dessus un ciel clair tacheté de rose.
Toutes les fraîcheurs perlées de l'aurore, toutes les grâces sévères du couchant sont
réunies dans ces deux belles pages d'une si vaillante maîtrise et d'un sentiment si fin ;
mais les pâtes sont malheureusement un peu grosses, et le couteau à palette a truelle
avec une uniformité trop égale le ciel et les eaux. Un Français eût mis dans les fonds
de délicats frottis, de poétiques réserves, qui eussent fait fuir les perspectives, indé^
finiment.
Le même reproche doit s'appliquer à M. Meyers : c'est le seul, car son Mois
d'octobre (Escaut), peint dans des gammes argentines qui rappellent de très-près les
deux marines de M. Heymans, a une distinction de ton et des qualités de plein air
remarquables. C'est tout un groupe, au surplus, que ces peintres de l'Escaut. Voici
encore M. Courtens, plus osé dans ses ciels. Son Soir sur l'Escaut arrondit, dans des
teintes citron pâle, un soleil vermillon dont les reflets traînent le long de l'eau, en
scintillements roses. Très-juste; mais trop d'empâtements. MM. Le Mayeur, Crépin et
de Simpel, dans des impressions à peu près pareilles, ont su mettre une touche plus
légère. M. Mois, lui, s'écarte du groupe par des parti-pris noirs, des éclaboussures de
gris sale, une recherche de tonalités encreuses; au milieu de cela, de petits coins
finement enlevés. — Vous connaissez la grande marine de M. Cogen, les Pécheurs
de crevettes: elle lui a valu une médaille à Paris; je n'y reviendrai pas; mais je citerai
les savantes marines de M. Weber, si bien composées et d'un si beau mouvement,
quoique un peu molles de facture, avec leurs cabremenls de vagues tordues en
volutes sous le bouillonnement des écumes, puis une belle composition de M. Unter-
berger, Altona, consciencieuse étude d'eaux scintillantes, brisées en facettes où trem-
blotent les reflets de la lune; enfin les marines de MM. Bouvier et Goupil (Léon).
Quand j'aurai nommé dans la peinture de ville et d'architecture MM. Bossuet,
Stroobant et Carabain; dans la peinture de fleurs, M"» de Vigne et M. Robie, et
dans la peinture d'accessoires et de natures mortes. M"" Van den Broeek, MM. Ver-
haert et Vanden Bossche, je me trouverai plus à l'aise pour aborder les peintres de
l'homme.
Ce n'est pas sans intention, du reste', que j'ai commencé cette étude par la pein-
ture du paysage et do la marine : une originalité réelle, qui ne doit rien à l'influence
française et qui évolue dans le cercle des qualités propres à la race flamande, a signalé
de ce côté le retour des peintres à la terre natale. On sent qu'ils l'aiment d'un amour
profond et la curiosité les a pris de lui demander les secrets d'un art nouveau, tout
d'intimité et d'émotion, au fond duquel il y a des poètes, il y a des observateurs, il y
a surtout des fils. Vous verrez que la contagion gagnera l'atelier des peintres de
genre et d'histoire : alors de beaux jours se lèveront pour la vieille patrie de la
peinture.
Comme pour donner raison à mes paroles, un peintre a osé représenter la rue dans
sa vraie lumière: des petites dimensions où elle se condense et semble se cacher
sous le nom de peinture de genre, il l'a transportée dans les vastes cadres de la pein-
ture d'histoire. Ce peintre, en agissant ainsi, a obéi à un sentiment personnel : il a
aussi obéi k une conviction. Il appartient, en efl'et, à cette école, très-nombreuse en
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
Î53
Belgique, pour laquelle la peinture d'histoire est surtout la peinture des choses de la
vie, telle qu'elle se passe sous nos yeux. Il s'appelle M. Charles Hermans, — qu'on
LAUDE, PAR M. CH. HERMANS,
( Croquis de l'artiste, d'aprùs un groupe de son tableau.
retienne le nom. Deux groupes distincts partagent sa toile : à gauche quelques ouvriers
se rendant au travail; adroite, ou plutôt vers lemilieu, troisfemmes et deux messieurs,
XII. — 2" PÉRIODE. 43
35Ù GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
à la porte d'un restaurant. La nuit a été chaude; une buée de Champagne et de
cigares fermente autour des femmes; les robes, chiffonnées sur les canapés, pendant
toute la veille, étalent comme des empreintes de mains à travers la friperie des den-
telles et des soies ; c'est la fin d'une orgie en cabinet, dans les moiteurs étouffantes
des lambris chauffés par le gaz. Le garçon met à la porte cette noce d'occasion : on va
fermer; et VAtibe^ — c'est le titre du tableau, — jette, sur la lueur tremblotante des
torchères à l'intérieur, son jour pudique et vert, ses pâleurs de morgue et d'hôpital. Un
beau garçon, gilet échancré, habit noir et cravate blanche, en tenue de soirée, la mous-
tache en crocs, large d'épaules, un fils de famille assurément, descendu le premier,
attend que son ami, qu'on voit un peu plus loin, une femme au bras, descende à son
tour. Deux femmes se le disputent, sans colère d'ailleurs, avec l'obstination stupide de
l'hébétement après boire et le vague inassouvissement qui distingue ces tristes filles
de plaisir.
L'une d'elles^ une blonde à l'œil perdu, dont la souple silhouette se cambre dans de
petits flots de volants, a passé à son coude son bras nu, d'une maigreur élégante; elle
veut l'entraîner vers une voilure de place dont on aperçoit à droite, dans l'angle de
la rue, le caisson vert. L'autre femme, une belle fille aux cheveux ébouriffes, l'air lascif
et hardi, s'est campée devant lui dans un mouvement d'une crânerie brusque et char-
mante, le corps en avant, et l'enlace de son bras frémissant. Des ouvriers passaient:
il se sont arrêtés; ils regardent. C'est d'abord un père tenant sa fille au bras, un petit
maçon, et, derrière, deux plâtriers, en blouse blanche. Voilà toute la toile.
Elle a des parties admirables. Les figures sont prises sur le vif et fouillées pro-
fondément, d'un accent, d'un caractère, d'une sincérité de style qui dénotent la
plus rare observation; ce ne sont pas seulement des figures, ce sont des types. 11 y a
des brusqueries à la Gavaini, de mordantes et vibrantes inflexions dans ces silhouettes
si nettement incrustées, dont les écarts disent à haute voix le métier des uns et la
coutume des autres: ici l'enveloppante grâce ronde de l'hétaïre, là l'âpre concupiscence
masculine sous les retenues de la décence moderne, plus loin le dur labeur qui anky-
lose les formes. Mais on fait observer avec raison que l'antithèse est trop marquée et
que ces ouvriers ont l'air de prêcher la vertu; dans le voisinage d'un las de cendres
jetées à la voirie avec les restes d'une bourriche, un bouquet de violettes semble
mêler aussi au prône son petit parfum et sa tendre réprimande. 11 fallait, en effet, évi-
ter ces rapprochements et montrer plus de naturel. Et puis, le peuple, celui de
Bruxelles surtout, n'a pas de ces sévérités : il est goguenard, persifleur, prompt au rire
et à la huée. J'aurais voulu dans un coin le large éclat de rire d'une de ces faces d'ou-
vrier.
Ce sont là, au surplus, des critiques qui n'ôtcnt rien à la valeur du tableau; et,
pour ma part, je le considère comme le plus noble eff'ort qui ait été tenté en
Belgique dans le champ de la peinture de mœurs contemporaines. II compense môme
jusqu'à un certain point au Salon l'absence d'originalité et d'héroïsme dans la peinture
d'histoire et d'archéologie. Je n'ai remarqué en effet, de ce côté, que les toiles de
W. Aima Tadéma, l'intéressant et spirituel metteur en scène de l'Egypte de Rhamsès;
les épisodes, tirés de l'histoire nationale, de MM. Lebrun, Meunier, de Vriendt, Vinck et
Legendre, et des excursions dans le domaine de l'histoire ancienne, de MM. Stallaert et
Mellery. Quant au tableau de M. Coomans, /« Co«;)e de l'amilié, acheté par le gouver-
nement pour ses collections, j'ai honte d'avoir à le dire, c'est de l'imagerie banale, d'un
coloris douceâtre qui rappelle les étiquettes lustrées des boîtes do confiseurs.
COUPE D'AGATE ONYX
.^ ^^^^l^\^Ws^i^îiJf^^Ji^ ^^A}^
MUSEE DU LOUVRE.
::otte des Beaux- Arts ,
Lmp.A. Salmon.Faris.
356 GAZETTE DES 13EAUX-ARTS.
M. Mellery est un prix de Rome ; son tableau, la Mère des Gracques, a des har-
diesses de réalisme heureusement associées aux élégances sévères du style. C'est un
mélange de choses apprises et de choses trouvées, et l'école s'y mêle, en écho affai-
bli, aux inventions d'une originalité qui se cherche. La noble Cornélie enferme ses
enfants dans ses bras, d'un geste maternel et magnifique, et sa belle silhouette se déploie
fièrement devant le groupe ironique des femmes vaines. Les deux groupes se ratta-
chent par des liaisons naturelles, dans une tonalité ambrée de chaudes rousseurs oii
se fait sentir le soleil italien. Vous en trouverez un reflet aussi dans la belle composi-
tion de M. Hennebicq, le Doge Foscari, traitée, il faut bien le dire, au point de vue
de l'effet pittoresque plus qu'au point de vue de l'histoire. Le grand Foscari, descen-
dant les degrés de ce palais d'où le chasse la colère de ses ennemis, ne porte pas sur
ses traits les sentiments qui devaient agiter son âme; sa silhouette, son geste, le groupe
qui l'entoure, manquent de pathétique; mais l'ensemble de cet escalier et du peuple
qui en occupe le bas a des beautés de coloration et des richesses de facture où l'on
sent la vaillance du tempérament; et, pour le dire en deux mots, c'est un beau morceau
de peinture. Je n'en dirai pas autant du Canioëns de M. Slingeneyer : l'accent man-
que à l'exécution autant que le tragique fait défaut à la silhouette. Le poëte, crispé sur
son rocher battu par les flots, est campé dans une attitude théâtrale, la tête au ciel. C'est
que l'artiste a conçu sans passion ce drame douloureux ; il y a mis des qualités d'adresse,
de science, d'extrême habileté, alors qu'il y fallait de la nature, tout simplement. Aux pieds
deCamoëns, un de ses compagnons est étendu mort, dans une attitude strapassée. Un
peu plus loin, une jolie vague fait chatoyer à ses pointes des bouquets de bluettes lumi-
neuses. Pourquoi ces coquetteries au milieu d'un naufrage?
Je m'aperçois que j'ai omis de parler de la peinture religieuse. Cela n'est pas éton-
nant : elle est nulle au Salon. Je n'ai vu, pour ma part, qu'un Clirist descendu de
croix de M. Thomas, fadeur d'oratoire dans une gamme gorge-de-pigeon et nacre de
perle; une vigoureuse étude de femme nue, Dalila, brossée par M. Dell' Acqua,
sans importance au point de vue de la composition; et des morceaux de MM. Charlet,
Van Hammée et Bonet.
Dans le genre, au contraire, la compétition est immense; ici, comme chez les
peintres de paysage, il est possible de suivre le développement d'un principe
commun à travers des groupes, unis en quelque sorte par des similitudes de senti-
ment et d'exécution. Je vais tâcher de vous le faire sentir en établissant quelques
classifications.
Je rencontre premièrement les peintres d'observation; presque toujours un peu
d'humour se mêle à leurs toiles. Les uns sont franchement gais, comme MM. Col, Cap,
Gilbert, Oyens, Linnig, Ravet, Meerts; les autres se hérissent d'une pointe d'ironie,
comme MM. de la Hoese, Debbeke; d'autres ne dépassent pas les limites de l'expres-
sion souriante, M. Ad. Dillens, par exemple, dans ses Deux Commères aux joues
roses, trouées de fossettes, qui étalent à la fenêtre des bras appétissants, en laissant
paraître le clair émail de leurs dents; jolie peinture un peu molle, mais lustrée
comme une potiche, de vernis délicats. Il y en a qui visent à l'émolion contenue :
M. Bource, dans son Retour du baplême, une fête intime un peu apprêtée de compo-
sition et de coloris, mais rendue avec une simplicité touchante; d'autres recherchent
la sévérité des intérieurs marins, comme M. Van Hove,dont le Vieux Père revenu de
la pêche est d'un charme attendrissant, d'une belle et noble facture. — M. Dansaert
groupe très-coquettement autour d'une table où l'on dîne, ou sous une tonnelle où l'on
LE DOGE FOSCARI, PAR M. HENNEBlCt^,
(Dessin do l'artiste.)
358
GAZI'yrïE DES BKAUX-AllTS.
s'embrasse, de petits sujets xviii' siècle, exploités aussi parMM. Serrure et deMeester.
Quelques-uns gagnent les chan:ips, emportant avec eux leurs modèles, MM. V. Fon-
taine, par exemple, très-sincère et Irès-amiisant de louche dans ses deux études de
femmes sous bois; F. Nisen, juste de tons dans sa Pâquerette; Von Seben, dont les
petites figures dans la neige ont un accent très-nature. Il en est qui négligent la
figure ou ne la traitent qu'accessoirement; on pourrait les nommer des peintres d'in-
térieurs. Je citerai M.Genisson,qui expose sous le titre : Ermitage de Saint-Hubert,
à Namw, un fragment de chapelle, à demi perdu dans les profondeurs d'une sombre
écurie et jaspé, sur un fond de lumière ambrée, de marbrures chatoyantes; je citerai
encore M. G. Speekaert, dont la Forge, illuminée en demi-teinte par le rougeoiement
de la flamme en même temps qu'éclairée sur la droite par le jour naturel de la
fenêtre, rend parfailenrent les combinaisons de ce double éclairage; M. X. Mellery,
AKTlLLEItlE A CHEVAL, PAR M. A. HUBERT.
( Croquis de l'artiste d'après un groupe de son tableau.
très-peintre dans deux superbes études violemment brossées; enfin et surtout
M. Henri de Braekeleer, le coloriste à la manière de Van der Meer, si lumineux dans
ses bruns roux, piqués de points vermeils, mais arrêté pour le moment dans des
alchimies de tons cendrés, imitant le poudroiement blanchâtre du jour tombant
d'aplomb sur la tache noire des ombres. 11 y a enfin les orientalistes, moins nombreux
que les autres, car le Flamand ne quitte pas volontiers la circonscription de son clo-
cher. Les Mauresques dansant, de M. Eeckout, sont cambrées dans de bonnes pos-
tures, quoique un peu grosses de silhouette. M. Ad. Dillens, lui aussi, a voulu tâter
du voyage; mais on sent que l'Orient n'a été pour lui qu'une hôtellerie et comme un
lieu de passage auquel il n'a pu s'accoutumer : une lumière verdàtre, aux reflets
maladifs, glisse sur les étofl'es de soie lamées d'argent de ses deux femmes, avec le
regret évident de ne pouvoir remonter à la pâle coupole des ciels occidentaux.
Un troisième orientaliste improvisé, plus élégant celui-là et d'une dislinction plus
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LE PETIT BAIGNEUR, PAR M. L li u N C E LEGENDRE.
( Dessin de l'artiste. )
360 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
raffinée dans les lignes, M. Eugène Verdyen, assied sur des tapis ramages, dans
les transparences soyeuses d'un air ambré, une Femme de Smyrne, aux yeux enchâs-
sés d'un diamant noir, dont les formes se dessinent en molles rondeurs sous de longs
voiles blans délicatement frottés de roussissures vermeilles.
Le tableau militaire est rare au Salon; mais celui dont je vais vous parler mérite
un alinéa spécial. Il est d'un artiste d'infiniment d'esprit et de talent, capitaine d'ar-
tillerie au service de l'armée belge, de M. Alfred Hubert, et représente, sous le titre
Artillerie à cheval, trois pièces lancées au plein galop des chevaux, dans un nuage
de poussière où les gourmettes, les plaques des ceinturons, l'acier des sabres, touchés
de points brillants, jettent de scintillantes bluettes de lueurs. Les chevaux, ces beaux
petits chevaux de l'artillerie belge, si corsés du ventre, larges d'encolure et les jarrets
bien pris, passent en bondissant, à ras de sol, enlevés avec de belles hardiesses de
dessin. Les cavaliers sont pleins d'entrain et bien en selle, les poings dans les brides,
le fouet aux dents, faisant sauter au vent les rouges torsades des épaulettes. On a
vraiment la sensation d'une chose alerte et terrible qui passe, avec un bruit d'ouragan,
et toute la scène est d'un mouvement martial, plein de fougue et de crânerie. Bêtes et
gens sont délicieusement croqués, d'une physionomie piquante et spirituelle, et mêlés
dans des combinaisons de groupes souples et variées. Quant au pinceau, il a de l'adresse
et de la prestesse; les petites figures, éclairées en rouge, forment des taches brus-
ques, très-justes de ton, qui se détachent d'un fond de sable, couronné d'un ciel
gris-bleu. Les avant-plans, largement traités, sont un vrai morceau de peintre.
Quelques nus chlorotiques, d'une bouffissure malsaine et plâtrés de poudre de
riz, dissimulent mal, sous les velours et les nacres auxquels certains artistes ont de-
mandé la ressemblance de la chair, l'horreur de leurs ostéologies d'emprunt : passons.
Je me contenterai de citer le Petit Baigneur, de M. Léonce Legendre, assis dans l'an-
fractuosité d'un rocher, sur un ciel bleu brouillé de blanc, d'une chaleur et d'une
transparence charmantes. Les formes de l'enfant, grêles et nerveuses, se détachent
par méplats carrés dans une silhouette nettement découpée, et la tête, maligne, obsti-
née, revêche, éclairée de deux yeux ronds qui luisent, se fend d'un large rire sous
lequel on devine la pointe des dents. Peut-être la jambe est-elle un peu trop fuselée
et la raideur des genoux ne répond -elle pas assez aux sèches arêtes des pieds, si déli-
cieusement croqués. La peinture est grasse et touchée en pleine pâte; le sang, fouetté
par la rude caresse des flots, se répand en effluves rouges sous les hâles de la peau.
Le Petit Baigneur me servira de transition pour aborder les peintres de la figure.
On a remarqué beaucoup une Eve, de M. Louis Dubois, non pas l'Eve édénienne
dont le soleil caressait librement la nudité, mais l'Eve moderne, parée de velours et
de satins. C'est une forte peinture, brossée avec la plus extrême vaillance. Il y a
aussi de belles qualités d'exécution dans l'Été, de M. Sembach, une beauté luxuriante
en robe grenat, couchée dans les verdures d'un paysage un peu sourd. Les bras et la
gorge, peints dans une gamme chaude, s'étalent en contours puissants, lustrés par le
demi -jour des feuilles, d'un émail ambré sur un fond de carnation rosée. —
M. Félix Cogen a des élégances à lui, qui se reconnaissent : vous les verrez dans
cette femme de pêcheur, V Attente, montée sur la dune et qui regarde au loin, battue
par les rafales. La silhouette est expressive et d'une belle fermeté de lignes, et te ciel,
couleur d'ardoise, môle aux pourpres naturelles des joues, en valeurs fines et justes,
. le reflet de ses pâleurs.
La Chronique ! c'est le cri, familier aux promeneurs bruxellois, que pousse en ou-
13
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IX ï
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
361
vrant toute ronde la bouche, une fillette de douze ans, cambrée dans une attitude de
jeune coq ; et, de sa petite main sale, elle vous tend la feuille quotidienne dont la toile
porte le nom. La peinture a de la vigueur et la silhouette s'enlève avec une arête ca-
L ATTENTE, FEMME DU 2UIDERZEE.
(Croquis de M. F. Cogen, d'après son tableau.
ractéristique : l'auteur est M. Ringel. — M. Millet (François-Davis) nous fait voyager
Dans le golfe de Naples. La voile palpite au vent, dorée par le soleil italien ; au loin
des croupes de montagnes lavées de tons violets et mariées aux accords céruléens de la
mer. C'est sur ce fond chauffé d'une lumière intense que se détache un groupe
de mariniers auxépidermes rôtis par les hàles; le rayon s'abat sur eux, lustre de vernis-
XII. — 2" i>Éi;ioi)E. 46
362
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sures de homard cuit leurs peaux tannées tournant au bronze dans l'ombre. De
belles ardeurs de ton font valoir les expressives silhouettes du rouge équipage. —
Chez M. Variât) la chair tourne au cuir de Cordoue; ses Mendiants de Jérusalem,
incrustés en arêtes sèches sur un fond de murs chauffés à blanc par un soleil de plomb
fondu, projettent à terre une ombre mince ii peine perceptible dans le poudroiement
de la lumière; les loques bleues, trouées d'éclats éblouissants, qui recouvrent les
mendiants, sont superbes d'intensité. — Au contraire, M. Herbo a modelé, dans des
PAYSAN AU REPOS, PAR M. J.-f. TA E LEMAN S.
(Croquis de l'artiste. ]
gris nacrés d'une extrême finesse, les carnations maladives de son Pi/ferarOj un mor-
ceau délicatement touché et qui fait aujourd'hui partie des collections royales. —
M. J. Taelemans a plus d'énergie : il recherche le caractère, les tons justes, la saveur
du terroir; son Paysan au repos, appuyé sur sa bêche, dessine, sur le paysage qui
sert de fond, une ligne rude et brusque d'un accent tout local ; on sent parfaitement
les bosselures d'une charpente noueuse sous l'étoffage grossier de vêtements poissés et
lustrés par l'usage. La tête, glacée de tons gris en demi-teinte, rougeoie sous les écail-
lures des hàles. Peinture sobre, très-soutenue de ton et très-juste d'aspect. — J'arrive
a M. Ed. Agneessens, dont l'exposition a une réelle importance. Il envoie un groupe
d'enfants et une Japonaise. Elle est charmante, cette fille de Ko-Hi, avec ses yeux
obliques, barrés d'une pupille jaune, et les grâces un peu lourdes de sa grasse petite
main qui fait voltiger sur l'éventail le papillon en papier; debout, de face,.elle s'ap-
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
363
puie sur des patins de bois, et l'on suit, sous l'enveloppe de sa robe brochée de fleurs
rouges et bleues, les contours naissants de sa jeune beauté.
Mais M. Agneessens a surtout montré sa maîtrise dans le Groupe d'enfanls. Deux
beaux babys, potelés et ronds, sont couchés sur un sofa brun rouge, à la gauche du-
UNE VOCATION, PAR M. A. CLUYSENAER,
(Dessin de l'artiste.)
quel se tient accoudée une iillette plus sérieuse déjà et qui semble sourire des muti-
neries enfantines de ses cadets. A droite, un jeune garçon, à demi accroupi, se
penche vers un grand caniche au poil lustré, auquel il tend un morceau de sucre.
L'arrangement de ces quatre figures est délicieux : un des enfants du sofa tend les
bras, des bras rondelets terminés par de gros petits doigts boudinés, et sa jolie figure.
36-4 GAZETTE DES BEAUX- ARTS.
trouée de fossettes, se plisse et fait la moue. L'âge et l'humeur de la petite famille sont
marqués dans le caractère des lignes et dans l'expression des physionomies avec une
sincérité qui ne laisse pas de prise au doute. Mettez à cela une pâte largo et ferme,
dont la coulée rappelle les vieux maîtres flamands et que martèle par endroits une
touche nerveuse, dans une gamme de bruns veloutés, un peu terreux peut-être :
vous aurez une idée de cette originale composition.
Les enfants ont été du reste pour quelques artistes du Salon, l'objet de très-légi-
times succès. Une Vocation, de M. Cluysenaer, nous montre un gros garçon de sept à
huit ans, couché dans le fond d'un fauteuil où s'appuie sa petite tête blonde trouée
d'yeux pétillants; le ventre pointe en l'air et les deux jambes pendent dans le vide, un
peu écartées, avec cette gaucherie charmante et pleine de laisser-aller qui est la grâce
de l'enfance. Un immense portecrayon en cuivre arme les doigts de la main droite,
tandis que la main gauche, épanouie au rebord du fauteuil, vient de laisser glisser pares-
seusement à ferre une feuille de papier balafrée de sabrures à la mine de plomb; dans
dix minutes, monsieur sera endormi. On ne saurait être plus nature, et les modelés de
la tête, des mains, des jambes, s'arrondissent dans de jolis tons de chair, à travers
un jour doux et gris. — Dans la même salle, et faisant face, un autre portrait d'enfant
de M. Emile Wauters se cambre dans une posture héroïque, la jambe en avant, la tête
dressée; une des mains pose sur la tête d'un chien, l'autre pose sur le bord d'un cer-
ceau ; un costume de velours noir sur lequel se rabat un coi échancré et garni de
dentelles d'un Ion fin, fait valoir la maigreur svelte du petit bonhomme. La silhouette
est jetée avec une crânerie, une désinvolture extrêmement piquantes, et l'exécution
dénote un esprit de la touche qui s'allie prestigieusement à l'accent du dessin.
A côté de ces enfants traités en portraits, je ne puis m'empêcher de signaler les
charmantes scènes enfantines de MM. Verhas frères, bien que la fantaisie y ait plus de
part et qu'elles se mêlent à des fonds d'intérieur ou de plage ; mais ceux-ci sont tou-
chés dans de belles pâtes brillantes oià l'on sent la recherche du ton fin en même temps
que du ton juste, et la grâce des petites filles, personnages ordinaires de la comédie,
en est comme sertie dans des enchâssures délicatement ouvrées.
Quelques beaux portraits : ceux de M. de Winne, un maître, puis les portraits de
MM. Larabrichs, Nisen, Sacré, Hennebicq, Van Havermaet.
Je demanderai avant de finir la permission de consacrer quelques lignes aux envois
des sculpteurs et des graveurs. On n'a pas jugé à propos de décerner une médaille à
ces derniers. Je le regrette, car MM. Gaillard et Jacquemart avaient fait au Salon l'hon-
neur de leurs envois. Je suis, du reste, heureux de pouvoir le déclarer : la décision
du jury a été reçue avec une surprise universelle, et j'ai la conviction d'être l'inter-
prète des artistes belges en affirmant que non-seulement ces deux maîtres d'une au-
torité si considérable avaient droit à la médaille, mais que personne ne s'était attendu
à ce qu'on pût la leur refuser. M. Jacquemart a exposé trois cadres d'eaux-fortes :
deux des cadres l'enferment des portraits, le troisième renferme des reproductions
d'objets d'art; ce sont de pures merveilles de travail, ciselées avec des caresses de
pointe inouïes, à travers le chatoiement d'un véritable prisme; le magicien a jeté dans
ces feuillets épars, réunis pour la circonstance, des trésors de délicatesse et d'incompa-
rable virtuosité. M. Gaillard, de son côté, est représenté par deux portraits d'une trans-
parence et d'un modelé admirables et par une Vierge, d'après Boticelli, exquise de
tailles et toute baignée des tendresses d'une lumière argentine. — A côté de ces
maîtres, je citerai M. Danse, un talent souple et discipliné, rempli d'accent et de verve,
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES. 365
qui manie avec des adresses égales la pointe et le burin, et dont le carton au crayon
noir, d'après la Folie de Hiupies Vandergoes, a toutes les qualités d'une pleine maî-
tl-ise; puis MM. Biot, Lenain, Teyssonnières et de Gravesande.
Le salon de sculpture compte quelques envois étrangers. J'ai été charmé d'y ren-
TEKRE CUITE POLYCHUOME, DE M. J. MAILLET
(Croquis de l'artiste.)
contrer les coquettes terres cuites de M. Maillet d'un goiit si délicat et où l'antique se
môle au moderne dans des combinaisons si harmonieuses. Ces œuvres charmantes
empruntent du reste un intérêt spécial à l'invention récente du sculpteur : on n'ignore
pas que M. Maillet a découvert un procédé de polychromie qui non-seulement colore
les surfaces, mais pénètre l'argile elle-même. Déjà une teinte rosée, imitant la fleur de
vie qui est sur la peau humaine, donne au visage de ses statues une douceur animée,
366
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et leurs draperies ont des tons de vieil ivoire ou de marbre jauni. Une harmonie très-
tendre se dégage du procédé : il est bon de l'encourager et d'encourager M. Maillet à
lui faire porter tous ses résultais. Vous connaissez les modelés puissants, l'athlétique et
belle prestance de la Parade de M. Perrault : je n'y reviendrai pas. MM. Cambos et
Vasselot envoient aussi des œuvres connues. Un Agar et Ismaël de M. Wittig, de
LA TOILETTE DU FAUNE, PAR M. VANDER STAPPEN.
( Dessin de l'artiste. )
Dusseldorf, m'a frappé par la tournure sévère et le sérieux de la composition; mais les
modelés m'ont paru insuffisants.
Ce sont au contraire les modelés qui font le charme de la statue de M. Vander Stappen,
la Toilette dîc Faune; le petit faune est posé sur un genou, le corps portant en avant;
EXPOSITION TRIENNALE DE BRUXELLES.
367
il tient les bras repliés, et de ses mains sèches il noue à ses cheveux une couronne de
lierre; une expression hilare distend sa face épatée. La silliouette est serrée, d'une arête
souple et nerveuse à laquelle aboutissent des méplats pleins d'accent. — M. Brunin a
cherché les ondulations de la ligne dans sa grande figure les Pigeons de saint Marc :
LES PIGEONS DE SAINT MARC, PAR M. BRUNIN,
( Dessin de l'artiste. )
de face et de profil, elle a des beautés serpentines habilement assouplies à la virilité de la
figure et elle est comme un compromis entre la sévénté de l'art antique et les coquette-
ries du marbre moderne. — Un Giotto de M. Vinçotte a valu au sculpteur une médaille :
c'est une belle œuvre d'une extrême simplicité d'exécution et d'un sentiment à la fois
sévère et délicat, qu'enferment des harmonies de lignes très-pures. L'autre médaille a
368
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
été donnée à M. Bourré : elle lui était due depuis longtemps. Son Buste du docteur /,...
fouillé comme une médaille romaine par larges plans, où sont comme fondus les
méplats multiples d'une face couturée de rides et travaillée de bosselages socratiques, a
la beauté des bustes anciens. Je n'aime pas moins son E7ifanl au Lézard, couché sur
le ventre, dans un heureux agencement de lignes qui met en jeu les muscles et resserre
nerveusement les modelés.
Une vaste terre cuite étale, au milieu de ces productions délicates, les brutalités
d'une composition hardie, conçue et jetée dans l'argile avec le sans-façon réaliste et la
crànerie d'exécution d'un vieux sculpteur fur bois : c'est le groupe des enfants
dansant une ronde, de M. J. Lambeaux. Une vie intense, un rare sentiment comique,
une verve vraiment originale anime et fait tournoyer la folle sarabande, dont les
modelés ronds et charnus, troués de coups de pouce à la diable, offrent néanmoins
des morceaux très-serrés.
C'est sur cette audace toute flamande que je terminerai cette étude.
CAMlLLIi LEMONNIER.
LES PEINTURES DE MELOZZO DÂ FORLI
ET DE SES CONTEMPORAINS
A LA BIBLIOTHÈQUE DU VATICAN
d'après les registres de platina
ous les amis des quattrocentistes ont admiré à la Pinaco-
thèque du Vatican la fresque qui représente Sixte IV con-
fiant à Platina, l'auteur des Vies des Papes, la direction
de la Bibliothèque pontificale. Un maître en l'art de bien,
juger et de bien dire, M. Charles Blanc, a donné de cette
œuvre une description que nous sommes heureux de pouvoir
placer en tête de notre travail. « Le pape, » dit-il, « est assis,
de profil, les deux mains appuyées sur les pommeaux de son siège. Il porte un bonnet
de drap écarlate, garni d'hermine, une aumusse de la môme étoffe doublée d'hermine
également, et un rochet de lin à manches étroites, qui, tombant jusque près des che-
villes, laisse voir une soutane de laine blanche. La chaussure est rouge et ornée d'une
croix d'or. La chaise du saint-père est en velours cramoisi. L'illustre savant, Platina,
est à o-enoux devant le pape; il est vêtu d'un manteau violet sur un habit écarlate dont
on ne voit que la manche et le collet. Autour du pape, l'artiste a représenté le cardinal
Riario, Julien délia Rovere (depuis Jules II) et les deux frères do ces personnages,
Girolamo Riario et Giovanni délia Rovere, tous neveux de Sixte IV. Cette belle fresque
a toutes les qualités d'un Mantegna, avec autant de précision et un peu plus de sou-
plesse dans le dessin. Chaque portrait y est particularisé au plus vif; chaque physio-
nomie est exprimée avec beaucoup de volonté et d'énergie. On reconnaît dans les traits
de Platina, surtout dans sa bouche aux lèvres minces et serrées, le caractère mordant
et indomptable de cet écrivain qui avait été si durement traité et persécuté par le
prédécesseur de Sixte IV, Paul IF. »
Cependant, malgré l'éclat de cette œuvre, le nom de son auteur a jusqu'à ces der-
niei's temps été l'objet des doutes les plus graves. Toute l'ancienne école attribuait la
fresque à Piero délia Francesca et le plus jeune des historiens de la Vaticane, M. Za-
nelli, partage encore cette croyance-. La critique moderne, qui soutenait les droits de
Melozzo da Forli, n'avait pour elle que le témoignage plus ou moins vague de deux
écrivains de la Renaissance et les analogies de style entre l'œuvre en question et la
célèbre Ascension, du même artiste, placée dans l'escalier du Ouirinal. Aucun docu-
1. Histoire des Peintres. Melozzo da Forli.
Xli. — 2" PÉRIODE.
2. La Dihlioteca Vaticana. Rome 1857, p. 13 et 15.
47
370 GAZKTTE DES BEAUX-ARTS.
ment authentique ne venait prouver que Mclozzo eût réellement travaillé pour la
Bibliothèque créée par Sixte IV.
En face de cette incertitude, nous pouvons considérer comme une bonne fortune
la rencontre que nous avons faite dans les archives d'État, nouvellement établies à
Rome, de quatre registres écrits de la main môme de Platina et contenant, entre autres
choses, la liste des payements faits à Melozzo da Forli et à plusieurs autres artistes.
Ces registres, qui nous ont été signalés de la manière la plus obligeante par un des
archivistes, M. Bertolotti, vont de l'année 1475 à l'année HSI et embrassent par con-
séquent toute la durée de la direction de Platina. En attendant que nous puissions les
publier in extenso, les lecteurs de la Gazelle nous sauront peut-être gré d'en détachei'
pour eux les passages les plus saillants.
Melozzo da Fouli. — Le premier payement mentionné dans nos registres porte la
date du 15 février 1477. Il est rapporté en ces termes :
« Dedi magistro Melotio pictori pro auro emendo pro pictura quam pingit in biblio-
theca ducatos sex die XV januarii 1477'. »
A partir de ce moment jusqu'en 1480, nous n'avons plus de nouvelles directes de
notre peintre. Ce n'est qu'à l'occasion de quelques menus ouvrages de son « famulus »
.lean que son nom est prononcé :
« Habuit famulus magistri Melotii ducatum unum pro armis pontifîcis pictis in libris
Bibliothecœ a sanctitate sua dono datis die qua supra (7 mai 1477)^.
« Dedi Joanni pictori famulo M. Melotii pro pictura trium tabularum ubi descripta
sunt librorum nomina car. XVIII. die X octobris 1477'. »
Le travail de Melozzo a-t-il été interrompu pendant ce laps de temps, ou bien
l'artiste a-t-il été payé sur d'autres fonds que ceux dont Platina était détenteur? C'est
ce qu'il m'est impossible de décider en ce moment. Ce qui est certain c'est que ce
travail était déjà commencé en 1477.
Voici la liste des payements postérieurs. Ils nous prouvent qu'au 10 avril 1481 tout
était terminé, puisque Platina déclare en propres termes qu'il n'est plus rien dû.
« Habuere iMelolius et Antonatius pictores pro pictura facta in bibliotheca sécréta et
in ilia additione quam nuper fecit d. n. ducatos decem die XXX Junii 4480.
« Item habuere prœdicti piclores ducatos decem die XVIIII Julii 1480.
« Item habuere praedicii ducatos X die ultiraa Julii 1480.
« Habuit magister Antonatius per un arma de legno intagliala per mettei'e nel sopra-
celo delà libraria sécréta ducati doa die XVI augusti 1480.
« Item habuere prœdicti pictores ducatos decem die XVII augusti 1480.
« Item habuere prœdicti ducatos decem die XVII augusti 1480.
« Item emi ex auro et azuro pro pictura de doa arme luna in la libraria sécréta el altra
nela gorita (?) facta e per le flnestre de la libraria grande ducati IIII e car. VIII die
VII septembris 1480.
« Item habuit pro factura vel (ou vid.) pictura fenestrarum et armorum ducatos
V die VIII septembris 1480.
« Item habuit M. Melotius cum socio ducatos XV et car. quinquo die nona septem-
bris 1480.
« Item habuere An'onatius et Melanlius (sic) ducatos septem auri die XXVIII octo-
■ bris 1 480.
« Item habuere Antonatius et Melotius ducatos decem die VIH januarii 1481.
1. Reaistre A. f» 42, v». — 2. Reg. B, f» 43. — 3. Ihiil., f» 57, v".
PEINTURES DE MELOZZO DA FORLI.
371
« Item habuit magister Antonatius ducatos duos cum diroidio pi'O liniamentis hos-
liorum et fenestnirum piclarum in ipsa bibliotheca die X aprilis '1481. Nil amplius
restant habere'. »
Cette pièce nous révèle plusieurs faits jusqu'ici ignorés, mais en même temps elle
soulève des questions auxquelles il n'est pas toujours commode de répondre.
Elle nous montre tout d'abord que SMelozzo a exécuté plus d'uli ouvrage, puisqu'il
est fait mention de ses peintures non-seulement dans la Bibliothèque secrète, mais
encore dans la salle que le pape a fait exécuter en dernier lieu (m addiiione quam
nuper fecit d. n.]. C'était à lui sans doute qu'étaient destinés les échafaudages [pons
■pro picloribus) dressés dans les deux Bibliothèques au mois d'août 1480^.
PORTRAIT DE SIXTE IV, TAR MELOZZO DA FOULI.
En second lieu nous apprenons queMelozzoa eu un collaborateur, un associé, maître
Antonatius, avec lequel il a touché une somme assez ronde, plus de quatre-vingt-dix
ducats. Mais quelle a été la part de chacun d'eux dans les travaux entrepris en com-
mun ? C'est ce que je n'essayerai pas de déterminer pour le moment. Antonatius, dans
nos documents, paraît surtout chargé de la partie décorative. En ce qui concerne la
fresque de la Pinacothèque du Vatican, nous lui devons peut-être les élégants pilastres
aux branches de chêne (robur=Rovere). Mais n'allons pas plus loin dans la voie des
conjectures.
Antoine, dit Antoniasso, de Rome. — Le nom du compagnon de Melozzo n'était
1. Registre D, f» 31. — 2. Eeg. D, 15 v» et 16.
372 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
jusqu'ici connu que par la mention aussi brève qu'élogieuse qu'en fait Vasari', et les
annotateurs de l'édition florentine des Vite ont dû déclarer qu'ils n'avaient pu se pro-
curer aucun renseignement sur le compte de cet artiste. Grâce aux registres de
payements de la Chambre apostolique, je suis en mesure de combler cette lacune. Anto-
niasso, ou Antonatius, uîi des rares peintres de cette époque qui soient originaires de
■Rome {de urbe), a beaucoup travaillé pour les papes, le plus souvent en collaboration
avec d'autres maîtres. Voici quelques-unes des pièces qui le concernent :
1484. 14 novembre... « magistris Antonatio et Petro de Perusio^ pictoribus ac
sociis infrascriptaspecuniarum quantitates eis débitas rationibus infrascriptis videlicet :
« Et primo pro pictura plurium vexillorum et aliarum rerum ordinariarum pro
coronatione s"'' d. n. papae per eos factarum florenos ducentos quinquaginta de K. X.
pro (lor.
« Item pro pictura XII Banderiarum factarum pro ciirsoribus cum armis s. d. n.
papae et unius similis missae Cerveterem, ac quinque scutorum et unius nodi cum XII
bambocciis et aliarum rerum factaram in domo R"'' cardinalis sanctae Mariôe in Porticu
ubi s. d. n. cura dominis cardinalibus fecit collationem in die coronationis et certis
armis factis in uno camino flor. quinquaginta.
« Item... pro inalbatura aute palatii et pictura XXV ymaginum sancti Antonii et
diversis aliis rébus per eos factis in caméra s. d. n. papœ flor. similes decem consti-
tuentes in totum summam flor. CCCX de Bl. 75 pro flor ^.
1488. Janvier... « solvi facialis m° Antonatio de Urbe et Petro Matheo de Ameria*
pictoribus flor. de caméra quindecim de K. X. pro flor. pro parte eorum salarii et
mercedis manufacturas cujusdam vexilli per eos faciendi ex ordinatione caméras prae
fatae (apostolicae) pro arce civitatis Beneventanœ ^. »
Dominique et David Ghirlandajo. — Ces deux artistes ont également travaillé à
la bibliothèque du Vatican. Le premier d'entre eux, le plus illustre, n'ayant reçu qu'un
seul payement, il est vraisemblable qu'il a commencé un travail que son frère aura
achevé.
« Dedi ducatos X auri Dominico Thomasii ^ pictori florentino pro pictura bibliothecae
quam incohavit die XXVIII novembris 1475'.
Dès le mois de décembre suivant le nom du frère de Dominique, de David, figure
régulièrement sur nos registres, jusqu'au 4 mai 1476 :
« Dedi ducatos quinque David pictori, fratri Dominici supradicti. XIV decem-
bris 1478*. »
David reçoit en tout une soixantaine de ducats.
Dents et Paul. — Deux autres peintres, désignés par leurs prénoms seulement,
Denys et Paul, paraissent chargés de travaux secondaires. Les payements qui leur
1. Éd»n Lemonnier, V. 249. « Fu stimata la sopradetta cappella (du C Caraffa, par Filippino Lippi) da
maestro Laozilago padoano, e da Antonio detto Antoniasso romano, pittori amendue de migliori che
fassero allora in Rom a. »
2. C'est évidemment le Pérugin, appelé à Rome par le p.ipe Sixte IV (f le 13 août 1484). L'élection dn
successeur de Sixte IV, Innocent VIII, eut lieu le 29 aotit de la même année.
3. Arch. d'État de Rome. Registres de mandats. 1484-1486, t« 21 y.
4. Il est question de cet artiste, Pierre-Mathieu d'Amelia, dans Luzi, il Dnomo di On'i'rfo. Florence, 1856,
p. 447, dans Zahn, Notizie artistiche Irallc dall'nrchimo segrclo Vatkano, p. 23. (Exlr. de VArcliivio slorico
de Florence, 1867); et surtout dans les Registres de mandats, précédemment cités, dans lesquels nous
avons copié une foule de mentions se rapportant à lui.
.5. Arch. d'État de Rome. Mandais, 1485, f° 34 v».
6. Le père des Ghirlandajo s'appelait Thomas Bigordi.
7. Iie(j. A, f" 33 V». — 8. Ihid., 1° 34 v».
SIXTE IV ET PLATINA.
(Fresque de Melozzo da Forli, à la bibliothèque du Vatican.)
374 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sont faits sont échelonnés du 22 mai au 7 novembre 1476. Le dernier d'entre eux est
mentionné en ces termes :
« Dcdi Paulo et Dionysio pictoribus pro reliquo picturœ factaj in cancello et auro
ibi posito pro restaurata pictura bibliotliecae grœcœ d. x. Nil amplius restant haberc.
Omnino sunt duc. XXV, die VII novembris 1476'. »
Ils reparaissent en 174? à l'occasion d'un don que le saint-père faità chacun d'eux :
« Habuere Paulus et Dionysius pictores duos ducatos pro duobus paribus caligarum
quas petieie a. d. n. dum pingerent cancellos bibliothecae et restituèrent picturam
bibliolhecae grœcœ, ita sanctilas sua mandavitdie XVIII martii 1478 ^ »
Peintres -Vehriers. — Sixte IV voulut que sa bibliothèque fût magnifique de
tout point; il ne recula devant aucune dépense pour en faire un établissement sans
rival, tant au point de vue des richesses bibliographiques qu'à celui de la somptuosité
de la décoration. Nul doute que le travail et le style des boiseries, des bancs, des
armoires, ne témoignassent de son goût éclairé et de ses instincts luxueux. Les notes
de Platina nous disent quels soins on apportait h la confection des meubles les plus
modestes. La marqueterie s'y alliait plus d'une fois à la sculpture'. L'or reluisait sur
la porte principale et en recouvrait les clous de bronze, l'anneau et le battant qui étaient
à coup sûr artistement ciselés*.
Mais ce fut surtout dans les vitraux peints que parut la magnificence du pontife.
L'exécution en fut confiée à un Allemand, Hormannus (Hermann?) Theutonicus, qui
ne reçut pas moins de cinquante et quelques ducats, du 1 6 septembre 1 475 au 6 mai 1 476,
époque à laquelle il disparaît de nos registres. Détail à noter : il fait tout exprès un
voyage à Venise pour chercher du verre. Antérieurement à ce voyage, il avait acheté,
à Rome même, du verre de couleur. Deux autres Allemands, Conrad et Georges, com-
plètent ou restaurent l'œuvre d'Hormann.
(I Habuit Coradus Theutonicus qui restituit fenestras vilreaset très denuo fecit duc.
2 et car. V. XI Dec. 1477°.
« Habuit Georgius Theutonicus pro factura fenestrœ vilreœ magnœ in bibliotheca
nova factœ ducatos UII auri die XVIII octobris 1480^. »
Pour compléter le tableau de l'activité qui régnait à la Bibliothèque du Vatican sous
la direction de Platina, il nous faudrait encore passer en revue les sculpteurs en bois,
les enlumineurs et beaucoup d'autres artistes. Mais cette étude offre un intérêt moindre
et nos lecteurs ne sont peui-être que trop fatigués déjà du mélange bizarre de latin
et d'italien dont le préfet apostolique se plaît parfois à faire usage. Ses comptes de
dépenses seront d'ailleurs mieux à leur place dans le recueil de matériaux de ce
genre que nous préparons sur l'histoire des arts à la cour des papes aux xv% xvi" et
xvii" siècles : l'édification de la Bibliothèque du Vatican par Sixte IV n'est en effet
qu'un épisode dans cette longue série de triomphes artistiques qui commence sous
Nicolas V pour s'étendre jusqu'aux temps de Paul V et d'Urbain VIII.
EUG. MiJNTZ.
1. Ihid., f" 41. — 2. HeiJ. B., f" .5S v»,
.3. M" François de Milan exécuta eniro autres umt porta de pvio intar^intft. Re;?. D, 1^ T8.
4. Me André de Milan reçut trois ducats et demi pro inawatitra aiihuli porlœ vmguK, pro clavo ad
percutiendwn, sent') et rofin., le 13 nov. 147G. Reg. A, f" 41.
5. Reg. B, t» 55. — 6. Reg. D, t« n.
LES FETES
CENTENAIRE DE MICHEL-ANGE
AU SECRETAIHE DE LA REDACTION.
Florence, samedi 11 septembre 1875.
Mon cher ami,
Me voici arrivé d'une traite à Florence où vont avoir lieu, demain et les deux jours
suivants, les fêtes organisées par la municipalité en l'honneur du quatrième centenaire
de Michel-Ange. C'est un rendez-vous solennel, un grand jubilé de l'art et de l'intelli-
gence, auquel nous devons tous participer : les uns, et ce sont les heureux, en se ren-
dant à l'invitation du peuple italien, les autres, en les suivant par la pensée et par le
cœur. Au milieu du courant fiévreux et sans merci de notre vie moderne, il faut que
l'Europe tout entière tressaille devant un si grand nom et s'arrête, ne fût-ce qu'un
jour, pour saluer une si grande mémoire; il faut que tout ce qu'il y a d'éclairé et
d'intelligent en elle rende un respectueux hommage à l'une des intelligences les plus
hautes, les plus nobles, les plus puissantes qu'elle ait produites. C'est un acte de justice
et de reconnaissance qu'elle doit bien à l'artiste extraordinaire qui a fait éprouver à tant
de générations les plus fortes et les plus singulières jouissances qu'il ait peut-être été
donné à l'homme de rencontrer dans le domaine des choses de l'esprit.
Aujourd'hui arrivent en foule les étrangers, qui de Vienne, qui de Genève, qui de
Bruxelles, qui de Londres, qui de Paris. Chacun se prépare, cherche un gîte et se case
comme il peut; le Comité du Centenaire, ayant à sa tête le vénéré syndic de Florence,
M. Ubaldino Peruzzi, se multiplie et veille à tout avec une ardeur et une complaisance
des plus rares. Je ne suis point trop mal partagé; je retrouve une chambre que j'avais
louée naguère, au bord de l'Arno et près du Ponte-Vecchio.
Je me permets, mon cher ami, d'entrer sans plus larder dans le vif de mon sujet.
Que vous dirais-je d'ailleurs que vous ne sachiez aussi bien que moi? Que Florence
est toujours une ville adorable, le plus délicieux séjour qu'un dilettante de l'art
puisse rencontrer sur la terre; qu'elle est plus que jamais le sanctuaire de l'art italien,
c'est-à-dire le grand musée du \y' siècle, le siècle illustre entre tous, et que, comme
Athènes, avec ses temples, ses portiques et ses places, elle reste par excellence, au
milieu de toutes nos révolutions, de toutes nos décadences, la cité charmante et
superbe, la ville des exquises jouissances, du beau parler et de la politesse infinie. Je
rencontre rue Tornabuoni, flânant comme moi devant les trésors du photographe
AUinari, M. Barbet de Jouy, l'honorable et sympathique représentant de notre Louvre,
et nous nous rendons ensemble au palais de la Seigneurie pour présenter nos respects
376 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
à M. Pei-uzzi, qui nous remet un programme détaillé des fôtes avec l'ordre exact des
cérémonies auxquelles nous sommes conviés : promenades et cortèges, illuminations,
discours, réceptions officielles, concerts, courses, concours agricole et horticole, trans-
port solennel, à Santa-Croce, des cendres de l'historien Carlo Botta, séances littéraires
des Académies réunies de la Crusca et des Beaux-Arts, congrès des ingénieurs et des
architectes, inauguration du musée Michel-Ange et du monument qui lui a été élevé
snr la Piazzale de San-Miniato, etc.. Scusate se ê poco! Je n'ai pas besoin de vous
dire que je ne prendrai de tout ceci que ce qui touche exclusivement au grand homme.
Ce soir il y a eu, au palais Ferroni, une lecture de M. Riccardo TaruflS sur Michel-
Ange, — le morceau débité d'une voix dolente m'a paru bien froid et bien vide, —
et réception par M. et M"'" Peruzzi des représentants étrangers. Cette réception était
en elle-même fort intéressante. C'était une occasion de prendre langue et de se con-
naître mutuellement. J'ai retrouvé là M. Barbet de Jouy, la légation de l'Institut,
MM. Meissonier, Charles Blanc, Guillaume, Garnier et Ballu, M. Lenepveu, directeur
do l'École de Rome, Paul de Saint-Victor, Scherer du Temps, Bonnat, Dreyfus et un
certain nombre de représentjmts de la presse parisienne, surtout de la presse illustrée.
La soirée a été mise tout de suite, par M. Peruzzi, sur un pied de cordialité charmante
et, les présentations faites, chacun de nous a pu successivement causer avec M. Aurelio
Golti, le conservateur du musée des Offices et l'auteur d'une vie de Michel-Ange en
deux volumes, faite d'après les nouveaux documents, avec le chevalier de Fabris,
directeur de l'Académie des Beaux-Arts et organisateur du musée Michel-Ange,
avec le directeur de la Nazione, avec Dupré, le sculpteur, et quelques autres artistes
italiens, avec les membres du comité et des diverses académies florentines. Notre
petite colonie s'est retirée assez tard, enchantée de ses hôtes et très-touchée de l'accueil
particulièrement chaleureux et empressé dont elle avait été l'objet.
Dimanche 12.
Journée très-chargée et qui, pour beaucoup d'entre nous, aura été une réelle fatigue.
Je retrouve, avec une joie sans mélange, mon ami Paul Mantz, qui vient d'arriver de
Modène. A midi, grand concert dirigé par le professeur Sbolci, dans la salle des Cinq-
Cents au Palais-Vieux, et, à trois heures, grande procession en l'honneur de Michel-
Ange. L'habit noir est de rigueur pour tous ceux qui sont invités à faire partie du
cortège officiel, je revêts donc cet incommode produit de notre civilisation.
Aftluence considérable au Palais-Vieux. Cet immense salon des Cinq-Cents, avec son
plafond de bois et ses grands murs plans couverts des peintures ampoulées de la
fabrique vasarienne, est une admirable salle de concert, surtout une salle incomparable
pour la sonorité. Avec les éléments d'orchestre dont on disposait on pouvait organiser
un concert à la Michel-Ange et produire un effet foudroyant sur cette foule; prendre,
par exemple, dans l'œuvre des maîtres, — et l'on n'avait que l'embarras du
choix, — quelques-uns de ces grands morceaux brossés à la fresque, comme le finale
de la Symphonie en ul mineur, de Beethoven, comme le chœur des Scythes de Gluck, le
Dles irœ de Mozart, ou le chœur des Titans de Rossini, qui par la puissance de leur
jet et la fierté grandiose do leur style eussent rappelé, en les égalant, les formidables
inventions du peintre de la Sixtine. Au lieu de cela, une olla podrida de fantaisies
modernes, d'ouvertures pour orchestre et de morceaux de piano. Vous représentez-vous
la figure d'un monsieur en habit noir, ouvrant un piano de Pleyel et Jouant sous ces
voûtes redoutables, devant la grande ombre de Michel-Ange, une masurica do Chopin?
FÊTES DU CENTENAIRE DE MICHEL-ANGE. 377
La seule partie intéressante du programme était l'audition de deux madrigali de
Michel-Ange, mis en musique par Archadeit au xvi' siècle' et celle de l'ouverture de
la Sémiramide. La conception rossinienne, enlevée avec un brio irrésistible, centuplé
par la sonorité de celte salle vibrante, avait pris une énergie pittoresque, une majesté
monumentale qui rappelait les grandes agapes de Véronèse.
A trois heures et demie le cortège se forme sur la place de la Seigneurie et dans la
cour du Palais-Vieux, fermées par un cordon de troupes, et se met en marche vers la
maison de Michel-Ange, via Ghibellina, suivant l'itinéraire indiqué. Avec un décor
tel que la place de la Seigneurie, avec les hautes et sombres murailles du Palais-Vieux,
les élégantes perspectives de \a Loggia dei Lanzi et de son musée de marbres en plein
vent, comme toile de fond, avec cette illumination de l'air et du ciel qui est le charme
de Florence, le départ offre un coup d'œil magnifique et qu'aucun de ceux qui l'ont
vu ne saurait oublier. C'est, d'ailleurs, le cadre merveilleux de ce ciel sans nuages, de
ces monuments, de ces souvenirs, de cette foule vivante et gaie qui donne aux fêtes
du Centenaire leur éclat; car il faut convenir que, sans Michel-Ange et sans Florence,
elles sembleraient, à nous, gens blasés, d'une faste assez mince.
Le cortège, soutenu de distance en distance par des musiques militaires, a pris des
proportions fabuleuses; il déroule ses anneaux mouvants à travers les rues étroites qui,
du Palais-Vieux, nous conduisent au n° 64 de la rue Ghibellina. Voici d'abord les corpo-
rations et associations ouvrières, précédées de leurs bannières respectives, les sociétés
artistiques et littéraires, puis les membres du comité et de la municipalité ayant à leur
tête M. Peruzzi, autour de la bannière de Florence, en soie blanche semée de fleurs de lis
rouges; viennent ensuite la magistrature et tous les corps publics, les représentants ita-
liens et étrangers des gouvernements, des communes et des instituts, les délégués de
la presse et des académies provinciales, enfin tout ce qui, à un titre quelconque, pou-
vait former un groupe ou une représentation. Nous notons parmi les étrangers mar-
quants le baron de Travenegg, représentant de l'empereur d'Autriche; MM. Holmes,
bibliothécaire de Windsor ; Lutzow, de l'Académie des Beaux-A rts de Vienne ; Engerth,
Wilson, Meldahl, directeur de l'Académie royale de Copenhague; Burton, conservateur
du musée de Kensington, et Leigthon, représentant de la Royal Academy de Londres.
Au milieu, et tout près de la bannière municipale, la France forme un groupe
compacte, à la tête duquel marchent les membres de l'Institut.
Le passage dans ces rues étroites de la vieille ville est des plus pittoresques. Pour
les artistes, le spectacle est là, au milieu ce labyrinthe tortueux de ruelles, que la
foule, venue de toutes parts, des faubourgs et des villages environnants, de Prato, de
■ Fiesole et du val d'Ema, contadins de la plaine et paysans de l'Apennin, emplit de
son mouvement et de son bruit; oîi chaque fenêtre, avec sa décoration improvisée de
tentures et de tapis, est un tableau vivant, remuant et coloré, où chaque carrefour
amène des perspectives nouvelles, des effets de tons imprévus, oià tout est lumière,
contraste et mouvement. 11 y a là des trésors qu'il faudrait pouvoir saisir et fixer, des
morceaux de peinture achevés, des visages entrevus qui sont des chefs-d'œuvre de
grâce et de morbidesse; mais le cortège marche, et cette vision unique de Florence
ressuscitée s'enfuit et disparaît.
On arrive enfin, après de longs détours, à la maison de Michel-Ange que signale
un buste en bronze placé au-dessus de la porte. Le cortège s'arrête, et nous nous
1. Dehl dimmi amor et lo dico clie fia roi.. Venise, U. Rampazetto, 1565.
XII. — 2= PÉRIODE. 48
378 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
trouvons, auprès de la porte même, admirablement placés pour entendre le discours
que le poëte le plus distingué de l'Italie contemporaine, M. Aleardo Aleardi, va pro-
noncer. Chacun prête une oreille émue à sa voix claire et sonore; aussi loin que la
foule peut voir, les tètes se découvrent et les bouches se taisent. Ce discours est fort
remarquable; il est plein de nobles pensées et de mouvements éloquents; il est relevé
par une critique exacte et un goût épuré; il a tout pour lui : l'allure et la forme, la
pensée et le mot, mais il a un immense défaut, un défaut capital : il est trop long. Un
quart d'heure, une demi-heure, trois quarts d'heure, une heure se passent, et l'ora-
teur parle toujours. Ce n'est plus un discours, c'est un volume, que dis-je ! c'est un
article de la Revue des Deux Mondes, c'est une conférence, avec l'entraînement
de la parole et du style. Nous sommes les Captifs de Michel-Ange, murmure, à
bout de force et de patience, M. Paul de Saint-Victor. Les visages s'affaissent, et l'on
peut mesurer, à l'altitude inquiète des auditeurs rapprochés, la longueur du manuscrit
que l'orateur tient h la main; la foule, qui n'entend pas et qui ne comprend rien à cet
interminable arrêt, s'agite et crie, et le remous menace de nous emporter, lorsque
l'orateur achève, spenla voce, sa péroraison.
Le cortège, retournant sur ses pas, se dirige vers Santa-Croce pour se rendre
à la tombe de Michel-Ange. Nouvel arrêt et nouveaux discours : discours du comte
Pelli Fabbroni, conservateur de Santa-Croce; discours de M. Floerke, de l'Académie
des Beaux-Arts de Saxe-Weimar, et réponse de M. Ubaldino Peruzzi.
Ici commence le calvaire. Au milieu de la poussière, sous les dernières ardeurs
d'un soleil brûlant, il nous faut traverser l'Arno sur le Ponle aile Grazie et, sortant
par la porte San-Niccolo, où se voient encore quelques restes des fortifications éle-
vées par Michel-Ange, monter les nouvelles rampes qui conduisent aujourd'hui directe-
ment de l'Arno à la Piazzale de Michel-Ange, d'oii l'on embrasse l'une des plus belles
vues du monde, et à San-Miniato. Devant le spectacle de ces gradins de pierre que
suit en se déroulant, bannières déployées, la longue file du cortège, de ces maisons,
de ces collines couvertes de grappes humaines et illuminées par les rayons d'or du
soleil couchant, chacun oublie la chaleur, la poussière et le ridicule habit noir. Enfin,
à la nuit tombante, apparaissent, d'un côté le monument élevé k Michel-Ange sur
cette grande place qui domine en terrasse Florence et toule la vallée de l'Arno, de
l'autre le vieux clocher de San-Miniato, construit par Baccio d'Agnolo et préservé des
projectiles par Michel-Ange, pendant le siège de 1527; au sommet flottent les couleurs
de la ville telles qu'elles étaient à cette époque.
La nuit est venue. Derrière nous, le campanile de Giotto et le dôme arrondi de
Brunelleschi découpent leurs imposantes silhouettes sur l'opale mourant du ciel; devant
nous, se dresse le monument élevé à Michel-Ange. C'est un vaste piédestal de marbre,
auquel sont accolées les figures couchées de la chapelle des Médicis et qui supporte le
moulage en bronze de la statue de David; monument d'un style assez pauvre, assem-
blage indigeste, qui, néanmoins, emprunte à sa situation, à la fière et colossale tour-
nure de la figure principale, une certaine grandeur.
C'est là que le prince de Carignan reçoit le cortège, au nom du roi "^'ictor-Erama-
nuel. A la lumière incertaine de quelques bougies, les représentants étrangers et ita-
liens se groupentau pied du monument, que défend à grand'peine contre les flots gros-
sissants et sombres de la foule une double haie de gendarmes à cheval.
Sept discours sont successivement adressés au prince : le premier, par le professeur
Giovanni Paganucci, discours académique et officiel; le second, par l'honorable Ministre
Cm Goin-zi%'i£L5^
^/ilù-7^?'^
MONUMENT ELEVE A LA MEMOIRE DE MICHEL-ANGE.
Piazzale de San-Miniato, à Florence.
380 GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
des travaux publics d'Italie. M. Silvio Spaventa ; le troisième, par M. Meissonier, au
nom de l'Académie des Beaux-Arts et de l'Institut de France; le quatrième, par
M. Charles Blanc; le cinquième, par M. Alvin, conservateur de la Bibliothèque royale
de Bruxelles; le sixième, par M. le conseiller Meldhal, de Copenhague; le septième
enfin, en français comme les quatre précédents, par un représentant de l'Académie de
Rio-Janeiro, dont le nom nous échappe.
Les discours de i\LM. Meissonier et Charles Blanc, nous pouvons le constater avec
une légitime fierté, produisent un grand effet et sont chaleureusement applaudis. Celui
de M. Meissonier, prononcé d'une voix vibrante et entrecoupée, avec l'émotion pro-
fonde et poignante de l'artiste s'adressant à l'artiste, d'une concision improvisée et en
quelque sorte militaire, secoue toutes les fibres et électrise les âmes. Mais aussi quelle
mise en scène dans ce groupe de figures ardentes et attentives, éclairées de lueurs
tremblantes 1 Quelle passion et quelle intelligence dans ces visages, Garnier, Bonnat,
Guillaume, Charles Blanc, et dans le geste sobre de celui qui parle, dont la petite taille
semble grandir à mesure qu'il parle! Quel relief et quel accent dans ce tableau!
Nous donnons in extenso ces deux remarquables discours.
DISCODP.S DE M. MEISSONIER.
u Messieurs,
« Je viens, au nom de l'Académie des Beaux-Ai-ts de l'Institut de France, remercier Flo-
rence de l'avoir conviée à cette fête en l'honneur de iVlicliel-Ange. L'Académie, jalouse aussi
de rendre ce public liommage à ce divin génie, nous a envoyés pour la représenter, et c'est
à moi, hélas! si peu expert en l'art do la parole, qu'est échu l'insigne et difficile honneur de
parler en son nom et de dire son admiration profonde pour cet homme si grand qu'en lui il
n'y a plus rien d'humain.
« L'Académie me pardonnera en faveur de ma sincérité, si je ne trouve pas des mots
dignes d'elle pour parler de cet illustre entre les plus illustres touchés par le doigt de la
Divinité pour être non pas seulement noîre joie mais notre enseignement; laissez-moi dire
aussi notre orgueil. Oui, grand Michel-Ange ! le doigt divin t'a touché, et dans ces fresques
de la Sistine, égales, dans leur sublime grandeur, à la Bible elle-même, c'est toi que tu pei-
gnis dans cet Adam qu'anime le Créateur. Son doigt ne s'est-il pas déjà posé sur ton front?
Ton regard est tourné vers lui, et c'est maintenant ta main qu'il va toucher pour la rendre
digne de traduire ta pensée. Et dans le Pensieroso, ô génie puissant! n'est-ce pas aussi toi
que tu représentes, écoutant dans l'ombre et la méditation ta pensée s'élevant au-dessus de
notre monde?
« Oui, encore une fois, tu as été touché du doigt divin, et nul ne le sera désormais comme
toi. Tu es et tu resteras l'éternel exemple de la grandeur et du sublime. C'est pour cela que
tu appartiens maintenant à tous et que les hommes sont fiers de toi.
CI Mais, glorieuse à tout jamais Florence ta patrie; glorieuse aussi cette belle Italie, cette
reine des arts! Heureuse Florence, tu n'es pas seulement la ville des plus belles fleurs de la
nature, tu es là ville des plus belles fleurs de l'esprit humain. Tu es la ville de la renais-
sance des lettres, des sciences et des arts ! Je ne puis nommer tous tes fils ! Tu as eu Dante,
Pétrarque, tu as eu Galilée! Tu as eu celui que nous honorons aujourd'hui pieusement! Sous
ce beau ciel enchanteur, au milieu de cette campagne dont la sereine beauté est incompa-
rable, n'étais-tu pas faite pour être leur berceau?
■ « Sois à jamais heureuse, cité dont on ne dit jamais le nom que comme on disait celui
d'Athènes sans penser à tout ce qui est beau et bon! Tu mérites de l'être, non-seulement
parce que tu as donné le jour à tous ces grands génies, mais parce que tu en as conservé le
culte et qu'aujourd'hui tu honores le plus grand de tous par cette fête où tout est joie. C'est
la fête du génie et de la vertu, car ce n'est pas seulement celle d'un grand artiste, c'est aussi
celle d'un grand citoyen.
(I Italie, que Français nous aimons tous, sois heureuse et. prospère! Florence, qu'artistes
FÊTES DU CENTENAIRE DE MIGHEL-AiNGE. 381
nous adorons tous, sois heureuse et prospère! Accepte ce vœu de Français venus pour crier
avec tes enfants : « Vive Alicliol-Ange immortel ! »
DISCOURS DE M. CHARLES BLANC.
« Messieurs,
Il La fête que vous célébrez aujourd'hui à Florence, elle pourrait et elle devrait être célé-
brée dans toutes les capitales du monde policé, car Michel-Ange n'est pas seulement un citoyen
de la nation florentine, comme on disait autrefois, il est un citoyen du monde. De même que
la Macédoine ne pouvait contenir Alexandre, de même Florence ne contient plus Michel-Ange :
il appartient à l'humanité. Il lui appartient aux mêmes titres qu'Homère, que Phidias, que
Socrate, que Dante, et il a eu dans son génie quelque chose du génie de ces grands hommes,
ayant été un artiste, un poëte, un sage.
<i Aussi la vie de Michel-Ange est-elle pleine d'enseignements pour tout le monde. Elle
apprend aux uns quelle est la grandeur de l'art, aux autres comment il faut le dégager de la
nature pour l'élever au-dessus d'elle; à celui-ci, elle donne des leçons d'indépendance; à
celui-là, des leçons de simplicité, des leçons de droiture. Il n'est pas jusqu'aux hommes les
plus positifs à qui elle n'enseigne que la gloire des nations est souvent aussi leur richesse.
Qui dira le nombre des voyageurs de tout pays, savants, philosophes, écrivains, riches désœu-
vrés, esprits curieux, hommes d'étude ou de loisir, — sans parler des artistes, — qui sont
venus dans cette contrée uniquement pour y voir quelques œuvres merveilleuses? Qui pourra
calculer ce qu'a valu de trésors à l'Italie la possession des ouvrages de Léonard, de Michel-
Ange, de Titien, de Raphaël, de Corrége?
u Ce n'est pas ici, messieurs, dans une ville où on le connaît si bien, oii chacun semble
né pour le comprendre, qu'il serait nécessaire de vanter Michel-Ange; mais peut-être devons-
nous parler pour ceux qui n'assistent point à cette fête, pour tous ceux, — et ils sont innom-
brables, — qui n'ont de Michel-Ange qu'une idée vague, et qui ne savent rien de lui, si ce
n'est qu'il mérite la plus haute admiration.
Il Les deux noms les plus glorieux de l'art appartiennent aux deux villes les plus artistes,
l'une de la Grèce, l'autre de l'Italie. Lorsque Florence s'appelait Athènes, elle vit naître Phi-
dias; lorsque Athènes s'appela Florence, elle enfanta Michel-Ange. Il fut ainsi donné à ces
deux villes de représenter l'art sous ses deux faces les plus éclatantes : la beauté et l'expression.
Tout l'art antique peut se résumer dans l'œuvre de Phidias et tout l'art moderne dans l'œuvre
de Michel-Ange. L'un se distingue par la sérénité, qui est l'état des êtres divins; l'autre par la
passion, qui ne saurait agiter que des individus mortels.
Il Mais pourquoi l'expression a-t-elle été si lente à se produire dans les arts du dessin?
Cela tient sans doute à ce que, dans la marche des siècles, l'individualisme ne s'est dégagé
que lentement, à la longue, avec peine. Quel chemin il a fallu parcourir, grand Dieu! pour
descendre du symbolisme égyptien, si majestueux dans sa raideur, si solennel dans son immo-
bilité, à, notre art moderne, à cet art libre, mouvementé, accidenté, ému, émouvant, que
Michel-Ange a représenté dans sa plus haute acception! En Egypte, l'art est une algèbre
sublime des formes; il agrandit la nature par un procédé de concentration, il la surpasse en
l'abrégeant. L'individualité n'existe pas encore et les classes elles-mêmes sont comme stéréo-
typées dans une figure convenue. Un seul prêtre personnifie tous les prêtres, un seul guerrier
tous les guerriers.
Il Plus jaloux de la vérité, l'art grec se rapproche de la nature et il l'observe profondément,
m:iis c'est pour y retrouver la dignité de l'espèce, les exemplaires primitifs et beaux, les types
divins. En Italie, à la Renaissance, une grande transformation se prépare et c'est à Florence
qu'elle s'accomplit. Vos artistes sont frappés, non plus de la beauté, mais du caractère. Ils
trouvent de l'intérêt dans toute figure qui a de la physionomie, quelquefois même dans la
laideur, pourvu qu'elle ait visage d'âme, estimant que tout charbon, sous la main d'un maître,
peut devenir un diamant. De la sorte, au lieu d'idéahser la nature, ils se contentent de la
choisir.
11 Voilà comment votre École a innové, — vous le savez mieux que nous, messieurs, mais
peut-être vous plaira-t-il de le laisser dire ici par un étranger, — elle a innové en substituant
à la beauté idéale, qui ne pouvait plus se recommencer, la variété sans fin des caractères, et,
comme cette variété ne se trouve que dans la nature, l'École florentine s'est vouée au natura-
382 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
lisme, je veux dire à, l'étude des physionomies individuelles, mais triées avec soin et toujours
caractérisées, toujours expressives.
II L'expression ! elle est le patrimoine de l'art florentin, de cet art qu'ont illustré à jamais
Michel-Ange et le seul artiste qu'on puisse lui comparer; je dis le seul, et il fallait que celui-
là fut encore un Florentin, Léonard de Vinci. Cet autre grand homme eut un tel amour de
l'expression, que pour en trouver assez il résolut de la chercher là où il y en a trop, et alors
il étudia des caricatures, dans la pensée qu'il lui suffirait de dégrossir, d'émonder les monstres
pour les ramener à des conditions humaines, en supprimant le difforme, en conservant
l'expressif.
n L'expression! Michel-Ange l'a portée, sans violence, quoiqu'on en dise, et sans grimace,
au dernier degré de l'intensité et de la puissance. Mais son âme, la plus singulière qui fut
jamais, était à la fois hautaine et intimidée, altière en présence des pontifes, et en proie aux
épouvantements du christianisme, de manière que, par un étrange rapprochement, l'expression,
chez Michel-Ange, a été la manifestation constante de deux sentiments contraires : la fierté et
la terreur.
u Par un autre genre de singularité, il fut en même temps vrai et grandiose, naturel et
surhumain, ayant su faire servir à l'accentuation des vérités typiques certains accidents,
rapidement observés dans les figures vivantes. Ainsi quand on est devant les prophètes et les
sibylles, par exemple, l'étonnement s'étonne, comme dit votre Vasari, si maraviglia lo stupore,
de reconnaître que ces personnages surnaturels, dont le modèle ne se rencontre nulle part,
ces êtres que possède et qu'agite l'esprit de Dieu, sont cependant si pleins de vérité et dévie,
qu'ils semblent estampés sur nature, mais dans une région bien au-dessus de la nôtre. L'on
est un instant déconcerté en voyant que la sibylle qui a le plus vieilli dans l'art de la divi-
nation, la sibylle persique, a la vue basse et une gibbosité sur le dos, en remarquant des
signes de réplétion et des bourrelets de chair sur la nuque dans la figure du vieux prophète
Zacharie, qui, à force de scruter les Écritures, oublie la fatigue d'une posture gênante. L'on
admire, en fin de compte, comment, au moyen de quelques détails familiers, accusés au vif,
Michel-Ange, comme pour tempérer le décorum, pour humaniser le sublime, a donné la vrai-
semblance de la vie à des figures d'une majesté démesurée, que certainement il ne vit jamais
passer ni sur un pont de l'Arno ni dans les rues de Rome, et qu'il n'avait pu dessiner qu'au
fond de cette chambre claire qui était son âme.
« Qu'on envisage en lui l'artiste ou l'homme, Michel-Ange n'est pas sans défaut. Dieu
merci. Un homme sans défaut! ce ne serait plus un homme, et qui voudrait s'intéresser à lui?
Mais, à tout prendre, Buonarroti est encore supérieur aux autres par ses vertus, dont ses
di'fauts mêmes ne sont que le revers. Ombrageux et farouche parce qu'il était timide, il fut
accusé de misanthropie, et sa frugalité, la simplicité de sa vie, son habitude de n'avoir personne
à sa table, le firent taxer d'avarice. Avare, il ne le fut jamais que pour lui-même, afin d'être
généreux envers les autres. Quand il disait à Condivi : « Ascanio, quoique riche, j'ai toujours
vécu comme un pauvre, » son jeune ami aurait pu lui répondre : « Vous avez toujours vécu
pauvrement, mais toujours donné richement. « Eh! que n'a-t-il pas donné, ce grand homme!
Il a donné ce dont il devait être le plus jaloux ; son temps, ses ouvrages, ses dessins, ses
idées, son génie même.
B Ce qui n'est point assez connu, je dis connu de tout le monde, c'est que Michel-Ange,
dessinateur prodigieux, a été aussi un coloriste, un coloriste de lumière. Comme décorateur,
il eut en effet un sentiment délicat de la couleur et une juste intuition du rôle qu'elle doit
jouer dans le clair-obscur d'une vaste machine. Comme statuaire, il colora ses marbres par
des efl'ets prévus, et il sut y ménager parfois des ombres tragiques, de façon que l'on recon-
naît en lui un peintre quand on regarde ses statues et un sculpteur quand on regarde ses
peintures.
u Un mot encoi'e, messieurs, touchant ces fresques périssables, que nous voyons pâlir,
s'écailler, se délabrer, et dont quelques morceaux, hélas! sont déjà tombés en poussière! Pour
en conserver du moins un souvenir fidèle et durable, ne vous contentez pas de la gravure,
qui est une copie rapetissée, monochrome, une traduction si souvent insuffisante. Faites-les
reproduire précieusement, pieusement et dans leurs vraies dimensions, afin qu'il en demeure
quelque chose, ne fut-ce qu'une image imparfaite, ne fût-ce même qu'une ombre, quand elles
seront effacées, comme déjà commencent à l'être celles du Côrrége, ou qu'elles auront péri par
le feu, comme a péri la plus belle toile du Titien, ou qu'elles auront disparu comme vont
FÊTES DU CENTENAIRE DE MICHEL-ANGE. 383
disparaître, à San Nazaro de Vérone, les fresques de Mantegna et de Montagna, que Vasari
aurait voulu protéger par une grille d'or, una cancellata d'oro, ou, enfin, quand elles se seront
écroulées avec les minces enduits qui les retiennent sur les murailles. Comment aurions-nous
quelques notions de la peinture antique, si vous n'aviez trouvé parmi les décorations de
Pompéi et d'Herculanum certaines imitations, certains calques des morceaux les plus fameux
de l'art grec, imitations affaiblies, sans ^.oute, calques altérés, peut-être, mais où il reste encore
tant de saveur et tant de grandeur?
« Nous vous en prions, messieurs, — et certes je ne serai pas contredit par les éminents
artistes que vous a envoyés l'Institut de France, — nous vous en prions, veillez à vos chefs-
d'œuvre, et croyez qu'il serait digne de l'Italie, de l'Italie régénérée sous le règne d'un galant
homme, de prendre quelques mesures héroïques pour sauver d'une ruine prochaine des mer-
veilles qui sont votre gloire, mais qui ne sont plus votre bien propre, car il faut les compter
désormais parmi les titres du genre humain, n
Après le discours élevé et savant de M. Charles Blanc , je m'esquive avec mon ami
Mantz, rompu, affamé, et oubliant, je dois le dire, Michel- Ange et les orateurs pour me
livrer, au milieu de ces routes envahies par la foule, à la recherche d'une table et d'un
gîte. Nous découvrons enfin un Irattoria en plein vent, et nos forces renaissent sous
l'action bienfaisante d'une fiasque de Chianti. Il est dix heures, et la lune, une lune
argentée comme on n'en voit qu'à Florence, se lève dans tout son éclat, ajoutant à un
repos bien gagné son calme et sa douce harmonie.
Lundi 13.
Aujourd'hui, inauguration solennelle, à l'Académie des Beaux-Aris, de la nouvelle
loge érigée pour le David, et du A/usée Michel-Ange ; ouverture publique de la Casa
Biwnarroti et, le soir, bals et concerts avec illumination de laPiazzale de San-Miniato,
des monuments de Florence et des collines environnantes.
L'inauguration du Musée Michel-Ange à l'Académie des Beaux-Arts était pour nous
la grosse affaire, le grand attrait de curiosité des fêtes. Nous devons dire toutefois qu'il
n'a pas répondu entièrement à notre attente, et qu'un peu par manque de temps et
beaucoup par défaut d'organisation, il n'a pas tenu les promesses du programme. II
sera, je le veux bien, complété plus tard; mais, dès maintenant, il présente un
vice radical, c'est de ne pas offrir aux yeux du visiteur les moulages des œuvres de
Michel-Ange disséminées dans la ville. Il résulte de ceci que l'on perd le plus pré-
cieux, le plus indispensable élément d'information et de comparaison, et qu'à côté du
Moïse' el des Esclaves on ne voit ni les tombeaux, ni la grande Vierge de la chapelle
des Médicis; ni la Pietà du Dôme, Y Adonis mourant, le Bacchus, le Brulus, la Vic-
toire, V Apolline, le Masque de faune et la Samie Famille en bas-relief, du Bargello",
ni le Saint Mathieu de l'Académie, ni les ébauches de la grolte de Boboli; ni enfin les
reliques précieuses de la Casa Buonarroti.
Au centre de la loggia, encore inachevée, qui s'ouvre au fond de la galerie centrale
du musée de l'Académie, a été placé le marbre du David, qu'il était temps, paraît-il,
de retirer de la place du Palais-Vieux pour le soustraire à l'action destructive de la
pluie. A droite et à gauche, dans les deux bras d'une sorte de transsept, sont placés les
moulages : le Moïse, les Esclaves, le Cupidon de Londres, un buste de Paul III, du
musée de Naples (superbe, mais très-douteux comme Michel-Ange), la Pietà de Rome,
le Christ delà Minerve, une ébauche tragique et grandiose d'une autre Pieià également
à Rome, la Madone de Bruges, très-regardée et Irès-admirée, 'une Cariatide, douteuse
aussi, appartenant à la grande-duchesse Marie de Russie, le médaillon de VAlbergo
dei Poveri, à Gênes, et le Saitit Jean-Baptiste du comte Rosselmini Gualandi, à
384 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Pise. Ce n'est pas le lieu d'apprécier et de discuter ces conceptions multiples et pour
la plupart si profondément empreintes du génie de Jlichel-Ange; il m'est impossible
cependant de ne pas remarquer, avec une fierté d'autant plus légitime qu'ils nous ont
été bien et dûment donnés, que, dans ce concours solennel, les Esclaves de notre
Louvre, à peine connus en Italie, tenaient le premier rang avec un éclat incomparable,
et de dire que la seule nouveauté importante de cette exposition, le Saint Jean-
Baplisle, de Pise, a paru à la très-grande majorité d'entre nous êlre indiscutablement
de Michel-Ange.
Dans les salles suivantes ont été réunies, d'abord les œuvres de plus petite
dimension, comme les deux anges du tombeau de saint Pétrone à Bologne, des
maquettes, comme la petite Vierge du musée de Berlin, dont il se trouvait une repltca
en bronze dans le cabinet de M. Tliiers, et des ébauches en cire ou en terre, comme
une admirable petite figure de fleuve et le bas-relief des Enfants d'Ugoiin/à M. Fran-
chetti; puis les peintures allribuées à Michel-Ange ou d'après lui, les gravures de la
Galerie de Florence, par Calamatta, des dessins, des autographes et quelques autres
documents, — tout cela à l'état très-incomplet et très-confus; — et enfin, dans une
salle spéciale, une collection photographique, dont le fonds principal a été fourni par
M. Braun, d'après les peintures de la Sixtine et d'après les dessins aujourd'hui dissé-
minés dans les grandes collections publiques et privées de l'Europe : Paris, Vienne,
Weimar, Windsor, Florence, Oxford, Lille et le British Muséum. Là encore, notre grand
musée tient le premier rang. Par le nombre (vingt-neuf dessins triés avec le goût le
plus sévère), la qualité des pièces, leur conservalion admirable, leur intégrité et leur
authenticité, il fait pâlir Oxford et Florence eux-mêmes.
Mais, encore une fois, tout ceci n'est qu'un commencement de musée, et il ne faut
pas juger de ce qu'il pourra être plus tard par ce qu'il est aujourd'hui. Peu à peu
enrichi dans tous les sens, aussi bien dans celui des moulages que dans celui de la
gravure et dans celui de la photographie, il peut devenir d'un intérêt de premier ordre
et d'une curiosité sans égale.
Quant à la Casa Buonarroli elle est toujours ce que nous la connaissions, un musée
intime et fort inégal où, à côté des documents écrits, lettres, papiers de famille, auto-
graphes, dessins d'architecture et croquis de toute sorte, brillent quelques perles
d'un prix inestimable comme le bas-relief de la Guerre des Centaures et des Lapithes,
le modèle en terre cuite de la Vierge des Médicis, le bas-relief de la A'ierge assise
tenant l'Enfant Jésus, l'esquisse du David et un incomparable carton à la sanguine
d'une Vierge à l'Enfant, morceau de première beauté et qui seul aujourd'hui peut-
être nous permet d'entrevoir ce que pouvait être le carton de la Guerre des Pisans.
Sur ce, mon cher ami, je ferme cetle correspondance déjà trop longue, laissant
aux chroniqueurs de profession le soin de décrire les bals, les concerts et les illumina-
tions, pour lesquels sont accourus, bien plus que pour Michel-Ange, les gens de Fie-
sole et autres lieux circonvoisins, et qui doivent couronner ces jours de fête si bien
remplis pour tous, et en somme, grâce à Michel-Ange, grâce surtout à Florence, si
mémorables et si charmants.
LOUIS GONSE.
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS GONSE.
PAKIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR, "7, RUE S A I NT- B ENOIT. — ]1G50)
LA SCULPTURE FliiNCAISE A LA RESAlSSAPlCIi
LA FAMILLE DES JUSTE
EN FRANGE
Le Louvre vient d'acquérir, et l'on peut déjà voir,
dans une des salles de la Sculpture moderne, une
grande statue de Vierge, en marbre et du plus beau
sentiment, qui est évidemment . soit de l'extrême
commencement du xvr siècle, soit de la fin du xv^
Avant même qu'elle ne fût entrée au Louvre, elle
avait déjà éveillé l'attention des curieux, et l'opinion
la plus générale était de l'attribuer aux Juste. Il est
TA
s^s^^^s^^^isgs:
Xn, — T PHRIODIX.
»
386 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
évident qu'elle est française, de l'École de la Loire, et les Juste ont été
longtemps établis à Tours, mais c'est l'École de la Loire qui leur est
redevable et qui les imita, alors qu'ils ne lui doivent rien. Ils sont pure-
ment des Italiens non-seulement de naissance mais de style, et ils sont
venus en France avec des habitudes acquises et un talent tout fait, qu'ils
y ont développé sans doute, mais qu'ils y ont apporté. Dans ces con-
ditions, la Vierge du Louvre, qui est toute française, ne peut pas être
des Juste, et ce serait troubler toute l'histoire de la sculpture en France
que de laisser s'établir une pareille attribution. On est à coup sûr
beaucoup trop disposé à voir en France des œuvres ou des imitations
italiennes; mais ici, comme c'est la vérité seule qu'il faut toujours re-
chercher et reconnaître, les Juste sont Italiens et leurs œuvres sont ita-
liennes au premier chef. Donc, pour établir que la Vierge du Louvre ne
peut pas être d'eux, il est absolument nécessaire d'étudier d'abord leur
biographie et ce qui subsiste de leurs sculptures. Je suis peut-être assez
en mesure pour le faire rapidement, parce que je me trouve être depuis
longtemps au courant des publications où sont épars les mentions et
les textes qui se sont produits, et, ce qui n'est pas moins nécessaire,
avoir vu toutes leurs œuvres subsistantes en France. Le tombeau de
Louis XII, à Saint-Denis, est connu de tout le monde; mais j'ai revu bien
des fois, ce qui est déjà moins connu, le tombeau de l'église Saint-Gatien ;
je connais depuis de longues années celui de l'église de Dol en Bretagne,
et j'ai été l'année dernière à Thouars expressément pour voir les tombeaux
de la chapelle du château d'Oiron. Le plan de cette notice est par là très-
simple; ce sera de résumer, en les classant dans un seul ordre chronolo-
gique, et les faits biographiques révélés par les textes et la revue des
monuments qui subsistent de leur ciseau.
Dans ce moment même, du reste, l'un des frères Milanesi, les savants
annotateurs de l'excellente édition du Vasari de Lemonnier, prépare un
travail sur leur vie et leurs travaux en Toscane avant leur venue en France.
Il prouvera donc et au delà l'origine étrangère de leur personne et de leur
talent ; mais, tout en attendant son travail avec la plus grande curio-
sité, on pourrait dire en un sens qu'il n'en est pas besoin." Leur qua-
lité étrangère est absolument certaine, par les documents que nous avons
entre les mains et par les monuments que nous avons sous les yeux.
Pourtant, si cela est acquis et même courant dans un certain monde, on
trouve encore le contraire dans des livres antérieurs et même dans des
livres contemporains. Il est donc nécessaire d'en faire la preuve.
On ne saurait avoir trop d'estime pour l'essai d'histoire de la sculp-
ture française d'Émeric David. Non-seulement il y a une sculpture
VIERGE A L h: N f A N T.
(Musée du Louvre,)
388 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
française, mais depuis les Carlovingiens elle n'a pas cessé de se déve-
lopper d'une façon continue et d'oflVir à toutes les époques des œuvres
et des artistes admirables; les belles sculptures de Chartres et de
Reims, si purement françaises, sont antérieures et supérieures à la
Renaissance italienne des Pisans. Il serait même vrai de dire non-
seulement qu'il y a une école de sculpture française et qu'elle est
très-grande, mais même que la sculpture est en France supérieure
à la peinture parce que sa valeur est suivie, soutenue, constante,
que les artistes sortent réellement les uns des autres, tandis que la
peinture n'y a guère procédé que par individualités exceptionnelles et
la plupart du temps contradictoires. ÉmerJc David l'a vu, et toutes
les rectifications, si nombreuses qu'elles soient, qui lui sont journelle-
ment faites grâce à la découverte de documents nouveaux, ne touchent
qu'à des détails en laissant subsister toute son argumentation, toutes les
grandes lignes de son cadre, et je ne sais personne qui eût été capable
d'un pareil effort. Ici, il a pensé comme tous les gens de son temps,
comme Millin et comme Lenoir, h qui nous devons la conservation du
tombeau de Louis XII et de tant d'autres chefs-d'œuvre. Émeric David
savait que ce tombeau était des Juste ; il savait, par une Notice sur les
monuments du département d'Indre-et-Loire, adressée en manuscrit par
le ministre de l'intérieur à l'Académie des inscriptions' que le tombeau
des enfants de Charles VIII leur était attribué. Rien de plus simple, en
face de l'apparence toute française du nom, qu'il ait tenu les Juste pour .
français. Marolles, dans son curieux Livre des Peintres, les appelle « les
Juste de Tours » et il a raison; Ghalmel les traite de même dans son
Histoire de Touraine. De nos jours, M. Duseigneur, dans ses notes sur
Émeric David (p. 31o-i), s'y tient aussi, malgré sa connaissance des textes
nouveaux. Il sait qu'Antoine Juste, ou de Juste, est gratifié de Fleurentin,
mais il suppose que cette qualification pourrait bien ne rappeler qu'un
séjour de quelques années d'étude passées à Florence, et qu'il ne faut
peut-être pas plus faire attention à cette particule qu'à la qualification de
Fleurentin qui ne figure qu'une seule fois dans les Comptes de Gaillon.
On verra que ce de, c[ui n'a rien de nobiliaire, est au contraire fort impor-
tant comme traçeflorentine et que la qualification de Fleurentin se trouve
confirmée par l'inscription de Dol, en mettant toujours en dehors les
documents italiens que nous ignorons et que M. Milanesi doit publier.
De nos jours, ral)bé Chevalier % continue à refuser de voir dans l'ap-
'1. Histoire de la sculplurc françnise, publiée pour la première fois par les soins
de M. Paul Lacroix. Paris, Charpcnlior, 1853, in- 12, p. '153.
2. Balleiiii de la Société archéologique de Touraine^ I, 3o3.
LA FAMILLE DES JUSTE. 389
pellation de Florentin une épithète se rapportant à une origine italienne;
comme saint Florentin était en vénération à Amboise, où existe encore
le long de la Loire une église sous ce vocable, il a voulu faire accepter
que c'était un véritable prénom, et tirer de là un commencement de
preuve qu'ils étaient Tourangeaux et natifs d'Amboise. Bien qu'il ait été
contredit, même en Touraine, l'abbé Chevalier tient encore à son interpré-
tation, car on lit dans la préface de l'Inventaire analytique des Archives
d'Amboise qu'il a imprimé à Tours en 1874 :
(I La célèbre famille des Juste pourrait bien elle-même être originaire
d'Amboise, comme nous l'avons conjecturé d'après le prénom de Florentin
que portait un de ses membres. Nous trouvons du moins un certain nombre
de personnages de ce nom dans les Archives d'Amboise. Des recherches
ultérieures permettront peut-être de rattacher les illustres sculpteurs de
la Renaissance à cette famille Amboisiemie. »
On trouve en effet dans son livre la mention de Benoit et de Malhmin
Just en 1468 (p. 181); d'un autre Mathurin Just vers 1536 (p. 223,
224, 226, 236); de Jan etEertheran^ Just de 1545 à 1547 (p. 229, 230,
232) à propos de la location d'une maison entre les ponts et de la ferme
du péage du pont d'Amboise; de deux Jean Just en 1560 et en 1606
(p. 233, 243); d'un Just sans prénom, procureur du roi au Grenier à sel
en 1649 (p. 295); d'une Madeleine Just en 1691 (p. 297, 298) et de deux
Florentin Just, l'un sergent royal en 1593 (p. 289) et l'autre fils de
Bertrand Just, aussi sergent royal en 1626 (p. 301).
Le nom de Juste est fort commun partout-, et toutes les localités du
nom de Just ou de Saint-Just pourraient tout aussi bien réclamer nos
sculpteurs. Ce doit être la présence des deux « Florentin Just » qui a dû
attirer l'attention de M. Chevalier, et pour eux le prénom est tout natu-
rel; mais, entre Florentin Just et Just, Florentin, la différence est grande.
Les Juste sont de Florence comme le Parmesan est de Parme, Jules
Romain de Rome, le Véronèse de Vérone, comme tous ceux au nom
duquel on a ajouté un adjectif ethnique sont, par eux-mêmes ou par
leurs parents, du pays ainsi désigné. Mais, je le répète, il ne serait pas
besoin des preuves que M. Milanesi apportera nécessairement, puisque
ses documents proviennent de sources florentines et seront probablement
1. Ne serait-ce pas plutôt Berlherau?
2. Ainsi Ctialmel s'est trompé en voulant rattachera nos Juste « le vieux Juste »
du wni^ siècle qui peignit un portrait de Condé (voir Grandmaison, p. 22b). 11 s'agit
tout simplement du peintre anversois Juste d'Egmont, qui fut l'un des vingt-si.x
premiers académiciens.
390 GAZIiTTli DES liEAUX-AKTS,
antérieurs aux nôtres; le style italien des œuvres est irrécusable, nous y
reviendrons en parlant de leurs œuvres existantes, mais il suffit de ce
qui ressort d'italien des pièces mêmes. La forme Anthoine, Florentin,
des Comptes de Gaillon, Johannes Justus et Florentinus, c'est-à-dire
« Jean'qui a pour nom Juste et qui est en même temps de Florence »,
ne peuvent, en simple bon sens et en grammaire, s'interpréter différem-
ment. Le nom de la femme d'Antoine, Ysabeau ou Isabelle de Pasche,
paraît plus italien que français ; Pàquette est un nom rare chez nous,
mais Pâques ne se trouve pas, tandis que Pusca est un nom tout italien.
Comme on la trouve aussi appelée Ysabeau du Pacis, il se pourrait que
ce fût Paiiche et que ce soit une traduction de Pacis ;■ alors nous aurions
un nom encore plus florentin par sa ressemblance avec celui des Pazzi,
et il deviendrait presque certain qu'elle aurait même été mariée en Italie
avant la venue d'Antoine en France. M. Milanesi nous renseignera pro-
bablement sur ce point, mais on doit être encore plus frappé de la forme
Just de Jusl; c'est exactement la forme florentine si commune, la répéti-
tion du même nom avec la préposition de; Just de Just, c'est exactement
Giusto del Giuslo, ou Giiislo dei Giusli, Just fils de Just, Just de la
famille des Just'. Je laisse, bien entendu, de côté la question du style
italien de toutes les œuvres subsistantes, qui est incontestable et que nous
retrouverons à chaque instant,
1. — Tombeau des enfants de Charles ^IIT. — Pour le tombeau des
deux fils de Charles YIII et de la reine Anne, qui se trouve à Saint-Gatien
de Tours dans la première chapelle du collatéral droit du chœur, il n'y a
pas encore de document positif sur lequel puisse s'appuyer l'opinion qui
l'attribue aux Juste ; mais, comme la tradition est ancienne et que le
style en est non-seulement très-italien mais même florentin par un détail
très-particulier, il y a lieu de continuer à le considérer comme des Juste.
Ce serait alors l'œuvre la plus ancienne que l'on en pourrait citer, car
nous savons qu'il fut élevé en 1506, grâce à ce passage de l'histoire
latine manuscrite que le chanoine Monsnyer a laissée sur Saint-Martin de
Tours, où le tombeau a été jusqu'à la Révolution :
« Le tombeau de marbre, élevé au-dessus du sol sous lequel sont in-
humés les corps des Dauphins fils de notre seigneur le roi de France, et
qui se voit au milieu du chœur de l'église, construit et élevé aux frais de
1. M . Milanesi nous apprendra si nos Juste se raltachenl ou non au peintre (loren-
lin Giuslo d'Andréa de Giusto, qui a travaillé au milieu du xv" siècle avec Neri di
Buoni et avecBenozzo Gozzoli {Carleqçi'io de Gaye, I, ail-â).
LA FAMILLE DES JUSTE.
391
M'"" Anne de Bretagne leur mère, alors femme du roi Louis XII, est ter-
miné et achevé à la tin de l'année 1506 '. » C'est en 1815 qu'il fut réé-
difié à Saint-Gatien et en 183A qu'il fut restauré de nouveau'. On lit
sur deux lames de bois appliquées au mur de la chapelle, qui ont été
découvertes et doimées en 18/i7, par M. Guyot, ces deux inscriptions :
\ ~^-^ mil II' '[ ir 'TTif I ■■' MM inrrnn"7ifrr "[""iiinfi rriffiiiin-
.lllillJlillliJIllllJliilMnilliliMiiliUiiiil
llllilllMlllllillllllilllllilllllilllllil.iLll)lililillilillillllllli.llllllllUlliUlllillllllll
il,i,4
TOMBEAU DES ENFANTS DE CHARLES VIII.
« Cy dedans gist très-hault et très-puissant prince Monseigneur
Charles Orlend, aysné filz du très-excellent roy de France Charles, hui-
tiesme de ce-nom et de la Royne Anne sa femme. Duchesse de Bretaigne,
lequel vesquit troys ans troys moys Daulphin de Viennoys, Conte de
Valenti — nois et de Dyois, et décéda au chasteau d'Amboise le XVI jour
de décembre l'an mil quatre cens quatre vings et quinze.
« Cy dedans gist très-hault et très-puissant M^"' Charles, second filz
de très-crestien Roy — de France Charles, Imitiesme de ce nom et de la
Royne Anne sa femme. Duchesse de Bretaigne, lequel — vesquit vingt
1. Grandmaison, in-S", p. %%%. Documenta inédits pour servir à l'histoire des
arts en Touraine, 1870.
2. Voici les inscriptions suivantes qui le constatent :
RESTITUTUM FIDELIBUS CHRIS A. DE S A 1 N T- D E ST DUCHE S ,
PR^EFECTl, — DIE XXV AUGUSTI MDCCCXV
EXORNATUM — ANNO MDCCCXXXIV.
392 GAZKTTE DES 15F,AUX-ARTS.
cinq jours Daulpliin de Viennoys, Comte de Valentinoys et de Diois et
décéda au — Plessis du Parc lèz Tours le second d'octobre l'au mil quatre
cens quatre vings et seize. »
Les inscriptions du monument, gravées sur deux ronds de marbre
noir, sont plus intéressantes et, quoique le mot ne soit pas usité, ce sont
des neiwaim qui malgré leur platitude sont peut-être l'œuvre d'André
de la Vigne ou de Jean Marot; l'épitaphe de l'aîné est à la tête, celle du
puîné au pied du tombeau, et nous ne faisons en les transcrivant que
remplir les abréviations, et ajouter la ponctuation et les accents :
Charles huitiesmc, Roy preux, très-excellent,
Eut d'Anne Royne, et Duchesse de Brelaigne
Son premier fils, nommé Charles Orlend,
Lequel régna, sans Mort, qui i ien n'espargne,
Trois ans trois moys Daulpliin deYiennoys,
Conle Dyois et de Valentinois,
Mais l'an V cens, mains V, il rendit l'âme
A Amboise, le seizième du mois
X décembre, puis fut mis soubz la lame.
Par Atropos, que les ceurs humains fend
D'un dard mortel, de cruelle souffrance,
Cy dessoubz gist Charles, second enfant
Du Roy Charles et d'Anne, Royne en France,
Lequel vesquit Daulphin de Viennoys,
Comte Dyois et de Valentinoys,
Vingt et cinq jours, piu lez Tours, au Plessis,
En octobre mourut, ce deux du moys.
Mil quatre cens, avec nonante et six.
Comme on peut le voir dans notre dessin, réduit d'après l'élévation
donnée par M. Berty dans son Architecture française, le monument est
composé d'un embasement nu, d'un soubassement concave, d'une
frise en forme de scotie et d'une table de couronnement en marbre
noir, nécessairement moins large, et sur laquelle sont couchées les deux
petites statues, de sorte que l'ensemble pyramide légèrement. La frise
est cantonnée d'un dauphin à chacun de ses cjuatre angles; ceux du
soubassement sont soutenus par une griffe, garnie de nageoires, d'ailes et
de frisures de feuilles d'acanthe. Les deux enfants couchés sont vêtus de
robes semées de fleurs de lis et de dauphins. L'aîné a seul une couronne
et les mains croisées; l'autre, en petit bonnet, les mains sous sa robe,
a comme une palatine d'hermine. Deux petits anges assez lourds ont les
mains sur les coussins où reposent les têtes des enfants. Deux autres
anges, agenouillés aux pieds, tiennent des dauphins. Sur les grands côtés
LA FAMILLE DES JUSTE. 393
du soubassement sont des armoiries écartelées de France et de Dauphiné,
supportées par deux petits génies assis, qui sont nus et ailés et ont sur
leur poitrine un cordon d'où part un large ruban qui se déroule et se ter-
mine par une forte houppe; leurs têtes sont niaises et lourdes et leurs
jambes, mises de côté, sont d'un raccourci bien peu habile. Au reste, la
sculpture de ce monument est bien plus heureuse dans la partie orne-
mentale que dans les figures. Dans chacun des petits côtés est encastré un
rond de marbre noir où sont les inscriptions.
La frise, qui est surmontée d'une cordelière, est ornée de innceaux et
d'enroulements à l'italienne, puis, à l'italienne aussi, de sujets tirés de
l'histoire d'Hercule et de celle de Samson en petites figures. Il n'y a là,
comme on l'a dit, aucune allusion à la force de Charles VIII vainqueur
dans ses expéditions d'Italie; c'est au suprême degré de l'art pour l'art.
C'est un sujet de décoration, qui porte une trace ^singulièrement évidente
de l'inspiration païenne de la Renaissance méridionale.
Les sujets empruntés à l'histoire de Samson n'occupent que le côté
droit. En allant de la tête au pied du tombeau, on trouve Samson avec
la mâchoire d'âne ; au centre, Samson déchirant le lion ec regardant en
même temps dans un miroir suspendu à un arbre, pendant que Dalila,
entièrement vêtue et coiffée d'un turban, lui coupe ses cheveux, et
enfin Samson emportant les portes de Gaza. Est-il nécessaire d'ajouter
que le sculpteur a confondu les deux femmes qu'on donne à Samson?
L'histoire du lion et de l'énigme se trouve dans le xiv" chapitre des Juges,
la mâchoire d'âne à la fin du même chapitre, et l'épisode des portes de
Gaza au commencement du xv% avant qu'il ne connaisse Dalila, ce dont,
à coup sûr, le sculpteur se préoccupait fort peu. Samson, qui a aussi un
turban, a une double jaquette, et ses jambes nues sont chaussées de
bottes molles.
Le grand côté de gauche offre de même trois sujets. Hercule y porte
les colonnes du monde; il terrasse de sa massue l'hydre de Lerne et il
lutte avec Antée qu'il étouffe. Il a toujours les cheveux hérissés, et, —
comme si le sculpteur avait voulu présenter l'image de la vigueur
réunie aux cheveux par l'union du Samson de la fable et de l'Hercule
de la Bible, dans le combat avec Antée, — celui-ci, dont les cheveux
sont crépus et n'ont pas autant de longueur, se prend aux cheveux
d'Hercule comme pour le dépouiller de sa force.
Au pied du tombeau se voient le dragon et les Stymphalides, figu-
rées par un oiseau ayant au cou un buste de femme coiffée du bonnet
de fou et sonnant de la trompe.
A la tête, le centaure Nessus, qui semble avoir lancé une flèche et
XII. — 2= PÉRIODE. bO
39/i GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
qui, toujours pour donner l'idée de la force, a des cheveux énormes
surmontés d'une flamme, et Déjanire, nue jusqu'à la ceinture et finissant
en poisson comme une sirène. Elle porte de la main droite une sorte de
petit bouclier, pendant que sur ses deux bras passe un rouleau qui n'a
reçu aucune inscription ; ses cheveux épais sont flottants, et, s'ils étaient
complètement dénoués, ils tomberaient sur ses hanches ; elle a, à la hau-
teur de la ceinture, comme une raie, et par devant une sorte de tablier,
à la façon des nageoires qu'on donne aux Tritons.
Toute cette mythologie de fantaisie, aussi agréable à l'œil qu'elle est
en réaliié peu à sa place, est, comme on voit, bien italienne. Le Samson
est aussi bizarrement habillé que le David en chapeau de paille et en
brodequins de Donatello, maintenant auBargello de Florence. Les griffes
des coins de soubassement rappellent, bien que de très-loin et en les
aff'aiblissant, les admirables griffes de bronze, mises par le Verrochio au
sarcophage de porphyre de Giovanni et de Pier di Cosimo Medici, à San
Lorenzo de Florence. Le goût italien est là incontestable, mais, je le
répète, il est possible de croire que ce tombeau est des Juste; seulement
la jolie fontaine du Carroy de Beaune, qu'on continue de leur attribuer,
est incontestablement de Bastien et de Martin François', et nous ne
connaissons pas le faire de Guido Paganino, qui a fait le tombeau de
Charles VIII et qui est resté longtemps en France. Ce n'est donc, jusqu'à
la production d'une pièce authentique, qu'une attribution. Comme elle
est tout à fait acceptable, nous avons dû, jusqu'à preuve contraire, la
tenir pour vraie et faire figurer le tombeau de Saint-Gatien parmi les
œuvres des Juste.
II. — Tombeau de Thomas James a Dot. — Le tombeau dont nous
avons à parler maintenant, et qui est dans l'église de Dol, est dans de
toutes autres conditions. Il est signé et daté par son auteur, circonstance
d'autant plus heureuse, que, sans l'inscription, nous ne pourrions que
le tenir pour italien, en ignorant qu'il soit l'œuvre de Jean Juste.
Il y a même, à propos de ce tombeau, un rapprochement curieux à
faire. Les Lettere pittoriche^ contiennent deux lettres d'Attavante, l'habile
miniaturiste florentin dont Vasari a parlé plusieurs fois, toutes deux datées
de sa ville natale en 1Z|83 et lliSh, et adressées à Niccolo et Taddeo
Gaddi. Il y est question, avec des détails ici inutiles, du prix d'un mis-
sel enluminé, fait pour un évêque de Bretagne, avec lequel Niccolo Gaddi
1. Grandmaison, p. -141 61199-208.
2. Édition de Milan, tome 111, 1822, p. 328-9.
LA FAMILLE DES JUSTE. 395
est en correspondance comme Attavante. L'évêque n'est pas nommé,
mais il est, je crois, facile à reconnaître. Parmi ceux qui occupaient les
sièges de Bretagne en 1484, les noms de ceux qui tenaient les évêchés de
Nantes, Quimper, Saint-Pol de Léon, Saint-Malo, Tréguier et Saint-Brieuc
s'excluent en quelque sorte d'eux-mêmes. Par sa qualité romaine, Pierre,
cardinal de Foix (1476-1490), semblerait au premier abord devoir être
désigné plus que tout autre ; mais il faut plutôt s'arrêter à celui qui
occupa le siège de Dol de 1482 à 1504, c'est-à-dire à Thomas James.
C'est précisément son tombeau que Jean Juste a signé de sa qualité de
Florentin. Cette concordance pourrait suffire à la démonstration, mais
elle est définitivement acquise par un passage de l'une des deux lettres :
« A questi di è passato di qui M. Franccsco nipote ... con iina vostra let~
tera. — Aujourd'hui est passé ici messire François, neveu de ... avec
une lettre de vous, » par laquelle on priait Attavante de remettre à ce
neveu le missel de l'évêque breton. Les points imprimés dans l'édition
sont faciles à remplir, au moins comme sens. On va voir que le tombeau
fut élevé par Jean James à son oncle Thomas et que Jean avait un frère
du nom de François. C'est donc lui qui est allé à Florence, chez Attavante,
et il faut lire : « Messire François, neveu de l'évêque Thomas James, » ou
mieux encore « neveu de l'évêque de Dol ».
Il y a même là quelque chose qui peut aller plus loin. En dehors du
tombeau des enfants de Charles VIH, qui n'est pas encore absolument
certain, cette date de 1507 pour le tombeau de Dol est la plus ancienne
date absolument authentique que nous ayons sur le séjour d'un Juste en
France. Serait-ce, ou l'évêque de Dol avant sa mort, ou après lui son
neveu qui l'avait fait venir d'Italie? Les dates extrêmes des mentions
recueillies par M. Milanesi infirmeront ou confirmeront le fait. Il n'en
restera pas moins à l'honneur de la famille des James d'avoir l'une des
premières employé le ciseau de Jean Juste à une œuvre tout à fait impor-
tante.
Puisque nous venons de parler de la famille des James, débarras-
sons-nous des renseignements donnés par les inscriptions. L'une, la plus
longue, ne nous est plus connue que par V Histoire de Bretagne de Dom
Taillandier, 1756, II, lxv. En dehors de l'éloge de Thomas James, elle
nous apprend qu'il est mort le 5 avril 1504, après vingt et un ans et sept
jours d'épiscopat, et que, sous le pape Sixte IV, c'est-à-dire entre 1471
et 1484, il fut Orateur et Procureur du Duc de Bretagne et aussi Gouver-
neur du château Saint-Ange, ce qui nous assure que Thomas James est
demeuré plusieurs années en Italie, comme sa commande à Attavante
l'aurait déjà fait supposer. Mais la fin de l'inscription est pour nous très-
396 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
intéressante. Elle nous apprend que c'est Jean James, licencié es droit,
commandataire de l'abbaye de Lehon dont on voit encore les ruines près
de Dinan, trésorier et chanoine de Dol, qui a fait élever, par ses soins et
à ses frais, le tombeau de son oncle Thomas en 1507.
Il dépassait bien les intentions que celui-ci avait exprimées dans son
testament en date du 4 avril 1503. L'évêque y déclai'ait vouloir que son
corps fût inhumé dans l'église, son épouse, de Saint-Samson de Dol, dans
la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, non point avec ]iomj)e, sedsicut unus
de populo. Ses exécuteurs testamentaires, auxquels il s'en rapportait
sur ce point, ne se sont pas conformés à sa recommandation, et ce n'est
vraiment pas à nous à nous en plaindre.
En même temps on trouve aux Manuscrits de la Bibliothèque natio-
nale, fonds des Blancs-Manteaux, n" xlv, une description ancienne de notre
tombeau, qui se trouve sur le mur du transsept gauche, au-dessous de la
grande verrière qui en occupe tout le haut :
« Au pignon de la croisée, du côté de l'Évangile, dans une grande
et magnifique arcade ornée de deux pilastres quarrez fort enjolivez de
sculptures aux chapiteaux, architrave, corniche, deux figures et un grand
fronton, est un tombeau de pierre blanche dorée sur filets, de figure
quarrée oblongue, de quatre pilastres semblables de façon au grand,
soutenant architrave, frise et fronton; sur la table duquel, qui est de
quatre pieds de haut, est la figure de l'évesque James en habits sacerdo-
taux, mitre en teste, deux petits anges soutenant les oreillers, et derrière
sont deux petits demi-piliers ou supports quarrez sur lesquels sont deux
anges assis soutenant les armes, f à la tête avec casque, f des pieds
avec mitre, et, au fond, deux grands anges en bas-relief, tenant les armes
avec la simple croix; sur le devant, deux niches avec la figure de deux
Vertus, et au milieu, une plaque de cuivre enchâssée. »
C'est la grande inscription dont nous avons donné le résumé. A la
tête et aux pieds du tombeau, se trouvent deux médaillons avec des
portraits d'hommes de profil, dont les inscriptions sont conservées, la
première donnant le nom de Jean James état, xxxi, anni u. v'" vu, et
l'autre, un peu mutilée, le nom de François James, avec le titre de scho-
lasticus de l'église de Uol et de frère de celui qui a élevé le tombeau.
Comme il paraît un peu plus jeune que Jean, né en 1476, il devait être
presque enfant en 1/|83 et en IZiSZi, date des lettres d'Âttavante.
C'est M. Mérimée, dans ses Notes d'un voyage dans l'ouest (1836), qui
a le premier attiré l'attention sur la valeur artistique du tombeau de Dol
et sur la signature de son auteur. Le manuscrit des Blancs-xManteaux
l'abrège de cette façon : (( Mg' Joannes cujus cognomen est justus et
LA FAMILLE DES JUSTE. 397
florentinùs fecit ; » la voici fidèlement transcrite sur le monument où
elle est en trois lignes en lettres gothiques déjà très-simplifiées :
SCELTE STRUXIT OPUSMAGISTER ISTUD
JOHES CUJUS COGNOME
EST JUSTUS ET FLOREKTINUS.
C'est-à-dire et très-clairement : « Cet ouvrage a été soigneusement
dressé par maître Jean, dont le nom de famille est Juste et dont la patrie
est Florence. » Cette inscription, qui est sur le grand pilastre de gauche
entre le piédestal et le fût, est accompagnée, sur un cartouche qui fait
partie de l'arabesque du fût, d'une autre inscription répétant que le
tombeau a été fait aux frais et par les soins de Jean James en 1507.
Le petit bois qui accompagne cet article n'est absolument qu'un cro-
quis, suffisant pour donner une idée de l'ensemble, mais trop rapide pour
bien représenter le monument. On voit qu'il est composé de deux parties,
l'une extérieure formée d'un grand arc surmonté d'une frise que cou-
ronne une sorte de haut fronton arrondi, l'autre intérieure composée
d'un enfoncement où le tombeau, avec ses quatre colonnes carrées entre
lesquelles n'existe plus la siatue de Thomas James, a l'air d'un autel ou
plutôt de l'un de ces ciborium dont les églises toscanes de la fin du
xV siècle offrent plus d'un exemple. Au-dessus de la corniche le double
couronnement est assez peu agréable et le monument eût plutôt gagné
que perdu à sa disparition. Cette coquille portant un vase surmonté d'un
oiseau, le tout accosté d'anges et de dragons verts, — car toute cette par-
tie était coloriée et le fonds nu garde encore des traces de peintures, —
n'est ni d'un goût pur, ni d'un heureux effet ; mais le reste est merveil-
leux d'élégance et de finesse. Le devant de la base, dont la grande in-
scription occupait le milieu, offre de chaque côté une niche plate avec une
Vertu brisée. Le plafond est composé de carrés avec une rosace centrale
et aux angles quatre ornements, qui sont alternativement cinq rayons et
une feuille de lierre très-lancéolée. Sur le mur du fond est, au centre, un
bas-relief carré avec deux anges, d'un très-beau mouvement, qui suppor-
tent une armoirie brisée et florentine par la forme de l'écu. Les quatre
colonnes carrées qui supportent ce plafond plat ne sont sculptées que de
trois côtés et ont leur surface postérieure unie. Le seul défaut, c'est que ce
ciborium n'est pas assez éloigné des murs latéraux; les côtés et en parti-
culier les médaillons de Jean et de François qui sont sur ces petits côtés,
à la tête et aux pieds de la caisse inférieure, ne se voient que mal et très-
difficilement. Cela ne ferait-il pas supposer que le travail n'a pas été
398
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
exécuté sur place, et que, comme plus tard le tombeau de Louis XII, il
a été fait à Tours et porté ensuite à Dol pour y être monté et complété
par l'arcature extérieure qui a pu être faite sur place, ce qui est certain
TOMBEAU DE THOMAS JAMES, A DOL.
du reste pour le couronnement arrondi. Remarquons en même temps
deux choses : la qualité profondément italienne de ce couronnement toùf
à fait courant à ce moment en Italie et dont la peinture devait à l'ori-
LA FAMILLE DES JUSTE. 399
gine lui cionner le même effet que s'il eût été en terre cuite émaillée, et
aussi le parti même de l'ensemble du tombeau. Il fait partie de la mu-
raille, et c'est le système italien, tandis qu'en France il y a au contraire
prédominance des tombeaux isolés. Les deux choses s'accordent à mer-
veille avec ce fait que le tombeau de Dol est une des plus anciennes
œuvres d'un Juste en France, et par là l'une des plus voisines de leur ar-
rivée en France, et avant qu'ils ne se soient modifiés sous l'influence d'un
milieu nouveau.
11 y aurait plus à dire sur cette œuvre charmante qui mériterait une
monographie, ornée de planches qui la présenteraient à l'état de détails
aussi bien que d'ensembles. J'ai vu il y a quelques années, à une séance
du Comité d'archéologie, une suite de dessins qui lui était présentée par
son correspondant de Rennes, M. Alfred Ramé, et il serait bien désirable
qu'il donnât suite au projet de publication pour laquelle il avait fait faire
ces dessins^ Cela seraitmême d'autant plus nécessaire que le tombeau est
dans un triste état. 11 n'est pas malheureusement en marbre, mais dans
cette pierre de la Loire, tendre comme du tufeau, qui se taille au couteau
et au canif et qui laisse sa trace à tout ce qui la touche ou la frôle. Dans
cette matière le ciseau de l'artiste laisse sa trace la plus légère et sa grâce
d'improvisation comme fait en se jouant sur le papier le crayon ou la plume
d'un maître, mais une restauration en serait par là même désastreuse. 11
est impossible de toucher maintenant à l'épidernie blond de cette pierre
délicate, et, au lieu d'essayer de restaurer ces sculptures, ce qui serait les
détruire, le meilleur parti serait peut-être de mouler tout le monument
ou du moins les parties principales, les pilastres, la frise et les colonnes.
Ce seraient les plus beaux modèles de ces charmantes arabesques que
l'Italie du xv= siècle a données à la France pour recouvrir les formes tou-
jours gothiques des châteaux français. Peut-être aussi devrait-on le
silicatiser; les traces de peinture, que d'ailleurs on pourrait préalable-
ment noter sur un dessin, souffriraient et disparaîtraient même sous l'as-
persion du liquide, mais elles sont en somme peu importantes, et le
silicate entrerait si profondément dans cette pien-e poreuse qu'il lui don-
nerait le corps qui lui manque et en assurerait la conservation.
Le tombeau de Thomas James peut bien n'avoir pas été la seule œuvre
d'Antoine Just dans l'église de Dol. Le même manuscrit des Blancs-Man-
teaux nous donne un dessin grossier d'un bas-relief en hauteur, représen-
1. Il en avait déjà parlé brièvement dans les Mélanges d'histoire et d'archéologie
bretonnes. Rennes, 1856, in-8°, II, 10. Voir aussi M. Toussaint Gauthier, Cathédrale
de Dol, 1860, p. 57-61.
iOO GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tant jusqu'aux genoux, les bras croisés et les mains clans ses manches
fourrées, une jeune fille, nièce de Thomas James. L'épitaphe transcrite
est en latin; en voici la traduction :
« Ci-gît noble et très-honnête Marie James qui en son vivant vénérait
Dieu, était pitoyable aux pauvres du Christ qu'elle réchaufifait et conso-
lait. Elle a été enlevée pour le ciel l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur,
1503,1e iode mai. Elle a vécu ... ans, quatre-vingt-seize mois ' et sept
jours. Thomas, son oncle, prêtre et évêque de cette église, a fait élever
ce monument l'année que dessus. » Et l'écrivain ajoute : « Au bas il y a
un écusson » qu'il indique par une sorte de dessin. On voit que le monu-
ment élevé en 1503 par Thomas, celui-même dont Just a fait le tombeau
en 1507, peut ne pas être de notre sculpteur, mais il est nécessaire
d'en parler à cause de cette armoirie.
Elle est en losange comme les armoiries de femme; et ce losange est
tranché de trois traits et taillé de quatre, ce qui forme vingt losanges,
chargés chacun d'une larme ; c'est une pièce peu commune en bla-
son, mais nous savons par notre manuscrit que ces armes se retrou-
vaient sur le tombeau de l'évêque. On lit en effet à gauche de ce méchant
dessin : « Aux deux coins de la corniche et sur les faces des pilastres du
tombeau de l'oncle ces armes sont écartelées avec celles des James» et à
droite : « Au tombeau de Thomas James, aux ornements des pilastres
du dehors, deux petits anges tiennent ce mesme escusson en forme d'escu
d'homme. »
Nous n'avons pas à chercher ici à quel titre ces armes étaient écar-
telées avec celles de Thomas James, et si ce n'était pas celles de sa famille
maternelle, mais nous avions dans tous les cas à parler de ce tombeau de
Marie James, puisque, dans la note qui lui est consacrée, notre manuscrit
ajoute à la description du tombeau de Thomas le détail, maintenant
détruit, de ces armoiries jointes à celles de James, que le même manu-
scrit donne en marge de l'épitaphe de l'évêque : <( Portoit d'or au chef
d'azur chargé d'une rose d'or. »
III. — Ajoutons que de 1508 à 151(5 nous avons sur Antoine de Just
un renseignement bien inattendu. Il est donné par Frediani, dans son
;< Ragionamento su le diverse gite di M. A. Buonarroti in Garrara », que
nous connaissons par l'extrait du comte Campori dans ses Artisli Estensi
(Modène, 1855, in-8°, p. lù-5). Du testament de Domenico da Settignano,
1. C'est-à-dire huit ans.
LA FAMILLE DES JUSTE. i|01
fait en 1517, il résulte qu'il avait habité Carrare en 1508, 1514 et 1516,
dans la maison de « Maestro Antonio del quondam Giusto, scultore Fio-
rentino al servizio del Re di Francia.» Cette maison à Carrare a-t-elle été
achetée par Maître Antoine, « sculpteur florentin au service du roi de
France », ou lui vient-elle de Just, son feu père? Dans tous les cas il serait
inadmissible qu'un sculpteur deTours ou d'Amboise eût à cette époque une
maison à Carrare ; on n'en avait que lorsqu'on faisait extraire des marbres.
Il est plus naturel de penser que notre Antoine de Just possédait cette
maison avant de venir en France et par là même qu'il avait avant sa venue
été assez employé en Italie pour qu'il lui eût été nécessaire d'avoir une
maison qui lui servît de pied à terre à Carrare. C'est aussi une raison de
supposer que les marbres employés plus tard par les Juste pour le tom-
beau de Louis XII et pour les travaux du chàleau de Gaillon , auquel
nous amène la série chronologique des dates de leurs travaux, ont pu
venir de Cari'are et dans ce cas être fournis par leur entremise.
IV. — Sculptures de Gaillon. — Tous ceux qui s'intéressent à l'his-
toire de l'art de la Renaissance connaissent les Comptes de dépenses du
château de Gaillon publiés par M. Deville en 1850 dans la collection des
Documents inédits. C'est un des documents les plus précieux qui aient
été produits depuis longtemps, et je n'ai à entrer dans aucun détail sur
cette belle construction. Ce qui en subsiste à Gaillon est encore impor-
tant et n'est pas assez visité parce qu'il faut se déranger pour l'aller voir;
mais le portail de l'École des beaux-arts, les boiseries sculptées qui
ferment le chœur des chanoines à Saint-Denis, l'atlas de M. Deville et
surtout les planches de Ducerceau, qui nous donnent l'idée de sa splen-
deur, en ont suffisamment répandu la connaissance. Le gros œuvre et
l'architecture en sont absolument français; mais l'archevêque Georges
d'Amboise, le Cardinal de Rouen comme on disait au delà des monts,
avait souvent visité l'Italie et elle lui avait laissé un souvenir d'admira-
tion assez grand pour qu'il ait employé ses artistes pour la décoration de
cette admirable demeure, plus pure, plus rare et plus complète que tous
les châteaux des rois de France, toujours remaniés, inachevés et repris
à chaque instant avec les modifications du goût régnant. S'il emploie
Michel Colomb, si ses architectes sont normands et tourangeaux, il fait
peindre sa chapelle par Andréa Solario, il fait sculpter la statue de
Louis XII par un autre Milanais, Lorenzo da Mugiano, et il occupe pen-
dant deux ans, de 1508 à 1509, le ciseau d'Antoine Juste. Seulement
l'a-t-il connu à Florence et a-t-il vu ses œuvres italiennes; est-ce à cause
XII. — 2» PÉRIODE. 51
402 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
du tombeau de Dol, ou sur d'autres œuvres, dont nous ne connaissons pas
même les noms? Nous ne le saurons probablement jamais, et il a fallu
que les comptes de ses dépenses aient été conservés pour que nous
apprenions par ces documents, ignorés jusqu'à nos jours, qu'Antoine Juste
avait travaillé pour lui, comme trois lignes d'une signature gravée nous
révèlent seules l'auteur du tombeau de Dol.
Les mentions d'Antoine et d'Antoine seul sont nombreuses dans les
comptes de Gaillon; je les classe par ordre chronologique, en en résu-
mant un certain nombre.
« A W Anthoine Just, faiseur d'ymages, sur l'ouvraige qu'il fait,
a été payé à plusieurs fois, par ses quictances cy rendues, 110 livres
(p. 343).
« A M. Anthoine de Just, imaginier, sur l'année subséquente (c'est-à-
dire 1509) la somme de 90 hv. t., oultre 110 liv. t., pour ouvrage qu'il
a fait de son mestier, par quittance du 11'= octobre 1508 '.
(( A M'= Antoine Just, pour les ymages de la Chapelle » par quittances
successives des 12 et 20 décembre 1508, des 12 et 31 janvier 1509,
3 avril, 30 juin, 16 septembre, 6 et 23 octobre, la somme totale de
296 livres tournois (p. 419-20).
(c A Maistre Antoine Just, Fleurentin-, faiseur d'ymages, pour le par-
payement de l'histoire de la bataille de Gennes, d'un grant lévrier, d'une
grande teste de cerf, de la pourtraiture de Monseigneur et d'un enfant,
oultre 200 livres par luy reçeues, 40 livres tournois » (p. 438-9).
Je ne sais comment M. Deville n'est arrivé, pour la somme payée à
Antoine Just, qu'à un total de 447 livres (p. cxxv). En supprimantes répé-
titions faisant double emploi, on extrait nécessairement les chiffres sui-
vants, et tous différents, 110, 90, 290, et 40, donnant un total de
536 livres tournois. Si même, ce qui est possible, la somme de 200 livres,
indiquée dans la dernière mention, n'est pas comprise dans les 296 livres
de r avant-dernière, on arriverait à 736 livres tournois.
La somme au reste importe peu, puisque nous n'avons pas tous les
comptes; ce qui est considérable, c'est la qualification indéniable de
Florentin, la certitude que Just a non-seulement travaillé pour Gaillon,
mais qu'il y a séjourné et travaillé, sans doute sans interruption, au moins
d'octobre 1508 à octobre 1509, qu'il a fait sinon toutes les grandes sta-
tues d'apôtres en albâtre, qui sont « les ymages pour la Chapelle », au
1. Article qui se trouve deux fois, p. 324 et 432.
2. Cet article se retrouve identique p. 358, moins la qualification si importante do
r^rpntin
LA FAMILLE DES JUSTE. 403
moins la plus grande partie. Quant à sa « pourtraiture » de Monseigneur,
c'est-à-dire du cardinal Georges d'Amboise, l'emploi du mot, au lieu de
celui d'ymage, ferait penser que ce pouvait être un bas-relief plutôt
qu'une statue, sans que nous puissions dire si cette pourtraiture du car-
dinal et d'un enfant étaient deux œuvres ou une seule, et, dans ce der-
nier cas, si cet enfant était un enfant de sa famille ou l'enfant Jésus
devant lequel le cardinal, en pied ou plutôt en buste, d'après le mot
« pourtraiture », aurait été en adoration.
Le bas-relief de la bataille de Gênes représentait nécessairement la
prise de cette ville par Louis XII, devant laquelle il arriva le lit avril 1508
et où il fit son entrée le 26. C'était donc un événement tout récent
quand le cardinal le commanda à son sculpteur, avant même la fin de la
campagne, et peut-être d'Italie. Pour l'œuvre elle-même, nous pouvons
nous en faire une idée par les bas-reliefs historiques du même genre
que Jean Juste fit plus tard sur les quatre faces du soubassement du
tombeau de Louis XII. Il devait être en largeur, d'un faible relief et pré-
senter plusieurs actions. Le Voyage de Gênes de Jean Marot (édition de
Clément Marot, de LengletDufresnoy, laHaye,l731, in-Zi%I.V,p.-27-32),
et la Chronique de Jean d' Au ton en donnent le thème. On y devait voir,
dans un long paysage, l'attaque par les Génois dubastillon que les Français
avaient déjà pris sur eux ; certainement les batailles des Français con-
duits par Louis XII en personne, et, peut-être avec un bout du rivage, les
canonnades réciproques du château et des navires de l'amiral Prégent.
Dans tous les cas, l'ouvrage était matériellement important, car les
Comptes de Gaillon (p. 3i3) nous donnent sur ce bas-relief une mention
bien précieuse :
« A Jehan Favart, peintre, demeurant à Emboise, pour avoir dol'é
l'istoire de la bataille de Gênes et fourni d'or et autres matières, par
marché du xxv^ aoust mil N" huit et quitance du xv"^ septembre ensui-
vant par lui signée, xlvui escuz d'or soleil, valant iiii'^''Viii livres'. »
La somme est forte et montre par là que le bas-relief devait être
très-grand ; car, en nous reportant aux habitudes et à l'excellent goût du
1. Le texte de M. Deville donne Fanart. L'abbé Chevalier, ayant trouvé dans les
pièces des archives d'Amboise un Jehan Favart, peintre en IS^Sj-lSaS et 1337 (p. 214,
216, 224), l'a identifié avec celui des comptes de Gaillon et j'adopte sa correction. Le
Jehan Fauvert chargé en 1800 des travaux de peinture pour Ventrée d'Anne de
Bretagne (p. 25 et 33) lui paraît être le même que Jean Favart et que le Joannes
Ambosius cité par Brèche avec Jean Fouquet et avecPoyet, et ces deux suppositions
nous paraissent très-légitimes.
P4
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
temps, le marbre n'a pas été entièrement couvert et doré à plein, mais
seulement par places, pour rehausser par exemple des vêtements entiers
ou les orner de bordures à dessins, pour faire saillir les lances et les
canons, pour faire tourner les nuages, pour dessiner les parties des
édifices et pour faire au besoin des hachures d'ombre. Cette dorure
d'ailleurs prouve que le bas-relief était à l'intérieur et dans la plus belle
pièce, en manière de grande frise qu'encadrait une ornementation archi-
tecturale. ,
ANATOLE DE MUNT A 1 G LUN.
{La suitt piodiaineiiwit.)
MUSÉES DU NOKD
LES MUSÉES DE COPENHAGUE
LE MUSÉE DE CHRIST I ANSBORG .
E n'est ni par le nombre ni par
la qualité des peintures que se
recommandent le collections pu-
bliques de Copenhague. Leur
intérêt est ailleurs. Les anti-
quaires trouveront à s'y satis-
faire plutôt que les artistes et les
dilettanti. Au point de vue ar-
chéologique, le musée Scandi-
nave ou préhistorique est unique
en Europe. Il se passera de lon-
gues années avant qu'aucun des
établissements fondés ou qui se fondent à son imitation, puisse rivali-
ser avec lui. Ceux qu'intéressent l'âge de la pierre ou l'âge du bronze
rencontreront là une masse prodigieuse de documents sur lesquels
pourront s'établir les hypothèses les plus hardies ou les conjectures les
plus invraisemblables'. Des questions aussi obscures ne sont point de
ma compétence. Je suis loin de les dédaigner, mais je préfère y voir
clair. De la lumière, plus de lumière encore.
La collection des tableaux occupe tout le second étage du palais de
Christiansborg, demeure du souverain. Quand on est habitué à la recherche,
1 . C'est à la suite d'un don de spécimens semblables à ceux réunis dans ce musée,
don fait par le roi de Danemark à l'empereur Napoléon III, que fut fondé le musée
de Saint-Germain.
406 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
à la somptuosité des édifices consacrés, en Europe, à l'exposition des
tableaux, quand on compare le musée de Ghristiansborg à ceux de Paris,
de Madrid, de Dresde ou même de Stockholm, on n'a pas lieu d'être
émerveillé de son installation. L'édifice n'a reçu aucun aménagement
architectural en vue de sa destination. Les salles sont trop basses pour
leur dimension. Des fenêtres latérales laissent passer une lumière rom-
pue et frisante, peu favorable à la peinture. J'ajoute de suite que ni la
monarchie ni le gouvernement danois ne sont riches 'et qu'ils sont forcés
d'appliquer à des intérêts plus essentiels les fonds dont ils disposent. Le
Danemark d'ailleurs, en construisant en l'honneur de Thorwaldsen le
musée qui porte son nom, a prouvé qu'il sait, quand il le faut, honorer
la mémoire de ses artistes et s'imposer les sacrifices compatibles avec le
sentiment national.
On trouve une édition du catalogue en français*. On est toujours
sensible à cette marque de sympathie. Il semble que ce soit un hommage
rendu à notre supériorité en fait d'art et de goût. Après nos malheurs,
cela console un peu. L'étranger ne nous trouve donc pas si déchus que
nous prenons plaisir à le dire? Ce catalogue est plutôt un guide pour les
touristes qu'un livre destiné aux critiques laborieux. Mais il est rédigé
par un homme évidemment instruit dans la délicate question des attri-
butions. Tel qu'il est, l'on doit s'estimer heureux de le rencontrer. Le
critique qui voudra le critiquer, ce ne sera pas moi.
La préface donne sur les origines de la galerie les courts renseigne-
ments suivants : « L'introduction sous Frederick V (1722-1766) d'un
nombre considérable de tableaux achetés en Hollande par les soins de
l'intendant des collections du Roi, M. G. de Morell, est peut-être ce qui
forme jusqu'à présent la physionomie propre de cette collection. Elle
dut ensuite à Frederick VI (1768-1839) un accroissement notable par
l'achat fait dans le pays de deux cabinets formés par MM. Bodendick et
West. Du reste, c'est par les ordres de ce roi que les trésors de la gale-
rie, jusque-là disséminés dans les châteaux et dans les édifices royaux,
furent réunis à Ghristiansborg et dès lors accessibles au grand public.
Quand, à l'avènement de Chrétien VIII (1786-1848), l'ordre fut donné de
mettre les salles de la galerie, inachevées jusqu'alors, dans un état qui
répondît à leur emploi, on fit en même temps un choix plus rigoureux
parmi la grande masse des peintures. Si le nombre fut aussi considérable-
ment réduit, d'autre part la collection en prit un aspect plus homogène,
et l'on gagna de la place pour une distribution plus commode des ta-
1 . Catalogue des ouvrages de peinlure de la galerie royale de Chrisliansborg .
Copenhague, Bianco Luno, 1870. In-12 de 82 pages.
LES MUSÉES DE COPENHAGUE.
407
bleaux. » Je ne connais qu'un seul ouvrage sur le musée de Ghristians-
borg. C'est un recueil d'assez médiocres lithographies, publié à Copen-
hague, en 1831, par MM. Bronsted et Spengler. Mais arrivons à l'exa-
men des œuvres.
ECOLES ITALIENNES.
\] Annonciation. Fragment de predelle d'un retable d'autel, divisé en
trois parties. Au centre Y Annonciation de la Vierge. A droite une
Ahbesse — la donatrice — en pied, sans nimbe. A gauche. Saint Benoit,
LANNONCIATION.
Prédelle par Lorenzo Monaco?
à mi-corps, portant ses caractéristiques : le livre et le paquet de verges.
Dessin sévère et sobre, couleur claire et pâle. Peinture a tempera de
l'école florentine, entre lùlO et 1430, épidermée mais non restaurée. Le
catalogue l'attribue à Lorenzo Monaco, moine camaldule, qui travaillait
à Florence dans les premières années du xv= siècle, et je crois qu'il a
raison. La collection Campana au Louvre possède un tableau de Lorenzo
Monaco (n" 72) dont l'exécution et la couleur rappellent Y Annonciation,
Le chef-d'œuvre du pieux artiste, qui a eu l'honneur d'être confondu long-
temps avec Fra Angelico, se trouve dans l'église de San Pietro, àCerreto,
près Florence : il est daté de 1413.
Si le Saint Joachim rencontrant sainte Anne est daté de 1497,
comme l'assure le catalogue — j'ai vainement cherché cette date — il ne
peut être l'œuvre de Filippo Lippi, par la raison que Filippo était mort
en 1469. Il faudrait dans ce cas l'attribuer à son fils Filippino, l'auteur
des fresques du Carminé de Florence. L'examen du tableau confirme cette
hypothèse. Il a été nettoyé et restauré en Italie d'une façon fâcheuse :
il en reste peu de chose.
Le meilleur tableau de l'école italienne est le Christ au tombeau, de
Mantegna. Le Christ est assis, de face, sur le tombeau en porphyre. Il
i,08 GAZETTE DES BEAU X- ARTS.
est supporté par deux anges placés derrière lui et agenouillés sur l'en-
tablement du tombeau. Personnages quart de nature. Au fond, Jérusalem
et le Golgotha, avec de nombreux personnages. Signé sur le tombeau :
Andréas Mantînia en lettres d'or. C'est un Mantegna indiscutable, em-
preint de cette fermeté de contour, de ce sentiment du bas-relief antique
qui constituent l'originalité de l'artiste. Malheureusement l'épiderme en
a été enlevé et le vernis blanchâtre dont il est couvert n'est pas fait
pour atténuer l'effet de cet enlevage. Selon M. Cavalcasselle qui le cite,
il aurait fait jadis partie de la collection du cardinal Valenti, secrétaire
d'État du pape Benoît XIV ^
Bernardino Luini. Sainte Catherine d'Alexandrie. De face, grandeur
naturelle, en buste. Dans la main gauche elle tient la Bible, dans la
droite, la palme du martyre. Derrière elle, la roue brisée. OEuvre authen-
tique dont il reste peu de chose ; mais ce peu de chose a encore le
charme et la grâce de l'école milanaise,
V Adoration des mages est une copie moderne, probablement de
l'école d'Overbeck, de la célèbre predelle de Y Assomption, par Raphaël,
placée aujourd'hui au musée du Vatican.
Le catalogue attribue à Bagnacavallo une Vierge glorieuse, entourée
de plusieurs saints, parmi lesquels on remarque sainte Catherine d'Alexan-
drie et saint Norbert. J'y verrais l'œuvre de quelque disciple d'Andréa
del Sarto : le Pontormo ou le Puligo.
Le Nabuchodonosor est justement attribué à Ribera. Ce tableau est
placé trop haut et mériterait d'être examiné de plus près. Demi-figure.
ÉCOLE FLAMANDE,
Le n° 166 se compose de deux volets réunis dans un seul cadre, mais
n'appartenant ni à la même main ni à la même époque. Deux siècles
séparent l'exécution de l'un de l'exécution de l'autre. Le volet de droite
représente la Vierge tenant l'enfant Jésus sur ses genoux. Saint Joseph
est debout derrière elle. OEuvre médiocre et lourde d'un imitateur de
Van Dyck. Sur le volet de gauche, un donateur agenouillé, vêtu d'une
robe rouge, l'escarcelle à la ceinture, les mains jointes en signe d'ado-
ration. Derrière lui, saint Antoine, vêtu d'une robe noire, debout, la
clochette au côté. Fort beau gothique flamand, fin et ferme, d'un modelé
énergique, d'une couleur puissante, de l'école de Van Eyck, vers 1/Î80,
Conservation parfaite. 11 serait intéressant de savoir à quelle date ces
1. Cavalcasselle, Hislory ofpainting in Norlh llaly, t. F, p. 403.
LES MUSÉES DE COPENHAGUE. 409
deux volets ont été réunis : mais, d'après le caractère même de la Vierge,
on peut affirmer que cette figure n'est pas une copie de celle qu'elle a
évidemment remplacée. Le volet gauche gagnerait à être isolé de cette
désobligeante adjonction.
Si la Société dans une taverne n'était pas signée Hais anno 1624, on
la prendrait pour un Palamèdes. C'est le même type de personnages, la
même exécution claire, froide et sans grande originalité. L'auteur de ce
tableau, Dirck ou Thierry Hais, est le frère du peintre de portraits,
Franz Hais. Né à Malines vers 1585, il mourut à Harlem en 1656. Ses
œuvres ne sont pas communes et il ne faut pas le regretter.
J. Van Loo. Intérieur d'une verrerie. Au premier plan, des ouvriers
occupés à travailler le verre; à gauche, un jeune homme débite des
tubes de diverses couleurs. Au fond, des ouvriers auprès d'un four.
Figures de grandeur naturelle, en pied. Comme composition, Vlntérieiu-
fait songer aux Forges de Vidcain, de Velasquez; comme couleur, c'est
un Lenain flamand. Signé /. V, Loo. Qu'est-ce que ce J. Van Loo?
S'agit-il de Jan Van Loo, né à l'Écluse en 1585? Est-ce Jacob, fils de
Jan, également né à l'Écluse en 1614, mort à Paris en 1670? La réponse
est difficile. Toutefois, en se rappelant que Jan a peint une Réunion de
buveurs, gravée par Houbracken, en se reportant à l'Étude de femme,
de Jacob, du musée du Louvre (n° 275), dont l'exécution est différente de
celle d'une Verrerie, il est permis d'attribuer le tableau de Christians-
borg à Jan Vaa Loo, le chef de cette dynastie de peintres qui a travaillé
en France pendant cent cinquante ans. L'exécution de cette œuvre paraît
remonter à 1630 ou 16ZiO. Jan Van Loo vivait-il encore à cette époque?
Je ne sais. La connaissance de la date de sa mort faciliterait l'attribu-
tion.
Voici un fort beau Rubens sur lequel je demande la permission d'in-
sister. H représente le Jugement de Salomon, figures en pied un peu
plus grandes que nature. Le Roi est assis sur son trône, au second plan,
à gauche, tourné vers la droite. Au premier plan, au centre de la com-
position, la bonne mère agenouillée, vue de dos, vêtue d'une robe jaune
glacée de blanc. Au second plan, dans le coin à droite, la mauvaise
mère, debout, vue de face, décolletée, robe et tablier de satin blanc,
manches pourpre. Entre les deux mères, le bourreau, le haut du corps
nu, culottes bleues, tenant de la main gauche l'enfant par une jambe et
s'apprêtant à frapper du bras droit. OEuvre remarquable, d'une couleur
claire et légère, peut-être un peu trop légère pour la dimension de la
toile. Ron état de conservation.C'est le n° 53 du catalogue de M. Van
Hasselt; gravé par Rolswert et par Wisscher.
xn. — 2" PIÎRIODR. %
ZilO GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Outre son incontestable valeur artistique, le Jugement de Salomon
présente une particularité qui en augmente l'intérêt. Dans le coin droit
se trouve un écusson (mi-parti d'argent et de gueules avec deux bâtons
de maréchal en sautoir), accompagné de cette inscription : Mons. Josias
comte de Ransav Mar"'^ de France me Va donné. Il s'agit ici du fameux
maréchal de Rantzau, né en Danemark en 1609, élevé à la dignité de
maréchal de France le 30 juin 1645, mort en 1650, après avoir perdu
au service de son pays d'adoption un œil, un bras et une jambe. Com-
ment ce tableau était-il venu en sa possession? A qui le donna-t-il ?
Quand et comment est-il arrivé au musée de Ghristiansborg ? Le cata-
logue a le tort délaisser toutes ces questions sans réponse.
Le Portrait d'un abbé de Prémontré est également remarquable , et
je ne l'ai vu cité nulle part. Le personnage est de grandeur naturelle,
debout, vu jusqu'aux genoux. Il est tourné vers la droite, porte un long
manteau blanc et a la tête nue. Auprès de lui la mitre et la crosse
d'abbé. Fond rouge. Dans le coin à gauche, en haut, un écusson avec la
belle devise : Omnibus omnia. La tête admirablement modelée, sura-
bonde de cette vie dont Rubens a empreint toutes ses créations. L'artiste,
tout le monde le sait, a fait de magnifiques portraits. Je puis affirmer
que celui-ci doive être compté parmi les plus beaux. Je ne sais d'oîi il vient.
M. Van Hasselt n'en dit pas un mot. Le catalogue prétend qu'il repré-
sente « Mathieu Iselius, ami de Rubens, qui exécuta cette peinture pour
ses obsèques, en 1629 ». Je lui laisse la responsabilité de ce renseigne-
ment. Lithographie par Lehmann dans le recueil publié en 1831.
Van Dyck est représenté par un beau Portrait de femme. Celle-ci est
de grandeur naturelle, à mi-corps, debout, marchant vers la droite.
Épaules nues, un collier de perles autour du cou, robe de satin blanc à
manches, dentelée de soie rose. Elle cueille une fleur à un rosier placé
devant elle. C'est évidemment une grande dame anglaise — quelque
lady Pembrocke — peinte pendant le second séjour de Van Dyck à
Londres, à partir de 1632. J'ignore si ce portrait a été gravé. A la hau-
teur oîi il est placé il paraît épidémie, mais ne laisse aucun doute sur
son authenticité,
ÉCOLE HOLLANDAISE.
Le livret attribue à un inconnu, Pierre Van Asch, une Vue d'une mai-
son de campagne, placée bien haut et qui paraît bonne. Touche ferme,
couleur claire, localités un peu vertes. J'ai cherché sans beaucoup de
succès des renseignements sur Pierre Van Asch, Voici ce que m'a appris
LES MUSÉES DE COPENHAGUE. hii
sur lui le Dictionnaire des monogrammes, de Brulliot, l'épété par Bryan
et par d'autres. « Il naquit à Delft, en 1603. Son talent a égalé celui des
plus habiles peintres de paysage. La date et le lieu de sa mort sont
inconnus. On trouve de lui des tableaux signés du monogramme P. A. »
Le tableau de Ghristiansborg doit avoir été exécuté aux environs
de 1630.
Je ne cite la Conversation dans la rue qu'à cause de la signature B.
Van Delén, i636. Tableau d'architecture; exécution mince, dure et claire
comme certains Mostaert et Steinwick le père. Le catalogue du musée
d'Anvers parle d'un Thierry Van Delen, né en 1635, mort postérieure-
ment à 1669, qui a fait des tableaux d'architecture. Dirck étant l'abré-
viatif de Thierry, il est probable que le Van Delen de Ghristiansborg et
celui d'Anvers sont un çeul et même personnage. Dans ce cas la date de
la Conversation dans une rue prouverait qu'il faut reporter la naissance
de Van Delen vingt-cinq ans au moins avant 1635, c'est-à-dire vers
1610 : simple question de biographie; la Conversation dans une rue,
n'offrant qu'un mérite artistique assez mince.
Navires dans le Zuiderzée. Jolie et importante marine du maître de
Guillaume Van de Velde. Elle est signée S. de Vlieger.
Paysage italien, effet de soleil levant. Au premier plan, un ruisseau
que suit un troupeau conduit par une famille de bergers, signé Booth.
Ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais une toile agréable de ce charmant
paysagiste.
Les œuvres de Pierre Potter, le père du grand peintre d'animaux,
Paul, ne sont pas communes. Le musée de Rotterdam exposait une Plage
avec de nombreux personnages, datée de i662. (Catalogue de 1862,
n» 272.) Le tableau de Christiansborg représente des Joueurs de trictrac.
Il est signé P. Polter /". A. i629. C'est le même sujet et la même
exécution dure et froide que les intérieurs de Palamèdes. D'après la
date du tableau de Rotterdam, Pierre Potter aurait survécu à son fils
mort en 165Zi. En 1629, date du tableau de Christiansborg, Paul Potter
avait quatre ans.
Un bon Paysage au bord de l'eau est attribué à Conrad Decker, l'imi-
tateur de Ruysdael, et je ne vois rien qui puisse infirmer cette attribu-
tion. L'effet rappelle le Buisson de Ruysdael, du Louvre. L'exécution,
lourde et monotone dans les premiers plans, est légère et gracieuse
dans les seconds et dans les lointains. Sans être une œuvre remarquable,
c'est un bon tableau.
A en juger par le Chemin de l'enclos, d'Abraham Verboom, je ne
serais pas étonné que l'on confondît souvent les œuvres de ce paysagiste
412 GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
avec celles de Hobbema. C'est la même touche ferme, précise et lourde.
Vei-boom, comme Hobbema, rendait plutôt la force que le charme de la
nature. Le Chemin de l'endos est signé A. V, Boom f. Figures d'Adrien
Van de Velde, Le musée de Bruxelles expose de cet artiste un bon Départ
pour la chasse, et, dans la courte notice du catalogue, on ne trouve au-
cun renseignement sur sa naissance, ses études et sa mort.
Même insuffisance de renseignements pour le paysagiste Willem
Romeyn, dont le musée possède un excellent paysage, Effet du malin,
signé W. Romeyn, C'était un habile imitateur de la manière de Berghem
et de Karel Dujardin. Je n'en sais pas plus long sur Romeyn.
Rembrandt est représenté par les trois toiles suivantes :
Le Christ à Emmaiis. Même sujet, mais non pas même composition
que le tableau du Louvre. Voici la description qu'en donne M. Vosmaer
dans sa Vie de Rembrandt : (( Jésus assis à table rompt le pain. L'un des
disciples est saisi de stupeur, l'autre rempli de vénération. La vieille
qui s'approche avec un flambeau et des verres ne se doute de rien. Le
garçon qui apporte un plat remarque l'émotion des deux disciples; » signé
Rembrandt f. 1648. C'est une esquisse plutôt qu'un tableau, traitée par
empâtements et à grands coups de brosse qui, à distance, modèlent
admirablement les personnages. Le tableau du Louvre est également
daté de 16i8.
Portrait de jeune homme, en barbe, de face, grandeur naturelle. Il
porte un manteau vert-noir qui laisse voir la chemise. Toque de velours
brun foncé, ornée de guirlandes de perles. Longs cheveux blonds bou-
clés.
Portrait de jeune femme, assise, à mi-corps, de face, légèrement
tournée vers la gauche. Grandeur naturelle. Elle tient un œillet dans la
main gauche. Robe noire découvrant un peu la poitrine. Ces deux por-
traits formant pendants représentent Rembrandt et sa première femme,
Saskia van Uylemburg. Placés un peu haut, je n'ai pu voir s'ils sont
datés; mais à leur exécution un peu froide, je les attribuerais aux pre-
mières années du peintre entre 1630 et 1640. Je n'ai pu retrouver leur
trace, ni dans Smith ni dans Vosmaer, Fort beaux tous deux, ils ne sont
cependant pas de la première qualité du maîti'e.
Les Saintes Femmes au tombeau. Grandeur naturelle, en pied. Signé
Bol fecit -1044. Imitation affaiblie plutôt qu'inspiration de Rembrandt
dont F. Bol fréquenta l'atelier à partir de 1630.-
Le catalogue hésite entre Terburg et Jean le Ducq pour l'attribution
d'une Daine assise, occupée à lire une lettre qu'un messager vient de
lui apporter. C'est un Terburg indubitable, mais d'une qualité ordinaire.
LES MUSÉES DE COPENHAGUE. 413
Terburg a plusieurs fois répété cette composition avec des changements
insignifiants. Le musée de Lyon possède une de ces répétitions.
Je ne cite le Troupeau de moutons qu'à cause de la signature :
/. F. Doos MDCLXL Jacob van der Doos, que le livret fait naître
en 1623 et mourir en 1673, est le père du paysagiste Simon van der
Does. Gomme son fils, c'était un artiste médiocre.
Pierre Wouwermann, le frère de Phillips, a fait de nombreuses vues
de Paris dont une figure au Louvre : c'est la Vue de la Tour de Nesle,
n" 578 du catalogue de 1869. Le tableau de Ghristiansborg représente
le Petit Neuf vers 1660. Au milieu, dans im carrosse rouge attelé de quatre
chevaux blancs et entouré d'un Ilot de curieux, passe la reine Anne
d'Autriche se rendant à quelque cérémonie du Parlement. Les portières
du carrosse sont ornées de l'écu de France. OEuvre plus intéressante au
point de vue historique qu'au point de vue artistique.
De Jean Steen un petit tableau l'Avare et la Mort, figures à mi-corps,
espèce de caricature philosophique qui n'a rien de très-remarquable
comme exécution. L'avare, ou plutôt le peseur d'or, est debout, de face,
devant une table sur laquelle il pèse des florins dans un trébuchet. Par
une fenêtre, à gauche, on voit le squelette de la mort tenant un clep-
sydre à la main. Signé : / Steen.
Une Scène familière a pu être jadis un Pierre de Hooghe. Dans une
salle dallée de marbre, derrière un rideau à moitié relevé, deux couples
dansant. A gauche, devant une fenêtre ouverte, des musiciens. Des res-
taurations maladroites ont tellement modifié l'aspect de ce tableau , qu'il
devient impossible d'émettre une opinion sur l'attribution donnée par le
livret.
Vase de fleurs dans une niche avec un nid d'oiseaux sur la console
soutenant le vase. Charmant tableau : signé : Jan van Huysmn feèit;
sans date.
ÉCOLE FRANÇAISE.
Les quelques tableaux de l'école française de Ghristiansborg sont
tellement ordinaires qu'il est permis de dire que notre école n'y est pas
représentée. Je ne cite les deux suivants, les seuls qui m'aient paru
dignes d'une mention, que pour mémoire.
Le Buisson ardent attribué au Poussin. Rien ne justifie cette attri-
bution. C'est une œuvre française de la seconde moitié du xvii= siècle,
autour de Verdier.
Les Aveugles de Jéricho, Copie faite probablement pour une gra-
ZlH GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
vure du fameux tableau du Poussin placé au Louvre et portant le n" lilH
du catalogue de l'école française.
M. Dussieux, dans les Artistes français à l'étranger, signale comme
figurant au musée de Christiansborg une œuvre du Poussin représentant
une caricature contre un artiste avec de nombreux portraits d'artistes.
Il eût été intéressant de retrouver ce tableau. Aussi étais-je résolu à
me livrer aux plus actives recherches pour y parvenir. J'ai complètement
échoué. Après de longues séances au musée, après avoir examiné une
à une toutes les toiles qu'il contient, je n'ai trouvé ni dans l'école fran-
çaise ni dans les écoles étrangères rien qui se rapportât au signalement
de M. Dussieux. Ce tableau est-il placé dans quelque appartement privé?
Je l'ignore. Quelque renseignement que j'aie pu demander aux conser-
vateurs, je n'ai recueilli aucune information propre à élucider cette ques-
tion. J'affirme donc qu'en septembre 1872, le musée de Christiansborg
ne contenait aucun tableau se rapportant à la description donnée par
M. Dussieux.
II.
COLLECTION DE MOLT KE-BREGEN TWED.
Il n'est pas à l'étranger de collection particulière quelque peu
importante dont l'accès ne soit facile. On ne peut oublier, quand on y a
pénétré, avec quelle courtoisie les grands amateurs de Rome, de Londres,
d'Amsterdam, de Vienne, de Pétersbourg ou de Moscou, ouvrent leurs
maisons aux curieux. Plusieurs de ces collections ont été l'objet de publi-
cations spéciales qui, avec de l'audace, permettraient d'en parler sans
les avoir visitées. La collection de Moltke fait exception à cette règle.
Non pas que le possesseur actuel, M. le comte de Moltke-Bregentwed, se
montre moins libéral que ses collègues, mais parce que Copenhague
n'est pas sur le chemin des touristes, parce que parmi les voyageurs qui
se décident à y séjourner, il en est peu qui s'intéressent à ses ressources
artistiques et consentent à prolonger de quarante-huit heures leur séjour
dans une ville assez triste, dans le seul but d'étudier une galerie inconnue.
J'ai eu ce facile courage. Moins nombreuse que le Musée de Chris-
tiansborg, la collection de Moltke estpeut-être mieux choisie, et, si elle lui
était adjointe, elle pourrait en former le salon carré. Je souhaite que les
lignes suivantes fassent partager mon enthousiasme à quelque voyageur
entreprenant, et éveillent chez lui -le désir d'aller vérifier la valeur de
mes assertions. Il ne les contredirait pas.
Le fondateur de la collection est le comte Adam Gottlob de Moltke,
LES MUSEES DE COPENHAGUE. 415
arrière-grand-père du propriétaire actuel. En 1750, elle était placée au
château d'Amalienborg, et ne vint occuper le palais de Thott, où elle est
encore, qu'à partir de 1804. Ouverte au public une fois par semaine, le
mercredi, elle occupe au fond d'une cour une salle du Palais. Cette
salle ne reçoit de jour que par un seul côté éclairé de fenêtres laté-
rales. De là une lumière contrariée, des reflets, des faux jours, des
miroitements peu favorables à une exposition de tableaux. Rangés dans
un meilleur local, avec une toilette qui leur manque, ils produiraient
plus d'effet. Je n'insiste pas sur ce point. Le propriétaire est maître chez
lui et ne m'a pas demandé de conseils. Un passant inconnu ne peut que
le remercier de la libéralité avec laquelle il a été accueilli.
Le catalogue enregistrant 157 numéros est rédigé en danois'. J'ignore
cette langue, mais j'ai pu m'assurer toutefois que les lignes consacrées à
chaque tableau contiennent la description du sujet, mais ne donnent
aucun document relatif à l'artiste, à la provenance, à la fdiation. Il ne
nous sera pas d'une grande utilité dans le cours de notre examen.
Sauf deux Têtes â! enfant, de Greuze, jolies, mais ordinaires, et le
Testament dCEudamidas, dont je parlerai plus loin, ces 157 numéros
appartiennent aux écoles flamande et hollandaise, hollandaise surtout. Ils
proviennent d'acquisitions faites depuis cent ans par divers membres de
la famille de Moltke dans les ventes publiques en France, en Flandre,
en Angleterre et en Allemagne.
Voici pour le début un chef-d'œuvre de Rubens. C'est un Portrait de
dominicain, en buste, de grandeur naturelle, de face; manteau noir à
capuchon rejeté en arrière. La face est énorme, accompagnée de deux
tampons de chair formant bourrelets sur les mâchoires, rubiconde plutôt
que rouge; barbe grisonnante et drue. On pourrait croire, d'après cette
description, que c'est une tête de moine égrillard. 11 n'en est rien. La
fermeté des plans, la précision du contour des lèvres, la vivacité et la
profondeur du regard n'indiquent rien moins que des instmcts légers.
Ce ne devait pas être un prêtre à l'eau de rose; et je plains ses péni-
tents. Le portrait est enlevé avec une vigueur remai-quable. La bouche
respire, le sang palpite sous les érosions de l'épiderme, les yeux vous
regardent droit avec une fermeté railleuse : tout concorde à vous laisser
un souvenir ineffaçable. Il existe beaucoup de portraits de Rubens ; j'en
sais peu d'aussi émouvants. Le personnage est connu. On trouve au Musée
de la Haye un portrait à mi-jambes de grandeur naturelle, gravé à l'eau-
1. Forlegnelse over den MoUke eske Malerisamling, Copenhague. Louis
Kleins, IS'-I.
/,16 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
forte par Van den Bergh, qui le représente également. L'ancienne col-
lection Suerniondt, maintenant au Musée de Berlin, en possédait encore
un dessin signalé par mon ami M. Mantz dans son travail sur cette col-
lection. Or l'on sait que ce personnage était Michel Ophoven, évêque
de Bois-le-Duc et confesseur de Rubens. La galerie de Molike possède
donc un second portrait de Michel Ophoven. A voir la façon dont celui-ci
a été traité, on y reconnaît l'étude peinte ad vivum (étude très-terminée),
le premier jet exécuté devant le modèle. Le tableau de la Haye aura été
peint d'après cette étude; et tout beau qu'il soit, il n'est pas empreint
au même degré de ce sentiment de vie et de réalisme qui vous frappe
d'une si étrange façon. La gravure que nous en donnons permettra d'ap-
précier la valeur de nos éloges.
Une Vieille Femme filant auprès de son mari qui tient le dévidoir est
un de ces déjeuners de Teniers, enlevés au bout de la brosse avec esprit
et facilité, clairs, frais et fermes. Il est daté de i666.
Le contingent de l'école hollandaise nous retiendra plus longtemps
et par le nombre et par le mérite des œuvres.
Le chef de l'école, Rembrandt, est représenté par un Portrait de
vieille femme. Elle est vue de face, de grandeur naturelle, à mi-corps.
Un capuchon noir enveloppe la tête et projette de l'ombre sur les yeux et
l'aile droite du nez. Le bout du nez et le bas du visage reçoivent la pleine
lumière. Ses bras, croisés sur une gaze attachée autour du cou, ne laissent
apercevoir que les mains étendues l'une sur l'autre. C'est une ébauche,
mais une ébauche poussée assez loin et qui, sans appartenir à la fleur
du panier, reste cependant comme une note très-vive dans l'œuvre du
peintre. Cette vieille femme, nous la connaissons sous le nom de la
Mère de Rembrandt. L'artiste l'a répétée bien souvent, presque dans la
inême pose; et les Musées de Vienne, de Berlin, de Stockholm, de Péters-
bourg, sans compter plusieurs collections particulières en Angleterre,
en contiennent des répliques originales. Celle-ci ne porte pas de signa-
ture. J'y verrais le portrait classé par M. Vosmaer, à l'année 1637. 11
figurait en 1713, à la Haye, dans la vente Cornelis van Dyck, où il fut
adjugé pour 17 florins, — 70 francs ! C'était le bon temps.
Deux portraitistes, élèves de Rembrandt, sont brillamment représentes
ici. D'abord Ferdinand Bol, élève direct, par un Poi-trait d'homme, de
grandeur naturelle, à mi-corps, assis dans un fauteuil à dossier et à
bras rouges. Costume noir à fraise blanche, tête nue. Son chapeau, haut
de forme, est posé sur une table à droite. Signé : F. Bol, 1660. Le peintre
avait alors cinquante ans. W a, dans cette œuvre, laissé une trace plus
sensible des leçons de Rembrandt, il s'est montré coloi'iste plus accentué
PÙKTRAIT DE iM I C H E L OPHOVEN , PAU RUBKNS.
(Collection de Mollke-Bregentwed )
Xn. — 2*^ PÉRIODE.
S3
418 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
et plus brillant que dans le Portrait d'un mathématicien, du Louvre,
daté de l'année précédente (1659). Si la signature ne donnait pas le
nom de l'artiste d'une façon certaine, on attribuerait ce portrait à Rem-
brandt et l'on n'aurait pas tort.
Puis un imitateur de Rembrandt, mais non un élève immédiat, Pierre
Nason, artiste nouveau pour nous; au moins ne l'ai-je vu cité dans
aucun ouvrage français. Ses dates de naissance et de mort sont incon-
nues. Nagler dit qu'il commença à peindre en 1670 ; nous allons voir
qu'il se trompe. 11 signale, sans dire où il se trouve, un portrait de
Charles II, d'Angleterre, exécuté pendant un séjour du peintre à Londres
et gravé par Yan Dalen et Sandrart. Je ne le connais pas. A ces vagues
indications Waagen ajoute un autre renseignement d'après lequel Pierre
Nason aurait été appelé auprès du grand électeur de Prusse, Frédéric-
Guillaume, et serait devenu son peintre en titre d'office. Les faits se pré-
cisent. Il existe en effet au château de Charlottenbourg un portrait en
pied de ce fondateur de la puissance prussienne, daté de 1667. Mes notes
me l'appellent le grand électeur vu en pied, de grandeur naturelle.
L'exécution est habile et ferme, la couleur ne manque pas d'effet, mais
elle est un peu froide et rappelle les procédés de Van der Helst ou de
Ravesteyn plutôt que ceux de Rembrandt. Mais il ne tarda pas à subir
l'influence de leur rival ainsi que le prouvent les deux portraits du Musée
de Rerlin — l'un daté de 1668, l'autre de 1670 — exécutés dans la
manière de Rembrandt.
Le Portrait d'homme de la collection de Moltke porte la date 1658.
Comme dans les portraits de Berlin, la préoccupation des procédés de
Rembrandt y est assez sensible pour qu'à première vue on songe à un
élève de celui-ci plutôt qu'à un disciple de Van der Helst ou de Raves-
teyn. Le personnage est vu à mi-corps, de face, légèrement tourné à
droite, assis, tête nue, longs cheveux noirs frisés tombant sur les épaules.
Sa main droite joue avec le gland de la collerette, la gauche tient les
gants. A droite, une fenêtre ouverte par laquelle on aperçoit une ville
baignée par un fleuve : Dordrecht, ce me semble. C'est un homme d'une
trentaine d'années, à la figure ouverte et vive, grands yeux noirs, sour-
cils noirs, physionomie intelligente, un peu commune, sérieuse, mais
nullement dure : un homme enfin. Qui est-ce? Comment ce portrait est-il
arrivé à la collection? Autant de questions auxquelles je ne puis répondre.
Les lecteurs seront peut-être plus heureux.
Il serait également intéressant de connaître la fihation du Van der
Helst. Ce premier document permettrait de retrouver les noms des per-
sonnages. En attendant, voici sa description. C'est un Repus de cfiasxe da.ns
LES MUSÉES DE COPENHAGUE.
/iig
un intérieur. Au premier plan, à droite, un chasseur, debout sous le man-
teau d'une haute cheminée, tient son fusil de la main gauche et de la droite
une canette qu'il soulève joyeusement. Au second plan, rangés autour
d'une table, à gauche, un second chasseur assis, tournure assez crâne,
la jambe gauche débottée, tenant sa pipe dans la main droite; à
PORTRAIT d'hOMUE, PAR PIERRE NASON,
(Collection de Moltke-Brogentwed.)
droite, un homme debout soulevant de la main gauche un bouquet de
gibier, héron, lièvre, perdrix. Au fond, dans l'ombre, deux enfants pré-
parent le déjeuner. Figures en pied, quart de nature. Il existe beaucoup
de -Van der Helst plus importants, je n'en connais guère de plus char-
mants, où l'artiste ait réuni d'une façon plus heureuse ses éminentes
qualités : adresse de pinceau, finesse de modelé, dessin précis, «)loris
;,20 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
franc et vif, exécution serrée sans être sèche. Il y a ajouté une con-
centration d'effet que l'on rencontre rarement dans ses grandes compo-
sitions. Ce ne sont pas des personnages placés les uns à côté des autres :
c'est un tableau. Existe-t-il, ce qui arrive souvent pour Van der Helst,
un grand tableau dont celui-ci serait la répétition réduite? C'est possible;
mais je puis assurer que celui-ci n'est nullement une esquisse, mais une
œuvre terminée avec un soin extrême.
Quatre Wouwermans, sans être de premier ordre, font excellente
figure et suffisent pour faire apprécier la fécondité de l'artiste. Ce sont:
Deux Chevaux au pâturage, la Montée, — le meilleur des quatre, — une
Cavalcade sortant d'une écurie et un Manège. Tous quatre sont signés
du monogramme bien connu ; aucun n'est daté.
Je ne suis pas un admirateur passionné de Hobbema. A mon sens, on
a fait autour de son nom plus de bruit qu'il n'en mérite, et j'ai bien peur
que les éloges exagérés qu'on lui décerne depuis vingt ans ne produisent
un effet diamétralement opposé à celui que ses panégyristes en atten-
daient. Plus on voit ses œuvres et plus ses défauts deviennent saillants.
Le charme lui manque absolument. La vigueur avec laquelle il reproduit
de tristes paysages est incontestable; mais l'attrait delà campagne, la
poésie de la nature, ne le pénètrent pas. Ou bien, s'il est ému, il ne sait
pas émouvoir les autres ; ses prairies n'attirent pas, on fuit l'ombre de
ses forêts. En outre, pour se placer au point de vue uniquement pitto-
resque, sa touche est lourde, sa couleur plombée; il n'apporte aucune
variété dans son exécution. Si c'était un ouvrier sincère, ce qui est un
incontestable mérite, ce n'était pas une imagination fertile; mais c'était un
excellent ouvrier.
Les deux Paysages de la collection de Moltke n'ont pas modifié mon
opinion. Tous deux sont importants comme dimension, mais, comme
exécution, inférieurs aux Moulins du Louvre qui restent encore le chef-
d'œuvre du maître. Dans tous deux la touche manque de légèreté et la
couleur d'effet. Le n° 60 est signé Hobbema, d'une belle et incontes-
table signature. Le panneau sur lequel il est peint se disjoint dans sa
longueur et a besoin d'une prompte restauration. Quant au n" &\ , la
distance à laquelle il est placé ne m'a pas permis de l'étudier atten-
tivement. Le catalogue le dit signé sans reproduire la signature. Smith,
cependant assez complet pour les Hobbema, ne les signale ni l'un ni
l'autre.
Il a existé deux peintres de marine du nom de Dubbels : Jean et
Henri. Tous deux vivaient dans la seconde moitié du xvii" siècle. C'est
jusqu'à présent tout ce que l'on sait sur leur compte. Mais comme leur
LES MUSÉES DE COPENHAGUE. Zi21
exécution offre certains points de ressemblance, comme la signature de
leurs tableaux, qui ne sont pas communs, est rarement précédée de l'ini-
tiale prénominale, il est assez difficile de faire le départ entre eux. Amster-
dam, Rotterdam, Copenhague, Stockholm, la collection Van der Hoop, à
Amsterdam, contiennent des toiles dont le souvenir persiste. Le tableau
de la collection de Moltke représente une Plage. A gauche, des paysans
chargent un navire à l'ancre. Temps calme et gris; jolis nuages dans le
ciel. Effet clair et lumineux dans le genre de Guillaume Van de Velde,
signé : //. Dvbbels. Nous avons donc affaire à Henri. Les toiles d'Amster-
dam et de Rotterdam sont traitées dans cette même gamme; tandis que
celles de Copenhague et de Stockholm rappellent plutôt Everdingen. Ces
différences sont-elles la note caractéristique de chacun des deux frères?
(Étaient-ils frères?) Ou tous deux ont-ils varié leur manière? Je n'en sais
rien.
Au fond de la galerie, à la place d'honneur, à hauteur d'appui, est
exposé un tableau d'un grand intérêt pour nous et que j'ai étudié avec
une extrême attention. Ce n'est rien moins que le Testament d'Eudami-
das, du Poussin. Je n'ai pas à le décrire. Tout le monde connaît la gra-
vure de Pesne qui le reproduit non-seulement dans son aspect général,
mais dans son sentiment intime, avec toute la simplicité, toute la gran-
deur, toute la science de sa composition. La toile de la collection de Moltke
mesure à peu près 2 mètres de largeur sur 1™,20 de hauteur. Je l'ai
examinée à plusieurs reprises, j'ai réuni tout ce que mes souvenirs me
fournissaient de comparaisons, et voici le résumé de mes impressions :
Je doutefort quecesoit l'original de ce célèbre tableau, comme le pré-
tend la tradition. Le dessin des contours dans leur ensemble est bien celui
que fait pressentir la gravure de Pesne ; mais la touche est posée avec
une régularité, une égalité, une lourdeur relative, qui indiquent la main
calme d'un copiste plutôt que l'agitation toujours un peu fiévreuse du
créateur. C'est certainement une fort belle copie du xvii° siècle, exécutée
par quelque contemporain : Stella, Colombel ou Villequin, peut-être par
Pesne lui-même ; mais il est impossible d'y reconnaître un coup de pin-
ceau donné par le Poussin. Malheureusement la légende de la gravure
de Pesne ne donne pas les dimensions de l'original. Rapprochées de
celles du tableau de Moltke, elles eussent pu fournir des présomptions
pour ou contre l'opinion que j'exprime. Tout ce que l'on sait, c'est que
vers 1660 l'original figurait chez un M. Fromont de Venue qui, au dire
.de Félibien, possédait d'autres œuvres du Poussin. Il était déjà dans la
collection avant 1780, et fut acquis au prix de 2,000 écus d'un brocan-
teur qui traversait Copenhague pour se rendre à Saint-Pétersbourg.
Z,2'2 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Chose singulière! NiFélibien, ni Poussin lui-même dans ses lettres,
ne parlent du Testament d'Eiidamidas. A quelle époque quitta-t-il le
cabinet de Venue? Dans quelles collections passa-t-il par la suite? Je
confesse mon ignorance sur tous ces points.
Il en existe de nombreuses copies plus ou moins bonnes dont plu-
sieurs sont faites d'après la gravure. Voici celles que je connais :
Au Musée de l'Ermitage, copie faible du xviii" siècle;
Chez le révérend Mawkes (en 1857), fort belle esquisse qui a figuré à
l'exposition de Manchester et que beaucoup de connaisseurs regardaient
alors comme originale.
En 1837, Smith (t.Vni,p. 87) en signalait une chez sir Paul Methuen,
à Corsham. C'est sans doute la même que celle de Manchester, qui à vingt
ans d'intervalle aura changé de propriétaire.
Toujours est-il que le tableau de la collection de Moltke présente un
puissant intérêt, que c'est une œuvre remarquable, et qu'il était utile
d'appeler sur elle l'attention de tous ceux qui s'occupent de l'histoire de
l'art en France. Peut-être la prochaine édition des lettres du Poussin,
dont s'occupe M. de Chennevières, nous fournira-t-elle sur le Testament
d'Eudamidas des éclaircissements que ne donne pas le tableau de la col-
lection de Moltke.
Je viens de faire passer sous les yeux du lecteur les œuvres les plus
saillantes de cette collection. On peut donc apprécier maintenant si,
sans être comparable aux grandes galeries d'Italie et d'Angleterre, elle
n'a cependant pas une importance supérieure à sa notoriété, et si je me
trompe en regardant comme une faveur d'avoir pu appeler sur elle l'atten-
tion du public de la Gazette des Beaux-Arts.
t. CLÉMENT DE RIS.
LES ARTS MUSULMANS
DE L'EMPLOI DES FIGURES
N conservait autrefois au château
de Vincennes un vase oriental qui,
placé maintenant dans les galeries du
Louvre, est connu sous le nom de
Baptistère de Saint-Louis. Voici ce
qu'en dit Piganiol de la Force : u Dans
ce trésor (de Vincennes) on voit des
fonts qui pendant longtemps ont
servi au baptême des enfants de
France, et qui furent portés à Fon-
tainebleau pour le baptême du Dau-
phin qui régna ensuite sous le nom
de Louis XllI. C'est une espèce de cuvette qui fut faite, à ce qu'on dit,
en 897, et qui est de cuivre rouge tout couvert de plaques d'argent
à personnages entaillés si artistement que le cuivre ne s'en voit que
comme par filets. » Le Dictionnaire historique de la ville de Paris
d'Hurtaut et Magny ajoutait quelques détails à cette note rapide. « On
conserve dans le trésor de la Sainte-Chapelle un bassin de cuivre rouge
des Indes, en forme de casserole, qui a cinq pieds de circonférence, où
sont des figures représentant des Persans et des Chinois. On y voit un
roi sur une espèce d'estrade avec des gardes à côté, et cela y est deux
fois. U est vraisemblable que ce bassin a été rapporté des croisades. Il a
servi en France au baptême de quelque prince du sang. Piganiol dit
qu'il fut fait pour le baptême de Philippe-Auguste en 1166. Il sert
1. Voir Gazelle des Beaux- Avis, 2" période, t. XII, p. 97 et 312.
k2h GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
encore au baptême dans cette chapelle quand le cas y échoit. » Millin,
dans ses Antiquités nationales, accepta le dire de ses devanciers, auquel
il ajouta ses opinions personnelles. Il admit la date de 897 ; il pensa
que le vase avait été rapporté par saint Louis de la première croisade :
Il vit dans les sujets gravés des chrétiens persécutés par des mahomé-
tans, ce qui fortifia sa conjecture : « Sans cela, dit-il, on pourrait don-
ner à ce vase une antiquité plus reculée et dire qu'il était au nombre
des curiosités envoyées à Gharlemagne par le calife Aaron-Raschid dont
plusieurs sont encore conservés dans le trésor de Saint-Denis et
ailleurs. »
On le voit, les renseignements et les interprétations flottaient jusque-
là dans le vague. M. de Longpérier reprit la question, et, dans une
note lue par lui à l'Académie des inscriptions et reproduite dans les
Collections célèbres d'œiivres d'art, de M. Ed. Lièvre, donna une expli-
cation détaillée, et des sujets et des légendes du vase de saint Louis, Je
ne fais ici que résumer ce travail, auquel il ne reste rien à ajouter.
Sur le rebord intérieur du vase se détachaient deux médaillons représen-
tant un prince assis, les jambes croisées et vêtu du costume oriental. Il
tient un verre à boire de la forme du calice en cristal orné d'émail,
appartenant autrefois à l'ancienne abbaye de Châteaudun et que con-
serve aujourd'hui le musée de Chartres. La tradition dit aussi que ce vase
avait été envoyé par Haroun-al-Raschid à Gharlemagne : elle se trompe
encore; ce calice est duxiii" siècle. Un page, debout à la gauche du roi,
porte son épée; un second page, placé à la droite, soutient une écritoire
en forme de coffre, sur lequel est écrit sUi : un oubli du graveur, en
supprimant l'alef, a donné à ce mot la forme 897 : de là l'erreur, de là
la lecture de la date 897. Entre les médaillons sont représentés six
guerriers à cheval, combattant armés de lances, d'arcs et de masses
d'armes; six autres cavaliers chassent des animaux féroces et des oiseaux.
Une large bande se déroule à l'extérieur et se divise par quatre médail-
lons : dans chacun de ces médaillons un prince est représenté à cheval
tuant un ours, un lion, un dragon. Il est nimbé. Ses officiers lui
apportent des armes, des oiseaux de vol , conduisant des chiens en
laisse ou des léopards dressés : on lui présente des coupes : des figures
d'animaux qui se poursuivent, se dessinent sur les deux frises qui enca-
drent le bandeau central. Dans les huit disques qui coupent cette frise
sont gravés des fleurs de lis. M. de Longpérier pense que ces fleurs de
lis ont été ajoutées chez nous au xiii" et au xiv" siècle. Cela se peut,
puisque ce savant croit avoir retrouvé sous ce dessin les traces d'une
étoile de Salomon, motif d'ornementation si fréquemment employé en
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XII. — 2' PÉRIODE.
54
Z,26 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Orient. Mais la présence d'un pareil ornement dans un tel objet n'a rien
qui puisse nous surprendre, car ce symbole se retrouve sur les mon-
naies arabes.
Une inscription se dessine plusieurs fois et sur le dossier du trône et
sur le calice offert au prince; elle se reproduit plus lisible et plus déve-
loppée sur le rebord supérieur du bassin au-dessus du médaillon au
cavalier tuant un ours.
Fait par maître Mohammed, fils de Zeiii-ed-din, à qui Dieu fasse miséricorde !
M. de Longpérier place vers la fin de la première moitié du
xiii= siècle ce monument que l'artiste n'a pas daté. En rapprochant
ce vase de la coupe de la collection Blacas, en comparant ces figures
avec celles des monnaies dont nous venons de parler, cette opinion
s'accepte et elle prend une réelle autorité si l'on rapproche ces figures
gravées sur métal des figures peintes sur les manuscrits par des artistes
arabes.
Le temps ne nous a rien conservé de ces peintres musulmans dont
Makrizy avait écrit la biographie; nous ne possédons rien ni d'ibn-el-
Aziz ni de Kasir : rien ne nous est resté des peintures d'un certain
Abou-Beckr-Mohammed, fils de Hassan, qui mourut l'an 365 del'hégyre,
suivant Abou'1-Féda, c'est-à-dire l'an 975 de notre ère. Nous ne con-
naissons aucun ouvrage d'Ahmed-ben-Youssouf qui fut surnommé le
Peintre; pas plus que de Mohammed-ben-Moliaramed qui porta le même
surnom et de bien d'autres encore que l'épithète de Naccasch, ajoutée
à leurs noms, nous désigne comme ayant fait les professions de sculp-
teurs, de graveurs ou de peintres. Nous n'avons rien aussi de Schodja-
ed-din-ben-Daïa, ce hadjeb que le sultan Beibars envoyait avec le titre
d'ambassadeur auprès du prince Bérekeh et qui portait avec lui trois
tableaux faits de sa main et représentant le cérémonial du pèlerinage.
De tout cet art du dessin qui a persisté en Orient pendant plusieurs
siècles, il ne nous reste que quelques manuscrits couverts de peintures.
Les manuscrits orientaux qui traitent soit de l'histoire naturelle, soit de
428
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'éducation du cheval arabe, soit de la science militaire et des instru-
ments de guerre, sont habituellement ornés de figui-es, mais ce ne sont
là que des images explicatives nécessaires à l'intelligence du texte : il
est des livres autrement précieux. Je dois à l'obligeance de M. Schefer,
directeur de l'École des langues orientales, la communication d'un très-
Ch Qoutzwillgix,
SISANCES UE HARIl:I. Xllt^ SILiCLE.
( Manuscrit Ae la Bibliotlièque nationale. )
beau manuscrit acquis par lui en Perse. Cet ouvrage, qui se compose de
198 feuillets, ne compte pas moins de 101 miniatures. C'est un in-folio
sur lequel les peintures occupent souvent des pages entières. Parfois
même, quelques-unes d'entre elles se développent dans toute la dimen-
sion des deux feuillets en regard l'un de l'autre et forment des tableaux
véritables. La composition en est habile; les groupes sont bien ordonnés,
les mouvements justes et les expressions vraies. Le livre a pour sujet les
séances de Hariri, ouvrage dont la variété du texte prête beaucoup à la
LES ARTS MUSULMANS.
m
variété dans les peintures. C'est tantôt une réception pompeuse à la cour
du calife, un groupe de soldats en marche, une assemblée de savants,
l'enterrement d'un cheik, une halte dans le désert, un marché d'esclaves,
un concert, tous les épisodes enfin auxquels donnent lieu les makamas,
c'est-à-dire les cinquante récits que Hareth-ben-Hamman fait des
voyages et des aventures de son ami Abou-Zeïd, de Saroudj . « Mon père,
disait un des fils de Hariri, étant assis un jour dans la mosquée de
Benou-Haram, il survint un vieillard vêtu de deux habits usés. Son équi-
SÉANCES DE HA Kl Kl. X1H'= SIÈCLE.
( Manuscrit de la Bibliothèque Dalionale. )
page était celui d'un voyageur et il avait l'extérieur très-misérable;
mais il parlait avec beaucoup de facilité et s'exprimait avec une grande
élégance. L'assemblée lui demanda d'où il était ; il répondit qu'il était
de Saroudj. Interrogé sur son nom, il dit qu'il s'appelait Abou-Zeïd. »
Abou-Zeïd, le héros de ces histoires, a parcouru le monde, faisant tous
les métiers, jouant tous les rôles, tour-à-tour avocat, médecin ou poëte,
prêchant les hautes vérités du Koran ou chantant des vers libertins au
milieu des soupers et des fêtes, toujours mendiant et toujours gai. La
peinture suit toutes les phases de ce récit et obéit à tous ses caprices.
L'artiste a signé son nom au dernier feuillet du manuscrit : il se nom-
;,30 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
niait Yaliia ben-Mahnioud-ben-Yahia-ben-Abou-el-Hassan. Il était de
cette ville de Wasset que ses écoles avaient rendue célèbre dans tout
l'Orient et dont Hariri aurait pu dire comme de Bassorah, sa patrie,
qu'elle était la mère de la science. « Sa mosquée Djami était encombrée
de savants assis sur des sièges, et ses abreuvoirs étaient garnis d'ama-
teurs altérés : on cueillait dans ses jardins les fleurs des pai'oles, et l'on
entendait sous les portiques le bruit des calams. » L'ouvrage de Yahia-
ben-Mahmoud, écrit et peint par lui, ce sont les expressions de l'auteur,
fut terminé dans les derniers jours du mois de Ramadan de l'an 63i,
1236 de notre ère.
Un volume de la Bibliothèque nationale portant le n° '1618 du supplé-
SEANCHS DF, HAKIRI. XIII^ SIECLE.
( Manuscrit de la Bibliothèque nationale. )
ment arabe est, comme le volume de M. Schefer, un des monuments les
plus curieux de l'imagerie des Arabes. C'est encore un manuscrit des
séances de Hariri : les derniers feuillets manquent par malheur et avec
eux le nom de l'artiste qui a peint le livre. On ne reconnaît pas la main
de Yahia-ben-Mahmoud : ce n'est pas le même artiste, mais c'est le
même art; l'ouvrage a dû être composé à la même date. Nous retrouvons
à peu près les mêmes sujets, les mêmes physionomies, les mêmes cos-
tumes. C'est la même profusion, la même richesse dans les détails, et,
par ce manuscrit, nous entrons encore dans la vie orientale du
xiii'^ siècle. La forme des armes, du mobilier, des ustensiles, le dessin
des coiffures et des vêtements, tout nous est donné, tout revit dans ces
LES ARTS MUSULMANS.
/l31
précieux documenis d'où se projette aussi la lumière sur nos industries
du moyen âge, qui doivent tant aux industries arabes. Le titre de chaque
makama est en lettres d'or. Une légende en lettres d'or aussi, qui court
sur le bord de l'image, en esplicpie la composition et donne le nom
des personnages : « Portrait de Harelh-ben-Iiamman; Portrait cV Ahou-
Zeicl; Portrait du cheik ; Portrait des cavaliers. Quand les personnages,
hommes ou femmes, cadis, marchands ou cavaliers et soldats ont été
CM.GûUTZWILLEK DEL.
SIÎANCES DE HARIUI. XIIIO SIÎÏCLE.
(Manuscrit de la Bibliothèque nationale-)
mis en scène, le peintre ajoute cette phrase : « Leui-s portraits. » C'est, on
le voit, un ouvrage illustré. Ces séances de Hariri ont été bien souvent
enrichies de miniatures. C'est un livre populaire chez les Arabes; il
prend sa place après le Koran dans la mémoire des Orientaux. Les écri-
vains ne tarissent pas d'éloges sur cet ouvrage. Zamakschari disait :
(i J'en jure par Dieu et ses miracles, par le territoire sacré de la Mekke
et les devoirs du pèlerinage, Hariri mérite que les makamas soient
écrites en lettres d'or ! » Aussi eurent-elles plus d'une fois cet honneur.
Le British Muséum possède deux manuscrits des makamas. L'un
432
GAZICTTE DES BHAUX-AUTS.
offre des peintures analogues à celles des volumes deM.Schefer et de la
Bibliothèque nationale ; l'autre est un in-folio daté de l'an 723 ; il a
été fait pour Ibn-Djalab-Ahmed, de Mossoul, qui était collecteur de ladime
à Damas. 11 présente cet intérêt, que par lui nous sommes initiés aux
procédés de l'artiste arabe. Le contour des figures inachevées est indiqué
par un trait léger au pinceau.
Casiri, au tome I'' de la BibliotMque Arahico - Hispanico, n° dxxv,
Ch C;juïiVJ[LLtl-, hLL
SÉANCES DE HARIRI. XllI* SIÈCLE.
( Manuscrit de la Bibliothèque nationale. )
v.-TT-iTTT r.r.i -
donne la de.scription d'un manuscrit de l'Escurial. 11 a pour titre lu Con-
solation des maux, et pour auteur Mohammed-ben-Abi Mohammed-ben-
Zapher, qui vivait dans le xii^ siècle de notre ère. « Les figures de ce
livre, dit Casiri, sont habilement peintes; j'en ai compté jusqu'à qua-
rante. Les unes représentent des rois persans et arabes, des généraux,
des jurisconsultes; les autres des reines assises sur des tapis orientaux
dans leur costume royal, la tête chargée de pierreries; dans quelques-
unes enfin on voit des moines encapuchonnés, des évêques armés de
leurs crosses, coiffés de la mitre et revêtus de leurs vêtements sacerdo-
taux. »
LES ARTS MUSULMANS. /i33
Nous avons vu ce manuscrit ; nous devons à l'obligeance d'un ami
la communication de quelques feuillets décalqués sur les images du livre.
La description de Casiri est juste de tout point. Dans les compositions
qui prennent pour légende explicative : « Portrait de Schabour prépa-
rant une embuscade dans la montagne avec la cavalerie; l'armée de
César est en face de lui, » ou bien qui représentent Schabour sous les
habits d'un moine s' entretenant avec le métropolitain coilïé de la mitre
et tenant la crosse, il est facile de reconnaître ce roman historique de
Sapour et de Firouz auquel l'imagination des Orientaux a donné une
si grande place; mais les personnages interprétés à l'européenne avec
leurs habits d'évêque, de moine, sous leurs ajustements de femme,
trahissent la main d'un artiste arabe-chrétien, et toutes ces figures appar-
tiennent à l'Espagne du xvi^ siècle.
Parmi toutes les salles merveilleuses de l'Alhambra, où l'art arabe a
répandu à profusion les ornements les plus précieux, les sculpiures les
plus fines, au milieu de la sala de la Barca, de la sala de los dos Ilerma-
nos, de celle des Abencerrages et des Ambassadeurs, on remarque la
salle du jugement et les curieuses peintures qu'elle renferme. Sur le
plafond du milieu se développe un tableau qui représente dix chefs
arabes assemblés en conseil. C'est une sorte de divan que préside le roi.
Sur les voûtes de gauche et de droite sont peints le combat singulier
d'un chevalier more et d'un chevalier chrétien que son ennemi renverse.
Des chasses au lion, au sanglier et au cerf, rassemblent par groupes des
chrétiens et des mores. Dans un pavillon qui s'élève au centre du pay-
sage, des femmes assistent à ces combats et à ces plaisirs.
Que ces dernières compositions qui rappellent les costumes espagnols
du xv^ siècle, que ces femmes au balcon et sans voile au visage, soient
l'œuvre de quelque vieux maître espagnol, contemporain d'Inigo de
Coniontès, de Luis de Médina et de Gallegos, je ne saurais soulever de
fortes objections contre cette opinion reçue ; dans ces ajustements trop
habiles, dans ces détails qui manquent de vérité, je reconnais sans peine
une traduction libre des costumes musulmans.
Mais quant à ces figures vives de couleur, dont les teintes sont
plates et sans ombre, quant à ces cheiks coiffés de leurs épais turbans,
vêtus de la longue robe, armés de leur large épée ; quant à toute cette
partie des peintures de l'Alhambra, elle est, à notre avis, d'origine
purement arabe. Il est impossible, en effet, de voir le manuscrit de
Yahia, le peintre de Wasset, de voir celui de la Bibliothèque nationale,
sans être frappé de l'analogie qui existe entre ces peintures et les
peintures de l'Alhambra, et de ne pas résoudre cette question depuis
XII. — 2" l'ÉiuouH. 85
^34 ' GAZETTE DES I5EAUX-AUTS.
longtemps débattue en attribuant ces dernières à un artiste musulman.
Est-il besoin maintenant de plus de preuves et n'est-il pas évident
que l'opinion qui veut que les Arabes aient rejeté de tout temps les re-
présentations figurées, est sinon des plus fausses au moins des plus
exagérées. Après la perte du traité précieux de Makrizy sur les peintres
musulmans, ce n'est qu'avec une extrême difficulté que nous pouvons
découvrir quelques renseignements sur ce sujet dans les historiens orien-
taux : ces légères indications, ces quelques preuves prises çà et là sou-
lèvent une question sans la résoudre entièrement, je l'avoue. La route
est effacée, mais les traces en subsistent encore et je ne crois pas qu'on
puisse mettre en doute l'existence, dans le passé, d'un art de la peinture
chez les Arabes.
C'était un spectacle curieux et imposant à la fois que de voir Ta-
merlan au milieu de sa cour de Samarkand. Le dominateur de l'Orient
jouissait de son triomphe et de ses conquêtes en s'efforçant de faire
revivre autour de lui une civilisation depuis longtemps disparue et que
son génie même était impuissant à faire renaître. Depuis les règnes de
Haroun-el-Raschid et d'El-Mansour, l'Orient n'avait pas vu tant de
grandeur et tant d'éclat autour du trône de ses maîtres. Les poètes, les
historiens, les lecteurs du Koran faisaient à la suite du khan victorieux
un cortège de savants et de gens de lettres : sa maison comptait une
foule de maîtres de danse, de professeurs de chant, de musiciens, de
joueurs d'échecs, de graveurs en pierres dures dont l'histoire nous a con-
servé les noms. Au milieu de tous ces artistes les peintres étaient aussi
en grand nombre, dit l'historien arabe de la vie de Timour, et le grand
khan avait une prédilection pour leurs œuvres. Dans ses palais il avait
fait peindre les portraits de ses fils, ceux des membres de sa famille et
de ses généraux. Ces travaux rappelaient aussi les batailles, les faits
glorieux de son règne, la soumission des rois vaincus par lui et les
ambassades qu'il avait reçues de ceux des souverains qui avaient rendu
hommage à sa puissance. Les peintures les plus estimées de ce vaste
musée, que Timour avait élevé à sa propre gloire, étaient celles d'un
certain Abdhaly. Cet homme était de Bagdad : il avait joui d'une grande
renommée dans son art et son nom était connu de tout l'Orient. On le
voit, le goût des musulmans pour la peinture s'était donc maintenu
jusqu'à cette époque. 11 est vrai de dire que la foi de ces peuples mogols
était bien incertaine, et que l'histoire a pu se demander, avec quelque
raison, si la loi religieuse de Mahomet était bien celle queTamerlan avait
sincèrement reconnue. Mais un doute de cette nature ne saurait s'élever
■ contre les Persans attachés depuis longtemps à l'islamisme. Leur culte
LES ARTS MUSULMANS. kô5
particulier pour Aly les a séparés, il est vrai, des musulmans purs, mais
n'a pas atteint la vénération qu'ils portent au Prophète. Les voyages de
Chardin nous ont appris quelle singulière interprétation on donnait en
Perse aux hattis qui contiennent les défenses contre les peintures. Du
temps de notre voyageur la plupart des hôtels de la Perse étaient cou-
verts de figures, mais les portraits n'avaient qu'un œil. Les rigoristes mu-
sulmans enlevaient avec un canif l'œil gauche et ne laissaient que l'œil
droit au portrait défiguré. Les ambassadeurs tartares auxquels le scliah
avait donné l'hospitalité dans ses palais en avaient aussi gâté les pein-
tures à coups de couteau. Malgré cette barbarie d'iconoclastes, Chardin
rapporte que les tableaux qu'il avait vus à Ispahan étaient nombreux.
Sur le portail du marché impérial de cette ville était peinte une bataille
donnée par Abbas le Grand contre les Usbeks; au-dessous, un second
tableau représentait des Européens à table, le verre à la main; des édi-
fices publics étaient décorés de peintures dont les sujets étaient pris à
l'histoire religieuse des Arabes. Enfin, dans les salons du palais du roi,
quatre vastes peintures représentaient une bataille d' Abbas le Grand et
les trois autres des fêtes royales.
En ce qui concerne la Perse, la question ne fait pas doute. On connaît
le goût des Persans pour les peintures : ce goût qui s'est manifesté eu
tout temps et que nous trouvons poétiquement exprimé dans les vers de
Sadi. On sait encore avec quelle habileté sont traitées les remarquables
peintures des manuscrits persans. On n'a pas oublié le nom d'Abd-el-
Rizan, le peintre du xvi'-" siècle, le plus renommé de tous ces artistes
auxquels la Perse doit ses miniatures si fines et si achevées.
Si les preuves de l'existence d'un art de la peinture chez les Arabes
sont aussi nombreuses et aussi évidentes, comment ne nous est-il resté
des artistes musulmans que les ouvrages que je viens de citer? Gomment
le temps n'a-t-il pas épargné les œuvres importantes qu'on voyait au-
trefois en Egypte, en Perse, en Syrie? Un dernier mot répondra à cette
question, qui sans cloute s'est déjà élevée dans l'esprit du lecteur.
Quelle que fût la profondeur des vues politiques de Mahomet, le Pro-
phète ne pouvait prévoir la prodigieuse extension qu'un jour son peuple
devait prendre. Sa loi, qui rassemblait dans une seule nation les tribus
errantes du Hedjaz, suffisait à régir une population peu nombreuse,
circonscrite dans des limites étroites; mais elle était impuissante à gou-
verner un peuple immense, répandu dans les pays les plus divers et
dont les besoins se modifiaient suivant les contrées que ce peuple habi-
tait. Bientôt le Koran ne fut plus capable de diriger cette nation qu'il
avait prise si faible à son berceau. Une fois en contact avec les mœurs
/i36
GAZETTE DES BEAUX-AHTS.
de Constantinople et de Rome, l'esprit des Arabes grandit et se déve-
loppa : le génie oriental émancipé repoussa cette tutelle inintelligente
qui éternisait la longue enfance de sa civilisation et de ses lois. 11 obéit
à ce puissant besoin de progrès qui ouvre l'avenir aux peuples. La
science, la philosophie et les arts fleurirent alors à Bagdad, à Damas,
au Kaire, à tlordoue, à Paleriue, libres et honorés comme ils le furent
PlitNTUKKl'LCkSANB. XVlC slliCLE,
( Bibliothèque nationale. )
plus tard dans les villes d'Italie. Les vieilles lois religieuses tombèrent
en désuétude et le Koran vit attaquer son autorité. Mais, à côté de cette
force qui appelait le génie oriental à l'indépendance, une force non
moins grande le ramenait à la servitude première. Le rigorisme reli-
gieux s'emparait des esprits étroits, il excitait les masses contre cette
élite émancipée qui rejetait loin d'elle la loi du Prophète. C'était au nom
de la parole sainte tombée dans le mépris, c'était en vue d'une régé-
nération dans les mœurs et dans les idées religieuses que se prêchaient
LES ARTS MUSULMANS.
k'ol
les iiisurrections contre les pouvoirs établis. En faut-il uu exemple? Les
efforts de Hakem avaient développé en Andalousie un des mouvements
littéraires les plus brillants du moyen âge. Par les soins du calife,
tous les ouvrages de philosophie et de science, composés en Perse, en
Syrie ou en Espagne, étaient réunis au palais de Cordoue, sorte d'atelier
où on ne rencontrait que copistes, relieurs et enlumineurs. La biblio-
thèque de Hakem comptait 400,000 volumes. Ce goût de la science
et des belles choses fut un des prétextes d'insurrection contre le
calife. Les habiles de la révolution crièient au scandale et au mépris
de la religion et excitèrent l'antipathie des imans et du peuple contre
l'aristocratie des lettres. La mémoire de Hakem fut flétrie et ses livres de
philosophie et de science furent jetés dans les puits et dans les citernes
du palais. Tout était prétexte aux factions, surtout tout ce qui touchait
à la loi et au Koran. Si les tentatives étaient heureuses, la lettre tuait
alors l'esprit. Les iconoclastes victorieux commençaient leur œuvre de
destruction : le fanatisme religieux ne faisait grâce à aucune des œuvres
que le code du Prophète avaient condamnées et dans le triomphe de la
barbarie périrent un à un tous les ouvrages des statuaires et des peintres
musulmans.
HENRI LAVOIX.
LES
COMMENCEMENTS DE L'ÉCOLE FLORENTINE^
A somnolence byzantine prolongeait son rêve sté-
rile, lorsque Margaritone d'Arezzo, que de récentes
conjectures font mourir en 1293, essaya de mettre
dans la peinture religieuse un sentiment plus in-
time et plus personnel; mais combien son langage
est rude ! combien son intéressante tentative con-
tient encore de barbarie! Margaritone est l'au-
teur de ces crucifix qui se tordent avec un maniérisme sauvage sur leur
grande croix découpée. Dans ces représentations du Christ, le visage a
des laideurs farouches, les cheveux et la barbe ont l'aspect de brous-
sailles incultes, les carnations sont d'un brun verdâtre, et lorsque ces
terribles images nous apparaissent dans les sacristies des églises floren-
tines, on se demande si l'on est en présence des œuvres malsaines d'un
art qui va finir. Mais, qu'on y regarde de plus près; Margaritone n'est
pas la décadence : c'est le réveil. Ses crucifix aux silhouettes bizarres
montrent certaines recherches de modelé, une sorte de pressentiment de
ce que peut être la forme humaine, une exagération presque caricatu-
rale de la nature; le mouvement s'accuse, et, bien qu'elle soit encore
enveloppée des rudesses primitives, la figure s'agite, elle se contourne,
elle souffre, elle demande à vivre,
1. Un livre qui fait honneur à notre lemps, l'Histoire des peintres de loiUes les
écoles, sera aclievé dans quelques semaines. Commencée en 1848 et poursuivie avec
un zèle qui ne s'est jamais démenti, ceUe publication vient de se compléter par une
étude de M. Charles Blanc sur Michel-Ange. Le dernier volume est consacré à l'his-
toire des maîtres de l'école llorontino. Il s'ouvrira par une introduction de M. Paul
Wantz. L'éditeur a bien voulu nous autoriser il détacher de ce travail quelques pages
dont nous sommes heureux d'offrir la primeur aux lecteurs de la Gazelle (i\. de la R.].
GEMMES ET JOYAUX.
iMUSEE DU LOU\(RE,
V)&.s^j^:\ '"\^'i.'VA&4it<v'«^^C~^ VVK^t^i^
Gazette des Beaux-Arts.
VASE DE SARDOIHE ONYX,
Imp, A. Salmoji.Paris .
LES COMMENCEMENTS DE L'ÉCOLE FLORENTINE. /,39
Elle allait vivre en effet. Auprès de Margaritone, Gimabue (1240?-
1302?) est déjà un civilisé qui cherche le grand et qui, au lieu d'exploi-
ter servilement une recette comme les Byzantins, nous fait voir une âme.
Il n'a guère peint que des madones. Elles sont assises sur leur trône
triomphal, tenant sur les genoux l'enfant prédestiné, immobiles et laissant
tomber de leurs grands yeux un regard chargé de mystère; autour d'elles
se groupent, dans des combinaisons symétriques, de longues figures
d'anges dont la tète féminine a une sorte de roide élégance et qui, sans
sourire, ont presque un commencement de tendresse. La gravité de ces
vierges de Cimabue est incomparable : elles appartiennent essentiellement
à l'art monumental. C'est une de- ces sévères madones qui fut proces-
sionnellement transportée de l'atelier de l'artiste à Santa-Maria-JNovella,
où elle est encore. Un peuple enthousiaste suivit la glorieuse image, et
c'est l'honneur éternel de la Toscane d'avoir salué de ses acclamations la
naissance de l'art nouveau." Grande journée dans l'histoire de Florence et
du monde ! Après la longue nuit de l'âge byzantin, n'est-ce pas l'aurore
de la beauté qui se lève? n'est-ce pas le rêve idéal qui recommence ?
Le maître souverain de cette révolution longtemps attendue, ce fut
Giotto. Né en 1276, il assiste au triomphe de son maître Cimabue; il
ouvre la porte du xiV siècle, dont il devait être le héros, et il meurt
en 1337, laissant à l'Italie le plus précieux de tous les trésors, l'art
moderne. Ami de Dante, qu'il a connu à Florence au temps de ses magis-
tratures municipales, et dont il aurait plus tard consolé l'exil sil'illustre
banni n'avait pas renoncé à toute espérance, Giotto est aussi grand que
le poète de la Divine Comédie. Il est théologien comme lui, et, comme
lui, il pénètre dans les cercles mystérieux du monde moral ; il voit clair
dans l'âme humaine. Il est abondant, varié, inépuisable. L'ancien sym-
bolisme avait à peine soupçonné l'existence du ciel : Giotto fait, à lui seul,
cette glorieuse découverte : au fond d'or des peintures traditionnellement
fermées, il substitue le limpide azur de l'atmosphère italienne; il peint
des arbres et des montagnes; il sait que saint François a conversé avec
les oiseaux, et il introduit en ses fresques hospitalières ces humbles créa-
tures qui, avant lui, n'avaient pas droit de cité dans l'art. Tout l'univers
anime ses compositions élargies. Giotto est le premier paysagiste; il est
aussi, dans l'ordre historique, le premier peintre du mouvement, l'inven-
teur de l'expression ; il arrache l'une après l'autre les bandelettes qui,
dans l'idéal byzantin, enveloppaient la figure humaine et en faisaient une
momie immobile et glacée; il donne une âme au squelette, et, renouve-
lant le prodige qu'a célébré la légende antique, de la statue il fait un
homme.
/i^f) GAZF.TTE DES BEAUX-ARTS.
Au début du xiV siècle, Giotto est partout. Dans l'Italie, si morcelée
alors et si guerroyante, on le voit courir de ville en ville, multipliant en
tous lieux les œuvres persuasives, semant l'évangile de la parole nouvelle,
et réconciliant dans la grande unité de l'art les âmes que divisent les
luttes politiques et les discoïdes féodales. Ce pauvre petit paysan des
bords de l'Arno est presque devenu un apôtre. On le retrouve à Naples
et à Ravenne, à Ferrare et dans l'Ombrie; mais c'est surtout à Assise et
à Padoue qu'il faut étudier son puissant effort et l'originalité de son inven-
tion. Dans l'église supérieure d'Assise, où Cimabue l'avait précédé, Giotto
a peint, en grandes proportions, la légende des miracles de saint François.
A Padoue, il a décoré de ses fi'esques, naïves et dramatiques, la petite
église de l'Arena. L'injure du temps, l'incurie des générations qui avaient
cessé de comprendre ont malheureusement altéré ces peintures, celles
d'Assise surtout; en outre, elles présentent pour le connaisseur moderne,
qui n'est pas toujours dans le secret du passé, des singularités et des
ignorances presque choquantes. On s'explique, sans les partager, les
• étonnements et les révoltes du goût actuel devant cet art qui garde les
incertitudes, les bégaiements de l'enfance. Personne cependant ne sera
tenté de voir dans les fresques de Giotto les « barbouillages gothiques »
dont le président de Brosses s'égayait si fort. Non, dès qu'on aura pris la
peine de comparer les libres hardiesses, le style agrandi du peintre flo-
l'entin avec les timidités serviles de l'art antérieur, on comprendra, on
admirera ce puissant créateur qui, sur les ruines de la tradition byzantine,
instaure un idéal imprévu, mouvementé, émouvant, où l'ampleur se
mêle à la grâce, la vérité à la passion, et qui, brisant les anciennes
formules, fait triomphalement entrer dans l'art l'homme, le démon, l'ani-
mal, le ciel bleu, la fleur, toutes les réalités et toutes les chimères.
Gomme un parfum qui s'évapore peu à peu, le sens symbolique de
quelques-unes des compositions de Giotto s'est amoindri pour nous. De
même que Dante, il a dans son grand poëme pittoresque certains passages
obscurs; mais ces énigmes étaient autrefois lumineuses, tout le monde
les déchiffrait. L'Italie entière embrassa le nouveau culte. Sans attendre
le signal de Florence, Sienne s'était associée à l'évolution qui devait
transformer la peinture. Pendant que Cimabue peignait ses austères
madones, Guido accomplissait, dans la ville rivale, une œuvre pareille,
et c'est même pour les érudits une question douteuse que celle de savoir
si, dans le concert qui charma la fin du xiii" siècle, c'est Florence ou bien
Sienne qui fit entendre la première note.
Quoi qu'il en soit, au moment où Giotto accentuait son triomphe, un
artiste siennois, Simone di Martino — celui que nous appelons Simone
LES COMMENCEMENTS DE L'ÉCOLE FLORENTINE. Ul
Memmi — vint joindre son effort à celui du grand Florentin (1285?-! 344).
Au début du xiV siècle, Sienne apporte dans l'art des qualités de premier
ordre, la tendresse de l'expression, une grâce adorablement maniérée,
une élégance particulière et presque un peu japonaise, et en même temps
un goût singulier pour les choses delà décoration ornementale. Avec son
encadrement à pinacles finement amenuisés, avec les gaufrures d'un
panneau où se multiplient les ors et les reliefs, un tableau siennois
ressemble à une œuvre d'orfèvrerie. La peinture, délicate, tendre,
et en général d'une tonalité claire, sourit au milieu de ces splendeurs.
Tel est l'idéal de Simone di Martine : s'il n'est pas toujours robuste, il
abonde en recherches exquises. Simone fut l'ami de Pétrarque : il a
connu la noble dame que le poëte a chantée; il fut même un instant des
nôtres, et il vint mourir à Avignon, où le Château des Papes conserve
encore quelques traces, malheureusement bien altérées, de son charmant
génie décoratif. "
Au XIV'' siècle, l'art toscan est entre les mains des successeurs de
Giotto, maîtres dépourvus d'originalité personnelle, mais pleins de talent,
qui prolongent, sans en modifier sensiblement le caractère, le succès des
doctrines du grand inventeur : on les a surnommés les Giottesques. Cette
appellation est juste; elle leur restera. C'est le temps de Taddeo Gaddi
(1300 ?-l 366); c'est aussi celui de son fils Agnolo (1333-1396), le maîlre
de Gennino Cennini. Ce dernier fut le théoricien de l'école : il n'avait pas
connu Giotto, mais il savait ses méthodes, et il les a scrupuleusement
analysées dans le Libre deW Arte, un des plus précieux documents qui
nous soient restés sur l'art de celte grande époque. Tous ou presque tous
les procédés de la peinture étaient alors découverts, et la fantaisie de l'ar-
tiste pouvait, à son gré, s'exprimer de diverses sortes; mais le mode le
plus admiré, le langage souverain, c'était la fresque, et c'est en effet le
moment où les églises de la Toscane, où les murailles du Campo-Santo,
à Pise, se couvrent de peintures monumentales, pages saisissantes dont
les moins lettrés comprenaient l'éloquence.
Parmi les artistes que les Pisans appelèrent cà décorer le Campo-Sanio,
un des plus grands fut Andréa Orcagna (1308?-1368?). Comme Giotto, il
était de ces maîtres qui ont toutes les aptitudes et qui savent toutes les
formes de l'art. La Loggia de la place du Palais-Vieux et l'église d'Or'san
Michèle, à Florence, disent assez qu'il fut un éminent architecte; peintre,
il a décoré une des chapelles de Santa-Maria-Novella d'une fresque qui s'ef-
face tous les jours, mais dont on soupçonne encore la grandeur; enfin, bien
que la question ait été récemment controversée, Orcagna est vraisembla-
blement l'auteur de la peinture la plus émouvante du Campo-Santo, de
XII. — i' i-r.ïiioDic. - 56
kh'2 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
cette composition , sliakespearienne avant l'iieure, qui nous montre des
gentilsliommes chevauchant gaiement avec de jeunes femmes et arrêtés
tout à coup dans leur promenade amoureuse par le spectacle effrayant
de trois cercueils dont le couvercle soulevé laisse voir des cadavres
affreusement décomposés, sinistrement rongés par les vers. A côté de cet
épisode, sous les ombrages des orangers et des myrtes, se groupent,
comme les personnages d'un galant décaméron, des adolescents et de
belles dames qui font de la musique ou devisent allègrement des douces
passions du cœur et des félicités de la vie. N'étaient-elles pas à leur
place dans un cimetière ces allégories sévères ou charmantes, qui disaient
éloquemment que le soir touche au matin, que tous les sentiers conduisent
au sépulcre, et qu'entre la coupe et les lèvres il y a la mort?
Ainsi, et bien avant la fin du xiV siècle, l'art toscan est en posses-
sion de presque toutes ses ressources ; il cherche la vérité des attitudes
ennoblies, le caractère des types, l'ordre équilibré des compositions, les
émotions de l'âme rendues visibles par le geste, par la mystérieuse gra-
vité du sourire. Ne nous étonnons pas qu'en un pareil milieu, dans une
école qui faisait la place si belle au sentiment, la tendresse de la pensée
religieuse ait été plus qu'ailleurs aisément et profondément exprimée.
L'art florentin, en qui la notion de la réalité semblait si vive, servit en
effet de langage aux plus ardentes effusions du mysticisme.
Un moine austère et doux devint l'artisan principal de cette évolu-
tion nouvelle, mais non pas imprévue, car elle était en germe dans les
premières manifestations de Giotto, de Taddeo Gaddi et des maîtres sien-
nois. Fra Angelico de Fiesole fut le peintre des âmes croyantes, le poète du
rêve divin (1387-1455). Nous n'avons pas à raconter ici son existence
faite de travail et de prière. Fra Angelico ne dédaigne pas seulement les
vulgarités de la vie terrestre, il les ignore. Sa pensée s'élance, elle plane
entre le monde et le ciel. Il remet en honneur les fonds d'or de l'abstrac-
tion mystique, et lorsque, dans cette atmosphère extra-mondaine, il fait
voler des anges et des séraphins, il semble raconter ce qu'il a vu. Fra
Angelico a peint des tableaux qui sont comme des autels où la dévotion
s'agenouille, des fresques, calmes et sereines, où la foi fait parler ses
ferveurs et ses certitudes.
Le Couronnement de la Vierge, qu'on voit au Louvre, est, pour l'ex-
pression séraphique des tètes, le chef-d'œuvre de cet art tendrement
religieux et visionnaire. Dans ses fresques, Fra Angelico est plus significa-
tif encore : c'est au Vatican qu'il faut l'étudier, dans cette petite chapelle
de Nicolas V où il a pieusement retracé les épisodes de la vie de saint
Etienne; c'est surtout à Florence, au couvent de Saint-Marc, où il a long-
' LES COMMENCEMENTS DE L'ÉCOLE FLORENTINE. U3
temps vécu et prié, et dont il a couvert les murailles de compositions
religieuses qui sont comme la confession de cette âme tranquille. Son
frère Benedetto, qui était loin d'avoir son talent, l'aida dans ce grand
travail. Les galeries qui entourent le dortoir, les corridors intérieurs, les
cellules où vivaient les dominicains, sont ornés pour la plupart de fresques
qui ont conservé leurs vives colorations et qui s'enlèvent sur les blan-
cheurs grises de la muraille comme des miniatures brillantes sur le vélin
d'un misseL La Passion du Christ, la Cène, le Crucifix au pied duquel
s'évanouit la Vierge douloureuse, tels sont les motifs principaux du
poëme que Fra Angelico aime à raconter. Ce sont là des œuvres char-
mantes ; un goût délicat les inspire ; la force réelle y manque quelque-
fois, le sentiment n'y est peut-être pas creusé très-profond , et cependant
ces peintures faciles, et qui semblent être nées comme des fleurs,
empruntent une véritable séduction à la sérénité qui a présidé à leur
éclosion. Fra Angelico n'est pas un grand inventeur; mais il est protégé
par sa tendresse. On ne discute point avec une âme si doucement
convaincue.
Toutefois le génie florentin n'était pas pour se satisfaire longtemps
des tranquilles visions du bon religieux^ On rêvait autour de lui un art
moins abstrait, où les passions humaines fussent plus directement inté-
ressées, où la couleur parlât un langage plus dramatique, où la forme fût
plus écrite et plus intime. Fra Angelico entraînait k peinture vers les
pures régions célestes; on voulut la ramener aux réalités vivantes et
mêler l'art aux inquiétudes de la patrie, aux modernités de la vie pu-
blique. Cette halte dans la prière ne pouvait se prolonger plus long-
temps au milieu des agitations de la rue et du tumulte des âmes. Dans
les dernières fresques dont le xiv*' siècle décora le Gampo-Santo de Pise,
on voit se révéler un goût singulier pour le costume et pour le portrait.
Hâtons-nous de le dire, ce n'est point là le caprice maladif d'un art qui
baisse et qui descend aux choses petites et vulgaires; c'est l'évolution
normale d'un art qui se fait plus pénétrant, plus chargé d'émotion et
qui sent que, pour intéresser l'homme, il faut lui parler de lui-même.
Florence cédait d'ailleurs au mouvement qui entraînait toutes les ré-
gions où la peinture était en honneur. Partout l'inspiration fut pareille.
Une nouvelle ère va s'ouvrir, une période de haute observation et de
science inquiète qui sera caractérisée dans les Flandres par les Van Eyck,
en France par Jehan Fouquet, à Venise par Antonello de Messine, à Fer-
rare par Cosimo Tura, en Toscane par une légion de peintres qui
semblent se dire (et qui certainement l'ont prouvé) que le meilleur che-
min pour arriver à l'idéal, c'est la nature.
lilik GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Rien n'est plus émouvant pour l'historien et pour l'artiste que le
w" siècle à Florence. Cette période féconde s'ouvre avec deux maîtres
puissants, Andréa del Castagno, né en 1396, et Paolo Uccello, né en i 397.
Beaucoup de leurs œuvres ont péri, mais le peu qui reste suffit pour
nous permettre d'assurer que leur influence fut considérable et surtout
qu'elle fut salutaire. Tous deux ont tenté des choses difficiles, abordé des
voies inexplorées. Andréa del Castagno est un des premiers qui, s'atta-
quant aux problèmes du dessin, ait perfectionné l'art d'exprimer les rac-
courcis ; il a beaucoup cherché la couleur ; ses tonalités sont intenses et
profondes ; il a joué un rôle capital dans les progrès de la peinture à
l'huile, et lorsqu'on l'accuse (calomnieusement d'ailleurs) d'avoir assas-
siné son camarade Domenico Veneziano pour rester seul maître du pré-
tendu secret, c'est un éloge indirect qu'on lui adresse; car pousser jus-
qu'au meurtre l'amour de son art, ce n'est certes point le souci d'une
âme vulgaire. Pendant qu'ils étaient en veine, les conteurs d'anecdotes
suspectes auraient dû charger d'un crime analogue la mémoire de Paolo
Uccello. Lui aussi, il avait une passion, la perspective; il l'étudiait le
jour, il en rêvait la nuit. Mais bien d'autres imaginations occupaient
Paolo Uccello. Orfèvre aux premières heures de sa jeunesse, il avait
connu le grand sculpteur Donatello, et, quand il tenait à la main le pin-
ceau du peintre, il cherchait le relief, le mouvement, les formes ressen-
ties et vivantes. Dans des tableaux d'une bizarrerie inédite, il peignait
des batailles, sortes de panneaux de style héraldique où l'or et l'argent
des armures jouent avec la robe blanche ou noire des chevaux, avec la
note rouge des étendards. La grande figure de Giovanni Acuto, au-dessus
de la porte intérieure de Santa Maria del Fiore, a la majesté épique d'une
statue équestre. Paolo Uccello a fait aussi des portraits : il n'y recher-
chait point l'idéal imaginaire d'une forme rêvée, mais le détail caracté-
ristique et l'accent de la vie individuelle. Je reconnais que , comparés
à Fra Angelico, Andréa del Castagno et Paolo Uccello sont des maîtres
d'un abord un peu farouche; ils n'en ont pas moins contribué l'un et
l'autre à afïranchir, à moderniser la peinture.
Les rudesses de ce romantisme exalté s'adoucirent bientôt, et, quoi-
qu'elle restât fidèle aux conseils de la nature scrupuleusement étudiée,
l'école toscane marcha à grands pas dans la voie des élégances et de la
grâce. En même temps que les deux novateurs dont le nom vient d'être
rappelé, vivaient Masolino da Panicaie et ce jeune Masaccio, qui, bril-
lant et rapide comme une aurore, illumina un instant le ciel florentin et
s'éteignit. L'œuvre de Masolino et celle de l'enfant sublime qui mourut à
vingt-sept ans se mêlent, de façon à embarrasser la critique, sur les mu-
LES COMMENCEMENTS DE L'ECOLE FLORENTINE. kk^
railles vénérées de la chapelle des Brancacci à l'ancienne église des
Carmes. On en connaît la haute importance historique ; ou sait que cette
chapelle, dédiée d'abord à la prière, devint bientôt comme une école
ouverte à tous les apprentis de la peinture, à tous les victorieux de
l'avenir. Les deux maîtres ne se contentèrent pas d'instruire les Floren-
tins. Masolino alla travailler jusqu'en Hongrie; Masaccio a laissé à
Rome une œuvre justement admirée, la chapelle de Sainte-Catherine
dans la basilique de Saint-Clément. Rien de plus touchant que la fresque
où l'on voit la jeune sainte discutant avec les docteurs. Lorsqu'on pense
que cette œuvre est antérieure à l/i"29, on voit à quel point le mysti-
cisme de Fra Angelico était déjà dépassé et avec quelle heureuse rapidité
le xv° siècle se hâtait vers toutes les avenues de l'art moderne.
La mission de ce siècle, qui eut à la fois le sens de la critique et le
don de l'enthousiasme, semble avoir été de fermer le moyen âge, de
mener le deuil des formules anciennes et de préparer les magnificences
de l'époque qui, sous l'inspiration de Léonard de Vinci et de Michel-Ange,
devait enchanter le monde. Où donc nos pères avaient-ils les yeux lors-
qu'ils ont refusé de rendre justice à ces initiateurs robustes ou charmants
qui s'appellent Filippo Lippi, Benozzo Gozzoli, Antonio Pollajuolo, Ver-
rocchio, Luca Signorelli? Ces maîtres, et quelques autres qui marchent
auprès d'eux, n'ont-ils pas le sentiment profond du drame, la notion des
colorations vigoureuses, l'audace savante du dessin, le génie des compo-
sitions méthodiquement équilibrées? Lorsqu'on range leurs œuvres dans
l'ordre chronologique, on voit le progrès s'accentuer d'heure en heure,
on pressent les grands créateurs, les grands poètes qui vont venir.
Filippo Lippi, qui travailla à Naples, à Padoue, à Rome, partout,
s'était formé à Florence par l'étude des fresques de Masaccio (1412-
1469). Il n'est pas encore suffisamment informé des séductions de la
grâce, il lui est arrivé parfois de faire des figures un peu courtes ; mais
quel puissant pinceau que le sien ! quelle richesse dans sa couleur étofl'ée
et pompeuse! quelle science dans ses grandes compositions de l'église de
Prato! On connaît son tableau de l'Académie des beaux-arts, à Florence,
ce Couronnement de la Vierge où des anges, plus aimables cent fois que
ceux du séraphique Fra Angelico, parce qu'ils ont le rayonnement vrai
et la vie, font cortège à la plus adorable des madones. C'est un des chefs-
d'œuvre du XV' siècle. Dans la fresque, Filippo Lippi est incomparable.
Au chœur du dôme de Prato, il a, d'un pinceau robuste et dont l'audace
heureuse semble tout savoir, représenté la Mort de saint Etienne et la
Fille d'Hérodiade dansant devant Hérode. La première de ces compo-
sitions, où l'on voit le saint patron de l'église étendu sur son lit funé-
liliQ GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
raire, est pleine d'austérité et de grandeur tragique. Les sculpteurs qui
ont agenouillé auprès d'un tombeau des statues pleurantes n'ont jamais
imaginé de plus belles figures que celles des deux femmes désolées assises
par Fiiippo Lippi au pied du lit du mourant. Dans la fresque qui fait face
à cette scène de deuil, la jeune danseuse est une merveille de mouve-
ment et de grâce cadencée. De pareilles œuvres le disent bien haut : le
noble maître, dont la vie aventureuse et mal connue encore a donné lieu
à tant de romans, était une âme sérieuse et ouverte à toutes les grandes
aspirations de l'esprit.
Il semble que les peintures de Fiiippo ne furent pas sans influence
sur le développement du talent de Benozzo Gozzoli (1420-1498). Deux
idéals partagent sa carrière d'artiste. Il avait connu Fra Angelico, et à
son école il avait d'abord appris les tendres élans mystiques; mais,
entraîné par le courant nouveau, il se fit bientôt une manière plus forte.
Vasari a rêvé lorsqu'il essaye de nous donner pour le meilleur tableau
de Benozzo le Triomphe de saint Thomas d'Aquin , aujourd'hui au
Louvre. C'est au palais Riccardi, à Florence, qu'il faut étudier le maître,
c'est surtout au Campo-Santo. On ne sait rien de Benozzo, quand on n'a
pas vu aux murailles de l'ancien cimetière pisan la série de fresques qui
fout revivre, avec une abondance inépuisable, toute l'histoire de la
Bible. Là est cette page immortelle qui raconte l'aventure de Noé et la
première ivresse du patriarche, et où l'on voit, parmi les vendangeuses
portant des corbeilles, cette belle figure de femme que tous les artistes
connaissent, et qui a, dans sa démarche légère, une grâce sculpturale,
un rhythme assoupli et superbe dont les jeunes filles de Raphaël pour-
raient être jalouses.
Les maîtres de cette époque heureuse commençaient du reste à
s'apercevoir que l'art antique avait eu sa grandeur ; ils y puisaient des
motifs d'arabesques pour les accessoires décoratifs dont ils enrichissaient
leurs peintures, et, bien que l'étude de la réalité fût leur préoccupation
constante, ils savaient trouver dans le bas-relief grec ou romain la leçon
féconde qui apprend à ennoblir un type, à donner plus d'ampleur à une
attitude. En outre, beaucoup d'entre eux, et ce ne furent pas les
moindres, étaient sculpteurs autant que peintres; ils s'exerçaient à
l'étude de l'anatomie ; ils cherchaient, dans le mystère de la structure
intérieure, la raison d'être de la forme humaine, de son équilibre et de
ses mouvements. On ne rencontre guère dans l'histoire des arts d'homme
plus fortement trempé qu'Antonio de) PoUajuolo (14"29-l/i98). Ses ta-
bleaux sont rares; toutefois, la Nalional Galicry de Londres, le musée
de Turin, la collection des Offices à Florence, disentassez que, s'il l'avait
LES COMMENCEMENTS DE L'ÉCOLE FLORENTINE. /,/|7
voulu, il aurait brillé au premier rang dans l'école florentine. Au besoin,
il aurait été coloriste. On admire parfois sur la palette du mâle dessi-
nateur des intensités de tons qui font penser à Venise. Pollajuolo savait
tout, et son ambition légitime l'entraînait vers tous les rêves. Il avait
travaillé avec Ghiberti aux portes du baptistère de San Giovanni; il a
ciselé dans l'or et dans l'argent de somptueuses orfèvreries: il a fondu
d'admirables médailles, et, comme si ces gloires ne lui suffisaient pas,
il a pris part au concours pour la fameuse façade du dôme de Florence.
Que manque-t-il à Pollajuolo pour être un artiste complet? D'avoir fait de
la gravure?... Il reste de lui des estampes pleines d'une grâce sauvage
et d'une farouche énergie.
Andréa del Verrocchio a été, lui aussi, uu artiste universel, un maître
qui, n'ignorant rien, était capable de tout enseigner. Les travaux du
métal l'occupèrent de préférence, et c'est surtout comme orfèvre et
comme sculpteur qu'il s'est fait une renommée. Comment, alors même
qu'on ne l'aurait vue qu'en passant, oublier la figure héroïque et fami-
lière de Bartolommeo Golleone qui chevauche, à Venise, devant l'église
Saints-Jean-et-Paul? Comment oublier le David du Bargello et l'enfant
de bronze qui donne une grâce si légère à la petite fontaine du cortile
du Palais-\'ieux? Les biographes de Verrocchio nous fournissent sur ce
maître éminent un détail significatif et qui montre bien quel était l'idéal
du xv" siècle. Verrocchio aimait à faire des moulages surnature; curieux
d'apprendre, il a interrogé le cadavre, il a coulé en plâtre de funèbres
effigies. N'est-ce pas dire que la recherche de la vérité était sa première
préoccupation et qu'il ne voulait rien ignorer de ce qui touche à
l'homme? Verrocchio a fait aussi de la peinture, et il semble y avoir
apporté la même inquiétude. Tel il nous apparaît du moins dans son
tableau de l'Académie des beaux-arts à Florence , le Baptême de Jésus-
Christ. La maigreur des deux figures principales atteste chez le peintre
une étude passionnée de l'anatomie; l'exécution est sèche et presque
métallique , le pinceau de l'artiste est un scalpel ; mais quel puissant
caractère dans les physionomies, quelle austérité dans la conception et
quelle flamme ! Ce tableau présente d'ailleurs un autre intérêt : il n'est
pas tout entier de la main du maître. Deux anges se tiennent agenouillés
près des rives du Jourdain : une de ces jeunes figures a été peinte par
un élève de Verrocchio, et cet élève, c'est Léonard de Vinci.
Les derniers noms que nous venons d'écrire sont plutôt des noms de
sculpteurs que des noms de peintres ; mais ce n'est point là un accident
du hasard, c'est la loi même de l'art florentin en cette période et comme
le signe de ce temps glorieux. Le visage humain a cessé d'être une repré-
/,/i8 GAZETTE DES BEAUX-ARTS..
sentation à la fois cliimcrique et banale; c'est un portrait; la figure se
modèle, elle accuse ses reliefs ainsi qu'une vivante statue. Luca Signo-
relli ('lZi4i?"1523) fut un de ceux qui exprimèrent le mieux ces aspira-
tions, en quelque sorte sculpturales, de la peinture toscane. Combien ce
maître hardi est loin des timidités du début 1 Ce qu'une connaissance
imparfaite de la forme conseillait jadis d'éviter, il le recherche avec une
curiosité sans fin; il va au-devant de l'obstacle; c'est dans la difficulté
qu'il triomphe. Signorelli avait eu pour initiateur dans la peinture un
des plus savants artistes de ce siècle savant, Piero délia Fraucesca. Il
tenait pour assuré que la science est une des lois fondamentales de l'art;
que les austères leçons de la perspective sont un élément de force, et
que, pour exprimer dans sa grâce ou dans sa violence le libre mouve-
ment d'une attitude, il n'est pas mauvais de connaître un peu la struc-
ture du squelette intérieur. Luca Signorelli était d'ailleurs une âme
énergique et passionnée. Son génie abondant a multiplié les décorations
murales et les tableaux d'église; mais son œuvre essentielle, c'est la
série de fresques qui se déroulent dans la chapelle de la Vierge au dôme
d'Orvieto. Parmi les peintures du xv'= siècle, il n'en est aucune qui, mieux
que cette décoration, annonce les splendides audaces du siècle suivant.
La grande composition connue sous le nom de V Anticristo est comme
une École d'Athènes anticipée ; Michel-Ange est en germe dans la fresque
voisine, celle qui représente le Jugement dernier, ou plutôt la Résurrec-
tion des morts, Buonarroti le reconnaissait lui-même, et l'on sait en
quels termes il a rendu hommage cà Signorelli. Il a fait plus : il n'a pas dé-
daigné de s'approprier, avec la souveraineté du génie, quelques-unes des
inspirations du vieux maître, et sui'tout ce grand sentiment de la forme
vivante, ce je ne sais quoi qui dans un geste met un drame.
Pendant que Luca Signorelli exprimait avec tant de conviction les
hardiesses des raccourcis, les éloquences de la nudité victorieuse, deux
maîtres exquis, Sandro Tîotticelli et Domenico Ghirlandajo, cherchaient
avec un égal bonheur les élégances féminines et l'expression de la ten-
dresse. Ils étaient presque du même âge, le premier étant né en Mxla'J ,
le second en 14^9. Bolticelli se montra passionnément attentif aux séduc-
tions de l'art antique retrouvé : il adora la mythologie, il peignit des
Vénus et des muses, et en même temps il fit, pour l'illustration du
poëme de Dante, des figures pleines de grandeur et de mystère. Quant
à ses Vierges, sur le front desquelles des anges viennent poser des cou-
ronnes d'or, elles sont, dans leur maniérisme charmant, d'une grâce
émouvante et irrésistible.
Sorti d'un atelier d'orfèvrerie comme la plupart des maîtres de ce
LES COMMENCEMENTS DE L'ÉCOLE FLORENTINE. WQ
temps, Domenico Ghirlandajo a eu, plus que Botticelli, le sentiment et
la science des grandes décorations murales. Quelle surprise et quel en-
chantement lorsque, arrivant pour la première fois à Florence, on entre
dans la chapelle qui forme l'abside de Santa-Maria-Novella ! Sur les
hautes parois de cette chapelle se développent deux fresques immenses
qui retracent, l'une l'histoire de saint Jean-Baptiste , l'autre celle de la
Vierge. C'est là qu'est le groupe, si souvent copié, des femmes qui vien-
nent, visiteuses élégantes, prendre des nouvelles de l'accouchée et lui
porter leurs félicitations amicales. Ces figures, qui sont pour la plupart
des portraits et pour lesquelles posèrent dans leurs plus beaux atours
les plus charmantes Florentines de 1490, sont d'une grâce inexprimable.
Ghirlandajo, il faut le dire, était essentiellement portraitiste. Il le montra
bien à la chapelle Sassetti, l'honneur de l'église de la Trinité. Les épi-
sodes de la vie de saint François ont fourni, comme on sait, les motifs
de cette sévère décoration. Au bas du panneau qui représente un des
miracles du saint, Ghirlandajo a agenouillé les figures des donateurs,
Francesco Sassetti et sa femme. Nous ne craignons pas de le dire, les
poi'traitistes de profession n'ont pas laissé beaucoup d'effigies qui soient
supérieures à celles de ces deux personnages, vus de profil et les mains
jointes dans l'attitude con\'aincue de la prière. Il y a là, avec la gran-
deur sculpturale, l'intimité de la ressemblance et le cachet particulier
de la vie. Grand maître dans la fresque, habile aussi dans la mosaïque,
Domenico Ghirlandajo n'a pas été moins savant dans la peinture à l'huile.
Le musée des Offices, le Louvre, montrent en ce genre la dignité de son
style et sa mâle élégance. Ses figures marchent sveltes et ravissantes :
ne semble-t-il pas que des ailes invisibles accélèrent leur mouvement et
donnent à leur allure légère une sorte de rhythme aérien ?
Tous les maîtres dont on vient de lire les noms ont préparé les mer-
veilles du xvr siècle, et plus particulièrement de cette heure charmante
qui correspond pour nous au règne de Louis XII. A ce moment de
l'histoire, il y a dans l'âme italienne comme des clartés d'aurore, comme
un souffle de printemps et d'espérance. Aux approches de 1500, Gozzoli,
Pollajuolo et Domenico Ghirlandajo ont disparu de la scène ; mais Signo-
relli et Botticelli vivent encore; Filippino Lippi, le fils de Filippo, vient
de peindre à Florence la chapelle Strozzi, à Rome, dans l'église de la
Minerve, la DispiUe de saint Thomas d'Aquin, et déjà ils grandissent,
ils ont l'ardeur heureuse de la jeunesse, les meilleurs de ceux qui vont,
aux beaux jours si bien annoncés, donner à l'art florentin sa formule
définitive et l'illuminer d'un rayon éternel.
PAUL MANTZ.
xir. — 2" PÉRIODE, 57
LES
ANTIQUITÉS DE LA TROADE
IV.
Le peuple qui a laissé de nombreux
vestiges de son existence dans les quatre
couches inférieures de l'énorme amoncel-
lement de décombres fouillé jusqu'au sol
vierge par M. Schliemann était loin d'avoir
encore renoncé aux usages de l'âge de la
pierre; on peut même dire qu'il en était à
la transition de cet âge à celui du métal.
La pierre polie et assez finement travaillée
formait avec les os taillés la majeure partie
de ses armes et de ses outils; mais c'était
par économie et par un reste d'anciennes
habitudes, car il travaillait déjà les métaux et il employait des armes
et des outils en bronze à côté de ceux de pierre. Ces objets étaient ouvrés
sur place, comme l'ont prouvé les nombreux creusets de fondeurs que
l'on a trouvés, ainsi que des dépôts de minerai de fer et de plomb.
C'était donc un peuple métallurgiste, qui mettait en œuvre par le moyen
de la fonte le cuivre, l'or, l'argent et l'électrum, alliage d'or et d'argent
(avec une proportion de 20 à 30 0/0 de ce dernier métal) que donnaient
naturellement les lavages des sables de certaines rivières de la Lydie. Il
fondait aussi le plomb, mais il semble l'avoir préparé seulement pour un
commerce d'exportation sans en faire usage lui-même ; car on n'a trouvé
ce métal qu'en petits Ungots d'une forme hémisphérique irrégulière. En
même temps il travaillait de la même façon que la pierre, sans les faire
passer à la fonte, certains minerais qui lui paraissaient plus faciles à
1 . Voir Gazelle des Beaux-Arts, 2" période, t. XII, p. 289.
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE. /|51
tailler, comme le sulfure de cuivre ou chalcosine, qu'il façonnait en pierres
de fronde. Mais il ne connaissait encore en aucune façon le fer. C'était
en même temps un peuple agriculteur, qui employait déjà la meule de
deux pierres emboîtées, l'une convexe et l'autre concave, tournant l'une
sur l'autre pour moudre le grain. On a supposé aussi que chez lui l'in-
dustrie du tisserand avait un grand développement; mais rien n'est moins
prouvé que l'application au métier à tisser des fusaïoles de terre cuite dont
on a trouvé des quantités si considérables.
Le bronze se présente principalement sous forme de bassins (je ne
suis pas sûr que l'objet où M. Schliemann voit un bouclier ne soit pas
plutôt un grand plat creux), de haches très-allongées et de poignards.
Ces armes sont exactement des mêmes types que les plus anciennes que
l'on rencontre en Chypre, le grand pays de production du cuivre dans le
bassin oriental de la Méditerranée, qui donna même son nom à ce métal
(KuTvpoç, — œs cuprhan — cuprum). La composition de l'alliage métal-
lique y est très-variable. Dans fort peu de pièces elle s'approche des
proportions qui constituent le bronze que l'on peut appeler normal, avec
10 à 15 0/0 d'étain; elles en offrent alors de 7 et demi à 9 0/0. Le plus
grand nombre des objets contiennent si peu d'étain qu'on les a crus
d'abord en cuivre pur; mais les analyses de M. Damour y ont pourtant
constaté un certain mélange d'étain, lequel ne s'élève pas même à h 0/0.
C'est trop peu pour donner une résistance suffisante au métal, qui se plie
et s'entame avec une extrême facilité. L'emploi d'un aussi mauvais alliage
pour faire des armes, à côté de pièces fondues dans de meilleures condi-
tions, détermine clairement une phase particulière dans le développement
de la métallurgie. C'est le passage d'une période d'emploi du cuivre pur
à celle de la fabrication du bronze parfait, marquée par les tâtonnements
d'un peuple à qui l'exemple de nations plus avancées dans cette branche
des ai-ts a fait connaître la nécessité de l'alliage d'étain, mais qui ne s'est
pas encore rendu complètement maître des procédés et cherche les meil-
leures proportions d'alliage sans les avoir trouvées.
L'âge du cuivre pur, précédant celui du bronze, dont sortaient à peine
les populations dont on a déterré les monuments à Hissarlik, n'a pas
existé dans tous les pays. Mais il paraît bien qu'il y en a eu un en Grèce
et en Asie Mineure. M. Gorceix en a positivement constaté l'existence à
Santorin; M. Finlay et moi-même nous en avons retrouvé des vestiges
en Attique. Les phases successives du progrès de la métallm-gie se déve-
loppèrent en Grèce d'une manière particulière. Les tribus aryennes qui
peuplèrent ces contrées ne paraissent avoir eu presque aucune connais-
sance des métaux à l'époque de leur arrivée. Nous en avons l'indication
Zi52 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
par leur langage, où les noms des métaux ne sont pas ceux que l'on
retrouve chez les autres peuples de même race et qui sont communs à
tous, mais se montrent pour la plus grande partie empruntés à des
sources étrangères. Ainsi x.p'jco;^ « l'or », est le sémitique hharoiits et a
été manifestement apporté par les Phéniciens. Le nom même de la mine
et du métal en général, [jàt:cû\\q^, est le sémitique matai. On ne trouve
pas d'étymologie aryenne satisfaisante à joà-vM, « le bronze », tandis que
ce mot est en relation toute naturelle — et c'est là une donnée acceptée
par des philologues aussi difficiles que M. Renan — avec la racine sémi-
tique hhalaq, indiquant le métal travaillé au marteau. L'origine du nom
de jeùxoi semblerait ainsi indiquer la somxe d'où les populations gréco-
pélasgiques, reçurent la connaissance du véritable alliage du bronze, après
un premier âge du cuivre pur et un certain nombre de tâtonnements pour
trouver la proportion d'étain qu'il fallait y mélanger, tâtonnements qui
avaient dû résulter du désir d'imiter des modèles de métallurgie ^ilus per-
fectionnée, apportés probablement d'une autre direction.
J'ajoute que le fait seul d'avoir eu de l'étain pour l'allier au cuivre
dans des proportions plus ou moins heureuses prouve un commerce exté-
rieur chez le peuple dont nous étudions les vestiges. L'étain est l'un des
métaux que l'on trouve le moins généralement répandus dans la nature.
A Hissarlik, les deux points les plus rapprochés d'où l'on pouvait en
faire venir le minerai étaient le Caucase et la Crète, où l'on en rencontre
des gisements dans les montagnes de Sphakia. J'incline à croire à la pro-
venance Cretoise, comme plus rapprochée. D'ailleurs il est positif qu'il y
a eu dès les temps primitifs un certain intercourse maritime, par le moyen
d'un cabotage encore rudimentaire, d'île en île et de cap en cap, entre
les populations dont la civilisation était la même et qui s'étendaient alors
depuis Chypre jusqu'à la Troade.
V.
L'or, dans les découvertes de Hissarlik, forme des bijoux très-multi-
pliés. On en a trouvé une véritable masse, avec des vases en métaux pré-
cieux, dans ce dépôt originairement enfermé dans une caisse de bois
abandonnée au milieu de l'incendie de la ville fortifiée, que M. Schliemann
se plaît à appeler le « trésor de Priam ». On en a aussi rencontré d'épars
sur différents autres points, et depuis la cessation des fouilles régulières
un nouveau groupe de bijoux, trouvé par des paysans, a donné lieu à un
procès devant la justice turque. Ces joyaux sont d'une fabrication très-
rudimentaire, bien plus primitive qu'aucun de ceux que l'on a jusqu'à
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE.
kbc
présent trouvés en Chypre ou dans les parties les plus anciennes de la
nécropole de Caniirus. On y remarque des colliers à plusieurs rangs,
composés de perles d'or guillocliées et très-irrégulières de forme et de
dimensions, puis des ornements de tête de femme, d'une élégance bar-
î 11 A*li^vi'^;A(i^i^' ■
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BOUCLE d'oreille, ORNEMENT DE TÊTE ET COLLIER EN OR.
bare mais réelle, offrant un bandeau d'or auquel sont attachées des pen-
deloques descendant sur le front comme une série de franges, tandis que
de plus longues pendeloques, formant comme de gros glands, accompa-
kbli
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
gnaieiit les deux côtés du visage ; c'est cette dernière parure que M. Schlie-
mann voudrait appeler credemnoii. Il y a aussi des bracelets très-simples,
formés d'un gros fd d'or, quelquefois tordu ou guilloché, faisant une ou
plusieurs fois le tour du bras. Les boucles d'oreilles, encore plus multi-
pliées, se composent d'un enroulement en spirale, qui semble avoir été
obtenu en battant simplement au marteau une pépite d'or, sans la faire
fondre. On a trouvé les pareilles à Santorin, sous la couche de tuf ponceux.
11 y a plus d'art et d'industrie réelle dans les vases en or, en électrum
ou en argent ; le métal y est travaillé avec habileté, les formes ont une
grande netteté de galbe. Nous en offrons comme échantillons un gobelet
d'électrum et un vase d'argent à couvercle, tous deux côtelés et entière-
ment travaillés au marteau, puis une coupe d'or en forme de nef, à deux
embouchures, fondue, avec les anses creuses et également fondues,
rattachées au corps du vase par une soudure. La collection Schliemann
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE.
Zi55
renferme un certain nombre d'autres vases d'or et d'argent, de formes
diverses, travaillés pour la plupart au marteau, et des sortes de tuiles
d'électrum, dont l'aspect rappelle la description donnée par Héiodote,
des tuiles d'or et d'électrum que Crésus avait dédiées dans le temple de
Delphes. Mais ces dernières avaient toutes un poids égal et par suite une
COUPE d'or en forme de nef.
valeur exacte, tandis que dans celles de Hissarlik on remarque une varia-
tion de poids qui semble indiquer chez le peuple dont elles sont l'œuvre
l'absence d'un système pondéral régulièrement constitué. Je ne suis pas
convaincu, du reste, que tous les vases en métaux précieux trouvés dans
les fouilles de la Troade doivent être rapportés à une fabrication locale.
Il en est quelques-uns qui révèlent une métallurgie plus savante et plus
sûre de ses procédés, que je ne serais donc pas éloigné de croire importés
de l'extérieur. Ils viendraient de chez les peuples célèbres dès la plus
haute antiquité pour leurs travaux métalliques, qui habitaient à quelque
distance dans l'est et le nord-est, soit les Chalybes, soit les Moschiens et
les Tibaréniens alors maîtres de toute la Cappadoce. Je serais particuliè-
rement disposé à attribuer cette origine à la coupe d'or en forme de nef
et à un vase d'argent, qui est aussi d'un très-bon travail et qui offre
l'aUiage heureusement combiné de 5 parties de cuivre avec 95 d'argent,
de manière à donner plus de résistance au métal. Les vases analogues de
fabrication proprement locale semblent en argent pur.
Quoi qu'il en soit, du reste, un fait doit frapper chez le peuple dont
on trouve ainsi les reliques : c'est le contraste entre le peu de développe-
ment de son industrie et de son outillage et l'abondance de vaisselle d'or
et d'argent qu'il possédait; c'est en un mot sa richesse en métaux pré-
cieux dans un état très-barbare. La chose est presque comparable à ce
qui existait au Mexique et au Pérou avant l'arrivée des Espagnols. Mais
456 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
il ne faut pas oublier qu'on est dans le pays même où la mythologie
plaçait le siège de la légende" de Midas et de ses trésors, que la Troade
touche presque à la vallée du Pactole, si fameux par ses alluvions auri-
fères, enfin que cette région de l'Asie Mineure était un véritable Eldorado
pour l'imagination des plus anciens Grecs.
VI.
Je passe à l'étude de la poterie. Elle est exclusivement à la main,
sans emploi du tour. Elle ne porte ni peintures ni vernis d'aucune sorte.
On la faisait avec une argile qu'on ne prenait pas encore le soin de débar-
rasser des petits cailloux qui s'y trouvaient mêlés, et on la lustrait par
un lissage opéré au moyen d'un polissoir de pierre dont on a rencontré
de nombreux spécimens. L'argile ocreuse a pris à la cuisson une couleur
rouge, brune, jaunâtre ou grise, suivant le degré d'ardeur du feu et son
action sur l'oxyde de fer qu'elle contenait. Ailleurs la pâte est noire et
en ce cas d'un lustre plus brillant ; les vases de ce genre ont été cuits
dans des fours ayant très-peu de tirage, où l'on brûlait un bois résineux,
donnant beaucoup de fumée qui s'incorporait à la pâte et tombait à la
surface en poussière charbonneuse fine, fondant avec l'argile. La nature
de la pâte et les procédés de fabrication sont les mêmes, ainsi que les
formes et les motifs généraux de décoration, dans les plus anciennes
poteries de Chypre, de Rhodes, de Santorin et en général de tout l'Archi-
pel; dans les portions primitives de la nécropole de Camirus on a
recueilli aussi les polissoirs à main en pierre porphyrique qui servaient
à lisser les vases; le Musée Britannique en possède plusieurs échantillons.
Il y a plus; la fabrication de ces poteries lustrées par le polissage, rouge-
brun ou noires à volonté, par un changement de disposition du four et
de nature du comlmstible, se continue encore de nos jours en Chypre,
par une tradition qui remonte à plusieurs milliers d'années; seulement
elles se font au tour et la pâte en est aujourd'hui très-fine, l'argile étant
soigneusement décantée.
Il faut, du reste, distinguer plusieurs classes dans les céramiques
primitives de la Troade, la nature de la pâte et du travail restant tou-
jours la même, et ces diverses classes ont leurs analogues dans les fabri-
cations les plus anciennes des pays où nous cherchons nos points de
comparaison.
Ce sont d'abord les vases, toujours d'une forme arrondie avec un
col plus ou moins allongé et de petites anses ou deux poignées rudimen-
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE.
;iS7
taires à la panse, souvent portées sur trois petits pieds, dont la surface a
été plus particulièi'ement polie et décorée au moyen d'incisions dans la
pâte fraîche, tracées d'une main fort peu sûre et dessinant des zones,
des chevrons et des compartimenls. Quelquefois la surface du vase ainsi
décoré a été frottée après la cuisson d'une argile blanchâtre que les inci-
sions ont retenue et qui les fait ressortir en blanc sur le fond brun ou
noir. On a rencontré les pareils à Chypre et à Santorin. Le système d'or-
POTERIES LISSEES ET INCISEES.
nementation de ces poteries est exactement conforme, comme principe et
comme données essentielles, à celui de l'ornementation des plus anciens
vases peints, qui représentent un progrès considérable dans l'art du potier
88
XII. — 2" PÉRIODE.
458
GAZETTR DKS BEAUX-ARTS.
et qui apparaissent d'abord dans les îles les plus méridionales de l'Ar-
chipel, à Santorin et à Milo, puis se montrent dans les tumulus de la
▲▲AàAAÀÀÀAÀÀàA
àkàkkàAkÂAkkÀLA
Lydie, à Athènes, à Mycènes et sur plusieurs autres points du continent
grec. Les vases simplement incisés, et non peints, comme ceux de Hissar-
m^i
MK
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MMWfifM.
lik, représentent les premiers essais de cette méthode de décoration
toute géométrique, dont nous empruntons ici quelques spécimens aux
I^AAAAMAA]
DRCORS Dlî.S VASRS PEINTS PRIMITIFS DE L AKCHIl'RI,.
vases peints primitifs, à titre d'éléments comparatifs. On sait que ce sys-
tème très-particulier de décor est aussi celui qui caractérise les objets
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE.
/i59
de l'âge de bronze dans nos contrées occidentales et dans le nord de
l'Europe ; c'est un côté de la question sur lequel nous aurons à revenir.
D'autres vases sont percés dans leur totalité, comme une écumoire,
de petits trous pénétrant jusqu'à l'intérieur. C'est dans les produits des
VASE PERCE DE TROUS.
fouilles de Chypre que je remarque les similaires. On dirait qu'ils ont dû
servir à confectionner et à faire égoutter une sorte de fromage mou.
Mais la grande majorité des poteries de Hissarlik n'offrent ni trous
ni décors incisés. Elles sont, dans ce cas, en général plus grossières encore
que dans la première classe et moins bien polies. Ce sont les vases com-
muns, et ils ont particulièrement une étroite analogie avec les poteries
italiotes primitives du Latium et du Picenum, surtout avec celles que
l'on découvre sous les laves du mont Albain. Ces dernières, du reste,
présentent quelquefois des zigzags et des essais de grecques incisés, qui
ont été remplis après la cuisson d'une argile blanchâtre ou rouge ; les
POTERIE UNIE SANS DECOR.
séries les plus riches que j'en connaisse en dehors de l'Italie sont celle
qui est entrée au Musée Britannique avec la collection Blacas et celle du
Musée Fol à Genève.
460
GAZETTE DES BEAUX-ARTS,
Les formes des poteries unies des ruines troyennes sont en général
peu variées et assez rudimentaires. Il en est peu qui aient une certaine
élégance, sauf celle de la petite œnochoé basse à bec allongé en l'air,
dont on rencontre quelquefois deux conjuguées, avec une troisième anse
qui relie les deux panses juxtaposées. Un type très-raultiplié est celui
d'un gobelet profond et allongé comme un verre à vin de Champagne,
avec deux grandes anses latérales; ajoutez-y le pied qui permettra de le
faire tenir debout et n'obligera plus à le renverser sur l'embouchure
POTERIES UNIES, SANS DECOR.
pour le poser d'une manière stable, vous aurez le point de départ du
canthare grec. Quelquefois le vase imite grossièrement la forme d'un
quadrupède à pattes courtes, avec une petite tête modelée en saillie à
l'extrémité opposée cà celle où est le goulot, remplaçant la queue, et une
anse en dessus. On peut ici trouver l'origine de Vascos des temps posté-
rieurs.
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LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE,
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Gomme échantillon d'une poterie de qualité plus fine, presque sans
décor incisé, remarquable par sa forme et par ses dimensions, et semblant
VASE TROUVÉ DANS L'HABITATION ROYALE.
imiter un modèle en métal, nous plaçons encore sous les yeux du lecteur
le dessin d'un grand vase trouvé dans la seconde couche des décombres
au milieu des ruines de l'habitation du chef ou roi de la peuplade.
FRANÇOIS LENORMANT.
{i.a suite prochainemenL]
LES VERTUS THEOLOGALES
GRISAILLE DE RAPHAËL AU MUSÉE DU VATICAN
u pi'emier abord, Raphaël semble
avoir eu peu de goût pour l'allégo-
rie; du moins, il s'est rarement
servi de cetle forme d'expression.
Et cependant personne plus que lui
n'eut le sens de la synthèse ; per-
sonne n'a poussé plus loin l'art de
faire parler un langage net et
concis aux attributs d'une figure
symbolique, parce que personne ,
surtout pendant l'âge d'or de sa
manière florentine, n'eut plus de
naturel et de véritable simplicité. Que de force et d'ampleur n'y a-t-il
pas dans ces grandes figures allégoriques, la Poésie et la Philosophie,
de la chambre de la Signature, au Vatican ! Quelle beauté expressive !
Que de majesté plastique dans ce groupe célèbre de la Prudence, de la
Force et de la Modération que le maître a peint, en cintre, au-dessus
de l'une des fenêtres de la même salle! Chaque figure, dans Y École
cC Athènes, n'est-elle pas en quelque sorte animée par un symbolisme
lumineux et pénétrant, et la réunion de ces figures n'est-elle pas la plus
magnifique des allégories? Quel art encore dans les douze figures de la
salle de l'Héliodore et même dans celles de la salle de Constantin, qui
leur sont bien inférieures, et sous une forme, qui pour être infiniment
plus petite n'en est pas moins surprenante, que de magistrale élégance,
que d'équilibre et de juste pondération d'effet dans cette petite grisaille
de Y Abondance, du musée du Louvre, qui servait de couvercle à la
Petite sainte Famille, lorsque Raphaël l'offrit à Artus Gouffier, cardinal
de Boisy.
UAl^iiAKl. l'INX.
liUOT SCL'LP.
-LA FOI-
Fragment ôrandewr d'exécution.
Ensemtile de la ôrisaillc. LES T-ROIS VERTUS T.HEO LOCALES.
C K O SUJ I s DE LA F 1 (5 U H E DE 1, A CHARITE, P A li 1! A P H A E L .
(Collection Albertine à Vienne.)
li&li GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
La forme allégorique a été employée, avec un bonheur au moins
égal, par Raphaël clans une autre œuvre de même nature qui se trouve
aujourd'hui au Musée du Vatican, et qui, bien que dans une collection
très-visitée, n'est peut-être point connue comme elle mériterait de l'être :
nous voulons parler de la grisaille des Vertus théologales.
C'est un très-petit tableau tout en longueur, d'un pied de haut sur
six de large, à trois compartiments. Il fut peint par Raphaël pour servir
de prédelle ou, si l'on aime mieux, de gradin à la Mise au tombeau de
la Galerie Borghèse. On connaît au moins par la gravure, cette admi-
rable composition, l'alpha de son grand style, qui contient déjà en
gei'me les plus éloquentes manifestations de son génie à l'apogée, et
qui, même avec ses timidités, même avec certaines imitations et certains
souvenirs, comme le groupe des saintes femmes, directement inspiré de
l'estampe de Mantegna, demeure au nombre des plus nobles composi-
tions qui se puissent voir. Peinte sur la commande d'Atalante Baglioni,
pour l'église des Franciscains de Pérouse en 1507, c'est-à-dire lorsque
Raphaël n'avait encore que vingt-quatre ans, elle semble devancer les
temps et préparer les savantes ordonnances de la Transfiguration et du
S2}asimo.
La prédelle qui nous occupe, dont la taille-douce ci-jointe de M. Huot,
l'auteur de la belle gravure du Prix de l'Arc, de Van der Helst, repi'O-
duit l'un des compartiments, celui de la Foi, à grandeur d'exécution,
avec un dessin au trait de l'ensemble, est certainement postérieure au
tableau et de la plus belle manière romaine de Raphaël, entre 1508 et
1513. Il est facile d'en juger par le fac-simile que nous donnons de la
précieuse esquisse de la figure de la Charité, conservée dans la collection
Albertine, à Vienne. Chaque compartiment porte un médaillon central
avec la demi-figure d'une Vertu théologale : au centre la Charité, à gau-
che la Foi, à droite l'Espérance. A droite et à gauche de chaque médaillon
se trouve placé dans une niche un petit ange dont l'attitude, le geste et
les attributs complètent et expliquent la figure principale. Aux côtés de la
Foi, qui porte une main sur son cœur et de l'autre tient un calice avec
l'hostie, les anges, ailés et vêtus d'une robe courte, tiennent chacun une
tablette avec les monogrammes consacrés du dogme chrétien ; à ceux de
la Charité, figure assise qui tient trois enfants sur son sein, tandis que
deux autres se pressent contre elle, ils sont nus, l'un tenant au-dessus de
sa tête une cassolette allumée et l'autre une large sébille d'où s'échappent
des pièces d'or, symboles de l'ardeur et de l'abondance de la charité
chrétienne; à ceux de l'Espérance enfin, les regards levés vers le ciel et
les mains tendrement jointes, le visage comme éclairé d'une joie céleste,
UNE GRISAILLE DE RAPHAËL AU VATICAN.
Zi65
ils sont vêtus et les mains croisées. Toutes ces figures sont peintes en
grisaille, sur fond vert.
Nous serions fort embarrassé d'assigner un ordre de beauté entre ces
trois figures. La Foi et l'Espérance ont un charme d'élégance et de jeu-
nesse qui va droit à l'àme ; et cependant nos préférences secrètes seraient
ESQUISSE DE LA MISE AU TOMBEAU,
(Dessin de Raphaël, au British Muséum).
peut-être pour le groupe de la Charité, dont l'arrangement est d'une
beauté si simple et si complète. C'est comme la cadence parfaite d'une
divine harmonie. Raphaël a fait des choses plus grandes, il n'en a pas
fait de plus délicieusement pondérées.
Il y a quelque raison de supposer que si cette prédelle fut peinte pour
la Mise au tombeau, elle ne suivit pas le tableau au palais Borghèse, car,
enlevée par les commissaires de Bonaparte en 1798, elle a figuré aux
livrets du Musée Napoléon. Lors des iraités de 1815, elle retourna en
Italie et entra au Vatican. C'est pendant son séjour à Paris qu'elle fut
gi'avée, très-lourdement du reste, en trois planches in-folio, par le baron
Desnoyers, interprète officiel et patenté des œuvres de Raphaël.
LOUIS GONSE.
XII. — 2' PÉRIODE.
50
NOTE SUE LA PABRICATION
DE LA PORCELAINE CHINOISE
La Commission de perfectionnement de la
Manufactm-e nationale de Sèvres désirerait être
fixée sm' les points suivants de la technique chi-
noise :
Par quel procédé arrive-t-on à dessiner net-
tement sur le cm avec le bleu de cobalt et le
rouge de cuivre et à éviter que ces deux couleurs
s'emboivent et s'étendent dans la pâte ?
Le rouge de cuivre est employé en décor sons
couverte avec nuances variées, certaines parties
passant au gris rosâtre, tandis que les autres
restent d'un rouge vif : comment s'obtient cette
modification ?
Au reste, il y aurait une précieuse étude à
faire sur les divers emplois du rouge de cuivre,
soit en couverte, soit en décor. 11 existe en Chine
des vases entièrement rouges que l'on qualifie sang de bœuf, sont-
ils colorés sous ou dans la couverte ? Est-ce la couleur que, dans sa
traduction de V Histoire et Fabrication de la porcelaine chinoise, Sta-
nislas Julien appelle rouge de la fleur du poirier du Japon'? Un autre
rouge, dit de pierre précieuse- est de l'oxyde de fer.
Qu'est-ce que le yeou-li-hong^l un émail rouge?
Le tsi-hong-yeou'' de Julien et le li-hong'^ du père d'EntrecoUes
paraissent être la même chose , c'est-à-dire une couverte obtenue de
l'oxyde de cuivre rouge.
1! y a, du reste, plusieurs rouges de cuivre, l'un très-vif, le sang de
bœuf, ou ses imitations; l'autre plus lourd de ton, et qu'on nomme, à
1.
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NOTE SUR LA PORCELAINE CHINOISE. /i67
Sèvres, rouge de cuivre terreux; celui-ci doit être moins estimé en
Chine que le premier. Serait-ce à des variétés de ce rouge terreux qu'on
aurait appliqué les noms de couleur foie de mulet» lo-kan, et de couleur
poumon de chevaP ma fel?
Un autre emploi de l'oxyde de cuivre, ignoré chez nous, est celui
qui consiste en une couverte modifiée au four par un tour de main chi-
mique ou plutôt physique. Ici on appelle cette couverte flambé ; en
Chine, on la désigne sous le nom de transmutation, ' yao-pien. Pendant
la cuisson, on introduit dans le four des courants d'air et de fumée qui
modifient l'oxydation du métal et le diaprent de rouge, de bleu céleste,
de vert pâle. Il y aurait un grand intérêt industriel à connaître le
vrai procédé.
Un procédé plus important encore serait celui des couvertes dites
Céladons. Nous appelons ainsi toutes les couvertes semi-opaques pou-
vant dissimuler une pâte plus ou moins colorée et susceptibles d'ombrer,
par accumulation, des dessins gravés ou imprimés en relief dans cette pâte.
La plus fréquente de ces couvertes est le céladon vert de mer qui,
au xvm" siècle, a donné son nom au genre, nom qui est resté celui
d'une couleur.
Pourtant il existe, outre le céladon vert de mer, une espèce dite
bleu empois. Les couvertes donnant le craquelé et le truite sont elles-
mêmes des céladons, puisqu'elles teignent en blanc grisâtre un subjectile
brun plus ou moins foncé.
A Sèvres, à défaut du secret de la couverte céladon, on a cherché un
équivalent en donnant la couleur verte à la pâte elle-même, enduite de
l'émail ordinaire; mais on n'obtient ainsi ni la fluidité de la teinte, ni
la précieuse qualité ombrante, si habilement employée par les Orientaux.
Nous devons pourtant posséder les éléments de coloration de l'émail vert
de mer. On a probablement tourné autour du procédé sans le rencontrer.
En lisant le père d'Entrecolles, on peut croire que c'est le céladon le
plus fréquent qu'il désigne par le nom de long-thsioiien* , dont Stanislas
Julien désigne trois espèces, le long-thsiouen ordinaire, le pâle ou tsien'^
et le foncé ou chin^.
D'après Julien, cette couleur s'obtiendrait au moyen d'une argile
ferrugineuse he-kin-chi'' et d'un peu d'azur. Le père d'Entrecolles
donne au long-thsiouen la couleur de l'olive, ce qui répondrait assez
bien à certains céladons; mais il est à remarquer que le mission-
naire mentionne l'espèce truitée, qui est la moins fréquente, et qu'il
^. iM %%0 3. w^ 4. tiâ 0. il 6. m ^-^^^
[,68 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ne paraît pas connaître les autres, fort communes au xviii" siècle. Les
plus anciens céladons foncés sont appliqués sur une pâte brune; les
modernes, posés sur pâte blanche, sont pâles et très-translucides. Il y
aurait intérêt à connaître la nature réelle de l'ancienne pâte, en d'autres
termes, les pâtes anciennes des céladons et des craquelés sont-elles de
la vraie porcelaine kaolinique, moins pure qu'une autre, ou contiennent-
elles des éléments siliceux qui les rapprocheraient des grès?
Tout ce que l'on pourrait apprendre sur la nature des couvertes cra-
quelantes serait nouveau.
Le céladon empois est-il une couverte ordinaire colorée par le
cobalt? 11 semble probable que cette couverte renferme un élément
blanc semi-translucide qui lui donne son aspect nébuleux d'empois.
ir existe une couverte d'un jaune doré, kin-hoang^ que les curieux
appellent jaune impérial, à tort, puisqu'il était fréquent avant les Taï-
thsing qui ont adopté pour livrée cette couleur symbolique de la terre.
D'après Julien, le kin-hoang devrait sa couleur au fer oligiste tche-chi'-.
Il serait intéressant de savoir si cette couverte se pose sur une pâte
ordinaire au grand feu, ou si elle est appliquée sur biscuit et cuite à
demi-grand feu. On aurait aussi intérêt à savoir si cette couverte
diffère beaucoup du tse-kin ou émail d'or brun qui se fait avec une argile
ferrugineuse et qui existe chez nous sous le nom de fond laque.
Cette question de couleur de demi-grand feu est fort importante à
étudier; les Chinois appliquent sur biscuit et cuisent à moyenne tem-
pérature des fonds bleu turquoise et violet de diverses nuances ; le bis-
cuit qu'ils emploient est-il celui de la pâte ordinaire? Sèvres ne peut
développer ces fonds que sur la porcelaine artificielle ou pâte tendre.
Ici, il y a lieu de consigner une remarque essentielle : les Chinois,
qui ont toujours possédé les éléments de la porcelaine vraie ou kaoli-
nique, n'ont certes pas eu besoin d'en créer une artificielle ; mais ils ont
évidemment fabriqué des pâtes plus ou moins faciles au ramollissement,
et surtout des couvertes plus ou moins tendres, ce qui leur a permis de
varier et d'étendre la palette des couleurs de demi-grand feu. Parmi les
pâtes d'aspect tendre, il en est une Ibrt remarquable qu'ils laissent
généralement blanche et dont ils font des figurines, des groupes, des
animaux et quelques pièces à reliefs ; c'est ce que nous nommons hlanc
de Chine; l'aspect est celui du blanc tendre de Sèvres, et la qualité en
est si voisine, qu'on teint ici beaucoup de pièces en bleu turquoise ou
bleu de cuivre, couleur qui ne se développe pas sur la pâte dure. Si le
NOTE SUR LA PORCELAINE CHINOISE. 469
blanc de Chine est kaolinique, la connaissance de sa composition et de
sa couverte serait très-utile à la fabrication française.
Le bleu turquoise s'obtient du cuivre, on le sait, et celui de notre
pâte tendre est souvent fort beau; mais parmi les bleus et les violets
chinois, il en est plusieurs dont il faudrait bien connaître la composi-
tion; tels sont : le violet couleur de la pierre mei koueî,^; celui couleur
d'aubergine, kia-hoa-tse- . Le bleu couleur de la prune mei, mei-tse-
tsing^, ne serait-il pas lui-même une sorte de violet très-velouté.
La connaissance exacte de ces diverses espèces de couleurs que le
livre traduit par Stanislas Julien semble indiquer comme propres à fournir
des fonds ou des couvertes colorées, aurait pour nos manufactures une
importance capitale s'il était reconnu qu'elles sont susceptibles de s'ap-
pliquer sur porcelaine réelle et en décor de demi-grand feu. C'est, en
effet, à la recherche de belles teintes translucides, chaudes et suscep-
tibles de s'incorporer à la couverte, que doit s'appliquer aujourd'hui la
Manufacture nationale, sa palette de moufle ou de petit feu ne laissant
rien à désirer.
II reste à ajouter un dernier mot qui ressort un peu du programme
de la commission de perfectionnement, puisqu'il ne concerne pas spécia-
lement la Chine, mais qui ne peut qu'intéresser vivement le savant
auquel celte note est destinée. Les Persans ont fabriqué anciennement
de la porcelaine dure qu'ils ont décorée sur le cru par le même procédé
que les Chinois; seulement au bleu de cobalt et au rouge de cuivre
qu'emploient ces derniers, ils ont ajouté un violet passant quelquefois
au noir, qui paraît être dû au manganèse, et, en touches très- restreintes
il est vrai, un jaune vif et délicat qu'on peut croire obtenu du fer. Il y
aurait peut-être à chercher si les Chinois n'ont pas usé des mêmes
teintes, au moins au demi-grand feu, et quel parti ils en ont tiré.
La Manufacture de Sèvres a imité avec une grande perfection le
travail à jours remplis de couvertes, dit à grains de riz; elle vient aussi
de produire une couverte contractée ou creusée de rides vermiculées,
qui doit être analogue à ce que les Chinois appellent couverte peau
d'orange, kio-pi-iveii''. Ce qui lui reste à conquérir, ce sont les divers
craquelés, tsoiii^ dont l'association par zones aux couvertes colorées
produit des effets si inattendus dans les vases chinois et pourrait trouver
chez nous des applications non moins heureuses.
ALBERT JACQUEMART.
■I- JÀiâ* 2. ^5Σ''| 3. ^Jt k.m&^ 5. ^^
LES EX-LIBRIS FRANÇAIS
Ex LiBBifi J. B. MiCHAUD
PoNTisSAIJEHSis LEGATi is
Nat." convetsitu irgi
Voici un livre qui est appelé à tenir
une place honorable dans toutes les col-
lections de bibliophiles.
Il s'agit des ex-libris, autrement dit
des marques quelconques : blasons, mo-
nogrammes ou allégories appliqués soit à
l'intérieur, soit à l'extérieur d'un volume
afin d'en affirmer la propriété. Ces curio-
sités sont très-variées, très-nombreuses et
quelquefois fort rares.
Les ex-libris, en effet, ont, pour tout
esprit cultivé, le double attrait d'empor-
ter comme un reflet de l'époque à la-
quelle ils appartiennent et de nous per-
mettre, à distance, de connaître les goûts,
les aptitudes particulières des grands
seigneurs, artistes ou écrivains posses-
seurs de bibliothèques célèbres.
L'expérience, d'ailleurs, n'est plus il
faire sur le public qui a déjà jugé le
genre d'étude dont nous nous occupons : M. Poulet-Malassis, écrivant sa préface du
20 janvier 1874, osait à peine se flatter d'un encouragement qui lui permît d'ajouter,
par la suite, quelques notes complémentaires à son travail, et voilà qu'il nous dit, en
tète du présent volume : « Nous promettions seulement un complément, voici bel et
bien une seconde édition, très-réelle, revue avec soin et augmentée au point d'être
doublée. »I1 doutait du libraire du quai quand celui-ci lui présentait l'ex-libris comme
la collection à la mode et, moins d'une année plus tard, il constate que cette curio-
sité à peine aperçue est décollée par le bouquiniste et précieusement réservée pour
être vendue à prix débattu : « C'est, ajoute-t-il, une valeur en hausse; qui pour-
rait dire où elle s'arrêtera? Peut-être, un jour, dotera-t-on ses filles avec des ex-libris
et celles qui en auront le plus passeront-elles pour les meilleurs partis. » Sans aller
aussi loin que notre auteur, avouons que l'ex-libris est en faveur et que M. Poulet-
Malassis, par son ouvrage, est appelé à en augmenter la vogue.
En effet, nous y remarquons, avec la définition d'un nombre considérable d'écussons
ou d'emblèmes, vingt-quatre planches d'une fidélité excellente.
LES EX-LIBRIS FRANÇAIS.
Z|71
Si je vous apprends maintenant que plusieurs de ces fac-simile sont les œuvres de
Boucher, de Bouchardon, de MM. Bracquemond, Bida ou Gavarni, vous apprécierez
qu'en dehors de son intérêt bibliographique, ce genre de travail offre un côté artistique
très-goûté des connaisseurs.
Après nous avoir enseigné que l'usage des ex-libris est d'importation allemande et
ne s'est guère introduit en France avant le commencement du xvi= siècle, l'auteur nous
ait part de leur crédit presque immédiat et des modifications qu'ils y subirent sui-
vant les tendances de l'époque.
De '1600 à 16S0, ils ont une belle tournure héraldique, sont gravés avec art et
tout, chez eux, annonce une aristocratie de bon aloi.
De 1650 à 1700, nous constatons encore leur grand caractère et, pourtant, leur
forme se modifie; il y a moins de panaches, moins de lambrequins, mais si le heaume
EX-LIBR13 DE THEOPHILE GAUTIER,
d'après un bijou égyptien du Louvre.
disparaît, c'est pour céder la place à la couronne que l'on s'adjuge sans y avoir aucun
droit.
Dans son travail, M. Poulet-Malassis nous montre la manie du blason poussée à ses
extrêmes limites de <700 à 1780. « C'est un carnaval d'armoiries où la calembredaine
se mêle à l'apothéose. » Plus nous avançons, plus cette soif d'égalité se fait sentir et
plus se multiplient les vignettistes ou décorateurs au service des vanités nobiliaires.
Soudain éclate la Révolution! Alors le blason s'éclipse; mais c'est pour rayonner plus
couronné, plus empanaché que jamais avec l'Empire.
Sous la Restauration, sous la monarchiede Juillet et la seconde République le côté
original des es-libris est nul; la mode n'en est point passée, loin de là, mais on en
confie la gravure aux artisans qui ont des moules tout prêts avec armes et mono-
grammes.
Depuis le second Empire, au contraire, se manifeste une sorte de renaissance dans
472
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ces marques de propriété ; nous en trouvons de fort curieuses et qui sont dues au crayon
d'hommes remarquables.
C'est ainsi que M. Bracquemond dessina des ex-Iibris pour MM. Ch. Asselineau,
Ph. Burty et aussi pour M. Manet, où le peintre est représenté en buste sur un terme
avec la devise, un peu prétentieuse, « Manet et Manebit. »
iï Oltcti;^
iccrxjeT Je,
EX-LIUKIS DE J.-L.
M. Alex. Bida composa également une jolie vignette pour la bibliothèque éphémère
de Solar et, parmi les ex-libris auxquels l'héraldisme demeure étranger, nous possé-
dons encore ceux que M. Aglaus Bouvenne consacra à MM. Th. Gautier, Champfleury,
Victor Hugo. Nous avons sous les yeux le dernier, qui est d'un ton vigoureux et d'une
conception tout originale : il figure Notre-Dame-de-Paris traversée par une bande-
role en forme d'éclair qui sillonne la nue et porte ces mots inscrits : Ex-libris Victor
Hugo. Les initiales du poëte se détachent en blanc sur la façade de l'édifice.
Gavarni, lui aussi, dessina un e.x-libris dont il fit hommage à MM. Edmond et
Jules de Goncourt : c'est une main dont le médium et l'index reposent sur un E et
EX-LIBRIS FRANÇAIS.
liii
un J tracés sur le môme papier; ingénieux emblème, n'est-ce pas, de la louchante
affection qui unissait les deux frèi'es.
La liste serait trop longue à donner de toutes les planches dont le savant ouvrage de
M. Poulet-Malassis est illustré. Contentons-nous d'en noter quelques-unes, et, entre
autres, la marque de l'auteur lui-même avec ses trois initiales en triangle et la légende :
Je L'ai, dont la lettre L enveloppe un livre ouvert.
Parmi les nnarques anciennes, nous assignons le premier rang aux deux vignettes
KX-LIBKIS DE M. DE JOUBEKT.
dessinées par Boucher. La première, qui appartient au président Hénault, de l'Acadé-
mie française, représente Minerve enlevée sur des muses et rayonnant dans sa gloire :
d'une main, la déesse porte sa lance, de l'autre et, en guise d'égide, les armes du pré-
sident soutenues par un amour. L'apothéose est pleine de charme et le comte de Caylus,
en la gravant, ne lui a rien retiré de sa grâce.
La seconde vignette de Boucher figure sur la bibliothèque de J.-L. Aublé. D'un
genre différent, le style en est large et facile. Dans une banderole flottanle se lit le nom
du possesseur; autour de son écu, des nuages vigoureusement tracés; au-dessus, une
XII. — 2« PÉRIODE. 60
hlk
GAZETTK DES BEAUX-ARTS.
couronne d'épis; de chaque côté un amour; tout cela, avec beaucoup d'effet et de
caractère. Parmi les vignettes assez curieuses pour mériter d'être reproduites ici, citons
encore celles de Joubert et de Bossuet.
EX-LÏBRIS DE BOSSUIÎT.
Un autre ox-libris que nous ne saurions non plus passer sous silence, à cause de
son originaliié, est celui de Thomas Gucullctte, grand conteur de contes orientaux,
EX LIBRIS DE W' D U B A R K Y.
grand composilour de pièces ou parades pour le théâtre Italien et enfin l'un des plus
profonds érudils de son temps. « Ce fut, nous dit M. Poulot-Malassis, le premier, peut-
être le seul homme do lettres, qui eut l'idée de faire de son ex-libris une allégorie de
EX-LlBlllS FRANÇAIS.
475
l'ensemble de ses productions littéraires. Il en a même eu deux de la môme allégorie,
reprise et retournée ; tous deux charmants, dignes de cette belle bibliotlièque de lit-
térature française, ou gauloise, si l'on veut, qu'il avait réunie à Clioisy-le-Roi, à côté do
sno théâtre particulier. »
De ces deux vignettes nous indiquons seulement celle dont l'autour du volume nous
EX-r. IDKIS UE FRANHOIS MALHERDE.
fournit le fac-similé : Dans la vasque d'une fontaine formée du blason de Gueullette
(d'or au dextroclière au naturel sortant d'un nuage d'azur et tenant une tige à trois
fleurs de gueules de loup) se baigne une sirène; à droite et à gauche sont un Tartare,
un mandarin, un arlequin plus un ciclope avec un enfant dans les bras. Est-il besoin
de le dire? Le Tartare personniflc les Mille et un quarts d'heure ; le mandarin, les Aven-
tures merveilleuses de Funi-Hoam, contes chinois; enfin, l'arlequin tout le théâlrede
l'écrivain : C'est-là un tableau, une petite scène à laquelle rien ne manque, pas même
/t76
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'apothéose, simulée par un amour volant qui emporte dans les airs la devise de Gueul-
lette : « Dulce est decipere in loco. »
Terminons cette liste, un peu cliargée déjà, en mentionnant la marque tout à fait
pieuse de Mirabeau avec ses anges en supports et la religieuse devise « Juvat pietas ».
Celle très-rare de M""' du Barry, dont la devise : « Boutez en avant» prouve les visées
ambitieuses de la courtisane. Celle de Michaud, député à la Convention nationale, avec
son bonnet phrygien, ses initiales sur champ d'azur et, brochant sur le tout, celte
menace : « La liberté ou la mort », une sanglante parodie du blason, comme vous le
voyez. Enfin, et pour remonter aux origines, l'ex-libris ti'ès-riche et très-somplueuse-
mcnl orné d'Alex. Petau, fils d'un membre du Parlement de Paris, mort en 1613, et
celui du poëte Malherbe sur lequel nous ne saurions plus dignement clore notre galerie.
Ce dernier, admirablement gravé, est formé de ses armes (d'argent à six roses de
gueules et des hermines de sable sans nombre). Un heaume très-empanaché surmonte
l'écu au-dessous duquel sont deux palmes croisées.
Nous aurions beaucoup à écrire encore pour faire passer sous les yeux du lecteur
toutes les curiosités du volume; il témoigne de longs efforts et d'une opiniâtreté de
recherches vraiment dignes d'un bibliophile. Puis, nous le répétons, outre son côté
purement technique, il offre un réel intérêt au point de vue artistique et sous le rap-
port des précieux renseignements qu'il contient. C'est une œuvre conduite avec talent
par M. Poulet-Malassis et, si elle ne flatte point les goûts du vulgaire, elle a du moins
conquis les suffrages de tous les esprits délicats. Un succès qui vaut bien l'autre assu-
rément.
. CHARLES GUEULLETTE.
ALBERT JACQUEMART
Un de ceux qui urent pour la Gazette des Beaux-Arts des ouvriers de la première
heure, Albert Jacquemart, vient d'être inopinément enlevé à l'affection des siens et à
l'affectueuse estime de tous ceux qui furent ses collaborateurs.
C'est le quatrième qui disparaît du groupe compacte qui se dévoua à l'œuvre de
la Gazette. Le plus jeune, Léon Lagrange, est parti le premier; puis est venu Thoré;
après lui Emile Galichon, en qui elle se personnifia longtemps, et enfin Albert Jacque-
mart; sans parler de ceux qui en furent les auxiliaires intermittents, comme A. Tain-
turier et Jules de Gonoourt.
Né à Paris en 1808, Albert Jacquemart entra d'abord à l'École des Beaux-Arts où
il obtint quelques succès. Son but cependant ne semble pas avoir été de devenir un
artiste, mais d'acquérir un talent nécessaire pour d'autres études. L'anatomie, en
effet, l'occupa bientôt, moins avec le scalpel qu'avec le crayon et le pinceau. Les
beaux dessins qu'il exécuta pour le laboratoire du docteur Bazin lui valurent la com-
mande, pour la Bibliothèque du Muséum, de nombreux vélins dont plusieurs furent
exposés aux Salons de '1834 et de 18.36.
Nous en avons vu plusieurs qui sont d'une exécution telle, que sans la signature
nous les eussions attribués à U. Jules Jacquemart. C'est la même précision dans le
dessin, la même justesse dans le ton et le même sentiment de la matière.
Les critiques, dont l'esprit philosophique cherche dans les tendances et les aptitudes
des ascendants d'un écrivain ou d'un artiste les secrètes influences qui ont agi sur
son talent, lorsqu'ils voudront dans l'avenir découvrir celles qu'a subies l'éminent aqua-
fortiste que la Gazelle des Beaux-Arls a révélé, n'auront pas à aller chercher bien
loin. Car si l'expression exacte de la nature intime des choses est la qualité maîtresse
de la pointe de M. Jules Jacquemart, c'est certainement à son père qu'il la doit. Il est
impossible, en effet, de ne pas tenir compte des vélins du peintre à l'aquarelle en
voyant les eaux-fortes du graveur.
Comme une logique latente, pour ainsi dire, mène tout ici-bas, l'étude extérieure
des choses conduisit la curiosité d'Â. Jacquemart à celle de leur organisation; si bien
que la botanique, l'entomologie et la minéralogie l'occupèrent successivement.
hlS GAZKTTIi DES BEAUX-AIITS.
La Flore des dames, en '1840, et le Langage des fleurs, en 1841, sont les manifes-
tations ciiarmantes de ces études.
La conchyliologie le conduisit à la céramique, qui l'occupa presque exclusivemeut
pendant la seconde moitié de son existence.
Dans les temps fabuleux oi\ ceux qui avaient d'autres goûts que la foule pouvaient
faire d'heureuses trouvailles dans les étalages les plus infimes , on trouvait pêle-mêle
dans les caisses alignées sur les quais les médailles, les coquilles elles porcelaines de
Chine dont alors on ne se souciait guère. De l'émail nacré des coquilles à la glaçure
immarcessible des porcelaines la transition était naturelle, aussi avec M. Edmond Le
Blant, son collègue à l'administration des douanes, où il était entré en 1825, commença-
l-il une collection que d'heureuses circonstances ont fort augmentée depuis. Collection
nombreuse, quoiqu'elle n'occupe guère de place, mais composée de pièces exquises
dans leurs dimensions restreintes. Toute la céramique orientale y est représentée
comme en miniature; et d'un coup d'œil jeté sur les rayons de la triple armoire vitrée
dont elle garnit les tablettes, on peut en apprécier la chronologie et l'histoire.
L'habitude de classer les produits naturels par ordres et par familles, induisit Albert
Jacquemart à introduire les mêmes habitudes scientifiques dans l'étude de la céra-
mique. Il y substitua la méthode à l'arbitraire. Aussi dans l'article sur le Décor des
vases, qu'il publia dans le premfer volume de la Gazelle des Beaux-Arls, on voit
apparaître les prémisses d'une classification qui est toujours allée en se développant.
Peut-être les peintres céramistes de l'Empire du milieu s'astreignaient-ils moins
scrupuleusement que ne le dit Albert Jacquemart à ne peindre les sujets religieux que
sur des vases où domine la couleur verte, et les sujets intimes sur ceux où domine le
rose; mais toujours est-il que sa remarque est juste quant à l'ensemble et que les
exceptions ne sauraient l'infirmer.
Si quelques-unes de ces attributions d'origine furent contestées, il eut du moins le
mérite de diriger l'attention vers des questions jusque-là fort obscures, et d'y avoir
apporté quelque clarté.
Aussi la belle Histoire de la Porcelaine, illustrée par les eaux-fortes de son fils,
qu'il publia en 1860, en collaboration avec M. Edmond Le Blant, ne doit-elle être
considérée que comme un essai dans des études qu'il alla toujours poussant plus loin et
plus profond ; pour la Chine, étudiant les marques et apprenant à en lire le grimoire,
lisant les récits des anciens voyageurs au pays de l'extrême Orient, et s'informant sur
tout ce qui en arrive : puis, pour l'Occident, consultant tous les traités et tous les mé-
moires, pénétrant dans les règlements du temps passé, feuilletant même les almanachs,
car rien n'est k négliger par qui veut entrer dans le détail des choses, voyant enfin et
comparant tous les produits, car les textes sont peu si on ne les commente à l'aide des
monuments. Enfin, au lieu d'une branche particulière de la céramique, c'est la céra-
mique tout entière qu'il prit pour champ d'exploration. Des études sur les porcelaines
des Médicis h peine découvertes, sur les laques chinoises et françaises, sur les faïences
dites de Henri H, puis sur les faïences d'Espagne et du I\Iidi dont M. le baron Charles
Davillier venait d'écrire l'histoire, puis sur les cabinets, ies expositions et les livres,
études qu'il écrivit successivement pour la Gazette des Beaux-Arls, depuis sa fon-
dation jusqu'il aujourd'hui, d'un style élégant et précis, et enfin les précieux catalogues
de cabinets qu'il rédigea comme lui seul le savait faire, firent d'Albert Jacquemart,
plus qu'il ne l'aurait désiré peut-être, un spécialiste.
Aussi lorsqu'un éditeur entreprit de faire connaître aux gens du monde les mer-
ALBERT JACQUEMART. Zi79
veilles de la nature, des sciences et des arts, c'est à lui qu'il s'adressa pour publier
celles de la céramique. Mais Albert Jacquemart pensait, avec raison, que tout est mer-
veille ici-bas; il estimait que le grossier vase d'argile que le sauvage habitant de nos
cavernes façonnait avec ses doigts aux époques préhistoriques, et pétriflait par la
cuisson, était à meilleur tilre une merveille que le vase le plus parfait, fut-il un chef-
d'œuvre de la Chine ou de Sèvres. Au lieu d'écrire au courant de la plume une suite
de pages agréablement inutiles sur les Merveilles de la Céramique, il composa trois
volumes consciencieusement étudiés qui sont une vraie histoire de la céramique elle-
même.
Ces trois tomes, développés et réunis en un seul volume d'un autre format, prirent
bientôt leur vrai titre : VHisloire de la Céramiaue (1873), dont la collaboration du
père et du fils a fait une œuvre doublement remarquable.
L'étude des différents produits de l'art de terre avait été facilitée il A. Jacquemart
par les expositions successives dont il fut un des organisateurs les plus aclifë : d'abord
le Musée rétrospectif de ISGo, dont il rédigea en grande partie le catalogue, puis
l'exposition de l'Histoire du travail, en 1867, dont il eut moins il s'occuper officiellement
mais qui lui laissa plus de liberté pour ses études particulières; et enfin, le Musée
oriental en 1867, où il se trouvait comme dans son élément naturel.
Ce fut pendant cette exposition qu'il reçut la croix de la Légion d'honneur. Mais
qu'on ne croie pas qu'aucun des travaux qui avaient fait la réputation d'Albert Jac-
quemart fut pour rien dans l'octroi de cette distinction. Ce fut malgré ces travaux
qu'elle fut accordée au chef de bureau de l'administration des douanes pour lequel
l'heure de la retraite allait bientôt sonner.
Un ministre, ancien banquier, dont le libéralisme de jadis s'était transformé en un
absolutisme outrecuidant, qui n'en était peut-être que le développement naturel, lui
avait fait conseiller, dit-on , do n'être qu'un employé exact à son bureau, ponctuel en
son service, auquel il serait permis, comme déraison, de se faire remplacer à certaines
heures par son chapeau, suivant la coutume, mais à la condition de ne préparer ni
faire pendant ses absences aucune œuvre méritoire qui lui valût quelque renom en
dehors de ses fonctions administratives. Et le ministre avait raison.
Sous un régime, en effet, où toute la nation se résume dans le souverain, celui qui
sort de l'alignement hiérarchique est un irrégulier soupçonné d'indépendance et d'ini-
tiative, qui enlève de plus par la notoriété qu'il peut acquérir quelque chose de la
considération due à son supérieur. Ce qu'il croirait devoir lui compter lui est nui-
sible. Le moins qu'il puisse lui arriver, c'est qu'il lui soit inutile.
Albert Jacquemart laissa passer l'avertissement, car les minisires changent, ils
meurent même, les gouvernements s'effondrent et les bonnes œuvres restent.
L'heure de la retraite vint enfin, et libre de toute entrave officielle, Albert Jacque-
mart ne s'en livra qu'avec plus d'ardeur à ses études favorites. Ainsi il prit une part
exclusive, l'an dernier, ii l'organisation de toute la section orientale de l'exposition de
l'Histoire du costume. Et non-seulement il rechercha, réunit, reçut et classa les pro-
duits exposés dans les salles dont il s'était réservé la direction, mais il poursuivit et
mena il bonne fin l'entreprise longue et fastidieuse' d'en dresser le catalogue, par le
chaud et par le froid, au milieu de la foule et malgré les dérangements incessants.
Les insignes d'officier d'Académie vinrent alors lui témoigner que le ministère de
rinsiruction publique voulait reconnaître le mérite de ses longs et persévérants tra-
vaux.
/(SO
GAZKTTK DES BEAUX-ARTS.
Bientôt le ministère des Beaux-Arts l'appelait a faire partie de la Commission de
perfectionnement de la manufacture de Sèvres, où ses études spéciales lui assurèrent
un rôle prépondérant dont témoigne le remarquable rapport publié naguère au nom
de cette Commission.
Albert Jacquemart n'avait plus qu'à se laisser vieillir entouré de tous les siens, au
milieu de ses intelligentes occupations. Mais il avait doublement subi les angoisses du
siège : comme père et comme citoyen.
Tandis que son fils allait aux avant-postes affronter les balles de l'ennemi, les obus
éclataient dans son appartement qu'il dût abandonner pendant le second siège. Ce fils
dont il était justement si fier avait dû à ses propres fatigues une dangereuse maladie
qui l'avait longtemps inquiété, et lui-même avait ressenti le contre-coup de toutes
ces atteintes. Mais la santé lui semblait revenue.
On ne traverse pas cependant ces épreuves terribles sans que tout souffre en vous,
le corps, l'esprit et le cœur. Bien que l'on semble vivre de la vie ordinaire quelque
chose est usé en vous, et, vienne un accident, l'on n'a plus la force d'y résister.
Combien en avons-nous déjà vu depuis nos désastres de ces morts inopinées autour
de nous! Telle fut celle d'Albert Jacquemart.
Il était à peine souffrant, il se lève... mais c'est pour tomber à tout jamais. — On
en cherche la cause. — Elle est dans l'action interne et lente des angoisses subies
naguère.
ALFRED DARCEr,.
Le Réilacteur en chef, gérant : LOUIS GONSIÎ.
J. CL A YR, IMPRIMEUR
RUR S A I N T- Il EMJ I r, |l~.3t)|
a '"<' .ri'/àf (V/1
Mimi:
PILS
Le 8 septembre, un
concours d'amis, d'élè-
ves, de collègues, était
assemblé à l'église de
la Trinité pour adres-
ser un suprême adieu
à un artiste français,
M. Pils, mort quelques
jours avant dans toute
la plénitude de son ta-
lent. L'assistance était
nombreuse et recueil-
lie. G'étaitmoins encore
le vide fait dans l'École
que l'on regrettait que
l'ami, l'homme droit et
sincère. La mort venait
de commettre une in-
justice.
Quelques paroles prononcées sur la tombe, par M. Lefuel, ont révélé
à ceux qui n'en connaissaient que la surface toute une vie de souffrances.
Avant de mourir, Pils avait exprimé le désir formel que le dernier adieu
lui fût adressé dans la forme la plus brève. Il avait hâte de donner à son
enveloppe mortelle le repos que lui avait refusé la vie. Ses collègues ont
été scrupuleusement fidèles à ses dernières volontés. Ses amis ne m'en
XII. — 2« pÉRionE. 61
/i82
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
voudront pas si je viens ici rappeler les travaux de l'arliste et les motifs
de l'École française de déplorer la perte qu'elle vient de faire.
Isidore-Alexandre-Auguste Plis est né à Paris le 7 novembre 1815.
Son père, vieux soldat de l'Empire, avait fait toutes les guerres de cette
glorieuse époque auprès du maréchal Oudinot, auquel il resta attaché
jusqu'à la mort de celui-ci. Cette origine explique les goûts militaires du
fds et sa tendance à représenter des scènes de l'armée. Il était là sur son
terrain et en famille. Il retrouvait au milieu des régiments et des ma-
FAC-SIWILE D UN CROQUIS
LA PLUME DE
nœuvres les souvenirs de son enfance et les affections de sa jeunesse.
Absolument dépourvu de fortune, le père de Pilsne légua à ses deux fds '■
qu'une aptitude singulière pour le dessin. Quelques amateurs possèdent
des croquis de lui qui constatent la précocité de cette aptitude. La carrière
de l'enfant était toute trouvée. Pils eut ce bonheur rare chez les enfants
i\. Pils a eu un frère, Édouard-Aimë, qui, comme lui, s'est occupé de peinture, a
été élève de l'École des Beaux-Arts, et a exposé des scènes religieuses et militaires
aux Salons de 4 845, 1848, 1849. Il est mort en 1892. Il était né en -1823.
PILS.
483
pauvres de ne pas voir sa vocation contrariée par les répulsions pater-
nelles. En 1834 il entra à l'atelier de M. Picot, auquel il devait succéder à
l'Institut trente-cinq ans plus tard.
M. Picot n'a pas laissé dans l'art une trace éclatante. Sans originalité
bien accentuée, le peintre de l'Amour et Psyché et de la Coupole de
Saint-Vincent-de-Paul ne possédait, ni comme dessinateur ni comme
coloriste, un de ces tempéraments qui soulèvent la controverse et pas-
UROQUIS DE PILS.
sionnent l'opinion. Rompu à la pratique de son art, la flamme lui man-
quait. 11 laissera toutefois son empreinte. 11 avait le don de l'enseigne-
ment et fut un excellent professeur. Parmi ses élèves, il en est bien peu
qui ne se soient fait une renommée dans l'École française. Les plus
illustres de nos artistes modernes ont passé par son atelier. Ce sont, avec
Plis, MM. Cabanel, Henner, Bouguereau, Lenepveu, les deux Benouville,
Gustave Moreau, Emile Lévy. C'est que M. Picot croyait sincèrement à
ce qu'il enseignait. Il avait ce qui, en philosophie comme en art, fait la
force et la durée des écoles : des principes et une doctrine. « Ses travaux
et ses leçons, a dit Pils lui même dans sa Notice sur son maître, portent
l'empreinte de la tradition la plus élevée. Il était de ceux qui sacrifient
tout pour trouver le palladium et le transmettre intact à leurs descen-
Ii8h GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
dants. » L'exécution n'était pas à la hauteur de la pensée, et l'exécution
est beaucoup en peinture, mais la pensée était toujours présente. Il a pu
la transmettre à ses élèves.
Après avoir suivi les cours de l'Ecole des beaux-arts, Pils obtient en
1838 le grand prix de Rome pour son tableau Saint Pierre guérissant an
boiteux. L'œuvre, exécutée dans le programme académique d'alors, est
ordinaire et ne fait nullement présager le peintre de la Bataille de
l'Aima. C'est un bon tableau de concours, rien de plus, rien de moins.
On n'y sent en aucune façon l'enfant phénomène.
Pendant ses cinq années de Piome il se fit remarquer par sa bonne
humeur et son assiduité, et revint à Paris en 1843 apportant à son maître,
qui l'avait pris en affection et l'associa à ses travaux, une habileté de
main déjà éprouvée et une précieuse correction de dessin. 11 paraît au
Salon de 1846 avec le Christ préchant dans la barque qui lui valut une
médaille de seconde classe, de 18/|7 avec la Mort de la Magdeleine, de
1848 avec un Épisode du passage de la Bérézina et un Portrait d'homme.
Le Salon de 1849 le mit hors de pair. Dès le jour d'ouverture le flair des
artistes découvrit son tableau Rouget de Lisle chantant la Marseillaise
et le public consacra cette découverte. Pils venait de conquérir un nom.
La gravure a multiplié les copies de ce tableau dont la figure principale
se fait remarquer par un mouvement très-large, très-franc et plein d'en-
thousiasme.
En 1851, nouveau succès avec \d, Blorl d'une Sœur de charité. L'on
se rappelle cette toile dans laquelle une émotion profonde et naturelle
était obtenue par une extrême simplicité de moyens. Une suite de dou-
loureuses circonstances avait permis à Pils d'assister aux derniers
moments d'une de ces nobles et saintes filles qui savent mourir aussi
simplement qu'elles ont vécu. Le cœur de l'artiste avait été touché : il
sut toucher le cœur des autres. Le succès se confirma et s'affermit au
Salon de 1852 avec le tableau Soldats distribuant du pain aux indigents,
puis, en 1853, avec le tableau de la Prière à l'Hospice, aujourd'hui
à l'hôpital Sainte-Eugénie, composition pleine de charme et de douce
poésie, dont nous donnons ici une reproduction d'après la réduction à
l'aquarelle appartenant à M™' Becq de Fouquières. La voie était trouvée,
il n'allait plus la quitter. Les Athéniens esclaves à Syracuse exposés la
même année sont un dernier hommage et un suprême adieu aux sujets
académiques. 11 les abandonnait sans regret.
J'eus l'honneur à ce moment d'entrer en relation avec lui. Différant
de beaucoup de ses confrères, il n'avait tenté aucune démarche, sollicité
aucune recommandation pour obtenir de l'administration une place pri-
LA PlilEKE A l'hospice, TaULEaU bK Pllà.
Z|86
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
vilégiée pour une œuvre qui arrivait cependant précédée d'une certaine
réputation. Je me permis de l'en féliciter, « C'est pourtant bien naturel,
répondit-il. Je ne crois pas aux bonnes places. Si mon œuvre est mau-
vaise elle sera toujours trop bien placée ; si elle est bonne, laissez faire !
on saura bien la découvrir. » L'événement lui donna raison; le public
courut à son tableau. Cordial et franc du reste, ne tirant aucune vanité
CKOQUIS DK PILS.
de la réputation qui lui arrivait, sans parti pris dans ses jugements,
appréciant les œuvres de ses émules avec une bienveillance et une rec-
titude singulières, mais en même temps très-ferme dans ses tendances,
passionné pour son art, sentant vivement et n'appréhendant que devoir
sa main trahir ses impressions, il était difficile de ne pas être attiré par
l'honnêteté et la droiture de cette nature. Pendant vingt-cinq ans cet
attrait ne s'est pas démenti.
Pils ne figure à l'Exposition universelle de 1855 que pour une seule
/i88
GAZETTK DES B KA U X - A liTS.
toile : Une Tranchée devant Sébnstopol où se retrouvent les qualités des
deux Salons précédents plus accentuées, plus sûres d'elles-mêmes. Il
était déjà désigné comme un des jeunes maîtres de l'Ecole française;
son avenir était plein de promesses. La médaille de deuxième classe qui
lui fut décerné à la suite de l'Exposition ne fit que sanctionner l'avis
général. Le Salon de 1857 ratifia ces promesses de la façon la plus écla-
tante par le Débarquement en Crimée, peint pour le prince Napoléon. Le
CROQUIS DE riLS.
talent de Pils avait singulièrement grandi pendant ces deux années et
apparaissait en pleine possession de lui-même. Avec le Passage de
V Aima, le Débarquement en Crimée est son chef-d'œuvre. Composition
classée et bien équilibrée, dessin précis, ferme et spirituel, variété et
justesse des attitudes, coloris puissant et harmonieux, lumière bien dis-
tribuée donnant leur valeur relative aux figures et aux plans : telles sont
les qualités qu'une voix unanime reconnut à cette œuvre. Le succès fut
rapide et incontesté, et ce fut avec enthousiasme que le jury des récom-
penses, s' associant aux admirateurs de cette jeune gloire, lui décerna une
première médaille et sollicita pour lui la croix de la Légion d'honneur.
A ce moment les Salons étaient bisannuels. L'année 1858 fut employée
à peindre, dans une chapelle de l'église Sainte-Clotilde, les principales
scènes de la Vie de saint Bcmy. L'œuvre ne devait rien ajouter à la
réputation de l'artiste. La peinture religieuse monumentale comporte des
facultés et des études spéciales vers lesquelles Pils ne s'était jamais
senti violemment attiré. La Vie de saint Remy n'est pas à dédaigner;
mais, j'en a])pelle à ceux qui ont étudié ces peintures, sans leur signa-
ture ne pourrait- on pas les attribuer à n'impoi'te quel bon élève de l'Ecole
XII. — %' PKRIOnK.
62
/i90
GAZETTR DES 13RAUX-Ain'S.
de Rome? C'est un travail estimable et savant; ce n'est pas une onivre
personnelle et prime-sautière. Pils le savait,
11 retrouva son originalité clans le Défilé des zouaves dans la tranchée,
clans le Portrait de M. Lecointe et dans le Portrait de M. de Caslelnau,
du Salon de 1859. C'est alors également qu'il commença à exposer ses
charmantes aquarelles qui rendent si bien la vie et l'animation des
casernes et des champs de manœuvres ; si vives, si brillantes, où les
C I< n Q L' 1 s DE P I [, K.
attitudes du soldat français, les poses propres à chaque arme, les
déhanchements habituels à chaque régiment, sont observés avec tant de
justesse et rendus avec tant d'esprit. Que les heureux possesseurs de ces
esquisses les conservent avec soin ; avant peu elles constitueront une
fortune. Nous reproduisons ici l'une des plus belles et des plus achevées
de ces aquarelles qui appartient à M. Ed. André, véritable tableau pour la
solidité de l'effet et l'heureux agencement de la composition.
La Bataille de l'Aima (Salon de 1861) fut le triomphe de Pils et le
summum de sa carrière. Elle le rendit l'égal des quatre ou cinq grands
artistes que l'École contemporaine reconnaissait pour ses chefs. Le sujet
'ILS.
491
est universellement connu. 11 est traité au point de vue épisodique; mais
l'épisode qu'il retrace décida du gain de la bataille. C'est le mouvement
de liane exécuté par l'artillerie du général Bosquet qui, escaladant les
pentes inaccessibles de l'Aima, déborda le flanc gauche des Russes et
permit au maréchal Saint-Arnaud de reprendre une olTensive changée
rapidement en victoire. Toutes les qualités du Débarquement en Crimée
se retrouvent dans la Bataille de l'Aima,' mais élevées à leur dernière
puissance et se développant sur une surface vingt fois plus considérable,
c'est-à-dire ayant vingt fois plus de chances de se fausser ou de se
M. HiiNUlvUEL ULroNT, D A l' li E S f M CltOCJUlS DE rILS.
perdre. Pils y démontra de la manière la plus péremptoire qu'il savait
peindre un grand tableau et que Gros et Géricault avaient un fds. La
médaille d'honneur récompensa ce chef-d'œuvre. Elle fut décernée à
Pils en séance solennelle. A l'appel de son nom, les applaudissements
éclatèrent et cO-Tlinuèrent pendant plusieurs minutes. J'ai rarement vu
une pareille ovation. L'orgueil national était remué dans ses fibres les
plus nobles et les plus élevées : la gloire militaire et la gloire des arts.
Ceux qui ont assisté à ce spectacle ne l'oublieront jamais; j'en souhaite
de semblables à nos enfants.
A la suite de ce triomphe, Pils fut chargé de l'exécution du tableau
destiné à rappeler la fête donnée par les tribus africaines à l'empereur
492
GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
et à l'impératrice lors de leur voyage en Algérie. 11 passa quatre mois
à étudier les principaux sites de l'Algérie ; et, dès son retour, il se mit au
travail avec une ardeur surexcitée par les impressions qu'il rapportait
du ciel et des costumes du Tell et de la Kabylie. Nommé professeur à
l'École des Beaux- Arts en 186/i, il apporta dans ces délicates fonctions
la conscience et l'assiduité qu'il mettait à toutes ses entreprises. Son
temps fut partagé entre ses élèves et son tableau. Aussi ne figure-
t-il que pour des œuvres peu importantes aux divers Salons, de 18(51
à 1867. 11 reparait à l'Exposition universelle de 1867 avec la Bataille de
l'Aima et la Fête donnée à l'Empereur à Alger. Ce second tableau fut
KODERT- II.EUKV, d'aPKÈS UN CUOCJL'IS DE PILS.
jugé inférieur au premier, et l'arrêt me parait juste. Pils s'est montré
peintre de premier ordre en reproduisant l'éclat des costumes africains
et la tranquille majesté de ceux qui les portent ; mais, en obscurcissant
le centre de sa composition par un immense dais de velours, il s'est
privé de la ressource que lui eût donnée la lumière, et n'a mis en valeur
ni ces costumes ni ces poses. En un mot, le tableau est sombre ; grave
défaut pour un tableau emprunté à l'Orient. Toutefois, comme il arrive
toujours aux favoris de la foule, l'opinion voulut lui faire payer ses
enthousiasmes et déclara le tableau mauvais. C'était de l'injustice. Cer-
taines parties, notamment le groupe des Arabes vus de dos, sont du jet
le plus puissant et du dessin le plus magistral. L'administration supé-
rieure fut plus équitable en décernant à Pils, à la suite de cette expo-
sition, la croix d'officier de la Légion d'honneur.
ILS.
493
A ce moment, son ancien condisciple de Rome, M, Garnier, lui
demanda de se charger de la décoration de l'escalier monumental du
nouvel Opéra. Pils ne se faisait aucune illusion sur les difficultés de cette
entreprise. Il se rendait compte que sou talent ne le portait pas plus
vers la peinture mythologique que vers la peinture religieuse ; mais il se
sentait assez sûr de lui pour aborder de front les difficultés, assouplir sa
manière au gré de cette nouvelle œuvre, et il se connaissait suffisam-
AMBROISE THOMAS, d'aPRÈS UN CROQUIS DE PILS.
ment de ressources pour les surmonter. Il accepta donc avec résolution,
confiant dans la puissance du travail et de la volonté.
Ses triomphes passés, la réputation chaque jour croissante de son
enseignement à l'École des Beaux-Arts, légitimaient ses prétentions à
l'Académie. Sa place y était marquée depuis la Bataille de l'Aima. La
mort de son maître réveilla ce désir. Pils se porta candidat à la place
laissée vacante par M. Picot. Il fut nommé le 7 novembre 186S. J'ai
sous les yeux la Notice qu'un pieux souvenir lui fit rédiger sur M. Picot
et qu'il lut dans la séance du 24 juillet 1869. Écrite dans un style sobre,
négligé, mais non pas sans art, il est impossible de ne pas se sentir ému,
en la parcourant, par ces témoignages de reconnaissance qu'après trente-
VM
UA/.L;T1E Dlib lJt;AUX-AUTb.
cinq ans un élève devenu maîli-e à son tour ^lent rendre à un profes-
seur respecté. Je ne sais à qui elle fait le plus d'honneur.
Les malheurs de 1870 portèrent une grave atteinle à sa santé chan-
celante. Il était resté à Paris pendant le siège; les émotions de chaque
jour, les préoccupations du lendemain, les craintes de l'avenir étaient trop
fortes pour céder aux distractions du travail. Qui pouvait travailler avec
M. LÉON COUNIKT, D ' A T K i; H L" N C 1{ 0 Q U 1 S IJ li r 1 L S.
fruit au milieu des douletu's de la patrie! Je l'ai rencontré souvent pen-
dant ces quatre longs mois. Il me montrait les croquis esquissés d'une
main distraite aux avant-postes. Nous nous serrions tristement la main
et nous nous rendions chacun où nous appelait le devoir. Mais dès ce
moment sa santé conmienca à préoccuper ses amis.
Quand un peu de sécurité revint, Pils reprit sa tâche. Le temps qu'il
ne consacrait pas à son enseignement, celui qu'il ne passait pas sur
son lit à combattre la douleur, il le donnait à l'Opéra, travaillant avec
une ardeur fébrile, luttant contre les spasmes de la souffrance et les trem-
blements (le la fièvre, usant ses dernières forces à terminer une œuvre
PILS. /|95
pour laquelle il avait fini par s'éprendre d'une passion absorbante : la
passion d'un mourant. On a pu juger au mois de janvier dernier si ses
efforts ont réussi. La coupole est divisée en quatre compartiments dont
les sujets représentent : Apollon conduisant le char du soleil, la
Renommée couronnant la Sagesse, Apollon apprivoisant les bêtes fauves
au son de sa lyre, la Ville de Paris encourageant les arts. Ces quatre
compositions supportent admirablement la clarté du jour ; chacune se
comprend au premier coup d'œil. Le dessin est sobre et hardi. Le peintre
a évité les poses strapassées, les tours de force de raccourcis qui finis-
sent par fatiguer comme tous les tours de force; la couleur est appliquée
par grandes masses d'ombres et de lumières permettant à l'œil de se
reconnaître promptement dans l'ensemble et de pénétrer sans fatigue
dans les détails. Elles perdent à la clarté du gaz; et c'est un défaut que
je ne chercha pas à dissimuler puisqu'en somme elles ont été faites pour
être vues le soir. Avec la somptueuse ornementation de cet escalier, avec
le scintillement croisé des lumières, des ors et des marbres de couleur,
avec le blanc intense qui les encadre, Pils eût évidemment dû ne faire de
ces peintures que le complément de l'architecture et se tenir dans le
ton doux et passé de la tapisserie. C'est le parti adopté par MM. Baudry
et Delaunay et le résultat leur a donné raison. Mais, je le répète, qui
voudra se rendre un compte équitable de cette œuvre devra l'étudier
le jour après l'avoir vue le soir. Sous ces deux aspects elle peut attendre
avec sécurité les jugements les moins prévenus en sa faveur.
Le travail de Pils était terminé, mais il y avait laissé ses forces. Aux
premiers beaux jours, il alla au fond de la Bretagne demander aux brises
de l'Océan, au calme des champs, aux soins affectueux d'amis dévoués
un peu de soulagement à ses souffrances. Il était trop tard. Il languit
quelques mois encore et cessa de souffrir le 3 septembre 1875.
Par un singulier et rare privilège, ce que Pils a dit de son maître peut
s'appliquer exactement à lui ; et nous ne saurions mieux faire pour
clore cette notice que de lui emprunter les lignes qu'il a consacrées à
M. Picot : « II n'avait ni orgueil ni vanité, il ne parlait jamais de lui ni
de ses œuvres ; cette âme, si honnêtement née, si sincèrement bonne et
instinctivement digne, n'avait besoin d'aucune espèce de masque pour se
faire respecter. Il ne parlait pas volontiers d'art et prenait en pitié lés
discoureurs sur cette matière. Son amour pour l'art était tellement pro-
fond que les mots lui semblaient impuissants pour l'exprimer. Toute
expression insuffisante lui semblait une profanation. »
Je le répète, Pils est un artiste français dans la plus rigoureuse
acception de ces termes. Artiste, il en possédait toutes les belles qua-
/i96
(_;azi';ttk des bkaux-auts.
lités : l'ouverture, la chaleur, le désintéressement. Français, il l'était
encore par ses éminentes qualités de dessinateur; il avait le croquis leste,
spirituel, très-habile dans sa légèreté et plein de franchise. On peut s'en
convaincre par les nombreuses reproductions de dessins qui accom-
pagnent ce travail, et surtout par les fac-similé de portraits ci-dessus,
BAUDRY, I) APRliS UN CROQUIS DE PILS.
petits chefs-d'œuvre de nature et de vérité qu'il enlevait comme en se
jouant, avec les barbes d'une plume d'oie, pendant les séances dé
l'Institut. Il n'a jamais fait de son art une marchandise et mis son talent
en spéculation. 11 n'a jamais demandé à ses dons naturels que la tra-
duction des conceptions de sa pensée ou des rêves de son imagination,
sans s'inquiéter des exigences de la mode ou des engouements de la
multitude. 11 ne s'est jamais préoccupé de faire fortune. Après avoir été
un des maîtres de l'École française, après avoir joui d'une renommée
PILS.
Zl97
qui, pour les habiles ou les complaisants, amène infailliblement la
richesse avec elle, il est mort pauvi'e, très-pauvre. Je ne sais pas de
plus bel éloge à faire de lui.
Peintre français, son talent possède les grandes qualités nationales :
la simplicité, la netteté, la clarté. Ses aïeux légitimes sont Lebrun, Jou-
venet, Lemoine, Natoire, Gros, Gérard, Géricault. 11 eût pu prendre ses
inspirations ou demander ses enseignements à l'Allemagne ou aux
Flandres, à l'Espagne ou à Gênes. Les traditions de son pays lui ont paru
suffisantes ; il y est resté indissolublement attaché. Mérite plus rare
qu'on ne croit par le temps qui court. En étudiant attentivement notre
art contemporain, on y découvre bien des courants exotiques, bien des
intrusions étrangères, bien des influences antipathiques au tempérament
national, et cet état de choses ne laisse pas que de faire réfléchir assez
tristement quiconque a à cœur de maintenir à la France la prépondé-
rance dans les œuvres du goût. C'est notre dernière supériorité, ne la
compromettons pas, soutenons-la de toute l'ardeur de la piété filiale. De
ce côté peut-être viendra le relèvement et le salut. Pils l'aura montré
du doigt à ceux qui nous suivent : il peut se reposer.
I.. CLÉMENT DE RIS.
XII.
%' PÉRIODE.
63
LE POUR ET LE CONTRE
E premier parla ainsi :
« Je ne sais qui a fait aux Parisiens une réputation de
fatuité; c'est une erreur qui tient à ce que l'on ignore
leurs façons de parler. Ainsi vous entendez tous les jours
de braves gens qui s'écrient en se frottant les mains :
■^■^-.J^',^ " Quel triomphe! nos artistes sont les premiers du
monde ; » et vous vous demandez par quel miracle
la vérité ne leur saute pas aux yeux quand la France
décline visiblement, entraînant avec elle son école tout entière.
(i Eh bien, vous vous trompez. Le Parisien sait parfaitement
à quoi s'en tenir et ne se fait aucune illusion. Mais il ressemble
aux Romains, surtout à ceux du Bas-Empire ; il a inventé des
locutions néfastes, un dictionnaire de mots qu'il ne faut pas
prononcer. Le mot décadence est du nombre; il gêne, il dérange les habi-
tudes prises, il inquiète. Chacun le connaît à merveille, mais ne l'articule
point. Comme cela se pratique chez un malade, on est convenu de cer-
taines réticences avant de l'aborder et on le complimente sur son bon
visage.
(( Que les Parisiens s'amusent à ces gentillesses, c'est leur affaire.
Quant à moi, je veux regarder le mal en face et, si je dois mourir, qu'on
me le dise tout net.
« Malheureusement l'École française en est là; elle est frappée au
cœur. Du jour où la science s'est mise à gouverner le monde, l'art était
perdu sans ressource et l'on pouvait prédire logiquement toutes les
phases de sa décadence.
« Notre capacité créatrice n'est pas indéfinie. La Providence mesure
à chaque peuple la dose qui lui convient et le budget, si je puis ainsi
LE POUR ET LE CONTRE. 499
parler, est fixé une fois pour toutes. Nous pouvons le dépenser en pièces
d'or ou en gros sous, cela dépend des siècles; mais, l'allocation épuisée,
nous aurons beau prier, le banquier ferme impitoyablement sa porte.
« Or la science, qui se contentait jadis d'une part légitime, est devenue
plus exigeante en grandissant. Aujourd'hui c'est une maîtresse hautaine
et jalouse, qui veut régner seule et n'admet pas de partage. Elle a pris
pour elle tout le crédit, elle absorbe la provision créatrice sans rien lais-
ser à ses rivales.
« Voilà donc les lettres et les arts incapables de produire. Abandon-
nés par le dieu qui féconde, errant à l'aventure, ils vivent sur leurs
restes ; vous savez ce qu'ils sont devenus.
« Je ne parlerai point des lettres ; elles ont beaucoup souffert,
« L'architecture a disparu. On la cherche encore sans pouvoir la
trouver.
« La sculpture avait fait bonne contenance d'abord ; mais elle a com-
pris qu'il fallait vivre et s'est rabattue sur l'ameublement et l'orfèvrerie.
Elle s'adonne à la statuette, au surtout de table, et s'occupera bientôt des
pendules.
« La peinture a tout essayé. Courtisane amoureuse, elle se faisait pe-
tite pour tenir peu de place; au besoin elle montrait la jambe et la
gorge. Quand le public est devenu collectionneur, on l'a vue se jeter dans
la curiosité et pratiquer l'archéologie. Elle fait d'ailleurs tout ce qui con-
cerne son état, travaille pour les restaurants, les marchands de nouveau-
tés et l'exportation, s'aftichant partout, folle de publicité, de réclames et
d'expositions.
« Il y a trente ans, on estimait encore l'art comme une fleur privilé-
giée, qu'il faut élever pour la bonne compagnie seulement; personne ne
se fût avisé de la compromettre dans un entourage indigne d'elle. On lui
faisait les honneurs d'un Salon, recueil peu nombreux et choisi avec
soin. Avec le temps, le Salon est devenu place publique. On a monté des
Expositions aux Champs-Elysées, aux Beaux-Arts, dans les cercles, dans
les ateliers, chez les marchands, à l'Hôtel des ventes, au profit des pau-
vres, des blessés, des artistes, avant et après décès, si bien que la foire
aux tableaux est permanente. Nous verrons bientôt le Bazar général de la
Peinture avec buffets, fleurs, concerts militaires et lumières électriques.
On garnira les murailles de nudités appétissantes, on fera circuler des
femmes à la mode; et le public sera bien dégoûté s'il n'accourt pas en
foule à ces joyeuses funérailles de l'Ecole française.
« Cependant la manufacture des tableaux s'augmente chaque année ;
l'école et l'atelier se remplissent de plus belle et tous les jours quelque
500 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
petit jeune homme, espoir du notariat et de la nouveauté, se précipite
tête baissée dans la peinture.
0 Ah! si j'en tenais un par les oreilles : « Vous voulez être peintre,
mon ami; à merveille. Sans doute vous avez déjà fait votre choix :
vous êtes réaliste, naturaliste, idéaliste, sensationnaliste, valoriste,
impressionniste ou impressionnaliste, je ne sais lequel au juste;
voilà qui est bien. Maintenant que comptez-vous faire? Vous ne son-
gez pas à la peinture religieuse, c'est convenu; mais ferez-vous le
cheval, le mouton, le chien, la fleur, le grec, le mérovingien, la
Renaissance, l'égyptien, le portrait, la nature morte, la marine, le
militaire ou la familiarité? Il faut prendre un parti; aujourd'hui cha-
cun a sa spécialité, et vive la division du travail! Ne me parlez pas de
ces anciens phénomènes à deux têtes et à quatre bras, à la fois pein-
tres, sculpteurs, architectes, graveurs et poètes à l'occasion ; ce sont
les Millie-Christine de l'art, on n'en veut plus. — Vous ne manquez
pas d'imagination, je crois ; mauvaise affaire. La peinture est impassible,
sans émotion, sans âme ; elle travaille à froid ; c'est de la photographie
en couleurs; est-ce que le soleil a de la passion? — Quelles sont vos
opinions politiques ? La question est délicate, car les journaux et les
critiques de l'autre bord vous éreinteront quel que soit votre talent,
pendant que vos compères vous porteront aux nues, fussiez-vous le
dernier des fruits secs. — Étes-vous prêt à vous livrer corps et âme à
un entraîneur à la mode, qui loue votre pinceau tant par an et se
charge de vous lancer? — Savez- vous tirer parti d'un tableau à suc-
cès, le vendre en gros et en détail, en faire des copies pour les Amé-
ricains, des réductions pour l'Angleterre, des études détachées pour le
Parisien et des aquarelles pour les petites bourses? — Serez-vous
enfin un industriel comme les autres qui suit jour par jour la mercu-
riale des tableaux à la halle Drouot, qui a ses réclames, ses commis
voyageurs, son prix courant et son teneur de livres? »
« Voilà ce que je dirais au petit jeune homme et je sais bien ce qu'il
me répondrait s'il avait du cœur. Si non, libre à lui de se jeter à l'eau;
d'un méchant notaire à un méchant peintre je ne fais pas la différence.
« Ainsi l'école est condamnée à mort parce que le génie créateur
n'habite plus en elle et qu'elle ne peut ni produire ni se renouveler. Elle
est condamnée parce que ses prêtres ont perdu la foi, qu'ils sont devenus
des commerçants et trafiquent du culte. Elle est condamnée encore, parce
que la substance même de ses œuvres est empoisonnée et que ses
derniers monuments menacent déjà ruine.
« Autrefois le peintre préparait lui-même, ou faisait préparer sous ses
lu, ..iNLOO I M...
A, GILBERT 3CUIP,.
PORTRAIT DE CARTE VANLOO ET DE SA FAMILLE.
Ji-'icLLe des Beaux-Arts.
ImpA.Salmon, Paj
LE POUR ET LE CONTRE. 501
yeux ses couleurs et ses vernis. Croyez-vous que l'artiste moderne perde
son temps à ces misères? Vous vous moquez; c'est un marchand de
toiles peintes qui entend ses affaires et s'approvisionne dans le commerce.
Or le fabricant de couleurs, qui ne voit que son bénéfice, s'inquiète
peu de la solidité et abuse des préparations chimiques pour obtenir le
plus d'effet au meilleur marché possible. Les nouveaux mélanges, mal
connus et mal combinés, ont produit, comme dans la teinture, des altéra-
tions désastreuses. Les toiles de Gros, de Girodet, de Granet sont labou-
rées, le Naufrage de la Méduse est une ruine, les Léopold Robert sont
usés jusqu'à la corde, les Flandrin de Saint-Vincent-de-Paul commencent
à s'écailler et, dans un siècle, les Decamps n'existeront plus!
« L'art se meurt, l'art est mort! et le spectacle est d'autant plus triste
que le dénoûment est misérable. Inquiets- et troublés comme au pres-
sentiment d'un désastre prochain, ramassés dans notre vie bourgeoise
mince, étroite, diminuée, nous finissons pauvrement. Le peintre gratte
ses petites toiles et le sculpteur ses petites figures; le savant prend son
microscope, le collectionneur époussette ses tabatières, le poète fait des
sonnets, le musicien des opérettes et l'historien des monographies. A ce
régime les caractères se dépriment, les âmes se rapetissent comme les
œuvres. Ceux qui veulent faire grand ont des enflures de baudruche et
leurs grossesses prétentieuses n'aboutissent qu'à des fausses couches.
« Vous avez des illusions, monsieur ! mais regardez donc votre nou-
velle République et votre nouvel Opéra; un peuple a toujours les institu-
tions et les architectes qu'il mérite. »
L'autre reprit gravement :
« Vous êtes sévère, monsieur, et je devais m'y attendre. Vous êtes
jeune, vous avez l'âge des impatiences et des jugements de prime-saut;
c'est un privilège que je vous envierais, s'il ne fallait l'acheter au prix de
vos découragements et de votre amertume. Mais je ne saurais voir d'aussi
près que vous; les années donnent plus de reculée ; l'œil, en s' affaiblis-
sant, perd ce je ne sais quoi d'aigu et de personnel de la jeunesse. Il ne
distingue plus aussi nettement l'épisode qui vous heurte et n'entrevoit,
dans la poussière et la fumée, que les grandes manœuvres du champ de
bataille.
« Vous êtes frappé des allures commerciales et bruyantes de certains
502 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
artistes, minorité ardente à faire parler d'elle et, de prime abord, vous
accusez toute l'école de complicité. Pour moi qui n'ai plus l'oreille aussi
délicate, ces coups de pistolet se perdent dans le silence des travailleurs
et des honnêtes gens. Vous comptez une à une les défaillances de quel-
ques-uns, quand les gros bataillons font leur devoir. Vous placez l'école
dans une poignée de recrues, d'industriels et de mécontents; je la
rencontre autour de l'état-major et du drapeau, parmi ces vétérans qui
ont fait leurs preuves en combattant jusqu'au bout. Devant la tombe
encore chaude de Millet, de Corot et de Barye, je salue l'armée tout
entière.
(( Voilà ce que vous appelez mes illusions, monsieur, et je vous
demande la permission de les conserver. Ce n'est pas que les bonnes rai-
sons me fassent défaut, si je voulais descendre avec vous dans la mêlée
pour attaquer vos arguments corps à corps. Et d'abord, sans aller au fond
de votre prétendue théorie sur une répartition originelle et constante
du fluide créateur, vous reconnaissez qu'il n'a rien perdu de son
intensité; je n'en demande pas davantage. Que la sève s'épanche d'un
côté ou de l'autre, sur l'art ou sur la science, elle existe et je m'empare
de votre aveu contre vous-même; les peuples vieillards ne reproduisent
pas.
« Mais n'êtes-vous pas bien exigeant pour notre école? Le xix^ siècle
approche de sa fin et nous pouvons déjà mesurer sa taille. Certes il fera
belle figure devant la postérité; toutefois n'attendez pas de lui le miracle
d'une intarissable fécondité que la Providence a même refusée aux époques
privilégiées. Les génies ne se remplacent point du jour au lendemain, au
gré de nos impatiences. Nous sommes déjà bien partagés et le siècle de
Géricault, de Rude, de Rousseau, d'Ingres, de Delacroix, aurait droit
au repos sans être accusé de stérilité; pourtant il n'a pas dit son der-
nier mot. Nous savons les noms nouveaux qu'il destine à son livre d'or,
mais je n'en citerai qu'un, parce qu'il est sur toutes les lèvres, excepté
sur les vôtres, le nom de M. Baudry. N'êtes-vous pas frappé de ce
triomphe tranquille et de bon aloi? C'est notre honneur de savoir le prix
de nos applaudissements et de donner à chacun sa mesure. Nous jetons,
sans y regarder, la menue monnaie aux tambourineurs de la rue, mais
nous réservons notre hommage et nos respects pour le talent austère et
patient, l'amour désintéressé de l'art, l'ombre et le silence du travail.
Les Romains de la décadence, auxquels vous nous comparez, n'avaient
pas ces délicatesses; leur admiration était plus coulante et plus tumul-
tueuse. C'est un contraste que je vous signale en passant.
« Vous gourmandez nos artistes de se rapprocher de l'industrie. Plût
LE POUR ET LE CONTRE. 503
à Dieu que le mariage fût consommé comme autrefois, quand Jean Cou-
sin dessinait des traités de broderie, Duceixeau des sièges et des armoires.
Boule et Lebrun des meubles, des pièces de vaisselle et ces pendules qui
vous tiennent à cœur. Vous appelez cela déroger. A vous entendre, l'art
serait une plante délicate et aristocratique, que le moindre souffle peut
flétrir et qui n'admet qu'une certaine température; on devrait l'élever en
serre chaude pour les délices de quelques-uns. Sincèrement, croyez-
vous à ces pudeurs de sensitive, à ces eflarouchements? Nos aïeux n'y
mettaient pas tant de façons; leur art était robuste et résistant, il
aimait le grand air, supportait les hivers à merveille et poussait en pleine
terre. Ces doctrines nous ont réussi jusqu'au dernier siècle et nous ne
courons aucun risque à les reprendre.
« L'ancienne école avait comme nous ses irréguliers et ses enfants
perdus, croyez-le bien ; mais on ne s'en plaignait point et l'art y trouvait
son compte. Les indépendants qui se jettent hors de la grand'route, au
hasard de leur fantaisie, découvrent parfois des voies nouvelles. Aussi bien
les intempérances et le tapage ne sont pas un signe de décadence; c'est
la sève et la jeunese qui débordent; on court les aventures bruyantes,
on veut se faire remarquer à tout prix. Âlcibiade vieilli ne pensait plus
à mutiler son chien.
« Vous parlez de manœuvres commerciales. Hélas ! monsieur, nos
aïeux ne se piquaient pas de scrupules aussi raffinés que les vôtres,
Marc-Antoine contrefaisait la signature d'Albert Durer et Titien vendait,
dit-on, les copies de ses élèves pour des originaux de sa main. Dieu me
garde de les donner pour exemples; du moins personne de leur temps
ne criait au déclin du siècle et de l'école qui produisaient de pareils scan-
dales. Mais, sans aller aussi loin, quel artiste de nos jours oserait
imiter Charles Hérault, peintre du roi Louis XIV, qui tenait boutique
' ouverte à la foire Saint-Germain et dressait son étalage de tableaux en
plein vent?
« Vous déplorez la ruine prématurée de certains tableaux modernes ,
mais vous ne dites pas combien d'ouvrages anciens présentent des alté-
rations identiques, dues aux mêmes causes et remontant à l'origine.
La Cène de Léonard n'était-elle pas déjà compromise quarante ans après
la mort du maître ?
« Soyez-en persuadé, monsieur, notre siècle n'a pas le privilège des
artistes sans dignité et des peintures sans consistance. Ces infirmités sont
de tous les temps et les couleurs de- nos artistes, comme leur vertu, ne
sont pas plus fragiles aujourd'hui qu'autrefois.
« Mais que vous importent ces retours dans le passé? L'art se meurt,
504 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
l'art est mort; vous avez pris le deuil, bien décidé à ne pas le quitter de
sitôt. Vous enterrez les lettres, la peinture, la sculpture et le reste,
l'Opéra devient le monument funèbre de toutes nos décadences et, sur
les marches mêmes de son escalier, vous égorgez l'architecte en manière
de péroraison.
« Eh bien, monsieur, au risque de déranger encore votre désespoir,
souffrez que je vous contredise une dernière fois.
« Voici un homme neuf, à qui vous avez donné du premier coup un
emplacement incomparable, un budget illimité et liberté pleine pour
construire le plus formidable édifice des temps modernes. Seul il a
conçu l'œuvre et il l'achève seul. Ce monument c'est lui; son tempéra-
ment nerveux et tenace est partout. Il a créé un style, des proportions
à son usage; ses réussites sont à lui comme ses égarements, car il a
horreur du banal et veut se tromper autrement que les autres. Quel qu'il
soit, ce n'est pas le premier venu, c'est quelqu'un. Que Un parlez-vous
de conventions, de mièvreries, de vulgarités et de fadeurs, cortège
accoutumé des écoles caduques; il d('daigne les sentiers battus et se jet-
tera plutôt dans les broussailles et les fondrières.
« Ne me demandez pas de juger son œuvre, je ne m'en reconnais pas
encore le droit ; les impressions de la première heure sont périlleuses et
l'avenir leur réserve des rectifications surprenantes. Mais, à ne considé-
rer que l'homme, rien ne ressemble moins à un personnage de la déca-
dence et je m'étonne que vous ayez précisément mis la main sur celui
de nos architectes qui proteste le plus contre vos théories. En vous bais-
sant un peu, il vous était facile de ramasser des personnalités plus à
votre convenance.
(( Voilà ce que je voulais vous répondre, monsieur, et je ne sais si
j'ai épuisé tous vos arguments. Mais, croyez-moi, nous avons mieux à
faire que de pleurer sur une décadence imaginaire. Une voix éloquente
disait naguère que « la première vertu de l'honnête homme est de ne
« désespérer jamais ni de son temps ni de son pays ». Laissons donc ces
lâchetés faciles qui s'accommodent du découragement et veulent s'épar-
gner même l'effort d'espérer. Regardons bien en face, comme vous le
souhaitiez tout à l'heure, mais de haut, sans faiblesse et sans parti pris.
« Oui, l'heure présente est inquiète et troublée, pourquoi le nier? Ce
malaise est le symptôme accoutumé des gestations vigoureuses. La
France est en travail et les troubles nerveux, les appétits désordonnés,
le défaut d'équilibre, les langueurs mêmes sont la loi commune. Les
déformations passagères qui vous épouvantent sont logiques, nécessaires :
dans ce moule frémissant Dieu prépare pour ses desseins une âme neuve.
LE POUK ET LE GUiNTKE. 505
« En doutez-vous? Doulez-vous que nous traversions une de ces
crises si fréquentes dans notre histoire et qui sont le propre de notre
race? Doutez-vous que ces pliénomènes soient le présage assuré d'une
renaissance prochaine? Interrogez le passé : le génie national, impatient
des longues prospérités, a besoin de ces secousses périodiques pour
reprendre son élan ; jamais il ne se montre plus souple et plus ingénieux
pour venir au secours de l'école et organiser une renaissance.
« C'est lui qui, aux approches de l'ouragan barbare dans les Gaules,
ouvrait les portes des monastères et faisait rentrer dans ces silos choisis
par Dieu la première récolte de l'art national ; — c'est lui qui plus tard,
prenant l'habit de saint Benoît, arrachait une dernière fois aux envahis-
seurs la civilisation naissante et répandait l'enseignement de la grande
famille clunisienne. — C'est lui qui, au i-éveil menaçant de l'indépen-
dance communale, abandonnait le froc pour se faire laïque, organisait
les corporations, instituait l'apprentissage et, de la tombe où la tradition
romane venait de se coucher dans sa gloire, faisait jaillir un art neuf,
libre et personnel, l'art ogival, impérissable honneur de l'École française.
— Et quand le colosse gothique tombait à son tour, à bout de combi-
naisons et d'audaces, c'est le génie national toujours indomptable qui
s'emparait de la jeune antiquité pour la greiïer sur le vieux tronc gau-
lois et ouvrait la première fleur de la Renaissance au printemps des
siècles modernes. — C'est lui qui, réfugié en province, tenait tête à l'in-
vasion italienne patronnée par les "Valois et sauvait encore une fois le
dépôt des traditions nationales. C'est lui enfin qui conspirait naguère
avec Géricault contre la dictature académique et, entraînant l'école dans
la révolte du romantisme, assurait l'affranchissement et les triomphes
de l'art contemporain.
« C'est lui qui nous sauvera encore, je l'atteste au lendemain de
nos désastres, quand le prodigieux réveil de la patrie étonne déjà le
monde et consterne ses ennemis; je l'atteste devant l'histoire de notre
race féconde en rebondissements superbes. Le génie de la France court
à travers les siècles, emporté comme.Mazeppa sur son cheval; quand
il tombe, dit le poète,
Il se relève roi. »
EDMOND BONNAFFÉ.
t
XII. — 2' PÉRIODE. 64
FUANGISGO GOYA'
CoMMii l'amour, l'art
a ses Don Juan, ses in-
assouvis du beau, race
éternelle de chercheurs
d'idéal, éprise de singu-
larités et de raffinements,
toujours en quête d'une
perfection ou plus rare ou
plus haute. Goya est de
cette race. Son rêve à lui,
c'est d'atteindre à l'ex-
pression même de la vie
qu'il veut traduire et fixer
sur la toile dans sa vérité
la plusplastiqueetlaplus
relative, mais non sansno-
blesse, ainsi que l'a su tra-
duire et fixer Velasquez,
son désespérant modèle.
Génie tourmenté, fiévreux et nécessairement inégal, coloriste de
naissance, très-peintre, pittoresque parfois jusqu'à l'abus, Goya, par ses
tendances, est essentiellement un moderne : son style dans le portrait,
ses habitudes de composition, son mode d'interprétation de la lumière,
toutes ses pratiques enfin sont d'hier et de demain : tout en lui parle à
nos jeunes artistes une langue qu'ils comprennent vite ; déjà même il a
exercé sur quelques-uns, qui n'étaient pas les premiers venus, une
1. Gazette des Beaux-Arts, t. XXII et suiv. Essai d'un catalogue de l'œuvre
fjravé et lUhoçiraphié de Goya, par M. P. Lefort.
FRANCISCO GOYA.
507
indiscutable inlluence : peut-êlre que Goya sera pour Frcole à venir
comme un initiateur à Velasquez.
PORTRAIT DE GOYA PAR LUI-MÊMR.
Publié en télé des Caprices.
Il nous plaît, et nous l'avouons sans peine, de revenir aujourd'hui
sur cette attrayante individualité, si piquante et si hardie, si complexe
et si fantasque, nerveuse et prime-sautière comme pas une, ondoyante
5(18 GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
et diverse à désespérer l'analyse. Observateur profond, créateur puis-
sant, esprit sagace, doué au plus haut point du sens critique, débor-
dant de verve railleuse, Goya dans sa peinture de genre, comme dans
ses merveilleuses eaux-fortes, étonne et captive par cette saveur d'im-
prévu, de bizarrerie et d'originalité qui le fera survivre à la mode et
au temps : toujours ses énigmatiques créations irriteront l'esprit comme
d'inquiétants problèmes, toujours son étonnante exécution, impétueuse
ou folle, délicate ou fière, gaie ici, sinistre là, mais vibrante partout et
partout palpitante comme la vie communiquera au spectateur quelque
chose de l'émotion créatrice qui a agité l'artiste : devant une toile de Goya,
même devant l'ébauche la plus sommaire, nul ne saurait garder sou
sang-froid.
Son entêtement, son énergique volonté, vertus ou vices de terroir,
ont permis à Goya d'échapper aux pièges des lieux communs académi-
ques, comme aux séductions faciles des rhétoriques apprises : trempé
comme l'acier, il a su conserver jusqu'au bout de sa longue carrière
toutes ses qualités géniales comme aussi tous ses défauts : jusqu'à la fin
il est demeuré lui-même : c'est essentiellement un tempérament. Enthou-
siaste de Velasquez, il le scrute, l'interroge, le cherche avidement, mais
il ne le copie pas, du moins au sens servile du mot. Est-ce à dire que
Goya a l'importance d'un chef d'école ? Non, il est une exception, un
phénomène, peut-être un météore, brillant mais passager ; cela encore
suffirait bien à sa gloire.
Mais, avant que de parcourir son œuvre, il importe que nous connais-
sions ce que fut l'artiste. Quelques notes biographiques sont ici néces-
saires. Des dates certaines, relevées dans la correspondance même de
Goya, quelques détails authentiques puisés dans de consciencieux et
intéressants travaux, récemment parus en Espagne, nous permettront
de serrer de plus près la vérité historique : trop d'erreurs, trop de légen-
des romanesques s'épanouissent déjà autour du nom de Goya : il est
yrai qu'en une telle matière on ne prête guère qu'aux riches'.
Francisco José Goya y Lucientès est né dans un village de la province
d'Aragon, à Fuendetodos, le 30 mars 1746 ^ Ses parents étaient de
1. Sous le titre de : Goya nolicias biograficas , Zaragoza, 1868, D. F, Zapater
y Gomez a publié de nombreux extraits de la correspondance échangée entre Goya
et son ami d'enfance D. Martin Zapater; ces lettres de Goya s'étendent de Mla
A 1801.
2. Voici la traduction de l'acte de baptême de Goya, tel que nous le relevons dans
la Correspondance Zapater : « Le 31 mars 1746, moi, vicaire soussigné, j'ai bap-
tisé un enfant, né la veille, fils légitime de Joseph Goya et dé Gracia Lucientès, légi-
» ELLES PRONONCENT LE OUI
KT DONNENT LEUU MAIN AU PREMIER QUI SE PRÉSENTE. »
Fac-similé d'une eau-forte de Gnya tirée des Caprices.
510 GAZETTE DES OKALIX-ARTS.
modestes laboureurs. Jusqu'à l'âge de quatorze ans, Goya vécut près
d'eux.
Son frère aîné, Thomas, qui avait appris et qui exerçait encore le
métier de doreur lui enseigna peut-être quelques principes de barbouil-
lage, car il est constant que Goya à peine adolescent décora d'une fres-
que la chapelle des Reliques de l'église paroissiale : hâtons-nous cepen-
dant d'ajouter que cette décoration se bornait à reproduire en trompe-
Fœil un superbe rideau aux amples plis. Mais, audace plus grave, Goya
peignit, et à l'huile cette fois, sur les portes du tabernacle, l'apparition
de la Vierge del Pilnr. A cinquante ans de distance, le premier peintre
du Roi, visitant son bourg natal, retrouva intacts ces premiers et timi-
des essais: or, son impression, toute spontanée d'ailleurs, se traduisit
par une énergique déclaration en désaveu de paternité.
Toujours est-il que les précoces dispositions de Goya parurent à sa
famille suiïisamment encourageantes pour qu'elle décidât de l'envoyer
à Saragosse où il fut reçu comme élève par le peintre Lujan Martinez.
Disciple du Napolitain Mastroleo ; ami de Solimène, dont il rappelle la
manière et les coloi'alions légères, Lujan, peintre du Roi, depuis le règne
de Philippe V, Bevisnr, pour la peinture, de la Sainte Inquisition, s'était
acquis dans toute la province d'Aragon une certaine célébrité. Plein
d'amour pour les choses de son art, Lujan avait établi, et dirigeait lui-
même à Saragosse, une académie de dessin d'où sont sortis sucessive-
ment : Reraton, Vallespin, le sculpteur Adan, l'orfèvre Antonio Martinez
et Francisco Bayeu de Subias que Raphaël Mengs devait bientôt prendre
pour collaborateur et pousser rapidement aux plus brillantes dignités
odficielles. C'est donc à l'atelier de Lujan que s'est formé Goya et Lujan
ne dut pas être pour lui un maîti'e tyrannique ou inintelligent puisqu'il
sut respecter dans son élève ses dons innés tout en modérant sa fougue
déjà exubérante.
Goya passa cinq à six ans à l'atelier de Lujan, puis il partit pour
Madrid où l'appelait son ami Bayeu chargé déjà par Mengs d'importants
li-avaux de décoration au Palais. Ce premier séjour à Madrid fut de
courte durée; obéissant peut-être aux conseils de Mengs, Goya, résolut
timeir.cnt marié?, Iiabilanls de cette paroisse et résidents de Saragosse : il a reçu pour
noms Francisa Joseph Goya; sa marraine a été Francisca Grasa, de cette paroisse;
je lui ai observé que la parenté spirituelle, contractée par le baptême, lui imposait
l'obligation d'enseigner à l'enfant, à défaut de ses parents, la doctrine chrétienne; en
foi de quoi j'ai dressé le présent acte, signé par moi à Fuendetodos, jour, mois et
année que dessus.
« Signé : Licencié, J'' Ximeno. »
.i^*i -a^ a K^-^'^'^^ ^-^^^^^^^/.=;^
L F r h
PORTRAIT DE GOYA,
■( Musée de Madrid )
Cj3-?.t\\.c de:; Beaux -ArLs.
Imp. A. Salrtion, Paris.
FRANCISCO GOYA. 511
de visiter l'Italie. 11 lit ce voyage à ses frais; aussi, à sou arrivée à
Rouie, ne se mêla-t-il poiut aux élèves que l'Espague y entretenait.
Une fois en présence des chefs-d'œuvre des maîtres, Goya se créa
pour les étudier une méthode bien personnelle : il ne copiait point,
peignait peu, comparait plutôt, passant parfois des jours entiers devant
un même tableau; puis il sortait de là plus que jamais rebelle à toute
tentative d'assimilation de style ou de manière, ne demandant d'autre
profit, à ces analyses tout intuitives, qu'une connaissance approfondie
des moyens d'exécution propres à chaque maître.
Nous ne mêlerons point à cette étude le récit déjà maintes fois conté
des aventures amoureuses qu'on a prêtées à Goya pendant son séjour
à Rome. Ce n'est pas que les duels et les bonnes fortunes du bouillant
Aragonais, à Rome comme à Madrid, ne puissent s'allier de tous points
avec son humeur galante et son caractère aussi caustique que batailleur :
nous n'avons garde de le méconnaître. Mais la part à faire à la tradition
orale nous paraît ici trop considérable pour que nous n'éprouvions pas
quelque scrupule à accepter un élément d'intérêt dont ces scabreuses
anecdotes fourniraient, sans profit pour notre but, l'amusante donnée.
Goya se rencontra à Rome avec David. Des afTinités de jeunesse et
d'esprit rapprochèrent un instant ces deux hommes à qui une destinée
commune réservait la mort dans l'exil, à peu d'années d'intervalle. Si
nous n'insistons pas sur cette liaison c'est qu'elle semble avoir été rompue
après la séparation des deux artistes. Du moins, la correspondance de
Goya est demeurée muette sur cette intéressante circonstance.
Une trace curieuse du passage de Goya en Italie qu'on trouve dans le
Mercure de France de janvier 1772, c'est sa participation au concours
ouvert à Parme, par l'Académie royale des beaux-arts, sur le sujet
d'Aiinibnl vainqueur, qui, du haut des Alpes, jette ses premiers regards
sur les campagnes d' Italie. On sait que Goya n'obtint que le second prix
et le texte du jugement rendu par l'Académie est déjà connu de nos
lecteurs'. Mais, il nous importe défaire remarquer que les considérants
du rapport attestent de quelles fières et libres allui-es Goya avait abordé
le programme académique.
C'est dans ces mêmes indépendantes dispositions que Goya reprenait
vers l'année 1774 le chemin de sa patrie. Quelque temps après son
retour, il épousait, à Madrid, JosefaBayeu, la sœur de son ami Francisco.
A cette époque, Raphaël Meugs, ce Messie d'une renaissance artis-
1. Gazelle des Beaux-Arls, t. VII et XV. François Go}ja, sa vie, ses dessins et
ses eaux-fortes, par M. Valenlin Cardeiera, avec des noies de M, l'Ii. Burly.
512 GAZETTl-: DES BEAUX-ARTS.
tique qui devait unir u l'expression de Raphaëi , au clair-olîscui- du
Corrége et à la couleur du Titien ■), exerçait à la cour de Charles III la
charge de surintendant des Beaux- Arts. Sans contrôle, en souverain
absolu, il présidait- à l'enseignement supérieur donné par l'Académie,
surveillait les fabriques royales, en même temps qu'il dirigeait l'ensemble
des grands travaux exécutés dans les palais. Présenté à Mengs, Goya fut
immédiatement chargé de composer des cartons destinés à la manufac-
ture royale de tapisserie de Santa-Barbara.
Le 3:1 octobre 1776, Goya livrait son premier carton, la Meriendci,
le Déjeuner sur l'herbe, suivi à quelques mois de distance (mars 1777)
d'une nouvelle composition, aussi gracieuse que la première, et désignée
aux inventaires sous ce titre : El Bayle, la Danse au bord du Manza-
itarès. Successivement et à partir de l'année 1777 jusqu'en 1791, époque
où Goya cessa de peindre pour Santa-Barbara, quarante nouveaux
cartons environ , terminés par lui, servirent de modèle pour l'exécution
de deux ou trois fois autant d'exemplaires de tapisseries de haute et
basse lisse'. La plupart de ces tapisseries décorent les palais royaux :
leur exécution n'est rien moins que ])arfaite et maintes fois l'ouvrier
tapissier a trahi son modèle, soit en le modifiant de parti pris, soit en
l'interprétant à sa guise. Quant aux cartons de Goya, retrouvés il y a
peu d'années dans un magasin du Palais, puis soigneusement restaurés,
ils forment à cette heure une précieuse collection d'une importance sans
égale pour l'étude de tout un côté de l'œuvre du maître.
Dans ces compositions, parmi lesquelles nous citerons les plus capi-
tales : La Dispute à la Venta Nuera (1777); — une Promenade en
Andalousie (1777); — V Aveugle jouant de la guitare (1778); -^ la
Boutique de fripier (1779); — la Boutique de faïences (1779); — le
Jeu de Paume (1779) ; — • la Balançoire (1779) ; — les Lavandières du
Manzanarès (1780); — les Gardes du tabac (1780); — la Fleuriste
(1786); — la Moisson (1786); — la Noce au village (1787) et enfin
le Jeu de colin-maillard (1791), res])rit, la verve, la fécondité d'ima-
gination de Goya se sont donné ample canière. Véritables tableaux de
genre, l'artiste s'y est surtout inspiré des mœurs populaires. Imprégnées
au plus haut point de couleur locale, ces amusantes scènes, improvisées
le plus souvent, parfois cependant très-peintes, d'autres fois légèrement
indiquées et un peu pâles de ton, sont en général traitées avec un mer-
1. Los Tapices de Goya, par D. G. Cnizada Villaamil, Madrid, 1870. Cette
remarquable notice, véritable monographie des diverses fabriques de tapisseries éta-
blies en Espagne ii diverses époques, est accompagnée de documents du plus grand
intérêt tirés par l'auteur des archives royales et des fabriques mêmes.
l'RANClSCU GUYA. 513
veilleux instinct de l'effet décoratif. Certes, le dessin de ces charmantes
compositions n'est pas toujours correct, mais elles sont si mouvementées,
si pittoresques , qu'on pardonne aisément à l'artiste la hâtive et libre
prestesse de son exécution.
Les cartons de Goya obtinrent le plus grand succès : il leur dut
l'origine de sa réputation ; c'est par eux aussi qu'il inaugure son rôle de
peintre national.
Transportant dans ses tableaux de chevalet les mêmes thèmes qui
lui avaient si bien réussi dans ses cartons, Goya produisit coup sur coup
un nombre considérable de sujets empruntés aux coutumes et aux
mœurs de son temps : courses de taureaux, processions, mascarades,
rencontres galantes, drames de voleurs sur les grands chemins, types
populaires ou pittoresques; la fantaisie abonde et l'esprit foisonne dans
ces spirituelles scènes où l'artiste prodigue un naturel exquis. A cette
heure son coloris est délicat, pimpant, argentin, où parfois encore, très-
monté de ton, chaud, largement, grassement empâté, mais toujours
très-harmonieux dans son parti pris; Goya aime alors par-dessus tout
les colorations gaies et claires; plus tard, sous l'empire d'une autre
manière, sa palette se rembrunira et il broiera beaucoup trop de noir.
La vogue dont jouirent immédiatement ces tableaux de chevalet mit le
sceau à la popularité de l'artiste; à la ville, à la cour, il n'était bruit
que de Goya. Son avenir était désormais assuré et déjà il pouvait écrire
à son ami Zapater de Saragosse que, disposant d'une somme de cinq
mille 2^fsos, il désirait la placer pour qu'elle fruclifiût.
Pendant l'année 1778, Goya offrit à Charles III, qui en fit l'acquisition
pour la Chalcographie royale, la série des eaux-fortes qu'il avait entre-
pris de graver d'après les plus importants tableaux de Velasquez. Tracées
d'une pointe ferme, serrant de près le dessin de Velasquez, ces eaux-
fortes ont toute la sobriété de couleur de leurs modèles : elles sont d'un
grand caractère'. Une autre très-belle pièce, dont on trouvera la des-
cription sous le n" 2/i8 de notre Catalogue, date, croyons-nous, de cette
même époque : la Scène populaire qu'elle représente offre, en effet, une
frappante analogie dans sa composition et dans ses fonds avec le carton
de V Aveugle jouant de la guitare, terminé justement en 1778. Cette
pièce est, comme dimensions, la plus importante de l'œuvre gravé. Ce
n'étaient pas là d'ailleurs les premiers essais de Goya dans un art où il
allait bientôt s'affirmer en maître; quelques petits sujets rappelant la
manière lumineuse et légère des eaux-fortes de Tiepolo avaient déjà paru.
•I. Gazelle des Beaux-Arls, t. XXII et suiv. Essai d'un calalogue de l'œuvre
gra vé el lilhographié de Goya, par M. P. Lefort.
xn. — 2' PÉRIODE. 65
ilî,
GAZl'n'TE DES Bli AUX-AUTS.
En même temps que grandissaient son talent et sa réputation, Goya
vit surgir autour de lui les envieux et les ennemis : ils sont — a-t-ou dit
— la consécration obligée de toute gloire naissante. Goya les connut
donc de bonne heure et lui-même nous en donne la preuve dans la
curieuse lettre écrite à son ami Zapater, le 9 janvier 1779, à l'issue
d'une audience où l'artiste avait été présenté à Charles III. « Si j'avais
plus de temps — écrit Goya — je te conterais combien m'ont comblé
le Roi, le Prince et la Princesse (des Asturies) à qui j'ai pu, grâce à Dieu,
montrer quatre de mes tableaux; je leur ai baisé la main, faveur que
je n'avais encore jamais obtenue, et je t'assure que je ne puis rien dé-
sirer de plus au sujet du plaisir que leur ont causé la vue de mes
ouvrages, et cela je le dis d'après la satisfaction que m'ont témoignée le
Roi, et davantage encore leurs Altesses. Et après, avec toute la gran-
desse!... mais, en vérité, ni moi ni mes tableaux nous ne méritions tout
ce qui en a été dit. Maintenant, ami, pensons au solide et menons bien
notre vie ; personne ne me fera sortir de là, surtout à cette heure que je
commence d'avoir un bon nombre d'ennemis et des plus puissants. »
Peu de temps après cette audience, Goya, encore sous l'empire de
l'excellent accueil qu'il avait reçu à la cour, sollicita la charge àe peintre
de la Chavibrc. Sa demande ne fut point agréée et l'artiste dut attendre
sept années avant que d'obtenir cette fonction ollicielle tant désirée.
Mais une compensation lui vint d'un autre côté. Le 7 mai 17S0, l'Aca-
démie de San Fernando recevait Goya au nombre de ses membres.
l'AUL LJÎFOUT.
(La suilc prochainemenl.)
LA FAMILLE DES JUSTE
? 1
V. — En 1510, maître Antoine de Juste, imagier, reçoit quarante-deux
livres tournois pour avoir fait une biche de cire ordonnée par Louis XII
pour être mise et assise au bout de la galerie du grand jardin du châ-
teau de Blois et l'avoir étoffée et peinte des couleurs nécessaires '.
M. de la Saussaye {Histoire du château de Blois, 1862, in-12,
p. 42-3) nous apprend que la Galerie des Cerfs passait sur un pont au-
dessus des jardins bas et rejoignait les terrasses du jardin haut en sortant
du pavillon septentrional du bâtiment de Gaston; mais, comme Louis XII
et Anne de Bretagne affectionnaient surtout les jardins bas, la biche de
cire était peut-être de leur temps dans une autre galerie. De plus cette
biche de Just, à moins qu'on ne l'eût déjà renouvelée, ne serait-elle pas
celle dont parle André Félibien dans les (( iMémoires inédits pour servir à
l'histoire des maisons royales des bords de la Loire », que j'ai imprimés
en 1874 pour la Société de l'histoire de l'art français?
« Il n'y a pas plus de vingt ans (l'ouvrage est de 1681) qu'on voyoit,
à l'entrée du jardin et proche la porte, une figure de terre cuite, repré-
sentant une biche, grande comme nature et ramée comme un cerf.
Louis XII l'avoit fait faire, dit-on, pour conserver la mémoire d'une
biche qu'on avoit trouvée en chassant dans la forêt de Blois. On avoit mis
sur la tête de cette figure le même bois que la biche portoit. Il n'en reste
1 . Voir Gazelle des Beaux-Arts, t. XII, %" période, p. 385.
2. Laborde. Glossaire des émaux du Louvre, p. 215, verbo Cire, citation F.
516 GAZETTE DES BEAUX-Ar.TS.
rien que ce bois, qui est dans un cabinet du jardin et qui a au moins trois
pieds de haut; les rameaux sont un peu plats'.
La biche, que Félibien n'a pas vue, était-elle bien en terre cuite?
Une cire d'un siècle et demi, qui ne devait plus avoir été soignée depuis
longtemps, a bien pu en 1681 être en assez mauvais état pour être
supprimée et ne plus avoir de bon à garder que le bois de la bête qui
avait été sa première raison d'être. Les souvenirs cynégétiques intéres-
saient plus que l'œuvre d'art, et ce doit être au même titre que notre
Antoine Juste, comme nous l'avons vu tout à l'heure, avait dû avoir à
faire à Gaillon, pour le cardinal d'Amboise, une grande tête de cerf.
En nous tenant d'ailleurs à la mention du compte royal, il faut aussi
remarquer la matière. On s'est servi en France de la cire pour la sculp-
ture, pour des ex-voto et pour les effigies funéraires des obsèques
royales ou princières; mais on l'a bien plus employée à Florence. Vasari
nous a parlé dans la vie du Verrochio (Ed. Lemonnier, V, 152-3) du talent
comme sculpteur du cirier Arsène Benintendi, auquel ici même^ M. Jules
Renouvier a attribué avec toute raison la merveilleuse tête du musée de
Lille. L'emploi de la cire pour un grand ouvrage était par là tout natu-
rel à la main florentine d'Antoine Juste.
C'est au reste le dernier ouvrage que nous puissions citer de lui, et
nous n'en connaissons plus de 1510 à 1519. Ce qui est sûr, c'est qu'il
était mort au mois de septembre 1519, puisque le 2 de ce mois « Ysa-
beau du Pacys, veufve de feu Anthoine du Juste, et les eniïans de luy et de
ladite veufve » paient à la Chambre des comptes de Blois quarante livres
tournois pour les droits du Roy à cause de la vente faite par eux à Ber-
nard Salviati, au prix de huit cents livres tournois, d'une vigne dite « la
Glouserie du Roy » sise sur la paroisse d'Orchèze'.
VL — Tombeau de Jean de Rieux. — Une œuvre de Jean Juste, dont
il n'a pas encore été question, est un second tombeau pour la Bretagne.
Je sais, par une communication indirecte, que M. Léon Maître, Archiviste
de la Loire-Inférieure, aurait trouvé dans les comptes de la Baronnie
d'Ancenis que Jean Juste aurait fait le tombeau, avec personnages, de
^. Mémoires, etc., Paris, 1874, in-S", p. 24 et 94.— Voir aussi les Anciennes
Archives de l'art français, %' série, II, 1862, p. 222-3.
2. Gazelle, 4" série, II, septembre 18.^9, p. 336-41.
3. Loir-et-Cher, arrondissement de Blois, canton d'Herbault. La pièce, acquise à la
vente Joursanvault (n" 1633) pour la bibliothèque de Blois, a été publiée in extenso
par M. Grandmaison, p. 219-20.
LA FAMILLE DES JUSTE. 517
Jean IV de Rieux, maréchal de Bretagne et baron d'Ancenis, mort en
1518. En attendant que M. Maître ait publié ces curieux extraits, il nous
suffit ici d'indiquer à sa date cette nouvelle œuvre de Jean Juste.
Dans une pièce du 17 avril 1639 deux notaires de Nantes attestent
par acte public que le chœur de l'église des Carmes de Nantes ne contient
que deux tombeaux, celui du duc François H, « et au dessoubs dudit
tombeau en est un autre qu'on dit estre des Seigneurs de Rieux, où il
n'est reporté qu'il y aye aucun ensépulturé ' ». La pièce a dû être faite
pour s'opposer à une demande de sépulture dans le chœur, ce qui ne
nous intéresse plus ; mais ce tombeau des Rieux à côté de celui sculpté
par Michel Colomb était-il l'œuvre de notre Juste?
Vn. — Tombeau de Louis XII et d'Anne de Bretagne (1517-1531). —
Aucune œuvre de Jean Juste n'a été plus importante que le grand tom-
beau royal de Louis XII et d'Anne de Bretagne à Saint-Denis. 11 n'a pas
encore et il mériterait une monographie descriptive détaillée qu'il serait
bien intéressant de faire; mais ici, avec le but particulier de cette étude,
•il convient au contraire d'en parler le plus brièvement possible.
On me permettra cependant de soulever d'abord une sorte de ques-
tion préjudicielle. Il est naturel que François P'', qui devait à la fois la
couronne et la Bretagne à son mariage avec la fille de Louis Xlt, ait
pensé à élever à son prédécesseur et à la mère de sa femme un monu-
ment plus important qu'aucun de ceux élevés auparavant à aucun
roi de France, plus important que celui même de Charles VIII par Guido
Paganino de Modène-; mais n'y aurait-il pas eu antérieurement un
monument élevé d'abord à la Reine seule et ensuite supprimé? Ce qui
pourrait donner cette idée est ce passage des Mémoires de Fleuranges,
publiés en 17il par l'abbé Lambert à la suite de son édition des Mémoires
de Martin du Bellay et réimprimés dans la collection Pelitot et dans la
collection Michaud et Poujoulat^:
« Quand la reine Anne de Bretagne fut morte, le Roy en mena un
merveilleusement grand deuil et fut mis son corps dans l'église de Sainct-
Sauveur de Bloys, et de là avecques tous les princes et dames de France
fist convoyer le corps à Sainct-Denys, là où tous les Roys et Roynes de
1. Anciennes Archives de l'art français, II, 407.
. 2. Voir, sur les ouvrages en France de ce sculpteur italien, les Anciennes Archives
de l'art français. Documents, 1" série, I, 1831, p. 123-32, et- 2' série. II, 1862,
p. 218-28, et le Bulletin des Antiquaires de France, -1864, p. 149.
3. Première série, V, chap. xr.i, p. 42.
518 GAZETTE DES BEÂUX-AUTS.
France sont enterrez, et là luy fut fait le plus grand service et honneur
que l'on fit jamais à Royne de France ny à prince et princesse, et y fit
faire le Roy une tombe de marbre blanc, la plus belle que je vis oncques,
sur laquelle a une espitre telle que suit :
La Terre, Monde et Ciel ont divisé Madame
Anne, qui fut des Roys Charles et Louys la femme ;
La Terre a pris le corps, qui gist sous cette lame ;
Le Monde aussy relient la renommée et famé,
Perdurable à jamais, sans estre blâmée d'àme,
Et le Ciel, pour sa part, a voulu prendre l'àme. »
Ce sixain monorime est la seule épitaphe que donne Fleuranges, alors
qu'ailleurs, notamment dans Lenoir, II, 171-3, on ne la retrouve qu'avec
des épitaphes en vers de Louis XII. Dans la phrase, l'appellation le Roi
s'applique forcément, la seconde fois comme la première, à Louis XII. De
plus ces Mémoires,- qui devaient aller jusqu'en 1524 et s' arrêtent à 1521,
ont été écrits par Fleuranges en 1525 pendant sa captivité au château
de L'Ecluse. 11 n'est mort qu'en décembre 1537, et il a bien pu retoucher
son texte, mais en 1525 nous ne sommes pas siirs que le grand monu-
ment fiit déjà en place. La Reine est morte le 9 janvier 1514, un peu
moins d'un an avant son mari, mort le 1°'' janvier suivant ; il y a là bien
peu de temps pour qu'un monument, même réduit à une seule figure, ait
été terminé; mais, s'il a été commandé avant le second mariage de
Louis XII et dès le premier moment, ce qui s'accorderait très-bien avec
le luxe déployé pour le voyage funéraire et les obsèques de la Reine,
ce dont parle Fleuranges pourrait être un premier monument, posé dès
les premières années de François I" en attendant le monument plus
important qui devait occuper un certain nombre d'années avant de
pouvoir être mis en place. Il est Impossible de rien affirmer, mais il
convenait du moins de signaler, à cause de leur date, l'énigme ou la con-
fusion des Mémoires de Fleuranges.
Rien n'a été longtemps plus obscur que tout ce qui se rapportait à
l'histoire de ce tombeau. On le peut voir par cette note de la fin du
xv!!*" siècle qui se trouve aux Archives nationales K 79, 16 = dans le
fonds de Saint-Denis; elle m'a été signalée par M. Jules Guiffrey, et doit
émaner de Dom Félibien, car dans son Histoire de l'Abbaye de Saint-
Denys, p. 563, on trouve les mêmes conclusions :
(( Quoique Doublet, dans ses Antiquitez de Saint-Denis, ait dit que le
monument de Louis XII et de Anne de Rretagne soyent de Pierre de
Pons, célèbre sculpteur de Venise,
LA FAMILLE DES JUSTE. 519
«Néanmoins un auteur digue clefoy,plus ancien que Doublet de près
de cent ans et qui vivoit dans le temps que cet ouvrage a été achevé,
dit positivement qu'il a été fait par Jean le Juste, excellent sculpteur.
Jean le Juste avoit un frère Juste le Juste, et tous deux furent attirez à
Fontainebleau par le roy François 1" pour travailler aux belles statues
de cette superbe maison ; on a des extraits des comptes qui justifient des
payements et des gratifications qu'on leur a fait, particulièrement à
Juste le Juste qui est mort le dernier. On a aussi une lettre de feu
M. Vignon, qui faisoit une estime de ces deux frères '.
« La question est de scavoir ce qui est de ces deux frères dans le mo-
nument de Louis XII et ce qui est de Pierre Pons, car on convient,
suivant les mémoires et registres de Saint-Denys, qu'il a été envoyé des
quaisses de Venise contenant quelques figures.
« Voicy le sentiment qu'on propose :
« Les quatre Vertus théologales, qui sont aux quatre coings du monu-
ment, tiennent du grand. Elles ont été posées après coup, et on croit
qu'elles ont été faites par Pierre Pons et qu'elles sont venues de Venise
avec les figures des douze Apôtres.
« Mais on croit que le reste est des frères le Juste. On a encore aux
environs de Tours, d'où ils estoyent, quelques figures de marbre qui
tiennent de la manière des figures du monument de Louis XII, particu-
lièrement les deux figures couchées.
« On prie le Frère Joseph de scavoir le sentiment de monsieur
Girardon, excellent sculpteur, qui a joint à sa science une parfaite con-
nessance des dillerentes manières des anciens. »
11 est inutile de relever toutes les confusions de cette note. Ce qui
peut être venu de Venise à Saint-Denis ne doit pas se rapporter au
tombeau de Louis XII. Il a été fait uniquement aux frais du roi, et,
comme on le verra, il n'a pas été sculpté à Saint-Denis, mais il y est
venu de Tours et de Paris, tout prêt à être monté et assemblé ; d'ailleurs
il est impossible d'y trouver la moindre trace vénitienne. Je ne parlerai
pas non plus de l'attribution à maître Ponce, c'est-à-dire Ponzio Trebati,
qui n'était pas de Venise, mais de Florence, et qui n'a travaillé que plus
tard, à l'époque de la seconde renaissance de Fontainebleau. Emeric
David et tout récemment M. Courajod dans un curieux article des Nou-
velles Archives de l'art français (1873, p. -Ith-ii) sont encore loin d'avoir
éclairci la biographie et les dates des sculpteurs du nom de Pouce ou
de Pons, et en tout cas aucun d'eux n'a rien à voir avec notre tombeau.
\ . Remarquons que le peiiUre Claude Vignon était de Toure.
520 (JAZl'riTE D1':S 13lv\UX-AliTS.
Ce qui est certain, et ce que savaient déjà l'auteur de la note ano-
nyme et Dom Félibien, c'est que dans son ensemble, sinon complètement,
il est l'œuvre de Jean Juste. L'auteur contemporain, que la note manuscrite
des Archives nationales ne nomme pas, et que Dom Félibien a cité en 1706,
est Jean Brèche de Tours, dans son commentaire latin publié en 1556
sur le titre des Pandectes : De verborum significalione, à l'article Moni-
mentum. Il est bien connu, et maintenant courant', mais il est impos-
sible de ne pas le répéter ici : « Aujourd'hui on voit de tous côtés dans
notre France des monuments élevés sur les sépultures des rois et des
grands, ainsi surtout celui de l'église de Cléry, près d'Orléans -, et ceux
de l'église consacrée à saint Denis, auprès de Paris. Tu verras là,
entre autres, le monument de marbre consacré à Louis XU, travaillé, avec
un artifice admirable et élégant, dans notre très-illustre cité de Tours, par
Jean Juste, statuaire très-élégant. »
Il faut remarquer que Brèche dit très-précisément que le tombeau a
été sculpté à Tours, mais par là même il ne dit pas que Juste soit de
Tours; le connaissant personnellement, il ne pouvait pas' ignorer l'origine
florentine de Jean. Mais, ce qui est encore plus considérable, c'est l'affir-
mation si compétente et si précise que le tombeau est l'œuvre de Jean
Juste.
Les témoignages contemporains à ajouter à celui-là sont malheureu-
sement bien peu nombreux. Dom Félibien, Lenoir et M. de Guilhermy ont
relevé, sur un pilastre à l'angle nord-ouest et sur un second à l'angle
sud-est, les dates MVXYII et MVXVIII, c'est-à-dire 1517 et 1518. Mais à
cette époque le tombeau n'était ni arrivé ni terminé.
Nous le savons par une pièce bien curieuse que vient de publier
M. Gotti à la suite de sa Vie de Michel Ange (II, p. 58). C'est dans une
lettre écrite de Paris au grand sculpteur florentin par Gabriello Pachaoli;
après avoir parlé de l'admiration que François 1" a pour lui, il ajoute :
« J'ai été voir la sépulture du roi défunt qui se fait à Tours; il y a un
grand nombre de figures. » La lettre est datée du « 30 gennaro 1519 »,
par conséquent du 30 janvier 1520.
Il faut attendre onze ans pour trouver une nouvelle date. C'est un
ordre de payement de François I" ' daté de Marie en Picardie, sans doute
de Maries à huit lieues d'Amiens, le 22 novembre 1531. Il n'est pas seule-
•I. On peut en voir la rcproduclion coiiiplèlc dans les A/wienneu Archives de l'arl
français, %' série, I, 1861, p. 293-8.
2. C'est-à-dire le premier tombeau de Louis XI.
3. Acheté par M. Farrenc à la vente Joursanvault, copié par M. Salomon et
XII. — 2" PRRIODE.
66
522 GAZI':TTE des liEAUX-ARTS.
ment intéressant j^arce qu'il ordonne, à propos du tombeau de Louis XII,
de payer « à notre clier et bien-aimé Jelian Juste, notre sculpteur ordi-
naire », la somme de 460 écus d'or soleil; c'est une fin de payement.
Quatre cents écus d'or étaient dus de reste sur douze cents, prix convenu
pour faire amener et conduire à ses dépens, de Tours à Saint-Denis en
France, la sépulture de marbre de Louis XII et de la Reine Anne. Les
soixante autres sont le remboursement de pareille somme payée et avan-
cée des deniers de l'artiste pour le caveau voûté fait à Saint-Denis sous la
sépulture, pour mettre les corps desdits feus Roi et Reine. Ce n'est pas
le prix du tombeau, puisque c'est outre et par-dessus les autres payements
déjà faits et ceux encore à faire; mais cette ordonnance prouve deux
choses très-importantes : que le principal de la sculpture a été fait
à Tours où demeurait l'artiste, et que celui-ci a été chargé de la construc-
tion du caveau sur lequel le monument devait être élevé. Rien ne prouve
mieux que Jehan Juste en a été non-seulement le sculpteur, mais l'ar-
chitecte et par là même l'inventeur.
Les Archives curieuses de Cimber et Danjou, III, 84-5, donnent une
pièce du même jour, maintenant exposée au Musée des Archives, qui
contient les mêmes faits, presque dans les mêmes termes. C'est une lettre
de François 1" au Cardinal-légat, c'est-à-dire au Chancelier Antoine
Duprat, pour l'aviser de faire payer promptement deux sommes de 400 écus
et de 60 livres, soit des deniers de son épargne, soit sur les parties '
casuelles.
Malgré tout, ces deux pièces n'éclaircissent pas la question complè-
tement. Au premier abord, elles sembleraient indiquer que les marbres
viennent d'être amenés de Tours et que le caveau a été fait seulement en
1531. Mais on sait combieu les payements royaux étaient souvent en
retard, et ici la lettre spéciale de François I", insistant sur le payement
de la somme due, serait même une raison de le croire. En somme, en
face des pièces que nous connaissons, nous ne savons si le monument
était monté avant ou s'il ne l'a été qu'après 1531, et les deux solutions
sont également possibles.
Un curieux passage de Sauvai (livre VII, tome II, 121) vient encore
compliquer la question sur un autre point. En parlant de la partie de
l'hôtel de Saitit-Paul qui fut achetée en 1554 par la Duchesse d'Étampes,
il ajoute que cette partie était terminée « par un jardin de 24 toises de lar-
geur sur 22 de profondeur, où avait été sculpté le superbe mausolée de
publié par M. Grandmaison, p. 223-6. — Dans le catalogue Joui'sanvaull on a donné
faussement la date de lai 8 au lieu de 1531.
LA FAMILLE DES JUSTE. 523
Louis XIP ». Sauvai, qui était d'ailleurs un grand curieux de la .sctUpture
française de la Renaissance et qui en a parlé plus d'une fois avec une
justice parfaite et un goût remarquable pour son époque, a connu bien des
pièces perdues depuis. Il n'a pas écrit sans preuves une affirmation de ce
genre, et, comme nous savons que le tombeau a été sculpté à Tours par
Jean Juste, nous sommes forcé de conclure qu'une partie quelconque,
et nécessairement importante, a été sculptée à Paris et probablement
par un autre que par Juste.
11 est certain d'ailleurs, en face du tombeau lui-même, que tout n'est
pas de la même main. Pour la description je renverrai aux pages excel-
lentes de iM. de Guilhermy. 11 suffit ici de rappeler la disposition de
l'ensemble. Le soubassement est orné de quatre longs bas-reliefs', d'une
très-faible saillie, qui représentent, l'un l'entrée du Roi à Milan, l'autre le
Roi forçant le passage des montagnes de Gènes, presque le sujet du bas-
relief de Gaillon, et les deux autres le Roi à la bataille d'Aignadel. Aux
angles et sur le coin de ce soubassement en forme de banc sont assises
quatre figures allégoriques, la Force, la Tempérance, la Prudence et la
Justice, celles mêmes dont Michel Colomb avait cantonné le tombeau du
duc François II. Sur ce soubassement s'élève un édicule carré, percé
de douze arcades, quatre sur les grands côtés et deux sur les petits, dans
le vide desquels sont assis les douze Apôtres. A l'intérieur de cet édicule
se trouve le long sarcophage sur lequel sont couchés les cadavres nus
du Roi et de la Reine avec les marques des incisions de l'embaumement.
Enfin, sur le dessus du plafond de cet édicule le Roi et la Reine sont age-
nouillés devant des prie-Dieu.
Certes, l'ensemble est d'une grande beauté; les tombeaux de Fran-
çois I" et de Henri II sont sortis de celui-ci et ne font que lutter avec lui
sans le vaincre. Avant lui on avait déjà représenté de doubles figures à
l'état de mort et à l'état de vie, mais cela était plus que rare et aucun
tombeau antérieur n'était aussi riche. Pourtant on n'a pas assez re-
marqué qu'où pourrait y faire justement plus d'une critique. D'abord, il
y a une inégalité choquante clans les personnages ; les Vertus sont énor-
mes à côté des Apôtres, qui sont, en comparaison, des statuettes, sans
être purement ornementales comme les moines ou les figures de niches
'\. 11 est remarquable, à propos de ce logis d'ÉUunpes, possédé plus tard par
Pliilibert Delorrae, qu'en 1571 il soit question de la « manière de grange où s'est
taillé partie des marbres de la sépulture des Roys ». Anciennes archives de l'art fran-
çais, 2= série, II, ISeï, p. 333. Pliilibert Delorme y a fait travailler aux sépultures de
François I" et de Henri H, mais c'est une raison de plus pour que celte grange ait
servi antérieurement au même usage pour le tombeau de Louis XII.
52/i
GAZETIli DES UEAUX-Al'. IS.
de soubassement, qui peuvent être plus petites encore parce qu'elles
ne sont que décoratives et ne prétendent pas à la réalité de celles-ci.
De plus, cette inégalité de proportion existe aussi bien dans l'architecture
et dans la construction générale. Les petites arcades où s'encadrent les
TKAVEli D ANGLE DU TOMBEAU DE LOUIS XII.
Apôtres forment autour du grand sarcophage, qui y est enfermé, une
sorte de cage dans laquelle il étouffe. 11 est impossible d'entrer par leurs
ouvertures étroites les grands corps du Roi et de la Reine; les cadavres
comme le sarcophage ne peuvent être mis à leur place que tout d'abord
et seuls avant la construction de l'architecture qui les enferme et les re-
LA FAMILLE DES JUSTE.
t):ij
couvre en les serrant et les écrasant. Celle-ci est comprise comme un grand
modèle ou comme une réduction, une sorte de grand meuble en marbre,
décoré sur le patron d'une menuiserie de bois, mais non pas comme un
édicule architectural proportionné à la dimension des personnages. Le
défaut n'existe plus dans les tombeaux de François I"' et de Henri II, parce
que le monument funéraire de Louis XII avait montré à leurs auteurs
l'erreur qu'il fallait éviter. 11 y a là un manque d'harmonie dans les
FIGURE D APUTRE, TOMBEAU DE LOUIS XII.
proportions de la conception première qui n'est couvert que par la valeur
des détails et l'élégance adorable des montants d'arabesques qui habillent
les pilastres ; mais le tombeau, au lieu d'être compris avec une échelle
unique, en offre deux très-différentes qui ne s'accordent pas entre elles.
J'ai dit qu'il fallait tenir le tombeau pour l'œuvre de Jean Juste, mais
il ne peut pas être le seul qui y ait travaillé. Les bas-reliefs et tout l'or-
nement sont de lui ; c'est ce qu'il y a là de plus italien et de plus flo-
rentin. Mais est-ce lui qui a, non pas profilé, mais dessiné les moulures
si pures des arcades et de la corniche? Rien n'est aussi sobre et aussi
antique dans aucune des autres compositions des Juste. Un autre artiste,
526 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
plus architecte qu'aucun d'eux ne parait l'avoir été, pourrait donc être
l'auteur non pas de l'ornementation , mais du parti de l'ensemble. Si,
comme il est probable, les Apôtres, qui sont très-italiens, sont de Jean
Juste, alors les Vertus n'en sont pas. Celles-ci, qui appartiennent bien à la
conception et ne sont pas, comme l'a dit Lenoir, des additions, sont, dans
un tout autre sentiment, italiennes aussi, mais trop rondes, un peu souf-
flées et sans grande expression. Les Apôtres au contraire sont plus aisés,
plus faciles, plus mouvementés, plus incorrects aussi, notamment dans les
cous et dans les emmanchements, et les plis de leurs vêtements ne sont
pas toujours heureux ; ils ont à la fois des faiblesses et de l'afféterie. Par
contre, rien de plus sain, de plus ferme, de plus savant et de plus sûr
que les deux cadavres. Ce sont des chefs-d'œuvre aussi élevés que sim-
ples, et la plus large interprétation s'y joint au sentiment le plus vif et
le plus serré de la réalité. A tout prendre, les Apôtres et les Vertus pour-
raient être de la même main, moins habile dans les plus grandes
figures, mais celui ou ceux qui ont fait les Apôtres et les Vertus n'ont pas
fait les deux cadavres. Cela est de toute impossibilité. Ces derniers
seraient-ils donc ce qui a été fait à Paris dans l'hôtel d'Étampes? Le
Louis XII et la P>eine Anne sont-ils même d'une main unique? L'homme
est plus sobre, plus simple, et la femme au contraire plus cherchée, plus
souple, plus composée et, si l'on peut lui appliquer ce mot, plus vivante.
Serait-ce la figure de ce premier tombeau que peuvent faire supposer les
Mémoires de Fleuranges, qu'on aurait ensuite employée dans le tombeau
actuel en mettant à côté d'elle la figure de son mari? Leurs différences
seraient alors toutes naturelles.
En tout cas, il est impossible de voir la même main dans toutes les
parties de cet admirable monument. Je mettrais d'un côté la partie orne-
mentale, les bas-reliefs, les arabesques, tous les ornements, les Apôtres,
les Vertus mêmes — ce serait l'œuvre de Jean Juste, qui certainement a de
toutes façons la plus grosse part, — et de l'autre les deux figures couchées
du Roi et de la Reine, qui me semblent, dans leur simplicité et leur carac-
tère, plus françaises qu'italiennes, sans qu'il soit possible de prononcer à
leur propos aucun nom propre ; mais, italienne ou française, la main qui
les a modelées et taillées est supérieure à celle de Jean Juste.
On le voit, il y a encore bien à étudier et à savoir sur le tomjjeau de
Louis XII, et les questions qu'il soulève sont loin d'être apurées. Je les
indique sans prétendre les résoudre, et il y faudra revenir.
ANATOLE DE MONÏAIGLON.
(Iji suile proihaimmcnl.)
LES GRAVEURS CONTEMPORAINS
JULES JACQUEMART'
Q" COLLECTION d'aRMES DU CABINET DE M. LE COMTE DE
NIEUM'ERKERKE : DOUZE PLANCHES GRAVÉES A l'eAU-FORTE
d'après les originaux. — 1869.
N"^ 183 à 196.
Notre graveur, avec son
amour instinctif du curieux, du
piquant et de l'original, c'est-
à-dire de tout ce qui se singu-
larise par une recherche de
forme ou de couleur, a toujours
été épris des choses du cos-
tume et particulièrement des
armes. Entre tous les aspects
dont sa pointe enfiévrée a su
composer tant et de si admi-
rables chefs-d'œuvre, il n'en
est peut-être pas qui inspire
mieux sa verve de dessinateur et de graveur que l'éclat tranchant et les
fines broderies de l'acier ciselé et poli. Il a un faible pour les armes, et
nos lecteurs peuvent en juger par le vivant dessin que nous reprodui-
sons ici, ainsi que par les planches parues naguère dans la Gazette et par
1. Voir Gazelle des Beaux-Arls, 2' période, t. XI, p. 339-572, et t. XH,
p. 69-S, 240-230 et 328-330.
528 GAZKTTK DKS HI'^All X-AIÎTS.
cette chaude, cette chatoyante eau-forte intitulée Armes orienlalex que
nous avons donnée dans le numéro de septembre. Mieux encore ils en
pourraient juger par ces douze planches de la collection de INieuwerkerke
qui sont, dans leur genre, des œuvres parfaites et absolument nouvelles.
Jamais certainement la gravure, dégagée des tricheries du procédé et
réduite aux seules ressources d'un dessin net, précis et merveilleuse-
ment sincère, n'a exprimé des formes plus délicates et plus précieu-
sement ouvragées. Il est telles de ces pièces, comme les poignées d'épée
des PI. VI,X et XI, qui confondent l'imagination par la finesse du travail et
l'exactitude du rendu. Ces douze planches, qui ne contiennent pas moins
de cent dix-huit pièces d'armes, forment une sorte d'armeria d'élite
dont on peut jouir au même degré dans le portefeuille de l'artiste et
dans le cabinet du collectionneur.
Les dessins, conservés sous verre aussitôt la gravure achevée, appar-
tiennent à M. de INieuwerkerke.
De cette série de planches, qui fait maintenant partie avec toute la
collection d'armes et les curiosités, des richesses amoncelées chez sir
Richard Wallace, il n'y a eu que de très-rares exemplaires tirés.
Trois de ces planches ont paru dans la Gazette des Beaux-Arts avec
les premières feuilles du catalogue dressé par M. de Beaumont, cata-
logue qui malheureusement n'a pas été poursuivi, de telle sorte que cet
album, véritable écriii de l'amateur d'armes, est jusqu'à présent resté
inédit.
Les exemplaires d'essai sont de trois sortes :
1° Premier état, quelques épreuves éparses ;
2° État définitif, sans signature ;
3° id. marqué au monogramme J. J. ;
lx° id. signé /. Jacquemart.
■ 11 a été tiré, dans ces différentes conditions, deux ou trois collections
sur papier de Hollande. -
ISS. PI. 1. — {Gazelle des Beaux-ArtSjma\ iSdS.) — Dix pièces : épées langues de
bœuf et poignards.
186. PI. 2. — Douze pièces : casques, épées et poignards.
4 87. PI. 3. — Douze pièces : casques.
188. PI. 4. — Douze pièces : casques.
189. PI. 5. — Onze pièces : casques, sabre de parement, dague, brise-lame, poires
d'amorce.
190. PI. 6. — Douze pièces; rondelle de lance et chanfrein, épées do combat et
mains gauches, poires d'amorce.
TROPHEE B ARMES.
XII.
Dessin et composition de M. Jules Jacqueicart,
2' PÉRIODE.
67
530 GAZI'/l'TK DKS BRAUX-AliTS.
4 91. PI. 7. — Treize pièces : corselet gravé, épées, cimeterre, dagues, poires
d'amorce.
i\9i. Pi. 8. — Dix pièces: bouclier repoussé et damasquiné, épée à deux mains,
épées et dagues.
193. PI. 9. — {Gazette des Beaux-Arts, novembre "1868.) —Armure de joute du
xv" siècle, vue de face et de profil.
194. PI. 10. — {Gazette des Beaux- Arts, mai 1868.) — Douze pièces : chanfreins
et pièces de harnais, mors, étriers, éperons.
195. PI. 11. — Six pièces : armes d'hast, hallebardes, faucres et fauchards, arbalète
à crennequin.
196. PI. 12. — Sept pièces : fusils, arquebuses et pistolets.
7° HISTOIRE DE l'aMÉRIQUE PAR LES MEDAILLES. — SOIXANTE-DIX
PLANCHES GRAVÉES D'aPRÈS LES MEDAILLES FRAPPÉES PAR
ORDRE DU CONGRÈS.
N-» 197 à 266.
Ces médailles, dont plusieurs n'existent plus à la Direction de la
Monnaie de "Washington, donnent comme un résumé de l'histoire des
États-Unis depuis Washington jusqu'à Grant, le Président actuel;
elles donnent parallèlement l'histoire de la gravure en médailles depuis
la fin du siècle dei'nier, grâce à la fidélité avec laquelle M. Jacquemart a
respecté le style des originaux et rendu le caractère individuel de chacune
de ces médailles.
Les premières, commandées à la Monnaie de Paris, dessinées et
gravées par des artistes tels que Dupré et Duvivier, sont fort belles et
particulièrement intéressantes pour nous ; les plus récentes, exécutées en
Amérique, nous offrent à leur tour des types mâles, énergiquement sou-
lignés, dans un sens réaliste dont on ne saurait méconnaître ni la force
ni l'originalité.
Toute une période intermédiaire, gravée avec le même soin, ne tire
pourtant son plus grand intérêt que du seul renseignement historique.
Elle nous présente, empreinte de toute la roideur de l'époque, l'œuvre
sans caractère d'un Allemand, le graveur Furst.
Cet ouvrage, édité avec le plus grand luxe, constitue un véritable
monument national dont, faisant un noble usage de ses loisirs et de sa
fortune, un jeune homme ardent et chercheur, M. J.-F. Loubat, a voulu
doter son pays. Le texte, collationné sur les documents officiels, s'im-
prime en ce moment, croyons-nous, à Londres.
11 y a de ces planches trois collections complètes imprimées avec le
plus grand soin avant les inscriptions des médailles ; une ou deux collée-
JULES JACQUEMART.
531
tions après les légendes gravées, mais avant le numérotage et le nom
de l'imprimeur, les planches n'étant pas encore aciérées.
ARMURE DE FRANÇOIS I^r, '
Dessin de M. Jules Jacquemart.
Nous ne pouvons entrer dans la description de chacune de ces
planches, ni même en dresser le catalogue ; nous les mettons en bloc
532 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sous la rubrique de l'ouvrage. Il n'y a, d'ailleurs, pas d'états sensibles
dans la gravure, soit que les épreuves d'essai n'aient pas été conservées,
soit que les eaux-fortes aient été terminées immédiatement. Disons
seulement que, pour être peu connues, ces planches de médailles n'en
occupent pas moins dans l'œuvre du graveur une place fort importante,
non-seulement par la dimension colossale du travail mais encore par sa
valeur intrinsèque, qui pour nous est très-grande.
§ IV.
EAUX-FORTES d'APRÎSS DES TAULEAUX DES MAITRES ANCIENS
ET MODERNES.
N"' 267 à 295.
267. — Courrier du pays des Ouleds-Ncujls, d'après Fromentin. — Gazelle des
Beaux-ArtSj, juillet 1861. — Tr. c. H. 0"',125; L. 0"',21.3.
Le premier tableau gravé par l'artiste. Ouvrage d'une gaucherie singulière et
qui ne pouvait laisser prévoir ce que donneraif, appliquée à l'interprétation des
tableaux, la pointe du graveur, si brillante et si applaudie déjà dans le rendu
des objets d'art. 11 ne faut pas oublier, d'ailleurs, que cette planche, commandée
par la Gazelle des Beaux-Arls, pour paraître pendant le Salon, avait dû être
faite loin du tableau, à l'aide de croquis partiels et sur une photographie assez
mal venue. On comprend l'embarras et môme le désarroi du graveur habitué à
interroger directement le modèle.
Les états de cette planche sont peu définis. D'après l'exécution, on peut sup-
poser que les chevaux furent faits d'une fois avant les terrains ; mais reste-t-il
des épreuves de cet état? Nous ne trouvons à signaler qu'un second état avec
la main du premier Arabe presque blanche, et le troisième état, celui des
épreuves avant toute lettre de la Gazette avec la signature; ensuite vient le
tirage de la publication.
268. — Le Soldat et la Fillelle qui rit, par Van der Meer, de Delft, collection de
M. Double.— (Gazette des Beaitx-Arts, novembre 1866.) — Tr. c. H. 0"','16o;
L. 0">,1.30.
Ce tableau, l'un des meilleurs de ce petit maître, a fourni à l'œuvre de
Jules Jacquemart l'une de ses eaux-forles les plus étonnantes. Le cavalier, vu
de dos et dans l'ombre, et la fillette en lumière, avec son fichu blanc, forment
le plus joli dialogue de tons noirs et blancs qui se puisse voir.
Premier état : 11 est déjà très-avancé et promet tout ce qu'il deviendra
avec un peu de concentration d'effet; le mur près de la fenêtre surtout manque
de puissance.
Second étal : La planche ari-ivée à son effet définitif; pas de signature. Très-
rares épreuves.
Troisième étal : La même après la signature: Jules Jacquemart aqua-forli,
d'après Van der Meer de Delft.
269.
JULES JACQUEMAKT.
533
Qualriètne élal : Épreuves d'artiste avec le cachet aux armes de M. Léopold
Double.
Cinquième élal: Tirage de la Gazelle des Beaux-Arls.
Sixième état : Tirage avec la lettre allemande : Der Krieger und die
lachende màdchen.
— Williem Van Heythuj/sen, par Franz Hals. Collection de M. Double.
— Gazette des Beaux-Arls^ mai 1868. — Tr. c. H. 0'",'17.3; L. 0"',140.
Eau-forte pleine de crânerie et d'entrain. L'air d'importance et de satisfac-
tion comique du personnage a passé, avec tout son piquant, du tableau dans
vu COIN D'ATELtEB.
Dessin et composition
M. J. Jacciuemal't.
l'interprétation du graveur. L'ensemble est d'un effet excellent, tout au plus
reprocherions-nous un certain manque de tenue et de solidité à quelques par-
lies du modelé. Comme coloriste, M. Jacquemart n'avait plus de progrès à
faire, mais il avait encore à apprendre pour le dessin intérieur de la figure
humaine.
Premier état : Les grandes masses; les ombres plaquées par larges facettes;
ensemble peu avancé.
Second état : Presque ;arrivé; le modelé encore un peu dur; le cadre coloré
d'une seule taille.
Troisième état: Modelé de la tête plus gros; le ton du cadre est croisé
d'une seconde taille.
Quatrième état : Le bas du visage est plus baigné d'ombre ; la planche est
signée : Jules Jacquemart aqua-forti^ 1867 j d'après Franz Hals.
534 GAZKTTK DKS BF-A U X- A UTS.
Cinquième élal : Épreuve définitive avant toute lettre. Le cachet aux
armes de M. Léopold Double gravé au bas.
Sixiènie état : Tirage de la Gazette des Beaux-Arts.
270. — Partirait de Rembrandt. Collection de M. Double. — Gazette des Beaux-
Arts, mai 1870. — Tr. c. H. O'",17o; L. 0"',138.
Les lignes enthousiastes que la Gazette, par l'organe du regretté Blirger, a
consacrées à cette merveilleuse peinture à l'eau-forte nous dispensent d'en
faire ici un éloge nouveau qui resterait fort au-dessous du premier.
Premier état : Quelques taches claires dans le fond et dans la houppelande
du vieux maître. La figure d'empereur romain qui lui fait face est trop bril-
lante et trop visible.
Second état: Cette figure est assombrie par des travaux nombreux. La
planche n'est pas encore signée.
Troisième état : Quelques dernières retouches achèvent l'harmonie de
l'ensemble. Signé : 1869. J. Jacquemart aqua-forti, — Quelques épreuves
d'artistes seulement.
Quatrième état : Très-belles épreuves, la planche entièrement finie. Le car-
tel aux armes de M. Léopold Double ajouté au bas de la planche.
Cinquième état : Tirage de la Gazette des Beaux-Arts.
Suite de douze planches, plu.s le titi-e, d'après des peintures du Musée
de New-York. Cette somptueuse publication, dont notre artiste a été le
brillant illustrateur, a déjà été appréciée dans les numéros de janvier et
de mai 1872 de la Gazette des Beaux-Arts. Nous ne reviendrons pas sur
ce qui a été dit, nous dirons seulement que la merveilleuse facilité avec
laquelle M. Jacquemart a passé par les maîtres les plus différents et les
plus opposés demeurera un sujet d'étude et d'étonnement. De Kalf à
Van Goyen, et de Granach à Jordaëns, il a fait résonner son clavier
avec une virtuosité incomparable. Il semble que sa pratique s'épure, se
simplifie, se complète à mesure qu'il se trouve aux prises avec de nou-
veaux efforts, et qu'elle ne demande strictement au procédé que les
moyens de faire partager ce qu'il sent, ce qu'il voit dans l'expression
intime des œuvres qu'il veut rendre.
271. Titre. — H. 0"',220; L. 0"',180.
C'est une guirlande d'acanthes et de fleurs des tropiques enlacées qui donnent
il ce frontispice une sorte de signification symbolique.
Épreuves d'essai tirées à Bruxelles.
1. Etchings of piclures in the Metropolitan Muséum, New-York. Etched by
Jules Jacquemart, London, P. and D. Coinaghi, 1871, in-folio.
PLANTES DE SERRE.
Dessia et composition de_M. J. Jacquemart.
536 GAZETTE DES BEAUX-ÂlîTS.
De cette pièce, pas d'états distincts on dehors de ceux des différentes condi-
tions do tirage général, qui sont :
4° Exemplaires avant toute lettre, papier de Hollande, avec le seul nom du
graveur ;
g" Exemplaires avant la lettre, papier de Chine avec le nom de l'imprimeur
et le numéro des planches ;
3" Exemplaires avec la lettre en anglais.
Quelques épreuves pourtant ont été tirées avec une erreur dans l'inscription.
Les mots Published et Publisher y sont mal écrits.
272. Fbanz Hals, la Sorcière IliU Bobb. — Tr. c. H. 0'",150 ; L. 0'",120.
Épreuves d'essai tirées à Bruxelles chez Nys.
Premier état : Eau-forte pure venue avec une franchise et une justesse de
Ion qui font déjà de cet état d'essai une planche arrivée. Les points de remarque
sont principalement la main et le ruban qui retient le hibou ; le travail y est
sommaire et laisse trop jouer le papier.
Second élat : La main, de même que le ruban et l'oiseau, sont atténués dans
les clairs par des hachures légères qui se confondent avec le premier travail.
Sans signature.
Troisième éUU : Quelques plis ajoutés en touches légères adoucissent la
lumière du bonnet. La planche signée.
Quatrième étal : Le monogramme de Hals, précieux dans le tableau, est
ajouté dans le fond et à la même place sur la gravure.
Étals des tirages. ~ Le dessin a été conservé.
273. Greuze. — Tr. c. H. O'",120; L. 0">,105.
Épreuves d'essai tirées à Bruxelles.
Premier état : Eau-forte pure très-heureuse de morsure. Les retouches ne
portent que sur des parties restreintes, le cou particulièrement, dont la lumière
est entièrement blanche et qui sera coloré dans la suite.
Second état : Les hachures du cou continuées doucement jusque sur la
lumière. La poitrine aussi est assouplie et modelée.
Troisième état : Planche signée.
Étals des tirages. —Tirage de la Gazette des Beaux- Arts; — tirage du
Portfolio, janvier 1873.
274. Berghem. — Tr. c. H. 0'",152; L. 0"',120.
Épreuves d'essai tirées à Bruxelles.
Premier état : Eau-forte pure très-élégante de pointe et d'une fraîcheur de
lumière qui ferait presque regretter les modifications apportées pour rentrer
dans l'effet du tableau.
Le ciel, entièrement blanc, signale à première vue les épreuves très-rares de
cet état.
Second état : Le ciel nuageux, quoique très-éclatant, est indiqué par un
travail simple et léger d'eau-forte. Tout le terrain est estompé d'ombre ainsi
que le groupe d'arbres. La planche n'est pas encore signée.
Troisième état :■ La planche, d'une coloration blonde et admirablement
lumineuse, est terminée et signée.
États des tirages.
JULES JACQUEMART. 537
27S. Kalf. — Tr. c. H. 0"',128; L. 0"',151.
Épi'euves d'essai tirées à Bruxelles.
De cette planche, un peu sombre et un peu lourde, les états ont été nom-
breux, mais beaucoup se distinguent par des différences peu sensibles et qui
portent quelquefois sur une seule épreuve; nous les faisons entrer dans le
classement suivant :
Premier état : Eau-forte de première morsure. Le travail est franc et
lisible; il exprime bien chaque chose. Peut-être, si l'imprimeur eût donné des
épreuves plus vigoureuses, la planche eùt-elle été conservée dans cet esprit.
Second élat : Quelques modifications de détail ; des points clairs dans le
terrain et les parties de demi-teinte bouchées. La planche est signée et paraît
terminée.
Troisième état : La planche, reprise, est notablement modifiée ; l'ensemble
a peut-être moins de finesse, mais il est plus près du tableau.
États des tirages.
276. Van Goyen. — Tr. c. H. 0"\102; L. 0"','I62.
Épreuves d'essai tirées à Bruxelles.
Cette gravure est venue du premier coup, et bien inspiré a été cette fois
l'artiste de ne toucher en aucune façon à un effet aussi simplement rencontré.
Premier état : La planche n'est pas signée.
Second état : Quelques poinis adoucis au brunissoir et à deux ou trois traits
des manques rajustés, et la signature. La planche est définitive.
Étals des tirages.
277. Van Hemskeiick. — Tr. c. H. 0"\1'I0; L. 0"',75.
Épreuves d'essai tiréos à Bruxelles.
Dans cette planche, la pointe devient auslère; le travail, empreint d'un cer-
tain archaïsme, croise carrément les fonds et modèle avec sévérité les plis et
les sillons de cette tête grave.
Premier état : Eau-forte pure. Tout y est venu avec une grande décision;
mais l'ensemble manque de profondeur de ton.
Second étal : Le cuivre paraît remordu. Toute la pièce a pris de l'accent;
quelques demi-teintes ont besoin d'être adoucies. Pas de signature.
Troisième état : Les dernières retouches faites. La planche est signée.
États des tirages. — Tirage de la Ga::ette des Beaux-Arts.
Le dessin, extrêmement soigné, lavé à l'encre de Chine, a été conservé.
278. JoROAENS. — Tr. c. H. 0">,170; L. 0"",I52.
Planche coloriée et puissante dont la première a très-heureusement plaqué les
valeurs.
Premier état: Très-avancé; le fond et partie des costumes sont papillotants
par l'espacement des travaux.
Second élat : La planche plus garnie de travail a gagné toute sa cohésion.
Peu de retouches à faire. L'écusson du bas reste tout à fait à l'état d'esquisse.
Troisième état : L'écusson est à son ton et modelé. La signature manque.
Quatrième étal : La planche est terminée et signée.
États des tirages :
Le dessin, très-fini 'a la mine de plomb, a été conservé.
279. Cranach le jeune. — Tr. c. H. 0™,150; L. 0"',102.
Xll. — 2' PÉRIODE. 68
538 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Cette planche est certainement l'une des plus intéressantes de la série, aussi
bien pour la délicatesse de la physionomie que pour la richesse et le fini pré-
cieux du costume. Du vêtement, tout relevé de perles, de cannetilles et de filels
d'or, l'artiste a fait un miracle de travail étourdissant. La première morsure,
pincée et nette, avait donné l'excellent canevas sur lequel est venu broder la
main de fée du graveur.
Premier élut : Presque monochrome, sauf les chairs plus réservées.
Second état : Le fond est monté au ton; le brocart du corsage se dessine
et se colore; la main reste seulement indiquée.
Troisième élal : Les dernières finesses sont posées ; la planche a tout son
brillant.
Qualrième état : La signature est ajoutée.
Étals des tirages.
280. A. DE Vries. — Tr. c. H. 0'",146 ; L. 0"',12'1.
Premier élal : Excellente préparation ; la tête est seule avancée ; le fond et
le costume qui deviendra si riche et si soyeux de ton, la planche terminée, ne
sont ici qu'indiqués dans les parties saillantes.
Secotid étal : Le fond est monté au ton; la tête, plus souple de modelé,
s'enlève en lumière et le costume s'accuse en noir.
Troisième état : Les lumières accessoires sont éteintes et la tête prend tout
son éclat. La planche est terminée et signée.
Étals des tirages.
281. Van der Helst. — Tr. c. H. 0"',U8; L. O-.lsa.
Robuste et pleine, cette pièce est peut-être l'une des plus magistrales de la
série. C'est la nature prise dans la force de sa matérialité et dans l'accent de la
vie. Le regard direct de cette tête énergique ne s'aventure pas dans les pensées
troublantes; il exprime la pléthore de la santé, et rien déplus. L'exécution de
l'eau-forte est elle-même charnelle et épidermique comme celle de la peinture,
tout en restant d'une simplicité admirable. La moustache drue, la barbiche
grisonnante, les joues épaisses et grasses, les tissus gonflés de la paupière, la
lumière pleine qui chauffe doucement cette face puissante, qui en pénètre la
chair et la modèle, tout cela est rendu, sans tapage, avec quelques hachures
sur du papier blanc.
La tête est venue d'emblée dans l'eau-forte; les retouches ne portent guère
que sur le fond et le costume noir.
Épreuves d'essai tirées à Bruxelles.
Premier étal : Eau-forte pure ; sauf quelques raccords dans le modelé, la
tête est arrivée. Le costume et le fond sont insuffisants.
Second élal : Le fond est amené au ton, le costume noir complété par une
morsure nouvelle et des contre-tailles. Le cadre n'est teinté que par des lignes
verticales.
Troisième état : Le cadre est remonté par des t;iilles croisées sur les pre-
mières. La planche n'est pas encore signée.
Qualrième élal : La planche est terminée et signée.
Étals des tirages.
282. La Musique, par Van der Uelst. — Tr. c. H. 0"%'I6o; L. 0">,13b.
JULES JACQUEMART. 539
Du Van der Helst robuste et réel nous passons au Van der Helst apprêté.
Toutefois c'est encore la chair qui l'occupe, et, dans l'eau-forte comme dans la
peinture, cette poitrine blanche est d'une fermeté superbe.
Premier étal : Morsure irrégulière donnant des dessous excellents, mais
toute tachée dans les tons de passage.
Second état : Les retouches, bien ménagées, se mélangent étroitement aux
travaux de première morsure, de façon à donner à l'ensemble un aspect facile
qui ferait croire que la pièce est venue d'emblée. Pas de signature.
La planche non rognée mesure : H. O^^aSS ; L. 0'",158.
Troisième étal : La planche rognée et signée.
Étals des tirages. — Tirage de la Gazette des Beaux-Arts.
283. Le Bourgmestre de Leyde et sa femme, par Carl de Moor. — Tr. c. H. O'",! 85 ;
L. 0^,145.
Peinture froide et compassée; i'eau-forte s'en ressent un peu. Les états sont
nombreux.
Premier état : Préparation à I'eau-forte ; les dessous seuls sont indiqués.
Second état : Un nouveau travail a monté le fond à sa valeur et enlevé les
têtes en clair. Le cadre qui borde l'ovale n'est pas encore tracé.
Troisième état : Les têtes plus étudiées se modèlent, les costumes montent
de ton. Le cadre est gravé d'une taille verticale.
Quatrième état : Le bras pendant le long de la robe est modelé ; la gravure
est terminée; quelques tailles transversales sont ajoutées au cadre. Pas de
signature.
Cinquième état : La planche est signée au bas, et le rabat du jeune magis-
trat est complètement modifié; il est indiqué ici d'un travail uni et plus calme.
États des tirages. — Tirage de la Gazelle des Beaux-Arls.
284. — Elisabeth de Valois, par Antonio Moro. Collection de M. John Wilson,
exposée dans la galerie du Cercle artistique à Bruxelles, en '1873. —
Tr. c. H. O^jSOO; L. 0"','170.
Le costume, tout brodé de pierreries, est prodigieux, plus prodigieux encore
que celui du portrait de Cranach, précédemment décrit.
Premier état : Épreuve de I'eau-forte pure : morsure égale qui ne donne
pas encore le chatoiement des pierreries; la tête seulement indiquée.
Second état : La tête est faite; le fond légèrement remordu. Les perles fines
du costume sont modelées à la pointe sèche.
Troisième étal : L'effet général bien plus coloré ; la main pendant le long du
corps est maintenant modelée, et ce n'est pas la partie la moins bien traitée de
la planche; elle est d'une élégance remarquable.
Qualriènie étal : Ce sont les épreuves avant toute lettre du tirage.
États des tirages. — Tirage de la Gazelle des Beaux-Arls.
Quelques épreuves ont été tirées sur grand papier. La planche ne porte pas
de signature de la main de l'artiste.
— La Veuve et l'Enfant, par Josuah Reynolds, — Collection de M. John Wil-
son. — Tr. c. H. 0'",200; L. O^-j-lTO.
5/i0
GAZETTE DES BEAUX- ARTS.
Celte planche est d'une transparence nacrée et blonde qui traduit à merveille
le faire caractéristique du maître anglais. Elle eut d'ailleurs le plus grand
succès à Londres, où des épreuves se sont vendues jusqu'à dix livres, deux
cent cinquante francs.
Prefnier état : Préparation d'eau-forte.
Second état : La planche est arrivée à son effet.
Troisième étal : La partie droite en bas, qui était un peu obscure dans le
tableau, est modifiée.
Quatrième étal : Le premier plan qui, dans les états précédents, continuait
l'eau du bassin, exprime maintenant, dans la même valeur, le gazon du tertre
sur lequel repose le groupe et qui s'abaisse doucement jusqu'au premier
plan.
Étals des tirages. — Tirage de la Gazelle des Beaux-Arts.
LOUIS GONSE.
(La suite prochainement )
LES
ANTIQUITÉS DE LA TROADE
VII.
Il faut traiter à part de la catégorie la plus
originale et la plus en dehors des analogies habi-
tuelles parmi les vases découverts à Hissarlik. Je
veux parler de ceux dans lesquels les vieux potiers
de la Troade ont cherché à imiter grossièrement une
figure de femme. On voit en effet un visage indiqué
par un pastillage en relief sur la partie supérieure
du col, qui représente la tête, et en bas duquel est quelquefois l'indica-
tion d'un collier. Sur la panse, d'autres pastillages marquent d'une
façon non moins rudimentaire deux seins et plus bas un nombril.
Quelquefois les deux pointes dirigées en l'air d'un grand croissant
partent des deux côtés de la partie supérieure du coi'ps du vase, au-
dessus de deux petites anses, et semblent, dans l'intention du potier,
avoir dû accompagner le buste de la figure de femme, en se montrant
derrière ses épaules. Dans d'autres cas le visage n'est pas modelé sur
le col même, mais sur un couvercle qui s'y emboîtait, à la façon de
celui du vase que nous donnons en tête de lettre.
Ce sont là, de toutes les antiquités trouvées dans les fouilles, celles
sur lesquelles on a le plus disserté. M. Schliemann a cru reconnaître sur^
ces vases et sur quelques rudes petites idoles de pierre des faces de
chouette, opinion qu'ont acceptée M. Emile Rurnouf et M. Ravaisson,
mais qui n'a pas rallié d'autres adhérents parmi les archéologues. Par-
1. Voir Gazelle des Beaux-Arts, 2= période, t. XII, p.
5h2
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tant de là, ces images à têtes de chouette que l'ingénieux explorateur
finit par voir un peu partout parmi les objets sortis du sol de Hissarlik,
il nous les donne comme le type de représentation d'Atliéné Ilias, la
déesse protectrice de la ville de Priam. Pour lui, contrairement aux idées
généralement admises, l'Athéné •fkaw.iàmi a dû être originairement, non
une déesse « aux yeux bleus », de la couleur du ciel lumineux qu'elle
personnifie, mais une déesse «à face de chouette », de même Héra,
BoûTCiç, une déesse « à la face de vache » et non plus « aux grands yeux»
largement ouverts comme ceux d'une génisse.
Cette idée, que Benjamin Constant avait déjà exprimée, est une des
thèses favorites de M. Schliemanri. De la part de quelques pei'sonnes
elle a soulevé de véritables tempêtes. Elle leur a paru une sorte de
crime de lèse-hellénisme. Que les Grecs aient pu, à une certaine époque,
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE.
5/|3
concevoir dans leur imagination des dieux à têtes d'animaux comme
ceux de l'Egypte et certains de ceux de l'Asie, c'est une chose qui heur-
tait trop certaines théories esthétiques préconçues sur le génie de leur
race, lequel n'aurait, disait-on a priori^ admis dans certaines figures
le mélange des formes animales et humaines qu'en réservant toujours à
l'humanité la tête, la partie la plus noble, le siège de la pensée.
Je dois dire que ce genre d'arguments, d'une philosophie plus ou
F ! G U R h: humaine.
moins creuse, me touche fort peu, et qu'à mes yeux il doit céder la place
à la réalité de l'observation archéologique. L'idée d'une Athéiié primi-
tive à tête de chouette ou d'une Héra à tête de vache, comme l'Hathor
égyptienne ou certaines formes de FAstarté syro-phénicienne, n'a rien
qui me scandalise et me paraisse impossible. Il y a bien quelque diffi-
culté philologique à ce que des épithètes comme ylaux.onviç ou poû-rci;
s'apphquent à un aspect de la face plutôt que l'œil. Cependant il me
semble qu'on l'a exagérée et que, par exemple, quand Empédocle, dans
un vers célèbre, qualifiait la lune de y'Xau/.wTriç, il faisait allusion à l'ap-
parence de la face lunaire et non pas à un œil.
D'ailleurs, des exemples monumentaux tout à fait positifs nous
prouvent que les Grecs des âges les plus anciens, qui copièrent leurs
premières œuvres d'art sur des modèles asiatiques, puisèrent dans ces
modèles et représentèrent à leur tour des figures à têtes d'animaux sur
des corps humains. M. Newton a signalé une figurine provenant de
-Jl^l^ GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Chypre, qui montre une femme à tête de bélier, probablement une
Aphrodite. Sur un vase peint archaïque de Camirus, au Louvre, on voit
un homme à tête de lièvre. Quand Onatas, le grand sculpteur d'Égine,
qui vivait au commencement du v« siècle avant Jésus-Christ, exécuta
pour les gens de Phigalie la statue de leur Déméter Mélaena, il copia
fidèlement, d'après une peinture, le type consacré de l'ancien simulacre
de cette déesse, qui avait l'apparence monstrueuse. Il mit donc sur les
épaules de son corps de femme une tête de cheval, accompagnée de ser-
pents et d'autres monstres. Le livre des Philosophumena nous a conservé
la description d'une des peintures symboliques qui décoraient le sanc-
tuaire de famille de la race sacrée des Lycomides, à Phlya en Âttique,
peintures que le grand Thémistocle avait fait restaurer et à l'explication
desquelles Plutarque avait consacré un traité ; on y voyait un vieillard
ailé et ithyphallique qui poursuivait une femme à tête de chien. Héro-
dote nous dit que l'on donnait quelquefois à Pan la face comme les pieds
d'un bouc, et cette assertion est confirmée par une statuette de bronze,
découverte dans le Péloponèse et conservée à Saint-Pétersbourg.
Le Minotaure, qui est originairement le Baal, — taureau de l'ancien
culte phénicien de la Crète, — garde toujours sa tête d'animal dans les
œuvi'es des plus beaux temps de la sculpture grecque. Une cylix peinte
à figure rouge de la meilleure époque, que l'on voit au Cabinet des
médailles dans la collection de Luynes, montre Dionysos-Zagreus enfant,
sur les genoux de sa mère Perséphoné; il a une tête de taureau comme
un petit Minotaure.
Ce n'est donc pas la notion d'une Athéné à tête de chouette qui m'ar-
rête et qui m'empêcherait d'accepter la théorie de M. Schliemann, d'au-
tantplus qu'il ne s'agirait pas ici d'œuvres grecques à proprement parler,
mais de l'Asie Mineure. Toute la question pour moi est de savoir s'il y a
réellement des têtes de chouette aux vases et aux idoles de Hissarlik.
Or c'est là ce que je ne puis concéder à cet infatigable chercheur. Dans
un autre article je donnerai des échantillons des idoles. Pour le moment
je m'en tiens aux vases, et les exemples que j'en ai fait reproduire
prouvent clairement, je crois, que ce qu'ils portent est une face humaine
grossièrement représentée. La bouche et les oreilles sont trop nettement
indiquées dans un bon nombre d'exemplaires pour laisserplace au cloute.
Il est vrai que quelquefois la bouche est omise et le nez prend l'appa-
rence d'un bec; c'est là ce qui a donné l'idée d'un masque de chouette.
Mais il est conforme à la saine méthode d'expliquer l'incomplet par le
complet, et non le complet par l'incomplet. On comprend parfaitement
comment, dans des pastillages aussi rudimentaires, on a pu à plusieurs
LES ANTIQLMÏÉS DE LA TROADE. 545
reprises négliger la bouche pour ne marquer que le nez avec les sourcils
et les yeux dans une face humaine; mais il serait impossible d'admettre
que l'on eût tant de fois ajouté une bouche à une face de chouette. Sur
un vase peint primitif d'Athènes, qui a été publié il y a deux ans dans le
grand recueil de l'Institut Archéologique de Rome et qui retrace une
scène de funérailles, toutes les figures semblent au premier aspect avoir
des têtes d'oiseau; c'est là simplement le résultat de la maladresse
et de l'inexpérience du décorateur, de son incapacité à bien représenter
la tête humaine.
D'ailleurs, la question est tranchée définitivement par un vase
provenant de Chypre, que MM. Rollin et Feuardent avaient envoyé à
l'exposition des Alsaciens-Lorrains et que M. de Longpérier a signalé à
l'Académie des Inscriptions. Il continue fidèlement la tradition du type
des anciens vases de la Troade; mais il est d'une époque plus récente,
modelé par une main bien autrement savante et déjà décoré de pein-
tures. Or il n'est pas possible de contester cette fois que la tête qui
décore la partie supérieure du col ne soit purement et simplement une
tête humaine.
Au reste, si Chypre n'a pas encore donné de poteries de ce modèle
aussi anciennes que celles de Hissarlik, on y voit les vases imitant les
formes de la femme et surmontés d'une tête, se continuer jusqu'à une
époque où l'art grec avait atteint une floraison déjà remarquable, jus-
qu'à la dernière limite de l'empreinte de l'archaïsme, dans le commen-
cement du v" siècle. C'est alors qu'ont élé fabriquées ces charmantes œno-
choés aux reliefs peints, dont on a d'assez nombreux exemples, où une
'tête de femme couronnée de roses, avec de riches pendants d'oreilles et
de longs cheveux, soutient l'embouchure, tandis que des parures décorent
le col et que les seins sont encore indiqués à la partie supérieure de la
panse. Tel est le dernier terme de perfectionnement du type céramique
dont nous avons en Troade le point de départ encore si grossier.
VIII.
C'est par milliers que l'on a trouvé à Hissarlik, dans les quatre
couches de décombres remontant à l'ancienne population, les fusaïoles
de terre cuite. On appelle ainsi, à cause de leur ressemblance avec des
pesons de fuseau, des objets de forme lenticulaire fortement renflée ou
trochoïde, percés au centre d'un gros trou, dans lequel on rencontre
quelquefois les vestiges d'une broche en bois. Les pièces du même genre
Xll. — l' PÉRIODE. • 69
5/,6 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
sont aussi très-multipliées dans les terramares de l'Italie septentrionale.
On a fait beaucoup de conjectures au sujet de leur destination, les rap-
portant à des fuseaux, à des métiers à tisser, armant d'une sorte de
poignée de ce genre le bâton (en sanscrit, pramanlha) que l'on faisait
tourner entre les deux mains dans un autre morceau de bois creusé,
dans Yarani ou appareil à produire le feu des Aryas primitifs, ou bien
supposant qu'elles pouvaient être attachées au bas de nattes ou de ten-
tures fermant les portes et les fenêtres des habitations de ces époques
i-eculées, de manière à les faire tomber exactement et à les empêcher de
battre à tous les vents. 11 est certain que, dans les civilisations indigènes
de l'Amérique, des objets assez analogues avaient ce dernier usage. Mais
pour les fusaïoles le plus sage est jusqu'à présent de reconnaître qu'on
ne sait encore rien de leur application pratique.
Quoi qu'il en soit, presque toutes celles de la Troade, comme beaucoup
de celles de l'Italie, sont décorées à leur partie supérieure de dessins en
creux, disposés autour du trou central. Ici ce sont des rayons plus ou
moins compliqués, souvent quatre en croix, quelquefois beaucoup plus,
qui partent de ce trou comme du disque d'un astre. Ailleurs un cercle
de pétales en fait une fleur radiée. D'autres fois ce sont des cercles
d'ornements géométriques comme ceux des vases incisés. Enfin beau-
coup de ces fusaïoles offrent des séries d'images ou de symboles tracés
avec une extrême grossièreté : la croix gammée, que l'on a assimilée au
svartika de l'Inde, symbole dont l'intention originelle était de repré-
senter Yarani; des soleils rayonnants, des étoiles; un cercle avec un
point au centre, qui paraît aussi une manière de représenter le soleil ;
un arbre chargé de feuilles ou un rameau plusieurs fois répété; des
quadrupèdes, parmi lesquels on semble distinguer, malgré l'incroyable
barbarie du dessin, réduit à quelques traits, le cerf, la chèvre, le lièvre,
le chien; quelques figures humaines mêlées à ces quadrupèdes et d'une'
nature aussi rudimentaire.
Les mêmes figures se voient aussi gravées sous le plat de cônes allon-
gés en terre cuite , où les traits incisés sont, comme sur quelques-uns
des vases, remplis d'une argile blanchâtre destinée à faire ressortir le
dessin sur le fond rougeâtre. Sur cette dernière classe d'objets, avec le
svartika, les symboles que l'on peut appeler stellaires sont encore plus
multipliés. Un peu d'imagination y ferait sans beaucoup de peine retrou-
ver des images grossières de constellations ou les emblèmes des douze
positions du soleil dans le ciel.
11 y a là certainement toute une symbolique religieuse qu'il serait
fort curieux de pénétrer et qui retrace une partie des croyances du
LES ANTIQUITÉS DE LA TROADE. 547
peuple qui a Laissé ces objets comme vestiges de son existence. M. Emile
Burnouf a ingénieusement expliqué toutes ces figures au moyen des
Védas, d'où il a conclu que c'était là une symbolique tout aryenne.
Mais M. .Sayce, avec non moins de vraisemblance et une érudition non
moins ingénieuse, y a retrouvé une série d'emprunts au symbolisme
sacré et aux traditions de la Chaldée. C'est dire qu'en l'absence de tout
texte qui puisse servir de point de départ et de guide, l'étude de ces
symboles ouvre trop largement carrière à l'imagination et à ses écarts
pour que l'on puisse espérer d'y parvenir à un résultat solide.
Je m'abstiens prudemment de m'engager sur ce terrain mouvant et
je préfère me tenir exclusivement sur celui des éléments de comparai-
son que je continue à chercher dans les antiquités des autres contrées
du bassin oriental de la Méditerranée.
Ni dans l'Archipel ni en Chypre, on n'a trouvé jusqu'à présent que
'0
êi^ ^
ESSINS SUR lES FUSA'iOI.ES ET LES CÛNES DE TERRE CUITE.
je sache, des fusaïoles en terre cuite comme celles de la Troade. Mais
en Chypre et dans les tombeaux les plus primitifs de Camirus, je con-
state des pièces du même genre exécutées en pierre dure. On peut en
voir un certain nombre d'échantillons au Musée Britannique.
La manière de représenter les animaux établit une étroite analogie
entre les dessins des fusaïoles troyennes et les anciennes pierres gravées
de l'Archipel, dans lesquelles la forme naturelle du petit galet roulé de
5^8
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
matière dure, une lentille irrégulièrement aplatie, a été conservée, sans
aucun essai pour y donner artificiellement une forme plus régulière. C'est
là une classe de monuments d'époque fort reculée sur laquelle j'ai élé
le premier à appeler l'attention dans la Revue archéologique, et on peut
l'étudier d'après des spécimens variés au Musée Britannique ou à
Athènes, dans la collection Rhousopoulos. L'analogie que je signale
existe avec celles de ces pierres qui portent l'empreinte du travail le plus
primitif, avec celles où la gravure a été' obtenue par le frottement répété
d'une pointe de silex, avant l'introduction du touret, instrument d'ori-
nÉOOR d'un vase peint PKIMITIK
gine orientale, connu de très-bonne heure à Babylone, mais qui n'appa-
i-aît que tardivement en Grèce, et dont la tradition hellénique attribuait
le premier usage à Théodore de Samos, avant même l'emploi du drille,
qui a précédé celui du touret. Il y a particulièrement au Musée Britan-
nique une pièce trouvée dans une sépulture de Camirus, où l'on voit une
figure d'animal qui est un simple graffito à la pointe de silex sur une
pierre dure et qui se rapproche d'une manière frappante des figures de
même espèce tracées sur les fusaïoles de Hissarlik.
C'est également dans le même principe et avec une barbai'ie de même
famille que sont exécutées les premières figures d'animaux qui appa-
raissent au milieu des ornements géométriques, dans quelques-uns des
compartiments décorant les vases peints primitifs de Santorin ou de
Milo. J'en mets un exemple sous les yeux du lecteur.
FRANÇOIS LENORMANT.
( Im snite prochainement )
L'AMADEE
DE MARG-ANTOINE RAIMONDl
A la vente de M. le vicomte de Janzé, au
mois d'avril 1866, M. Emile Galichon ache-
tait, pour la somme de 550 francs, une
épreuve de l'estampe que nous donnons ici.
Avant de faire entrer dans ses portefeuilles
cette planclie précieuse, il tint à comparer
cette épreuve avec l'épreuve de la môme
pièce conservée au Cabinet des estampes
de la Bibliothèque nationale. Bien que les
historiens qui se sont occupés de l'œuvre
de Marc-Antoine Raimondi n'eussent signalé
aucune différence entre les épreuves de
cette estampe qu'ils avaient eu l'occasion
d'examiner, M. Galichon, avec sou coup
d'œil exercé, avait cru reconnaître dans l'es-
tampe qu'il venait d'acquérir quelques par-
ticularités qui accusaient un tirage tout à
fait primitif. Lorsque l'œuvre de Marc- Antoine lui eut été présentée, il ne
tarda pas à reconnaître que son pressentiment se trouvait justifié par la
réalité. Dans l'épreuve qu'il possédait, beaucoup de travaux au burin,
ajoutés depuis, n'existaient pas encore, notamment dans la longue robe
d'Amadée, et il n'était pas difficile de conclure de là que, lorsque cette
épreuve avait été tirée, Marc-Antoine n'avait pas mis la dernière main
à son travail. M. Galichon voulut reconnaître le service que la Biblio-
thèque nationale venait de lui rendre, et, avec une générosité qui lui
était habituelle, il offrit au département des estampes cette épreuve peut-
èti'e unique d'une des plus jolies pièces de l'œuvre de Marc-Antoine. 11
550 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
se réserva seulement le droit de faire reproduire au moyen de l'héliogra-
vure cette estampe, dont il se dessaisissait si libéralement, en prévision
d'un travail qu'il préparait de longue date sur l'œuvre de Marc- Antoine.
La mort cruelle n'a pas permis qu'il mît à exécution ce projet. La planche
héliographique est restée là, et si elle parait aujourd'hui accompagnée
de ces quelques lignes, c'est que nous avons tenu à constater une fois
de plus, ici même, la clairvoyance en même temps que le rare désinté-
ressement de l'ancien directeur de la Gazette des Beûux-Arts.
Cette estampe est d'ailleurs fort intéressante à faire connaître et par-
faitement digne de l'estime que lui accordent les artistes et les amateurs;
elle révèle des qualités d'un ordre assez élevé pour qu'il soit permis
d'affirmer qu'elle a été dessinée par un peintre de grand mérite, peut-
être bien par quelque élève de Raphaël. Les figures de VAustàrité et de
l'^m^ViV rappellent, à s'y méprendre, quelques-unes de ces petites
saintes' que Marc-Antoine retiaça au burin d'après des dessins authen-
tiques du grand maître d'Urbin ; aussi ne partageons-nous ni l'opinion
de Bartsch, qui dit que cette planche a été vraisemblablement gravée
d'après Francia, ni celle de Passavant qui dit formellement que Francia
en fournit le dessin. Nous retrouvons ici une ampleur dans les draperies,
une souplesse dans le modelé et une beauté dans l'agencement général
des figures . que 'ne nous semblent pas posséder d'ordinaire les œuvres
du maître auquel Marc-Antoine eut coutume, cà ses débuts, de demander
ses modèles.
Puisque l'occasion nous est offerte de parler de cette estampe fort
rare, nous en profiterons pour indiquer ses différents états. La bordure
qui entoure la composition ne fut pas gravée dès l'origine. Heinecken pré-
tend même qae les épreuves, dans lesquelles la bordure se trouve, ont
été retouchées par une jnain étrangère. Cette opinion, contredite déjà par
Adam Bartsch, ne saurait être soutenue désormais, puisque l'épreuve
généreusement donnée par M.' Emile Galichon à la Bibliothèque natio-
nale de Paris, quoique n'étant pas encore absolument terminée, possède
déjà cette bordure et ne porte aucune trace de travaux exécutés posté-
rieurement à l'époque où elle vit le jour pour la première fois. Nous avons
dit plus haut en quoi consiste la singularité de l'épreuve dont nous don-
nons ici une reproduction fidèle. Les plis de la robe d'Amadée sont, dans
la partie que frappe la lumière, indiqués par des tailles verticales, mais
n'ont pas encore été modelés par l'artiste qui ajouta dans la suite, entre
chaque pli, de petits traits parallèles destinés à enlever à ce vêtement de la
dureté et de la lourdeur. Cette estampe, après avoir été publiée isolé-
ment, fut ensuite imprimée au-dessous du titre de l'ouvrage suivant :
L'AMADEE.
551
Dialogus que coposuil //. P. D. Dus Amadeiis Berrutus EpusAug. Guhcr-
nator Piome... linpresmun Rome prope TemplumDiid Marci per Gabrie-
lem Bononiciisem. Ann. Hum. Red. M. D. XV IL XV. Kal. Junii sedeiite
sanclissimo Leone X. Pontifice Max. Lorsque cette planche reçut cette
destination, elle étiit déjà très-fatiguée et nécessita quelques retouches.
Celles que l'on peut le plus aisément constater se remarquent dans la coif-
fure de V Amitié, beaucoup plus longue dans cet état que dans les états
précédents, et dans la partie du dos de YAtnour, siiuée au-dessus des ailes
où de gros traits fort maladroitement gravés ont remplacé le travail très-
précis de Marc-Antoine. Outre ces différences, qui exigent pour être
observées une comparaison que l'on n'est pas toujours à même de faire,
il est bon de signaler que dans l'inscription placée au-dessous de la
figure de Y Amitié, la faute d'orthographe qui existait dans les trois
premiers états a été corrigée dans le quatrième sui- lequel on lit : Ami-
ciTiA, et non, comme précédemment, Amititia. 11 ne sera pas superflu
d'ajouter que Corneille Bos a copié en contre-partie cette estampe dans
des dimensions un peu réduites.
GEORGES DU PLESSIS.
W-4M^f''
\ ''w^
LES
PUBLICATIONS NOUVELLES
\J Insecte. Michelet n'aura pas connu la joie de voir le
crayon d'un habile artiste imiter, égaler presque, les
magies de sa plume en s' appropriant la richesse de colo-
ris, la recherche délicate et l'esprit d'analyse qu'il appor-
tait dans ses poétiques études de la nature. Ce maître
des maîtres dans les choses de patience, — car on peut
bien lui retourner l'hommage qu'il rendait à Swammer-
dam, — eût été ravi de retrouver dans les dessins dont
M. Giaconielli vient d'illustrer Ylnserte le commentaire
parfait de son texte, plus encore, une seconde vision des
tableaux qui l'avaient inspiré. Il eût admiré l'intelligence
grande de l'artiste à saisir la physionomie spéciale des
petits êtres qui font l'objet de son livre, ou pour mieux dire leur geste,
car le mouvement seul donne une physionomie au monde des insectes ;
il eût été charmé du bonheur de ce crayon qui lui remettait sous les
yeux, dans tout l'éclat de leurs costumes bigarrés, l'infime population
qu'il avait dépeinte avec une admiration si bienveillante.
Le grand écrivain n'est plus, mais son œuvre va revivre d'une vie
nouvelle dans les atours dont elle vient de s'enrichir. Les artistes qui
ont collaboré à sa parure y ont mis tout leur talent, tous leurs soins;
fc«*,!.
GRAVURE EXTRAITE DE l'iNSECTE.
XII. — 2« piiniODE.
70
554 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
M. Giacomelli d'abord, et ses habiles graveurs MM. Méaulle, Panne-
maker, etc.; c'est merveille de voir la puissance et le charme de colo-
ration qu'ils ont trouvés sous leur burin ; le bois n'a jamais donné mieux
dans ce domaine de l'illustration pittoresque où l'eau-forte seule peut le
surpasser. Toutes ces richesses artistiques et littéraires sont exposés par
la maison Hachette dans un cadre typographique d'un grand luxe : les
éditeurs ont voulu que la fête des yeux fût complète.
Londres. Yoici maintenant des merveilles d'un autre genre. De l'in-
finiment petit nous passons à l'infmiment grand, puisque telle est l'opi-
nion que l'homme conçoit de lui-même. Mais qu'il est triste à voir le roi
de la création quand on l'observe de près! M. Louis Enault n'a pas eu
besoin de la loupe de Michelet pour étudier toutes les variétés de l'es-
pèce; dans cette ruche humaine qui s'appelle Londres, il lui a suffi de
jeter les yeux autour de lui : du même regard il a pu le contempler dans
l'apogée de sa gloire et fouiller les abîmes de sa misère. La narration
qu'il fait de cette ville étrange est le récit d'un artiste doublé d'un homme
de cœur : le sentiment du pittoresque ne le captive pas au point de lui
faire oublier que la famille humaine doit être vue sous d'autres aspects
que ceux de la curiosité. Mais avant tout M. L. Enault est narrateur fidèle :
habile romancier à ses heures, il s'est bien gardé d'inventer quand il
avait un roman tout fait sous les yeux; on peut donc l'en croire.
A défaut du texte, l'illustration de Londres telle que G. Doré l'a com-
prise nous ferait suivre toutes les péripéties du drame : le décor raconte
la pièce. D'abord la description du lieu oïi l'action se passe, les aspects
de Londres, ses monuments, ses rues et la fourmilière humaine qui lui
donne un caractère si particulier. Puis l'auteur entame l'action ; les per-
sonnages entrent en scène. Pour ne pas attrister le regard dès les pre-
miers pas, il débute par les tableaux riants : la grande vie à Londres
et tous les aspects charmants de la beauté, de la jeunesse et de la for-
tune; plus loin, les joies populaires fusionnant avec les gaietés aristo-
cratiques sur le terrain neutre des courses. Ici, le tableau s'assombrit
déjà; l'apparition du haillon jette -une note discordante dans la sym-
phonie. Les scènes du travail nous ramènent h des idées plus sérieuses;
l'auteur vient de nous montrer la récompense, il expose les moyens de
l'obtenir. Malheur à ceux qui se trompent, que la lutte décourage ou
que leurs forces trahissent ! Nous les retrouvons parmi les vaincus, aux
tableaux suivants : la faim, le vice et le crime se les disputent, et, gue-
nilles humaines, ils traînent leur corruption physique et morale sous les
dehors repoussants, quoique très-pittoresques, de ce qu'on a appelé la
misère physiologique, — la consomption lente de l'être, l'autophagie.
LES PUBLICATIONS NOUVELLES. 555
Le peintre du Dante a bien vu cet enfer; ajoutons que son talent, qui
se complaît dans les nuages, était servi à souhait : à Londres le grand
L 4BBAYE DE "WESTMINSTER.
Gravure extraite de l'ouvrage : Londres.
jour, c'est la nuit. Bien souvent le soleil, impuissant à percer les brumes
de la Tamise, se retire honteux devant le bec de gaz, rival plus heureux
556
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
que lui dans la lutte contre les ténèbres. Le jour, les silhouettes fuient
dans la lumière diffuse et se noient dans la buée ; la nuit, elles accro-
chent en passant le rayon du réverbère qui accentue leurs ombres; la
KlilOUlt Dlia COUliSES.
Gravure extraite de Londres.
forme en devient plus précise, la vision plus nette. Ce n'est pas G. Doré
qui réclamera contre cet éclairage fantastique ; il y trouve la réalisation
de ses rêves, ce qu'il aime le mieux à rendre et ce qu'il rend le mieux.
Gavarni, à Londres, était moins épris du pittoresque à outrance; ce
grand philosophe allumait sa lanterne pour mieux voir à tra vers le masque
LES PUBLICATIONS NOUVELLES.
557
humain. La curiosité de G. Doré n'est pas aussi indiscrète-. Que de,
choses pourtant il sait faire voir du bout de son crayon ! ■
xtV
i?"î«*
LA MARCHANDE DE FLEURS.
Gravure extraite de Londres.
Nous n'étonnerons personne en disant que la peinture des élégances
de Londres n'est pas la partie la plus heureuse de ce nouvel ouvrage.
558 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
G. Doré n'a rien du peintre de keepsake, et ce n'est pas'un reproche à lui
faire ; mais nous aimerions à lui voir un peu de cette grâce souveraine que
M. Claude sait si bien restituer à ses modèles de prédilection, les ama-
zones de Rotten Row. Ces réserves faites, nous sommes heureux de con-
stater le nouveau succès qui attend le fécond artiste : il est incontestable
que certains grands dessins du Londres compteront parmi ses meilleurs,
notamment la Promenade dans le prèau^ le Joueur d'orgue, la Ronde de
police, la Lecture de la Bible, etc. Quant à l'ensemble de la publication,
il ne mérite que des louanges, et c'est bien une édition de grand luxe,
comme l'annoncent MM. Hachette.
Nous ne dirons rien celte année du Tour du monde ni du Journal de
la Jeunesse ; nos lecteurs connaissent depuis longtemps ces deux excel-
lents journaux ; nous nous bornerons à constater leur succès toujours
croissant, et ce n'est que justice rendue au double mérite du texte et de
l'iiuage. Mais nous ne voulons pas quitter la maison Hachette sans attirer
l'attention sur une publication de haute importance qu'elle vient d'éditer
pour le plus grand honneur de la typographie française et des artistes
éminents dont elle réclame le concours.
Le Livre de Ruih est le propre frère de ces fameux Evangiles de
Bida qui ont fait l'étonnement et l'admiration des hommes les plus
entendus dans l'art de Gutenberg. La Gazette des Beaux-Arts se pro-
pose de raconter un jour, par le menu, tous les mystères de cette édi-
tion unique au monde; quelques mots seulement au sujet des obstacles
typographiques qu'il a fallu surmonter. La même feuille de papier a dû
passer huit fois sous la presse, après avoir été soumise à huit trempages
successifs. Quant à la question des repères, elle a présenté des diffi-
cultés inouïes; on peut s'en rendre compte facilement. En regardant
une feuille par transparence, on voit que le filet rouge qui encadre les
pages du recto se confond absolument avec son congénère du verso :
cette superposition mathématique de deux lignes à travers une feuille
de papier que l'humectation rendait élastique, est un véritable tour de
force, si l'on considère surtout qu'elle s'effectue dans toute la longueur
d'un in-folio.
Le Livre de Ruth est extrait de la sainte Bible; on a pris la traduc-
tion de Lemaistre de Sacy, et c'est l'éminent artiste àes Evangiles qai
l'a illustrée de neuf grandes compositions, de têtes de chapitre et de
culs-de-lampe. Les dessins de Bida sont empreints d'un profond senti-
ment biblique que n'affaiblit nullement, à nos yeux, la tendance du
maître à humaniser un sujet sacré, par la recherche de la couleur
locale et de l'exactitude historique des types et du costume. Ils ont été
500
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
gravés par les meilleurs aquafortistes : MM. Boilvin, Courtry, L. Flameng,
Hédouin, Laguillermie, Lalauze, Le Rat et Waltner, tous noms bien con-
nus des lecteurs de la Gazelle et dont il serait superflu de faire ici
l'éloge. Bida a gravé lui-même un -de ses dessins d'une pointe fine et
sûre d'elle-même comme son crayon.
Il est une autre publication dont nous nous bornerons à signaler l'im-
portance, laissant à M. A. Darcel le soin de l'analyser dans la Gazelle,
avec une compétence que nous n'avons pas : c'est une édition nouvelle
de la Jeanne d'Arc de M. H. Wallon. Les éditeurs ont fait de cette
DKESSOIK DE l'ÉTOQUE DE LOUIS XVI, AU MUSÉE DU LOUVRE.
Gravure do VEncijchpi'dic.
excellente étude une œuvre de premier ordre en l'illustrant de 150 gra-
vures et de 15 chromolithographies. Tout ce qui de près ou de loin a
trait à l'histoire de l'héroïne, dans les monuments de l'art, y a trouvé
place.
Elle contient en outre : des éclaircissements sur les Armes et Vête-
menls mililaires du temps, accompagnés de figures descriptives; une
Carte de la France féodale, par M. Aug. Longnon, travail neuf et d'im-
portance capitale pour l'histoire du xV siècle ; une étude sur le Culte-
rendu à Jeanne d'Arc dans la Uuérature en France et à l'étranger : on
sait que, du vivant de Jeanne, sa mission merveilleuse a été représentée
au théâtre; enfin des fac-similé de Lettres de Jeanne d'Arc.
I. Firmin Didot ont eu la bonne pensée de mettre ce livre à un
ROBE IMPERIALE CHINOISE.
( Enojclopédie. )
XII. — 2" PERIODE.
74
562 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
prix très-raisonnable, pour conserver à une histoire de Jeanne d'Arc le
caractère de popularité qu'il doit avoir; leur intention a été comprise
mieux encore qu'ils ne pouvaient s'y attendre, car la première édition,
à sept mille exemplaires, a été épuisée... avant la mise en vente. C'est
un résultat inouï en librairie.
[^Encyclopédie des Beaux-Arts plastiques, éditée par M. Furne, est
un de ces ouvrages bénis que l'on a appelés la providence des gens de
lettres et des artistes ; elle a été écrite par un homme qui sait, car il
faut savoir pour écrire des résumés ■ — résumé veut dire condensation,
01- on ne condense pas le vide. — M. Aug. Demmin n'a pas la prétention
d'instruire les savants, il le dit lui-même. Toute son ambition se borne à
présenter une liistoire de l'art, complète dans sa concision et appuyée
d'une quantité immense de documents dessinés; ceci augmente considé-
rablement la portée de l'ouvrage, car, en pareille matière, un simple
croquis en dit plus long que vingt pages de la plus savante description.
Bien que ne briguant pas la faveur des spécialistes, cette encyclopédie
est beaucoup plus qu'un Dictionnaire de la conversation concernant les
arts plastiques. Les matières ne sont pas disposées par ordre alphabé-
tique, et il a fallu pour les exposer méthodiquement que l'auteur se mît
en frais d'une esthétique d'ensemble; sans faire œuvre de partisan, il
n'a pas cru devoir s'abandonner complètement aux douceurs de l'éclec-
tisme; il a ses préférences et ne cherche pas à les dissimuler, mais son
livre n'est fermé à aucune des manifestations du beau, d'où qu'elle
vienne. Ce n'est pas seulement un avantage pour le lecteur mondain qui
aime volontiers les idées toutes faites, la digestion intellectuelle toute
préparée, l'artiste sera bien aise d'avoir sous la main un recueil de
documents bien choisis et classés par ordre chronologique; il y pourra
suivre les développements de l'objet de son étude et les transformations
opérées par la succession des âges. L'Encyclopédie lui sera d'un pré-
cieux secours pour contrôler la vérité historique de la mise en scène et
des accessoires, et pour éviter les anachronismes qui déparent si souvent
des œuvres de mérite. Nous n'ignorons pas que des hommes du plus
grand génie ont tenu en maigre estime les enseignements de l'histoire,
mais ce n'est pas une raison pour qu'on soit tenté de les suivre dans
cette voie.
L'Encyclopédie a donné ses grandes entrées aux; quatre sections
capitales de l'art : l'architecture, la peinture, la sculpture et la gravure.
Ce n'est que de raison. 11 nous semble également que les arts plus mo-
destes qui confinent à l'industrie ont été accueillis avec une importance
suffisante pour remplir le but de l'auteur qui est de renseigner sur la
LES PUBLICATIONS NOUVELLES.
563
physionomie de tous les objets d'art aux différentes époques de l'histoire :
le costume seul est à peine effleuré; cette omission nous paraît d'autant
plus regrettable que l'auteur aurait pu sans inconvénient lui réserver la
place qu'il consacre à des objets dont la relation avec les arts plastiques
est bien éloignée : les aérostats et les machines à vapeur, par exemple.
M. Aug. Demmin fera bien de compléter son œuvre à ce point de vue;
CATHEDRALE D AN! EN ARMENIE.
Eneijclopèdie des Beaux-Aris plastiques de M. Aug. Demmin,
le titre qu'il a choisi l'y oblige, et du reste l'aspect même de l'ensemble
ne peut qu'y gagner, car le troisième volume est de p4-oportions bien
modestes si l'on con.sidère l'ampleur des deux premiers. Il y a place pour
quelques fascicules de plus qui satisferont à la fois l'œil et l'esprit : il ne
faut pas qu'on dise c'est trop ou trop peu, en parcourant cet excellent
ouvrage.
Puisque nous avons parlé Encyclopédie d'art, on nous permettra
de revenir un instant à la maison Hachette, où se trouvent toute une
série de petits livres bien faits et bien illustrés dont l'assemblage méri-
564
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
terait le même titre, si les éditeurs ne les avaient déjà rendus populaires
sous le nom de UibliolMque des merveilles. Si nous voulons citer des
noms d'auteur, nous entrons en plein pays de connaissance; en effet, les
trois volumes consacrés à la Céramique sont de notre regretté colla-
borateur Albert Jacquemart. — Ils ont été appréciés comme ils le
méritent dans la précédente livraison de la Gazette, par M. A. Darcel ; —
la Peinture et la Sculpture ont été traitées par M. Louis Viardot, la
Gravure, M. G. Duplessis, trois noms bien anciennement counus dans
cette revue. En y joignant les Armes et les Armures de M. P. Lacombe,
la Verrerie de M. A. Sauzay, V Architecture de M. A. Lefèvre, on pourra
composer avec ces dix petits volumes les éléments principaux d'une
bonne encyclopédie mondaine des choses de l'art; le reste ne se fera
pas longtemps attendre : l'inlelligente activité des éditeurs nous en est
un sûr garant.
ALFRED DE LOSTALOT.
BIBLIOGRAPHIE
DES OUVRAGES PUBLIES EN FRANCE
SUR LES BEAUX-ARTS ET LA CURIOSITE
PENDANT i.E s^;co^D SEjiESTnE DE l'année 1875'.
I. — HISTOIRE.
Esthétique.
L'art klimer. Étude historique sur les mcnu-
ments de l'ancien Cambodge, avec un Aperçu
général sur l'architecture khmer, et une
liste complète des monuments exploréi* ;
suivi d'un Catalogue raisonné du Musée
Khmer de Compiègnc, par le comte de Croi-
zier. Paris, Leroux, 1873; in-8 de 142 pages,
avec des gravures et une carte.
Les Arts dans l'Italie ancienne, par Bié-
chy. Limoges, Barbou frères, 1873 ; in-12 de
m pages, avec gravures.
Bibliolliéque chrétienne et morale.
Études sur les arts au moyen âge, parProspcr
Mérimée, de l'Académie française. Paris,
Michel Lévy, 1875; in-l8de 383 pages. Prix :
3 fr. 50.
BiblioUicque contemporaine.
Esquisse d'une histoire de l'architecture clas-
sique, par Ernest Vinet, bibliothécaire de
l'Ecole des Beaux-Arts. Paris, A. Lévy, 1875;
in-8 de 33 pages. Prix : 1 franc.
Handbook to the History of painting, Ihe Ita-
lian, German, Flemish aud Dutch Schools;
based on the work of Kugler. New and revi-
sed édition. London, Murray, 1875; 4 vol.
crown 8, vvith 200 illustrations.
Nouvelles Archives de l'Art français. Recueil
de documents inédits, publiés par la Société
de l'histoire de l'Art français. Années 1874-
1873. i\ogent-le-Rotrou, impr. de Gouver-
neur; Paris, Baur, 1875; in-8 de Vlll et
. 529 pages.
Voir la Gazette des Denux-Artx, 2= période,
tome VIII, page 559; tome IX, page 581, et
tome X, page 572.
Les Artistes en Béarn avatit le xviii' siècle.
Notes et documents recueillis par Paul Ray-
mond. Pau, Ribaut, 1875; in-8, de 193 pages.
Extrait, tiré à 400 exemplaires, da Bulletin de
la Société... de Pan.
La Peinture et ses écoles, par A. d'Augerot.
Limoges, Barbou frères, 1875; in-SdeXLIX
et 70 pages.
Bibliothèque ehrclienne et morale.
Histoire de la peinture, par Alphonse d'Au-
gerot. Limoges, Barbou, 1875; in-8 de
122 pages, avec figures.
Bibliothèque chrétienne et morale.
Storia dell' arte cristiana nei primi otto secoli
délia Chiesa, scritta dal P. Rafîaele Gar-
rucci e corredata délia CoUezione di tutti i
monumenti di pittura e scultura incisi in
Voir les précédenls volumes de la Gazette des Beaux-.irts.
566
GAZETTE DES BEAUX-AUTS.
rame su cinquecento tavole. Paris, A.
Durand et Pecione-Lauriel, 1873; 19 livrai-
sons petit in-'°.
On annonce 100 livraisons, au prix de 5 fr. l'une-
Trois Études sur l'Art chrétien : 1° à propos
de deux tableaux du Musée de Grenoble :
Gaspard de Crayer et l'École flamande ;
2oBernardino Luini; X" La Chapelle de San
Brizio à Orvieto, par Léonce Mesnard. Gre-
noble, Prudliommo-Dauphin et Dupont,
1875; in-8 de 95 pages.
Extrait de la Gazelle des Beaux-Arts.
Recueil de statuts et documents relatifs à la
corporation des tapissiers, de 1258 à 1875,
par M. J. Deville. Paris, Chaix, '1875;
grand in-8 de 408 pages.
Voir dans la Chronique des Arts du 31 juil-
let 1875 un article signé A. D. (Alfred
Darcel).
Du Principe de l'art et de sa destination sociale,
par P.-J. Proudhon. Nouvelle édition. Paris,
Librairie internationale, 1875; in-8 de VII et
384 pages. Prix : 3 fr. 50.
Laocoon, par Lessing. Édition classique, pré-
cédée d'une Notice littéraire par Grinim.
Paris, Jules Delalain, 1875; in-18 de XX et
2if3 pages.
Discours de réception de M. Jules Hédou, pro-
noncé à la séance du 25 juin 1875 de l'Aca-
démie. . . de Rouen. Paris, impr. de Cagniard,
1875; in-i de 31 pages.
De la nécessité de relever le goût en province,
et spécialement de créer à Rouen un Cabinet
d'estampes et de dessins et une bibliotiiéque
consacrée exclusivement aux beaux-arts.
Les Arts et l'Industrie, par Edouard Cousin.
Cherbourg, Feuardent, 1875; in-8 de 4 pages.
L'Art dans l'industrie, par B. Roger. Amiens,
Yvert, 1875; in-8 de 23 pages.
Annuaire de l'Association des artistes pein-
tres, sculpteurs, ai-cliitectes, graveurs et des
sinateurs. 1875, 31" année. Paris, rue de
Bondy, 68, 1875; in-8 de 120 pages.
Vente de livres d'histoire et de littérature.
Ouvrages sur les Beaux-Arts, les pierres
gravées, les camées et les médailles, prove-
nant de la bibliothèque de M. Leturcq, dont
la vente a eu lieu le 7 juin 1873. Paris,
Chasles, 1875; in-8 de 19 pages.
138 numéros.
Des Réformes à, apporter à la législation sur
les dessins et modèles de fabrique, par
Rodolphe Rousseau. Paris, Cotillon, 1875 ;
in-8 de 24 pages.
Extrait de la Revue critique de législation cl de
jurisprudenic.
II. — OUVRAGES DIDACTIQUES.
Dessin. — Perspective.
Architecture, etc.
L'A B C du dessin. Jouet, dédié au premier
âne, par Félix Robaut. Douai, Dutilleux,
1875; in-8 oblong de 54 pages.
Tout le monde dessinateur. Théorie des pro-
portions du corps humain, par A. Fautras,
statuaire. Paris, Dentu, 1875; in-16 de
29 pages, avec 13 planches. Prix: 3 francs.
Théorie pratique de la Perspective à l'usage
des artistes peintres, par V. Pellegrin. Paris,
Lacroix. 1875; in-8 de 90 pages avec plan-
ches.
Voir dans la Chronique des Arts du 23 oc-
tobre 1875 un article signé A. de L.
Traité d'aquarelle, par Armand Cassagne,
peintre. Paris, Fouraut et fils, 1875; in-8
de XI et 292 pages.
Voir dans la Clironique des Arts du 31 juillet 1875
un article signé A. de L.
Traité méthodique de l'aquarelle et du lavis
ap])liqués à l'étude de la figure en général,
du portrait d'après nature, du paysage, de
la marine, des animaux, des fleurs et des
papillons, par Goupil, élève d'Horace Vernet.
Paris, Renauld, 1875; in-8 de 79 pages.
Bibîiollièr]ue du progrès et de l'art vulgarisateur
du beau.
III. — ARCHITECTURE.
Conférences de M. César Daly, directeur de la
Uevue (jénévalede l'architecture et des tra-.
l'aiix publics, à la session de 1873 du Con-
grès des architectes français. Paris, Ducher,
1873; g<' in-8 de 32 pages.
Extrait des Annales de la Société centrale des
architectes.
Ancient and Mediœval Architecture, by James
Fergusson, F. R. S. A new and revised édi-
tion. London, Murray, 1875; 2 vol. in-8,
with 1000 illustrations.
The gothic Architecture of Italy, chiefly in
brick and marble, with notes of récent
visits to Aquileia, Udine, Vicenza, Ferrara,
Bologna, Modena and Vercelli, by George
Edmund Sireet, R. A. Second and revised
édition. London, Murray, 1875; royal 8,
with 130 illustrations.
Traité d'architecture. 1" partie. Art de bâtir.
Etudes sur les matériaux de construction et
les éléments des édifices, par M. Léonce
Raynaud, inspecteur général des ponts et
chaussées. 4" édition. Paris, Dunod, 1875;
in-4 de IX et G05 pages, avec un atlas in-f
de 87 planches.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
567
Architecture rurale. Traité des constructions
rurales, par Ernest Bosc, architecte. Pa-
ris, V'« A. Morel, 1875; in-8 de xiii et
509 pages, avec 8 planches.
Encyclopédie générale de l'arclntecle-intjémew.
Les Anciennes Maisons de Bruges, dessinées
d'après les monuments originaux, par
Charles Verschelde, architecte à Bruges.
Paris, Ducher et C'% 1875; -iO planches,
accompagnées d'un texte historique et d'une
description de chaque planche. Prix : 20 fr. ;
sur chine : 30 francs.
Description de la cathédrale de Nîmes, par
W Fléchier (1693) ; publiée pour la pre-
mière fois et annotée par A. de Lamotlie,
archiviste du Gard. Nîmes, Grimaud, 1875;
in-8 de 38 pages.
Études sur l'architecture religieuse de l'Age-
nais, du x' au xvi« siècle, par G. ïholin,
archiviste du département de Lot-et-Garonne.
Agen, J. Michel et Medan, 1875 ; in-8 avec
32 planches gravées. Prix : 10 francs.
Les Projets primitifs pour la hasilique de
Saint-Pierre de Rome, par Bramante, Pia-
phaël Sanzio, Fia Giocondo, le Sangallo, etc.,
publiés' pour la première fois en fac-simi-
lés, avec des restitutions nombreuses et un
texte, par le baron Henry de Geymûller,
architecte. 1'" livraison. Paris, Baudry,
1875; in-4 de 13 pages à 2 colonnes, avec
9 planches in-f°.
L'Église et le Monastère du Val-de-Grâce —
1643-1665 — par V. Ruprich-Robert, archi-
tecte du gouvernement. Paris, V" A. Morel,
1875; g"" in-4 de net 125 pages, avec vignettes
et 15 planches gravées. Prix : 30 francs.
Histoire et description de ce monument, sui-
vie de détails biographiques sur la vie et les
ouvrages des divers artistes qui ont contribué
à la construction et à l'achèvement de l'édi-
fice.
Arc de triomphe du Carrousel, édifié par Per-
cier et Fontaine, architectes, gravé d'après
leurs dessins par Louis-Pierre Baltard; pré-
cédé d'un Aperçu sur les monuments ti'iom-
phaux, rédigé par Fontaine, et d'une Notice
sur l'arc du Carrousel, tirée presque entiè-
rement de ses mémoires manuscrits. Paris,
Claye, 1875; in-f» de m et 20 pages, avec
24 planches.
Palais de Versailles. Paris, 50, rue Mont-
martre, 1875; in-8 oblong de 31 pages, avec
plan.
Palais et Jardin de Trianon. Paris, 50, rue
Montmartre, 1875; in-8 oblong de 31 pages,
avec plan
Parc de Versailles. Paris, 50, rue Montmartre,
1875; in-8 oblong de 11 pages, avec plan.
Le Bois de Boulogne architectural, choix de
constructions élevées dans son enceinte,
sous la direction de M. Alphand, ingénieur
en chef, par M. Davioùd, arcbitecte. 2" édi-
tion, revue et augmeiitée d'un texte histo-
rique et desci'iptif. Paris, A. Lévy, 1875:
petit in-f° de 19 pages, avec 22 chromo-
lithographies et 10 planches gravées sur
acier. Prix : 50 franco.
Palais de la Bourse de Marseille, par Pascal
Coste, architecte, coijrespondant de l'Insti-
tut. Marseille, Olive, 1875 ; in-8 de 12 pages.
Extrait de la Hemic de Marseille et de Provence.
Historique de la construction du théâtre de
Provins, offert à la ville par M. Victor
Garnier, ancien maire de Provins ; suivi
d'une lettre à un vieux camarade, donnant
un abrégé de la vie du donateur. Paris,
Chamerot, 1875; in-8 de 154 pages, avec
1 planche.
De l'Architecture des jardins, étude parM.Jean
Darcel, ingénieur en chef des ponts et
chaussées. Paris, 1875; in-8 de 82 pages,
avec planches.
Extrait des Annales des ponts et Cliaussécs. —
Voir dans la Chronique des Arts, du II sep-
tembre 18~5, un article signé A. D. (Alfred
Darcel).
Album du paysagiste pour l'arrangement des
parcs et des jardins, par le vicomte de
Courval. Paris, Rothschild, 1875; in-f" de
8 pages avec 23 planches. Prix : 25 francs.
IV. — SCULPTURE.
Deux Bas-Reliefs gaulois du Musée de Metz,
par M. Ch. Abel. Nancy, Réau, 1875; in-8
de H pages.
Extrait des Mémoires de l'Acadéjnie de Metz.
Le Grand Art chrétien. Opinion de la presse
sur la célèbre statue de saint François
d'Assise, copiée par M. Zacharie Astruc et
reproduite en marbre, bronze et bois, par
MM. Christoile et C'"'. Paris, imprim. de
Claye, 1875; in-8 de 64 pages.
La Statue miraculeuse de Notre-Dame-du-Port,
par M. l'abbé Chardon. Clermont-Ferrand,
Thibaut, 18G5; in-18 de 168 pages, avec
gravure.
Le Groupe en marbre de l'église Notre-Dame
à, Bruges, par F. Reiset. Paris, De Mour-
gues frères, 1885 ; in-8 de 8 pages.
Voirla C/ii-oiiî'çiie (te Arts des 11 et 25 sep-
tembre, 9 et 23 octobre 1875.
Sur les Sculptures en bois attribuées à Bagard,
par M. Lucien Wiener, conservateur adjoint
du Musée lorrain. Nancy, Crépin-Leblond,
1875 ; in-8 de 12 pages.
Extrait du Journal d'archéologie, juillet 1874.
568
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Une Statue de Louis XV, exécutée par J.-B.
Lemoyne, pour la ville de Rouen, par Louis
Courajod. Paris, Menu, 1875; g'i in-8 de
•15 pages.
Extrait de la Gazelle des lieaux-Arls. (Voir plus
haut, pages 44-45.)
A propos rie la colonne Vendôme restaurée,
moins le couronnement, et de la statue
élevée à Jeanne d'Arc près des Tuileries,
par Eugène Lévèque. Bernay, V" Lefèvre,
1873 ; in-12 de 13 pages.
Érection d'une statue à M. le marquis de
Chasseloup-Laubat, le 13 septembre 1874, il
Marennes. Nancy, Berger-Levrault, 1875;
in-8 de 8 pages, avec gravures.
Extrait de la Hernie marUmc et coloniale.
Lettres de M. Léon Chédeville, sculpteur,
grand prix de l'Union centrale, en 1860, à
M. Guicliard, ancien président de l'Union
centrale. Paris, place des Vosges, 3, 1875 ;
in-8 de 72 pages, avec 2 eaux-fortes et des
gravures dans le texte.
V.
PEINTURE.
Musées. — Kxpositions
Notes sur les couleurs antiques trouvées à
Autun et au mont Beuvray, par Henri de
Fontenay, ingénieur des arts et manufac-
tures. Aulun, Dejussieu, 1873; in-8 de
38 pages.
Estiait ùes Mémoires de la Société édaenne, nou-
velle série, tome 111.
La Danse macabre, composée par Jeban Ger-
son, peintre, en 1423, au cimetière des
Innocents. Fac-similé de l'édition de 1484,
précédé de recherches par l'abbé Valentin
Dufour, Parisien. Paris, Willem, 1873; in-4
de 23 pages.
Notice sur l'esquisse originale de la Fresque
de.Baphaël d'Urbin, au palais de la Farne-
sina, représentant le triomphe de Galatée,
par G. Giacometti. Paris, Lemerre, 1873 ;
g'' in-8 de 24 pages.
Chef-d'œuvre de la peinture flamande au
xv« siècle. Monographie. Le Jugement der-
nier, retable de l'hôtel de ville de Beaune,
par M. J. -Baptiste Boudrot, aumônier de
THôtel-Dieu. Beaune, Batault Morot, 1875;
in-4 de 00 pages, à 2 colonnes, avec 2 eaux-
fortes.
Rapport sur le tableau de saint André, copié
d'après le Dominiquin, donné par le car-
dinal Fesch à l'église de Saint-Jean, par
Louis Guillard. Lyon, Riotor, 1875; in-8 de
7 pages.
Extrait des Mémoires de l'Académie.,, de Lyon.
Vénus, à propos du tableau de Cabanel, par
Ali Vial de Sabligny. Paris, Fotheringhara,
1875; in-8 de 3 pages.
Musée de Chartres. Notice des peintures, des-
sins et sculptures. 2° édition. Chartres,
Garnier, 1875 ; in-8 de iv et 97 pages.
Nomenclature des objets d'art composant le
musée de Marseille, suivie d'un Essai his-
torique sur ce musée, par Bouillon-Landais,
conservateur. 2= édition. Marseille, Cayer,
1875; ln-8 de G3 pages.
Le Portrait d'homme du musée de Montpel-
lier, par Louis Gonse. Paris, Claye, 1875 :
g'' in-8 de 8 pages, avec une gravure.
Extrait de la Gazelle des Beaux-Arts. (Voir plus
haut, pages 114-119.)
Musée des antiquités nationales de Saint-
Germain -en- Laye. T^a Céramique, par
H. -A. Mazard. Saint-Germain , Lancelin,
1875; in-12 de 336 pages, avec 6 planches.
Extrait, tiré à 100 exemplaires, de l'Industriel
de Saint-Germain-en-La.ye.
Notes sur les Musées nationaux, par M. Rei-
set. Paris, Mourgues frères, 1875 ; in-8 de
28 pages.
Voir la Chronique des Arts du 22 juia 1875.
Le Musée national du Louvre et la Note de
M. F. Reiset, par Louvrier de Lajolais.
Paris, Claye, 1875 ; in-4 de 12 pages.
Extrait de l'.irt.
Notice des peintures, sculptures et dessins de
l'École moderne exposés dans les Galeries
du musée national du Luxembourg. Paris,
Mourgues frères, 1875; in-12 de lit) pages.
Prix : Uf,75.
Liste des dons faits au musée de Troyes pen-
dant l'année 1873, avec les noms des dona-
teurs, par Jules Ray, l'un des conservateurs
du musée. N" 12. Troyes, Dufour-Bouquot,
1873; iu-8 de 8 pages.
Extrait des Mémoires de la Société académique
de l'Aube.
Notice descriptive de l'intérieur du palais de
Trianon et Catalogue des peintures, sculp-
tures, objets d'art et d'ameublement exposés
dans les appartements, par Alexandre Mona-
von, régisseur du palais de Trianon. Ver-
sailles, Duboscq et Tliésé, 1875; in-8 de
42 pages.
Ville d'Arras. Catalogue de l'Exposition dépar-
tementale de l'Union artistique du Pas-de-
Calais. 1875. Arras, V" Alph. Brissy, 1875 ;
in-8 de 4i pages.
Exposition des Amis des arts de l'Aube. Salon
de 1875. 1" livraison. Troyes, Dufonr-Bou-
quot. 1875; in-4 de 12 pages.
Sociétédes Amis des arts de Bordeaux. Vingt-
troisième exposition. Explication des ouvra-
ges de peinture, sculpture, architecture.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
569
gravui-e et lithographie des artistes vivants,
exposés dans les salons de la Société, le
28 mars 1875. Bordeaux, Gounouilhou; in-12
de 70 pages.
Le Salon havrais. 1875. Souvenir critique de
l'Exposition des Beaux-Arts, organisée sous
le patronage de la Société nationale havraise
d'Études diverses. Texte par Hippolyte Fe-
noux, reproductions photographiques de la
maison Emile Tourtin. Le Havre, Santal-
lier, 1873; in-4 de viu et 81 pages, avec
9 planches.
Catalogue des objets d'art ancien exposés du
5 septembre au 10 octobre 1875, par la
Société des arts réunis de Laval, 2" année,
dressé par M. H. de La Broisc. Laval,
Moreau, 1875; in-12 de ill pages.
Catalogue des œuvres modernes, exposées du
5 septembre au 10 octobre 1875, par la
Société des arts réunis de Laval, 2= année.
Laval, Moreau, 1873; in-12 de 8i pages.
Le Salon. Bévue générale de l'Exposition de
la Société des Amis des arts de Lyon, d'après
les notes critiques d'un comité d'artistes et
de gens de lettres, par Francisque Greppo.
2= année. 1875. Lyon, Jevain, 1875 ; in-4 de
86 pages, avec 7 photographies. Prix . 12 fr.
Notice sommaire des tableaux et objets d'art,
exposés dans les salons de l'hôtel de ville
de Nancy, en 1875, au profit des Alsaciens-
Lorrains, émigrant en Algérie. 1", 2" et
3° éditions. Nancy, Réau, 1873 ; in-r2 de 143
pages. Prix : 1 fr. 50.
Voir dans la Chronique des Arts du n juillet
]S~5, uu article de M. Alfred Darcel.
Exposition rétrospective de Nancy. Impres-
sions et souvenirs, par li. Auguin, ingénieur
civil des mines. Nancy, Crépin-Leblond,
1875 ; in-8 d-- 464 pages. Prix : 4 francs.
Voir plus haut, pages 26S-28S, un article de
M. Alfred Darcel.
Catalogue des tableaux, sculptures, émaux,
pastels, dessins, gravures, lithographies,
porcelaines, faïences et objets d'art, compo-
sant la loterie artistique bretonne exposée
à Nantes et à Piennes, en avril et mai 1875.
Piennes, Leroy fils, 1875 ; in-12 de 77 pages.
Prix : Of,60.
L'Exposition d'Alsace-Lorraine, par M. Le
Brun d'Albane, président de la Société aca-
démique de l'Aube, Troyes, Dufour-Bou-
quot, 1875 ; in-8 de 87 pages.
Extrait des Mémoires de la Snciété acalémique
de VAube, tome XXXIX, 1S75.
Les Artistes du Nord au Salon de 1874, par
Albert Devienne. Lille, Petit, 1875; iu-12
de 63 pages.
XII. — 2" PÉRIODE.
Les Artistes picards au Salon de 1874, par
Gustave Le Vavasseur. Amiens, Delattre-
Noël, 1873; in-8 de 15 pages.
Extrait de la Picardie,
La Picardie au Salon de 1874, par M. A.
Gabriel Rembault. Amiens, Jeunet, 1875 ;
in-16 de 43 pages.
Extrait du Journal d'Amiens du 12 juin 1874.
Salon de 1875. Peinture et Sculpture, par
M. Anatole de Montaiglon. Aquarelles, Des-
sins et Gmvures, par M. Louis Gonse. Paris,
Gazette des Beaux-Arts, Détaille, 1873 ,
très-grand in-8 de 108 pages, avec cinq
planches tirées à part et 30 gravures dans
le texte.
Extrait de la Gazette des Beaux-ArlSj juin,
juillet, août 1875, tiré à part à 10 exemplaires
sur papier de Hollande et à 90 exemplaires
SUT le papier de la Gazette^ dont 50 seule-
ment seront mis en vente. — On y a ajouté
une Table des gravures, des personnes, des
sujets et des lieux.
Mémento du Salon de peinture, de gravure et
de sculpture, en 1875, indiquant les œuvres
les plus remarquables exposées au Palais
de l'Industrie, par A. de La Fizelière. Paris,
Jouaust, 1875, in-16 de vni et 71 pages.
Prix : 1 franc.
Il y a des exemplaires sur papier de Hollande,
sur chine et sur "whatman. V
Voir la Clironitjuc des Arts du 22 idni 1875,
page 189. \
Voyage au pays des peintres. Salon de loJSy-
par Mario Proth. Paris, Vaton, 1875; in-8
de 113 pages, avec 0 dessins autographes
de MM. Albert Lefeuve, d'Alheim, Amy,
Bastien-Lepage, Henry Gros, J.-P. Laurens,
Lhermite, Léonce Petit, Frédéric Regamey.
Prix : 3 fr. 50.
Salon de 1875, par Amédée Besnus. Préface
de M. Eugène Montrosier. Paris, Alcan Lévy,
1875; in-8 de 48 pages.
Tiré à 100 exemplaires.
Diogèue au Salon, revue de l'Exposition des
Beaux-Arts, 1875, par Dio. Paris, Richard-
Berthier, 1875 ; in-12 de 24 pages. Prix :
0f,50.
Coup d'œil sur le Salon de 1875, par Gaston
Joliet. Dijon, impr. de Jobart, 1873 ; in-8
de 10 pages.
Extrait du Supplément du Bien publie du
29 mai 1875.
Le Salon de 1873, par P. de La Flécherye.
Paris, impr. de Balitout, 1875; in-18 de
164 pages.
Extrait du Monde,
Salon de 1875. De l'Art et des Artistes de mon
temps, par Th. Véron. 2" édition. Poitiers
et Paris. 1875; in-12 de 128 pages.
72
570
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Le Salon, sonnets, par Adrien Dézamy. Pre-
miers dizains. Paris, Alcan-Lévy, 1873 ;
in-S de 15 pages. Prix : 1 franc.
On annonce cinquante sonnets, divisés en
cinq dizains.
Le Franc-Comtois au Salon de 1875, par Victor
Waille. Lons-le-Saulnier, Gauthier frères,
1875; in-8 de 56 pages.
Extraits des Mémoires de la Socictp d'émulation
du Jura.
Les Artistes normands au Salon de 1875, par
A. R. de Liesville, membre dp la Société
française de numismatique et d'arcliéologie.
Paris, Champion, 1875; in-8 de 90 pages.
Tiré à 156 exemplaires, dont 50 sur papier
vergé.
JVIonsieur Alphonse Legros au Salon de 1875.
Note critique et biograpliique, par A.-P.
Malassis. Paris, Rouquette, 1875; in-4 do
12 pages, avec 3 gravures du maître.
Tiré à 200 esemplaires sur papier vergé.
Exposition libre des œuvres d'art refusées au
Salon de 1875. Paris, V" Edouard Vert,
1875; in-8 de 24 pages.
On trouvera dans la Chrotiique des Arts la
BiBLioGU.^PHiE des articles sur le Salon qui
ont paru dans les journaux quotidiens et dans
les recueils périodiques.
Liste des œuvres d'a''t exposées par la ville
de Paris. École des Beaux-Arts. Juillet 1875.
Paris, A. Chaix, 1805; in-12 de 09 pages.
Voir la Clironifjiie des Ai ts du 17 juillet 1875.
Union centrale des Beaux-Arts appliqués à
l'industrie. Documents concernant l'Expo-
sition de 1870. Paris, 3, place des Vosges,
1875 ; g'' in-8 de 30 pages.
Livret explicatif des travaux historiques repré-
sentant les épisodes civils et militaires de
Paris pendant le siège. 1870-1871. Paris,
Pillet Hls aîné, 1875 ; in-8 de vi et 80 pages.
Exposition de l'œuvre de Corot à l'École natio-
nale des Beaux-Arts, quai Malaquais. Cata-
logue précédé d'une Notice biographique,
par M. Philippe Burty. Paris, 1875; g'' in-18
de 72 pages, avec 1 photographie. Prix :
1 franc.
VI. — GRAVURE.
Lithographie.
Le Département des estampes à la Biblio-
thèque nationale. Notice historique suivie
d'un Catalogue des Estampes exposées dans
les salles de ce département, par le vicomte
Henri Delaborde, conservateur, secrétaire
perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts.
Paris, Pion, 1875; in-8 anglais de 446 pages.
Prix : 5 francs ; papier teinté : 0 francs.
Voir dans la Chroniqxie des Arts du 5 juillet 1875
un article de M. Louis Gonse.
De la Gravure de portrait en France, par
Georges Duplessis, bibliothécaire du dépar-
tement des estampes à la Bibliothèque
nationale. Paris, Rapilly, 1875; iii-8 de iv
et 160 pages. Prix : 6 francs; papier vergé :
12 francs.
Mémoire couronné par l'Institut de France
(Académie des Beaux-Arts).
Eaux-fortes de Paul Potter, reproduites et
publiées par Amand Durand; texte par
Georges Duplessis, bibliothécaire du dépar-
tement des estampes à la Bibliothèque natio-
nale. Paris. Goupil, 1875 ; in-f de 30 pages,
avec 21 planches. Prix : 00 francs. 30 exem-
plaires sur parchemin. Prix : 120 francs.
Voir plus haut, pages 262-267.
Vieilles décorations, depuis la renaissance
jusqu'à Louis XVI, gravées en fac-similés,
par Pèquègnot. Plafonds, lambris, tapisse-
ries, panneaux, trumeaux, frises. Paris-
Montmartre, Pèquègnot, 37, rue d'Orsel.
80 planches in-f".
On annonce 140 à 150 planches en tout.
Modes et costumes historiques français et
étrangers, gravés sous la direction de M. A.
François, membre de l'Institut. 1" et 2" li-
vraisons. Paris, Pincebourde, 1875; 4 plan-
ches coloriées.
Album de dessins de E.-tl. Langlois, du Pont-
de-l'Arche, gravés par Jules Adeline, Ernest
Lefèvre et Bracquemond, et fac-similés
reproduits par les procédés héliographiques
de M. Amand Durand. Autobiographie et
recueil de lettres à M. Bonav. de Roquefort;
classés et accompagnés d'un texte, par Alfred
Dieusy, ancien élève de Langlois. Rouen,
Boissel, 1875; in-f" de 8 pages, avec 4 plan-
ches.
Dix pointes sèches de Henry Samm, tirées par
l'auteur à 30 exemplaires numérotés, sur
papier du Japon. Paris, librairie de l'Eau-
forte, 1875; in-P. Prix : 25 francs.
Soixante-douze eaux-fortes, d'après Oudry,
pour illustrer les Fables de La Fontaine.
Paris, Lemerre, 1875; in-8 écu. Prix : 00 fr.
Dix eaux-forte.5 de M. Henri Guérard, sur
papier de Hollande, pour l'illusti-ation des
Châlimeiits de Victor Hugo. Paris, Michel
Lévy, 1875 ; in-8. Prix : 0 francs ; sur papier
du Japon : 10 francs.
Sept marines, grandes compositions à l'eau-
forte sur zinc, par Henry Guérard. Paris,
01, rue Lafayette, 1875; in-t". Prix : 15 fr.
Tirage limité à 40 exemplaires.
Atlas de gravures relatives à l'histoire uni-
verselle, d'après les ouvrages des temps
anciens et modernes, par L. Weisser. Paris,
H. Gagnon, 1875; 147 planches in-f. Prix :
100 francs, en carton.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
571
Le Corbeau, de Edgar Poe, traduit par Sté-
phane Mallarmé, illustré de cinq grands
dessins de Manet. Paris, librairie de l'Eau-
forte, 1875; in-f°. Prix : 5 francs.
Teste anglais et français sur papier de Hollande,
gravures sur chine.
Saint-Germain-en-Laye pittoresque et ses
environs, par de Coulange, peintre, 1™ et
2" livraisons. Saint-Germain, l'auteur, 1875;
in-4 de i pages, avec 4 planches.
On annonce 12 livraisons.
Le Tréport, la ville d'Eu, le bourg d'Ault,
Caj'eux-sur-Mer. Notes à la plume et cro-
quis à l'eau-forte, par Jules Adeline. Rouen,
Deshayes, 1875; in-8 de 22 pages.
Extrait, tiré à 100 exemplaires, du Bulletin de
ta Société des Amis des sciences naturelles de
Rouen. 1874. 2' semestre.
Les Gravures françaises du svai^ siècle, ou
Catalogue raisonné des estampes, eaux-
fortes, pièces en couleur, au bistre et au
lavis, de 1700 à 1800, par Emmanuel Bê-
cher, l'"' fascicule. Nicolas Lavreince. Paris,
librairie des Bibliophiles; Rapilly, 1875;
in-i de 73 pages, avec un portrait h l'eau-
forte, par Le Maire; d'après la photographie
d'une miniature conservée au Musée de
Stockholm. — 2" fascicule. Pierre-Antoine
Baudoin, in-4, avec un fac-similé.
Tiré à 25 exemplaires sur papier vergé à 15 fr.
et 25 sur whatman, à 30 fr.
"Voix dans la Chronique des Arts du 15 mai 1S75
un article de M. Alfred de Lostalot.
Vn. —ARCHÉOLOGIE.
Antiquité. — Moyen Age.
Renaissance. — Temps modernes.
Monographies provinciales.
Cours d'archéologie à la Bibliothèque natio-
nale (année 1873-1875). Leçon d'ouverture,
par M. F. Lenormant, professeur. Paris,
Ducher, 1875; in-8 de 30 pages.
Extrait de la flevue générale de l'architecture et
des travaux publics. 4" série. Tome II, IS'75.
Dictionnaire d'archéologie égyptienne, par Paul
Pierrot, conservateur adjoint du Musée égyp-
tien du Louvre. Paris, RoUin et Feuardent,
1875; in-12 de 576 pages.
The ruined Cities of Moab, travels and disco-
veries on the east side of the Dead Sea and
the Jordan, by H. B. Tristram LL. D., F.
R. S. London, Murray, 1875; Crown 8,
with Map and Illustrations.
Notes sur quelques représentations antiques
de Daniel dans la fosse aux lions, par
M. Edmond Le Blant, de la Société des anti-
quaires. Paris, 1875; in-8 de 11 pages, avec
vignettes.
Extrait des Mémoires de ta Société des anti-
quaires, tome XXXV.
Archeology, Art and Travel ; being sketches
and studies historical and descriptive, by
Richard J. King, B. A. London, Murray,
Monasticon gallicanum, collection del68 plan-
ches de vues typographiques, représentant
les monastères de l'ordre de Saint-Benoît,
congrégation de Saint-Maur, avec deux car-
tes desétablissementsbénédictins en France,
le tout reproduit par les soins de M. Pei-
gné-Delacourt, avec une préface de M. Léo-
pold Delisle, nienibie de l'Institut. Paris,
Palmé, 1873; 2 vol. in-4, avec 168 planches.
1875; in-8.
Mémoires d'archéologie, d'épigraphie et d'his-
toire, par M. G. Perrot, membre de l'Institut.
Paris, Didier, 1875; in-8, avec planches.
Voir dans la Chronique des Arts du 17 juil-
let 18"5, page 239-2-10, un article de M. 0.
Rayet.
Note sur la dalle funtîraire d'Etienne Quarré
de Château-Regnault, comte d'Aligny, etc.,
par Charles Aubertin , ex-conservateur du
Musée archéologique de Bcaune. Bcaune,
Batault-Moret, 1875; in-S de pages.
Les Andelys. La statue de N. Poussin, l'église
Sainte-Clotilde, le Petit-Andelys, le Château-
Gaillard, l'hôtel du Grand-Cerf, par Jules
Adeline. Rouen, Deshays, 1875 ; g'' in-4 do
19 pages à 2 colonnes, avec un curieux
frontispice, gravé à l'eau-forte par l'auteur.
Extrait du Bulletin de la Société des Amis des
sciences naturelles de Rouen. 1875. 1*^^ se-
mestre.
Histoire de l'abbaye d'Auchy-les-Moines, par
Adolphe de Cardevacque, membrede la com-
mission des monuments historiques du Pas-
de-Calais. Arras, Sueur-Charruey, 1875;
in-8 de 255 pages, avec 2 planches.
Tiré à 300 exemplaires, dont 50 sur papier
vergé.
Monographie de Notre-Dame de Deaufort-en-
Vallée, église et paroisse, par Joseph Denais,
de la Société des antiquaires de l'Ouest, de
ïvormandie, etc. Paris, Dumoulin, 1875;
in-18 de vi et 567 pages, avec 4 planches.
Restes de l'art national en Belgique et eu
Hollande, par C. Colinet. Première an-
née. Paris, J. Baudry, 1875; gi^ in-4, avec
70 planches. Prix : 40 francs.
Le saint Mors de Carpentras et son reUquaire,
par l'abbé F. Terris. Carpentras, Prière,
1875; in-8 de 47 pages.
Description archéologique de l'ancienne abbaye
de Cercamp, près Frévent. Arras, Sède,
1875 ; in-8 de 15 pages.
572
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Trésor de la Sainte-Chapelle des ducs de
Savoie au château de Chambéry, d'après des
inventaires inédits des xv° et xvi' siècles.
Étude historique et archéologirfue, par
Adolphe Fabre, président du tribunal civil
de Saint-Étienne. 2° édition. Lyon, Scheu-
ring, 1875; in-S de viu et 200 pages, avec
1 planche.
Tiré à 150 exemplaires sur papier teinté et
50 sur papier de Hollande.
Une Excursion archéologique à Chartres, k
travers les tranchées, par Ad. Lecocq, char-
train. Chartres, Garnier, 1875; in-8 de
16 pages, avec figures.
Tiré à 25 exemplaires.
Recherches sur les enseignes de pèlerinages
et les chemisettes de Notre-Dame de Char-
tres, par Ad. Lecocq, chartrain. Chartres,
Garnier, 1875, in-S de 51 pages, avec figures.
Tiré à 50 exemplaires.
Promenades antiques aux alentours de Châ-
teau-Salins, par M. J.-A. Schmit (!"= suite).
Nancy, Wiener, 1875; in-8 de 24 pages.
Extrait des Mémoires de la Société d'arcliéologie
lorraine.
Cluny. Notice sur la ville et l'abbaye, par A.
Peiijon. 2« édition. Cluny, Démoule, 1875;
in-8 de 20 pages, avec 15 dessins à la plume.
Monographie du beffroi de Douai, 1387-1413,
par Asselin. Douai, Crépin; in-8 de 40pages.
Pro menade artistique dans l'église Saint-Pierre
de Douai, par M. A. Asselin. Douai, Crépin,
1875; in-8 de 34 pages. Prix : 1 fr. 50.
E.ïlrait des Mémoires de la Société... de Douai,
2« série, tome XII.
Les Ruines du château de Fiennes, par M. Am.
de Pouques d'Herbinghem, de la Société
des antiquaires de Picardie. Amiens, Glo-
rieux, 1875; in-8 de 7 pages.
Extrait du Bulletin de la Société. 1874. N» 2.
L'Église de Jalons, sa crypte et ses vitraux,
par M. l'abbé Lucot. Chalons, Martin, 1875;
in-8 de 10 pages.
Inventaire des églises de Jarzé et de Marcé
(Maine-et-Loire), par Mb' Barbier de Mon-
tault, camérier de Sa Sainteté. Angers,
Lachèze, Belleuvre et Dolbeau, 1875; in-8
de 20 pages.
Extrait des Mémoires da la Société... d'Angers,
1874.
L'Age de la cathédrale de Laon, par J. Qui-
cherat. Paris, 1875; in-8 de 6 pages.
Extrait de la Bibliothèque de l'École des Charles,
tome XXXV.
Église des Cordeliers, chapelle ducale et
tombeaux des princes de la maison de Lor-
raine. Dcscriplion historique et sonunaire,
par l'abbé Guillaume. Nancy, Crépin-Le-
blond, 1875; in-18 de 40 pages.
Les Ruines de la Meuse. Tome IV. Seigneurie
de Sorcy-sur-Meuse, par Diimont, vice-pré-
sident honoraire au tribunal de Saint-
Mihiel. Nancy, Collin; Paris, Derarhe, 1875;
in-8 de 376 pages, avec 10 planches.
Monographie de l'église et du cloître de Saint-
Pierre de Moissac, d'après les notes et indi-
cations de M. Laroque, conservateur du
cloître, par l'abbé J.-M. Bouchard, vicaire
de Saint-Pierre. Toulouse et Moissac, 1875 ;
ia-8 de 93 pages.
Répertoire archéologique du département de
la Nièvre, rédigé sous les auspices de la
Société nivernaise, par M. le comte de
Soultrait. Paris, Impr. uat., 1875; in-8 de
IV et 115 pages â 2 colonnes.
Réperloire archéologique de France.
Un Canon de bronze du siège d'Orléans en
1428, par F. Parenteau, conservateur du
Musée archéologique de Nantes. Deuxième
édition. Nantes, Forest et Grimaud, 1875 ;
in-8 de 16 pages avec 2 planches.
Papier vergé. Titre rouge et noir.
Les Arènes de Lutèce, conférence de M. Ru-
prich-Robert, architecte, h, la session de
1873 du Congrès des architectes français.
Paris, Ducher, 1875; grand in-8 de 39 pages
avec 3 planches.
Extrait des .annales de la Société centrale des
architectes.
Description de la Sainte-Chapelle, par M. F. de
Guilhermy. Troisième édition. Paris, 1875;
in-r2 de 79 pages, avec 0 gravures de
M. Gaucherel.
Dictionnaire historique et archéologique du
département du Pas-de-Calais, publié par
la Commission départementale des Monu-
ments historiques. Arrondissement de Mon-
treuil. Arras, Sueur-Charruey, 1875 ; in-8
de ii[ et 422 pages.
Description archéologique des monuments
celtiques, romains et du moyen âge du
département du Puy-de-Dôme, classés par
arrondissements, cantons et communes, par
J. Bouillet, fondateur et directeur du Musée
de Clermont. Clermont-Ferrand, Thibaut,
1875, in-8 de 268 pages.
Extrait des Mémoires de l'A cadémic de Clennont.
Description des antiquités et singularités de
la ville de Rouen, par Jacques Gomboust.
Rouen, Cagnard, 1875; in-4 de 47 pages.
Réimpression de l'édition de 1655.
Étude archéologique sur les Stalles de Saint-
Claude, par A. Vayssière, archiviste de
l'Ain. Lons-le-Saulnier , Gauthier frères,
1875; in-8 de 36 pages, avec planches.
BUI-LEÏIN BIBLIOGRAPHIQUE.
573
Recueil de différents monuments du diocèse
de Saint-Dié (Vosges), autographiés et ac-
compagnés de notices, par Cli. Fontaine,
architecte. 1" partie. Saint-Dié, Humbcrt,
1875; g'' in-8 de 23 pages avec 00 planches.
Monographie de la Diana, ancienne salle des
États de la province de Forez, par Henri
Gonnard, conservateur général du Palais
des Arts de Saint-Étienne, membre de la
Société française d'archéologie. Vienne ,
Savigné, 1875 ; in-4 de xiv et 205 pages,
avec 36 planches.
Le Reliquaire de Saint-NicoIas-du-Port, par
M. Bretagne. Nancy , Crépin -Leblond ,
1875; in-8 de -40 pages, avec 3 planches.
Extrait des Mémoires de la Société d'archéo-
logie lorraine.
Notice sur un autel antique dédié à Jupiter,
découvert à Saint-Zacharie (Var), et sui'
quelques autres monuments romains trou-
vés dans la même localité ou dans les envi-
rons, par M . l'abbé J.-J.-L. Rargès, profes-
seur d'hébreu à la Sorbonne. Paris, Leroux,
1875;in.8de 48 pages.
Tiré à 200 exemplaires.
Le Sarcophage de Salone. Le Bon Pasteur
a-t-il été représenté sur des tombeaux dans
l'antiquité profane? par Paul Durand.
Chartres, Garnier, 1875; in-8 de 27 pages.
Extrait des Mémoires de la Société archéolotjique
d*Eure-et-Loire, tiré à 50 exemplaires.
Notice sur la tour de Thevray (Eure), par
Henri Quevilly, de la Société française
d'archéologie. Évreux , Hérisson , 1875 ;
in-8 de 23 pages.
Les Antiquités gallo-romaines de la commune
de Vic-de-Chassenay (Côte-d'Or), par Hip-
polyte Marlot. Semur, Verdot, 1875; in-8
de 23 pages.
Ministère de l'Instruction publique , des
Cultes et des Beaux-Arts. Catalogue de la
Bibliothèque de la Commission des monu-
ments historiques. Paris, 1875 ; in-8 de
1-iO pages.
Vin. —NUMISMATIQUE.
Sigillographie.
Découverte de monnaies anciennes à Mont-
brison, par Henri Gonnard. Vienne, Savi-
gné, 1875 ; in-8 de 27 pages.
Numismatique gauloise. Lettre à M. Anatolede
Bartliéleniy, secrétaire de la Commission de
la topographie des Gaules, par A. Chan-
garnier-Moissenet. Beaune, Batault, 1875 ;
in-8 de 8 pages.
Étude sur les monnaies gauloises trouvées en
Poitou et en Saintonge, par M. Anatole de
Barthélémy. Poitiers, A. Dupré, 1785; in-S
de 42 pages avec planche.
Extrait des Mémoires de la Société des anti-
quaires de l'Ouest, tome XXXVII.
Notes et Documents sur les graveurs de mon-
naies et médailles et la fabrication des
monnaies des ducs de Lorraine depuis la
fin du xv'' siècle, par Henri Lepage, prési-
dent de la Société d'archéologie lorraine.
Nancy, Wiener, 1875; in-8 de 229 pages,
avec 4 planches.
Extrait des Mémoires de la Société d'archéologie
loifaine.
Essai sur la numismatique suisse, par Ernest
Lehr, professeur à l'Académie de Lausanne.
Paris, et Lausanne, Banda, 1875; in-8 de
115 pages, avec 5 planches.
Extrait de la Revue de numismatique^ t. XV,
1874.
Sceaux des archives du département des
Basses-Pyrénées, par Paul Raymond. Pau,
Ribaut, 1875; in-8 de 390 pages.
Extrait, tiré à 100 exemplaires, du Bulletin de
la Société... de Pau.
Sigillographie de la Normandie. Évêché de
Bayeux, par M. Paul de Farcy, membre de
la Société des antiquaires de Normandie.
1" fascicule. Caen,Le Blanc-Hardel, 1875 ;
in-4 de 178 pages, avec 19 planches gi'avées
à l'eau-forte par l'auteur. Prix : 12 fr.
Le Costume de guerre et d'apparat d'après les
sceaux du moyen âge, par G. Demay ,
membre de la Société des antiquaires de
France. Paris, Dumoulin, 1875; in-8 de
50 pages, avec 26 planches.
Extraits des Mémoires de la Société des anti-
quaires de France, tome XXXV.
Voir dans la Chronique des Arts du 14 août 1875
un article signé A. D. (Alfred Darc el).
IX.
CURIOSITÉS.
Céramique.— Mobilier.— Tapisseries.
Armes.- Costumes. — Livres, etc.
Ministère de l'Instruction publique, des Cultes
et des Beaux-Arts. Direction des Beaux-
Arts. Manufactures nationales. Rapport
adressé à M. le ministre. parM. Duc, membre
de l'Institut, au nom de la Commission de
perfectionnement de la manufacture natio-
nale de Sèvres. Paris, Imp. nat,, 1875 ;
in-4 de 66 pages.
51k
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Keramic Art of Japan , by G. Ashdowii
Audsley, architect, and James L. Bowes,
président of the Liverpool Art Club. Part
First. Publislied for the subscribers by tbe
Authors, at the Office : 13 Hackins Hey,
Liverpool. London, Henry Sotheran andC",
1875; in-folio.
On annonce deux volumes in-folio avec 13 pho-
tographies, 15 planches autotypes, .35 plan-
ches imprimées en couleur et de nombreuses
gravures sur bois en couleur.
La Céramique et les Faussaires, par M. A. Ma-
reschal. Beauvais, Raphaël Simon, 1875;
Jn-32 de 32 pages.
Rapport sur les progrès réalisés dans la fabri-
cation des tapisseries et tapis des manufac-
tui'es des Gobelins et de Beauvais, par
M. S. Cloez. Paris, veuve Bouchard-Hu-
zard, 1875; in-8 de 16 pages.
Société d'encouragement pour l'industrie natio-
nale.
Notices archéologiques sur les tentures et les
tapisseries de la cathédrale d'Angers, par
M. E. de Farcy. Angers, Lachèse, Belleuvre
et Dobleau ; 1875; in-8 de 108 pages avec
1 planche.
"Voir dans la Chronique des Arls du 5 mai 1875
un article signé A. D. (Alfred Darcel).
Ornamente der Gevvebe (l'ornement des tis-
sus), par M. Frédéric Fischbach, d'après la
collection de M. Bock, faisant aujourd'hui
partie du Musée royal de Vienne. Paris,
Ch. Claesen, 1875; 120 planches en cou-
leur, or et argent. Prix : 180 francs.
A paru en trois livraisons.
Un Émail de Léonard Limosin exposé dans la
Galerie d'Apollon au Musée du Louvre,
par Louis Courajod. Paris, Leroux, 1875 ;
in-8 de 15 pages.
Extraits du Musée archéologique.
Essai critique et descriptif sur les nouveaux
vitraux de l'église Notre-Dame du Bourg,
par Charles Martin, architecte du départe-
ment de l'Ain et de )a ville de Bourg.
Bourg, Martin-Bottier, 1875; in-8 de viii et
53 pages.
L'Eglise paroissiale de Saint - Vincent de
Rouen, par Paul Baudry. Description des
vitraux. Rouen, Métérie, 1873; in-8 de vi et
127 pages avec une planche.
Extrait, tiré à 130 exemplaires, de la Gazelle
de Normandie.
Le Jade. Étude historique, archéologique et
littéraire sur la pierre appelée Yû par les
Chinois, par S. Blondel. Paris, Leroux,
1875; in-8 de 30 pages.
Les Procédés industriels des Japonais. L'arbre
à laque. Notice traduite pour la premièi-e fois
du Japonais par Paul Ory, élève de l'École
spéciale des langues orientales. Paris,
Leroux, 1873 ; in-8 de 20 pages.
Costumes civils et militaires du xvi' siècle, •
par Abr. de Bruyn, reproduits en fac-
similé de l'édition de 1581; coloriés d'après
des documents contemporains. Texte tra-
duit et annoté par Auguste Schoy, profes-
seur à l'Académie des Beaux-.4rts d'Anvers.
Bruxelles, H. A. VanTrigt; Paris, Rapilly,
1873 ; g'' in - 4 , en portefeuille , avec
33 planches, dont G doubles. Prix : 60 fr.
Des Marques et Devises mises à. leurs livres
par un grand nombre d'amateurs, par M. de
Reiffemberg. Paris, Rouveyre, 1875; in-8 de
29 pages.
X.
BIOGRAPHIES.
L'Art du xvni'! siècle, par Edmond et Jules
de Goncourt. Notules, additions, errata,
précédés du titre et de la préface du livre.
Paris, Dentu, 1875 ; in-4 de iv et 67 pages
avec 4 eaux-fortes. Prix : 20 fr.
Tiré à 200 exemplaires. Les cuivres ont été
détruits. La collection entière se compose des
biographies suivantes : Watteau; Chardin;
Boucher; La Tour; Greuze ; Les Saint-
Aubin; Gravelot - Cochin ; Eisen-Moreau;
Debucourt ; Fragonard; Prudhon.
Document nouveau sur Sébastien Bourdon :
minute de son contrat de mariage avec la
sœur de Louis Du Guernier, peintre minia-
turiste (10-M), par Jules Troubat. Paris,
Heymann, 1875 ; in-4 de 6 pages.
Extrait de VArl.
Jacques Callot, par Prosper Du Mast. Nancy,
Berger-Levrault, 1875 ; in-8 de 51 pages.
Extrait des Mémoires de t\icadémie de Sta-
nislas.
Jacques Callot, par Prosper Du Mast. Nancy,
Berger-Levrault, 1875; g'' in-4 de 36 pages.
J.-B. Carpeaux, par Jules Claretie. Paris, rue
du Croissant, 10, 1875; in- 32 avec un por-
trait. Prix : 1 fr.
Notice sur Mathieu Cochereau, peintre beau-
ceron, par M. G. Marcille. Chartres, Gar-
nier, 1873; in-8 de 19 pages, avec un por-
trait et 2 planches.
Notice biographique sur Corot, par M. Ph.
Burty. ..
Voyez plus haut à la division ; Peinture :
Exposition de l'Œuvre de Corot...
Corot, souvenirs intimes, par Henri Diimes-
nil. Paris, liapilly, 1873; in-8 de 112 p.,
avec un portrait dessiné par AiméMilletet
gravé par A. Leroy. Prix : 3 francs.
C. Daubigny et son œuvre. Paris, A. Lévy,
1875; g"! in-8 de 210 pages avec 8 eaux-
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
575
fortes et 1 portrait, par MM. C. Daubigny,
Karl Daubigny, Léon L'Hermite, Armand
Durand et. 2 gravures sur bois. Prix : 12 fr.
200 exemplaires sur papier de Hollande, avec
les gravures avant la lettre. Prix : 20 fr.
Fortuny, sa vie, son œuvre, sa correspon-
dance, par le baron Davillier. Paris, Aubry,
■1875 ; in-8 de 163 pages, avec 5 dessins
inédits en fac-similés et 2 eaux-fortes ori-
ginales.
Jacobns Houbraken et son œuvre, Catalogue
raisonné de plus de 600 portraits de, per-
sonnes illustres, par A. Ver Huell. Paris,
H. Loones, 1875 ; in-8 de 132 pages, avec
le portrait du maître d'après lui-même.
Prix : 10 fr.
Voir dans la Chmnique des Arls du 11 sep-
tembre 18"!5 un article signé A. de L.
Documents inédits sur M. Q. de La Tour,
publiés d'après les Archives municipales,
par Charles Lecoq, archiviste de la Société
académique de Saint-Quentin. Saint-Quen-
tin, Poette, 1875; in-8 de 06 pages, avec
un portrait.
Vita di Michel Angelo Buonarotti, narrata
con l'aiuto di nuovi documenti da Aurelio
Gotti , direttore délie RR. Gallerie di
Firenze. Florence; et Paris, Rapilly, 1875;
2 vol. in-8 avec figures. Prix : 15 fr.
LeLetterediMichelangelo Buonarotti, pubbli-
cate coi ricoroli edi conti-atti artistici per
cura di Gaetano Milanesi. Firenze, 12 set-
tembre 1875; in-4 de x e 722 pagine.
La Bibliografia di Michelangelo Buonarotti,
e gli incisori délie sue opère, da Luigi Pas-
serini, Firenze, 1875;- in-8 de x e 332 pa-
gine.
La Jeunesse de Michel-.\nge ; coup d'œil sur
ses principaux ouvrages , par Frédéric
Kœnig. Nouvelle édition. Tours, Marne,
1875; in-8 de 180 pages, avec figures.
Bibliothèque de lajewiesse chrélienne,
Michel-Ange. — Léonard de Vinci. — Raphaël.
Avec une Étude sur l'art en Italie avant le
xvi= siècle , et des Catalogues raisonnes
historiques et bibliographiques, par Clé-
ment. 3= édition, revue et considérable-
ment augmentée. Paris, Hetzel, 1875; in-8
de 414 pages. Prix : 3 francs.
Millet. Corot, par Ph. Léon-Couturier. Saint-
Quentin, Poette, 1875; in-8 de 43 pages.
Extrait du Guetteur de Saint-Quentin.
Phidias, par Antoine Etex. Environ 488 à, 421
avant notre ère. Paris, 23 rue Jacob, 1875 ;
g"! iii-8 de 15 pages à. 2 colonnes.
Musée biographique.
Vie de Charles Picot et Catalogue du Musée
qu'il a légué à la ville de Chàlons-sur-
Marne. Ghillons, Martin, 1875; in-16 de
47 pages.
Notice sur une médaille inédite de Ronsard,
par Jacques Primavera, suivie de Recherches
sur la vie et les œuvres de cet artiste, par
A. Chabouillet. Orléans, Jacob, 1875 ; in-S
de 00 pages.
E.'itrait des Mémoires de la Société archéologique
et historique de l'Orléanais, tome XV.
Notices biographiques sur François Souchon,
peintre, et le P. Hyacinthe Besson, son
élève, par M. L. Devémy. Douai, Crépin,
1875 ; in-8 de 50 pages.
Extrait des Mémoires de la Société... de Douais
2" série, tome XII.
Félix Thomas, grand prix de Rome, archi-
tecte, peintre, graveur, sculpteur, par le
baron de Girardot. Nantes, veuve Mellinel,
1875; in-8 de 28 pages.
Notice biographique sur M. le baron Henry
de Triqueti [sculpteur] , officier de la
Légion d'honneur, maire de Conflans, etc.,
par le docteur Huette. Montargis, Grimont,
1875; in-8 de 29 pages.
Notice [signée C. R.] sur M. Frédéric Villot,
ancien conservateur des tableaux au Musée
du Louvre, secrétaire général des Musées
nationaux, en tète de : Catalogue des livres
de sciences, Beaux-Arts, etc., de M. F. Vil-
lot, dont la vente aura lieu le 9 décembre
et jours suivants, rue des Bons-Enfants.
Paris, A. Labitte, 1876; in-8 de xu et
104 pages.
Léonard de Vinci, par Frédéric Kœnig. Nou-
velle édition. Tours, Mame, 1875; in-8 de
190 pages, avec figures.
Bibliothèque de la jeunesse chrétienne. ~
Hommage à la mémoire de Ludovic Vitet,
associé de l'Académie des sciences, lettres
et arts de la ville de Lyon, prononcé dans
la séance publique du 9 juin 1874, p.ar
M. Paul Sauzet, président de la classe des
lettres et arts. Lyon, liiotor, 1875; in-8 de
39 pages.
Voir dans la Gazette des Beaux-Arts, 2e période,
tome VIIÏ, pages 123-130, un article de
M. Louis Gonse.
On trouvera en outre, dans la Chronique des
Arts et de la Curiosité, les Notices suivantes :
Bari'E (Antoine-Louis), sculpteur; 17 juil-
let 1875;
BouKBON {l'infant don Sébastien de), peintre ;
20 février 1875 ;
BitETON (tirneat), archéologue ; 5 juin 1875 ;
Bruni (Théodore), peintre russe; 25 septem-
bre 1875 ;
Cambon (Ch.), peintre -décorateur; 23 octo-
bre 1875;
Cakpe.^u.k (Jean-Baptiste), sculpteur; 23 oc-
tobre 1875;
Cochet (l'abbé), archéologue; 5 juin 1875;
576
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Corot (Jean- Baptiste - Camille), paysagiste;
27 février 1875 ;
Engelmann (Jean), chromolithographe ; 25 sep-
tembre 1875 ;
EsPERANDiEu, architecte; 21 novembre 1874;
FoRTUiNY (Mariano), peintre espagnol, 28 no-
vembre 1874 ;
Galichon (Emile), 13 février 1875; et Gazette
des Beaux- Arts , 2^ xDériode, tome XI,
pages 201-208;
Jacquemart (Alfred), céramographe, collabora-
tour de la Gazette ; 13 octobre 1875;
Labrouste (Henri), architecte ; 17 et 31 juil-
let 1875;
Lance (Adolphe), architecte; 30 janvier 1875;
Laugier (Jean-Nicolas), graveur; 27 février
1875 ;
Marcille (Camiile), collectionneur ; 14 août
1875 ;
Millet ( Jean-Franjois), peintre ; 23 janvier
1875;
Parmentier (Eugénie Morin, madame), peintre
de mmiatures; 19 décembre 1874;
Passepo.nt (A.-B,), peintre, professeur de des-
sin à Auxerre ; 5 juin 1875 ;
Pelletier, membre libre de l'Académie des
Beaux-Arts; 23 janvier 1875;
PiLS (I.), peintre, membre de l'Institut; 11 sep-
tembre 1875 ;
Regamey (Guillaume), peintre; 23 janvier 1875;
RoHAULT DF Fleury (Charles), architecte;
28 août 1875;
EousSEAUX (Émik-A!fred), graveur; 12 dé-
cembre 1875 ;
Tréverret (Victorine de), peintre sur porce-
laine, 27 février 1875 ;
Tross (Edvvinn), libraire-archéologue; U sep-
tembre 1875 ;
ViLLOT (Marie-Joseph-Frédéric), secrétaire-géné-
ral des musées nationaux; 5 juin 1875.
XI. — PHOTOGRAPHIE.
L'Héliochromie; décourei'tes , constatations
et amélioi'ations importantes. Lettre à
M. le président de la Société française de
photogi-apliie, par M. Louis Ducos de Hatt-
ron. Agen, Noubel, 1875; in-8 de 1.5 pages.
Renaissance italienne. Architecture et déco-
ration. Choix d'études tirées des portefeuilles
d'anciens élèves de l'École française à home.
Paris, Ducher et C'", 1875 ; 45 photographies
in-folio. Prix : 85 fr.
Les Châteaux historiques. Fontainebleau.
Plafonds. Tentures. Meubles. Texte histo-
rique par E. Le Mail. Paris, Ducher, 1875;
album in-folio de 30 photographies. Prix,
en carton, 125 fr.
Salon de 1875. Reproductions photographiques
des principaux ouvrages exposés au Palais
des Champs-Elysées par les artisles vivants.
Paris, Goupil et C'", 1875, g"" in-folio et
petit in-folio.
XII. — PERIODIQUES NOUVEAUX
pauus pendant le semestre.
Annuaire des Beaux-Arts. 1875. Notes et
eaux-fortes par A.-P. Martial. Mois de jan-
vier à juin. Paris, inipr. de Beillet, 1875;
in-4 de 16 pages à 2 colonnes.
L'Art moderne. Expositions, Musées, Collec-
tion. Peinture, sculpture, gravure, icono-
graphie, archéologie, céramique, numisma-
tique.. Directeur, M. Léon de Montifaux.
1" livraison. Juillet 1785 ; Paris, librairie
moderne, 1875 ; in-folio de 8 pages, avec
3 eaux-fortes.
Mensuel. — Un numéro : 3 fr.; un an. 36 fr.
11 y a des tirages avant la lettre à 60 fr. et
100 fr. l'année.
Bulletin de la Société des architectes des
Alpes-Marilimes. N" 1. l''' septembre 1875.
Nice, impr. de Caisson et Mignon, 1875 ;
iii-8 de 16 pages.
Bulletin de la Société photographique de
Toulouse. 1™ année. N" 1. Juillet 1875.
Toulouse , imp. Edouard Privât , 1875 ;
in-8 de 18 pages.
Mensuel. — Un an, 12 fr.
Le Musée archéologique. Recueil illustré de
Monuments de l'Antiquité, du Moyen âge
et de la Renaissance ; indicateur de l'ar-
chéologue et du collectionneur. Tome I.
1" livraison. 26 avril 1875. Paris, Leroux,
1875; g'' in-8 de lOi pages avec 2 plan-
ches.
Parait tous les trois mois. — Un an : 25 fr.
Société régionale des architectes du Puy-de-
Dôme, de la Haute-Loire et du Cantal,
fondée en 1874. Bulletin n" 1. Clermont-
Ferrand, Thibaut, 1875 ; in-8 de 46 pages.
Paul Chéron.
TABLE DES MATIERES
JUILLET, AOUT, SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE, DÉCEMBRE 1875.
DIX-SEPTtEME ANNEE. — TOME DOUZIEME. — DEUXIEME PERIODE.
TEXTE
!'"■ JUILLET. — PREMIERE LIVRAISON.
Pages.
Anatole de Montaiglon... Le Saloj! de 1873 (2" article) 5
Louis Courajod Une Statue de Louis XV, de J.-B. Lemotne 44
0. Uayet. Les Figurines de Tanagra au Musée du Louvre
(3» et dernier article) 56
Louis Gonse Les Graveurs contemporains. — Jules Jacque-
mart (2" article) 69
Alfred Darcel Histoire du Costume. — Salle du moyen âge a
l'Exposition de l'Union centrale (3" et dernier
article) 81
Alexandre Basilewski. . . Le Disque de Bérésoff 94
1" AOUT. — DEUXIEME LIVRAISON.
Henri Lavoix Les Arts musulmans; de l'emploi des figures
(4" article) 97
Louis Gonse Le portrait d'homme du Musée de Montpellier. 11 4
Anatole de Montaiglon. . Le Salon de 187o (3= et dernier article) 120
Paul Mantz..... Jan Van Go yen {1" article) 138
XII. — 2" pÉRioriE. 73
578 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Pages.
Georges Duplessis Gavarni {\" article) 152
Louis Gonse Aquarelles, Dessins et Gravures au Salon de
1 873 166
Le comte Clément de Ris. Un Paquet de lettres 175
Alfred de Lostalot Bihliographie. — L'Histoire des Éventails de
M. S. Blondel 189
1" SEPTEMBRE. — TROISIEME LIVRAISON.
L. Heuzey, de l'Institut. . Recherches sur un groupe de Praxitèle d'après
les figurines de terre cuite 193
Georges Duplessis. .... Gavarni (2= et dernier article) 211
G. Demay Les Sceaux des archives nationales (4= article). . . 231
Louis Gonse Les Graveurs contemporains. — Jules Jacque-
mart (3' article) 240
Paul Lefort ... Murillo et ses élèves (4= et dernier article) 251
Paul Ghéron Les Eaux-fortes de Van Dick et de Paul Potter. 262
Alfred Darcel Exposition rétrospective de Nancy 268
l-"- OCTOBRE. —QUATRIÈME LIVRAISON.
François Lenormant Les Antiquités de la Troade {]" article) 289
Paul Mantz Jan Van Goyen ( %' et dernier article) 298
Henri Lavoix Les Arts musulmans; de l'emploi des figures
(2« article) 312
Cliampfleury Point de vue sur Callot 322
Louis Gonse Les Graveurs contemporains. — Jules Jacquemart
(4= article) 326
Camille Lemonnier Exposition triennale des Beaux-Arts a Bruxel-
les 341
Eugène Muntz Les Peintures de Melozzo da Forli, a la Birlio-
THÈQUE DU Vatican 369
Louis Gonse. = ......,... Les Pètes du Centenaire de Michel-Ange 375
1" NOVEMBRE. — CINQUIEME LIVRAISON.
Anatole de Montaiglon... La Sculpture française a la Renaissance : la
famille des Juste en France (1='' article) 383
Le comte Clément de Ris. Musées du Nord : les Musées de CopenhaguI' 405
TABLE DES MATIÈRES. 579
Pages.
Henri Lavoix Les Arts musulmans; de l'emploi des figures
(3= et dernier article) 423
Paul Mantz Les commencements de l'École florentine 438
François Lenormant Les Antiquités de la Tboade ( 2= article) 450
Louis Gonse Les Yertus théologales; grisaille de Raphaël
au Musée du Vatican 462
Albert Jacquemart Note sur la fabrication de la porcelaine chi-
noise 466
Charles Gueullette Les Ex-Libris français 470
Alfred Darcel Albert Jacquemart 477
1" DÉCEMBRE. — SIXIÈME LIVRAISON.
Le G" Clément de Ris. Pils .481
Edmond Bonnaffé Le Pour et le Contre 498
Paul Lefort Francisco Goya (I" article) b06
Anatole de Montaiglon . La Famille des Juste (2'= article) 51 5
Louis Gonse Les Graveurs contemporains. — Jules Jacquemart
(b« article) 527
François Lenormant. . . Les Antiquités de la Tboade (2= article) 541
Georges Duplessis L'Amadée de Marc-Antoine Raimondi ., 549
Alfred de Lostalot Les Publications nouvelles 552
Paul Chéron Bibliographie des ouvrages publiés en France
ET A l'étranger SUR LES BEAUX-ARTS ET LA
curiosité pendant le deuxieme semestre de
l'année 1875 565
580 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
GEÂYTJRES
!"• JUILLET. — PREMIÈRE LIVRAISON.
Pages.
Tête de page représentant l'escalier du Louvre au xviii" siècle 5
Portrait de M"^' Pasca, eau-forte de M. L. Flameng, d'après le tableau de
M. Bonnat (Salon de 1 87o) . Gravure tirée hors texte ^ 3
Mort de Kavana, tableau de M. Cormon ; Portraits commandés, de IM. Alrna-
Tadéma; le Marché d'Anvers, de M. Pille; Combat de Yillersexel, de M. de
Neuville; Place de la Concorde, de M. de Nittis; les Bûcherons, de Corot;
la Chadouf, de M. Moucliot; l'Attente à Villerville, de M. Butin; l'Ennemi, de
M. E. Lambert; Coucous et Violettes de M. Maisiat; Buste de Ms' Darboy,
par M. Guillaume; la Jeunesse d'Aristote, figure de M. Degeorge; le Loup, la
Mère et l'Enfant, bas-relief de M. Mercié; dessins et croquis faits par les
artistes; gravures de MM. Smeeton et Tilly, Vallette et Gillot 7 à 41
Automne, eau-forte de M. C. Bernier, d'après son tableau (Salon de 1875).
Gravure tirée hors texte 23
Statue de Louis XV, par J.-B. Lemoyue; dessin de M. Bocouit, gravure de M. Val-
lette 49
Masque tragique ; Femme tenant un tympanon; Femme drapée à la TItébaine;
Dame grecque coiffée du pétasos ; terres cuites de Tanagra, dessinées par
M. Sellier, gravées par M. Comte 56 à 64
Vase en bronze, de Chine; Taureau sacré, bronze indien; Figurines japonaises
en bois sculpté; Vase en bronze de Chine; cul-de-lampe, d'après un bois
sculpté du Japon; dessins de M. J. Jacquemart, d'après des objets de sa col-
lection; gravure de M. Gillot 69 à 80
Le Liseur, eau-forte de M. J. Jacquemart, d'après un tableau de M. Meissonier
(Collection Suerraondl). Gravure tirée hors texte 73
Plaque commémorative de la fondation de l'église de Sainte-Catherine; Dalle
tumulaire de Jehan d'Estomesnil; la Prostituée de l'Apocalypse, xii" et
xiV^ siècles. Pierre tumulaire d'Ydoine d'Ateinville; Dame du xiv» siècle;
Berger, statue du xv" siècle; dessins de MM. Fichot et Durand; Disque de
BérésofF, dessin de M. Goutzwiller 83 à 95
TABLE DES GRAVURES. 581
1" AOUT, — DEUXIÈME LIVRAISON.
Pages,
Encadrement de page tiré d'un manuscrit arabe. Dessin de M. Moutalan, gra-
vure de M. Midderigh. ^"^
Monnaies arabes; Étoffes de tentures arabes des xii' et xiv= siècles; Buire
orientale du x" siècle, en cristal de roche (musée du Louvre) 1 04 à 1 1 2
Lettre L composée et dessinée par M. Claudius Popelin M 4
Portrait d'homme du musée de Montpellier, attribué à Raphaël, gravé par
M. Didier; gravure tirée hors teste "l 15
Eve, statue de M. Guitton; Buste de M'" Magnier, par M. d'Épinay; Céphale et
Procris, groupe par M. E. Damé; la Muse de l'Histoire, statue deM.Janson;
Pâques fleuries, statue de M, Voyez; Dessins et croquis faits par les artistes
et gravés en fac-similé par M. Gillot; Cul-de-lampe du xviu" siècle, gravé
par M. Boetzel OO à 137
Portrait de Van Goyen, dessin de M. Gilbert d'après une eau-forte de Cari de
Moor, gravé par M. Gillot; Intérieur d'un village; la Charrette; le Grand
Arbre; tableaux de Van Goyen; signatures diverses de l'artiste '138 à 149
Les Patineurs, eau-forte de M. G. Greux, d'après Van Goyen, gravure tirée
hors texte ""^S
Dessins inédits de Gavarni, gravés en fac-similé par MM. Yves et Barret. . Iba à 165
Une Étiquette trompeuse, dessin à la plume , de M. A. Simonetti ; l'Axia
(Basses -Pvrénées), dessin à la plume de M. Letrône , gravures de
M. Gillot. . ." 1 67 à 1 69
Le. Port de Bordeaux, fusain de iM. Maxime Lalanne, reproduit par le procédé
de M. Thiel aîné, gravure tirée hors texte ''"^'l
Éventail étrusque, d'après un vase du Louvre ; Éventail de Ninon de Len-
cios 1 89 et 1 9 1
!"■ SEPTEMBRE. — TROISIÈME LIVRAISON.
Encadrement de page tiré des peintures de Pompéi 1 93
Déméter portant sa fille, terre cuite de Corinthe, dessinée par M. Achille Jac-
quet et gravée par M. Gillot; Déméter portant sa fille et Aphrodite portant
Adonis, terres cuites de Tanagra ; Hercule portant Bacchus, Hercule enle-
vant lole, dessins de M. Sellier, gravés par MM. Comte et Gillot; Satyre
portant une déesse voilée; couvercle de miroir, dessiné par M. Bocourt et
gravé par M. Guillaume 497 à 210
Dessins inédits et croquis de Gavarni, gravés par MM. Yves, Barret et
Gillot 1 98 à 230
Dessin inédit de Gavarni, gravé d'après une aquarelle de Gavarni par M. Amand-
Durand, gravure tirée hors texte 219
582 GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Pages.
Tête de Jupiter, Philippe-Auguste, Couronne de saint Louis, Henri I*"', Louis XII,
sceaux du moyen âge, dessinés par M. Durand et gravés par M. Gillot; le
grand sceau de Louis le Hutin et celui de Louis I", duc de Bourbon. 232 à 239
Laque burgauté de l'Inde, dessin de M. J. Jacquemart, gravé par M. Pannema-
ker; Épée de Charlemagne; cul-de- lampe composé et gravé par M. Jacque-
mart 243 à 2oO
Armes orientales, eau-forte composée et gravée par M. J. Jacquemart, gravure
tirée hors texte 246
Portrait de Murillo, dessin de M. Gilbert; fac-similé d'un dessin de Murillo;
cul-de-lampe du xvn= siècle 233 à 261
Portrait de Van Dyck, fac-similé d'une eau-forte de Van Dyck; la Vache cou-
chée, fac-similé d'une eau-forte de Paul Potter ; cul-de-lampe gravé d'après
une eau-forte de Pierre de Laer 262 à 267
Porlrail de Paul Pontius^ fac-similé d'une eau-forte de Van Dyck, gravé
par M. Amand Durand, gravure tirée hors texte 266
Objets tirés de l'Exposition de Nancy : — Tête de lettre d'après un bronze
de la Renaissance; signatures d'artistes; la Chasse au canard, d'après Paul
Bril; Évangéliaire, Calice et Patène de saint Gauzlin; Mercure assis, bronze
antique, dessiné par M. Durand ; Bois sculptés d'Adam et de Bagard ; Sou-
pière de Sèvres, Vase et Aiguière de pharmacie en faïence de Niderviller,
dessins de M. Goutzwiller. 268 à 288
1" OCTOBRE. — QUATRIEME LIVRAISON.
L'Acropole, tête dB page dessinée par M. Parent 289
Lettre A parisienne du xva" siècle 298
Le Petit Pont, eau-forte de M. Brunet-Debaines, d'après Van Goyen, gravure
tirée hors texte 300
Marine peinte par Van Goyen en '1647, dessin de M. Lalanne d'après le tableau
du Louvre; Plage à la Tour carrée et Marine, d'après Van Goyen. Cul-de-
lampe tiré d'un livre de Dorât (xviii' siècle) 303 à 31 1
Monnaies arabes; Lion en bronze, de la collection de M. Piot; Vase arabe; Frise
d'une coupe arabe du xiii= siècle 31 5 à 321
Epée de François I"; Vase de jaspe oriental; Nef de cristal de roche du
xvr- siècle (musée du Louvre), dessins de M. J. Jacquemart, gravés par
M. Comte 331 à 340
Coupe d'agate onyx et Vase de sardoine onyx, eaux-fortes de M. J. Jac-
quemart (Gemmes et Joyaux de la Couronne de France), gravures tirées
hors texte 334 et 339
Cul-de-lampe composé et gravé par M. J. Jacquemart 340
Poissons d'eau douce, par M. J. Ragot; la Campine, coucher de soleil, par
M. J. Coosemans; Environs de la Hulpe, par M. Van der Hecht; le Hameau
de Maurenne, par M. de Baerdemacker; l'Aube, par M. Ch. Hermans; la
Mère des Gracques, par M. Mellery; le Doge Foscari, par M. Hennebicq;
TABLE DES GRAVURES. 583
Pages.
Artillerie à cheval, par M. A. Hubert; le Petit Baigneur, par M. L. Legendre;
l'Attente, par M. F. Cogen ; Paysan au repos, par M. J.-F. Taelemans; Une
Vocation, par M. Cluysenaer; Terre cuite de M. Maillet; la Toilette du
Faune, par M. Vander Stappen; les Pigeons de Saint-Marc, par M. Brunin.
— Croquis des artistes d'après leurs ouvrages exposés au Salon de
Bruxelles; gravures de M. Gillot. Cul-de-lampe italien, d'après un manu-
scrit ayant appartenu à Mathias Corvin 343 à 368
Portrait de Sixte IV; Sixte IV et Platina, fresque de Melozzo da Forli, au
Vatican 37 1 et 373
Monument élevé à la mémoire de Michel -Ange, à Florence; dessin de
M. Goutzwiller 379
!'='• NOVEMBRE. — GINQUIÈME LIVRAISON.
Encadrement "tiré d'un livre italien du xv siècle 385
Vierge à l'Enfant (Musée du Louvre); Tombeau des Enfants de Charles VIII; Tom-
beau de Thomas James, à Dol ; Fragment d'une broderie du \\i' siècle. 387 à 404
L'Annonciation, prédelle attribuée à Lorenzo Monaco, dessin de M. Durand; Por-
trait de Michel Ophoven, par Rubens; Porlrait d'homme, par Pierre Nazon;
dessins de M. A. Gilbert, gravures de MM. Smeeton, Tilly et Gillot. . 407 à 419
Le Jugement de Salomon, eau-forte de M. A. Gilbert, d'après Rubens, gravure
tirée hors texte 40^
Le Baptistère de Saint-Louis; six sujets arabes, dessinés par M. Goutzwiller, d'après
les « Séances de Hariri », xm'' siècle; Peinture persane du xvi" siècle, report
typographique d'une eau-forte inédite de M. i. Jacquemart. Gravure en fac-
similé de MM. Yves et Barret et Gillot 42o à 437
Ornement de tète, collier, boucle d'oreilles, gobelet, vases et poteries diverses
de la collection de M. Schliemann; dessins de M. Goutzwiller, gravés
par M. Gillot 433 à 461
Croquis de la figure de la Charité; Esquisse de la Mise au tombeau, gravés en fac-
similé d'après Raphaël 463 à 465
La Foî, gravure en taille-douce, par M. Huot, d'après Raphaël; gravure tirée
hors texte 463
Porcelaine chinoise 466
Ex-Libris de J.-B. Michaud, d'Aublé, de M. de Joubert, de Bossuet, de M"'" Du-
barry, do Fr. Malherbe et de Th. Gautier. Blason de M""' Dubarry. . . . 470 à 476
l^-- DECEMBRE. — SIXIEME LIVRAISON.
Portrait de Pils; une Batterie d'artillerie, dessins de M. Laguillermie; sept
croquis militaires, dessins de Pils gravés par M. Gillot ; MM. Henriquel-
Dupont, Robert-Floury, Ambroise Thomas, Léon Cogniet et Paul Baudry,
portraits dessinés à la plume par Pils; la Prière à l'hospice, tableau de Pils
gravé par M. Vallette 481 à 497
584 GAZliTÏE DKS BEAUX-AKTS.
l-.LgCS.
Cul-de-liimpe dessiné par M. Catenacci et cravé par M. Panneinakev ' 497
Lettre L composée et dessinée par M. Catenacci'. 498
Portrait de Carie Vanloo et de sa famille ^ eau-forle de M. A. Gilbert, d'après le
tableau de Louis-Michel Vanloo qui a figuré à l'Exposition du Costume à l'Union
centrale et qui appartient à l'École municipale de dessin de la rue de l'École-de-
IMédecine. Gravure tirée hors texte bOO
« Et encore ils ne s'en vont pas! » tête de lettre d'après Goya, dessinée par
M. Bocourt et gravée par M. Sotain; Portrait de Goya par lui-même et
estampe des Caprices^ gravés en fac-similé; Cul-de-lampe, d'après un des-
sin de Goya 506 à 514
Portrait de Goya, tableau de M. Lopez (musée de Madrid), eau-forte de
M. Lalauze. Gravure tirée hors texte 511
Tombeau de Louis XII et d'Anne de Bretagne, à Saint-Denis; Travée d'angle
et figure d'apôtre du tombeau de I^ouis XII, dessins de IM. Goutzwiller
gravés par M. Gillot 521 à 526
Tète de'page composée et dessinée par M. J. Jacquemart ; Plat en faïence italienne;
Armure de François l", dessins de 51. J. Jacquemait; Trophée d'armes. Un
Coin d'atelier. Plantes de serre. Culs-de-lampe, compositions et dessins de
M. ,1. Jacquemart 527 à 540
Vases à figure humaine; Fusa'ioles do terre cuite; Décor d'un vase primitif,
dessins de M. Goutzwiller, d'après des objets trouvés par iM. Schliemann à
Hissarliclî 541 à 548
Tête de lettre d'après Haphaël ; les Trois Grâces d'après un dessin de Ra-
phaël 549 et 551
L'Amadée, estampe de Marc-Antoine, gravée par M. A. Durand. Gravure tirée
hors texte 551
Trois gra^u^es extraites de l'/?î.sec(e; Westminster, Retour des courses, la Mar-
chande de fleui's, le Pont de Londres, compositions de Gustave Doré
extraites de son ouvrage sur Londres; Buffet de l'époque de Louis XVI;
Robe impériale chinoise; Cathédrale d'Ani ; gravures extraites de V Ency-
clopédie des Beaux-Arts plastiques 532 à 564
La gravure Carle Vani.oo et sa famille, intercalée dans cette livraison, doit être
placée à la suite de l'article de M. Lechevallier-Chevignard sur l'Exposition du
Costume à VUnion Centrale (livraison de mars 1875).
FFN I)U TOJIK DOUZIÈME DE LA DEUXIEME PEIIIODE
Le Rédacteur en chef, gérant : LOUIS GONSE.
r A lUP. — J. CT, A VR, TM riM M KUU, 7 . R t' E S A I N ï - H E N n I T. — |-20] 1|
NOT TO BE TAKEN
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